Un Mort vivait parmi nous/53

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La Sirène (p. 248-252).


LIII



JE ne sais rien de toi, dit Marthe, quel est ton nom ?… J’éprouve auprès de toi une belle impression de sécurité… Je suis sans force, sans volonté en ta présence, mais je ne t’aime pas… J’ai peur de ton regard… aucun désir ne m’attire vers toi… et cependant tout mon être frémit de joie parce que tu es là.

L’Indien, debout, immobile, est la statue vivante de la force. Ses muscles en saillie sous la peau dorée sont comme des ressorts d’acier tendus. Avec son visage maigre, les pommettes saillantes, le teint couleur de poudre de bronze, imberbe et sans rides, il a l’apparence d’un homme au sortir de l’adolescence. Les lèvres fines s’ouvrent sur des dents égales et blanches. Les cheveux très plats, très noirs et brillants, sont rejetés en arrière et cachent une partie de la nuque.

Toute la vie de l’Indien afflue à fleur de peau. Son visage rayonne une telle intelligence qu’il semble donner de la joie à qui le regarde. Des yeux clairs sort une flamme qui a la douceur du bleu et la puissance de l’or.

Sous aucun ciel, aucun homme n’a jamais égalé en beauté le Peau-Rouge des Hauts-Plateaux, pur de tout sang bâtard, de même qu’aucun arbre au monde n’a jamais égalé la splendeur du cèdre guyanais haut de cent mètres.

L’Indien porte en lui la force immense qui se retrouve dans toutes les manifestations de cette prodigieuse nature où chaque chose vivante dans tous les règnes, semble avoir atteint le plus haut degré de perfectionnement.

Mais, ce qui domine tout au contact de cet être surhumain, ce sont les irradiations qui jaillissent de lui et qui, sur tout homme de race blanche, produisent l’envoûtement.

— Je ne t’aime pas… dit Marthe, je n’ai pour toi aucun désir… Mais ta présence est un bain merveilleux de lumière et d’intime volupté.

— …

— Pourquoi fais-tu avec nous la longue route ? Quel motif as-tu de conduire ce convoi ? Tu méprises les blancs qui t’emploient, tes mains n’ont jamais été souillées. Qu’est-ce qui te retient parmi nous ?

Chaque jour, la jungle semble gagner en hauteur et en beauté. Parce qu’elle s’éloigne des terres basses, l’eau du fleuve est plus pure. On ne rencontre plus les reptiles grouillant dans la vase ; les floraisons des lianes ont des couleurs tendres ; le peuple innombrable des oiseaux dépasse en parure et en éclat les cortèges aériens des îles. L’air lui-même, avec l’altitude, est devenu plus clair, d’une limpidité diaphane et bleue. Un printemps éternel règne ici.

Ainsi, Marthe chemine aux côtés du Peau-Rouge dans le jardin de la jungle…

Des tonnelles et des bosquets couverts de liserons blancs et violets, des labyrinthes et des grottes, des treillages et des charmilles et d’immenses palissades de lierre et de chèvrefeuille sauvage, des arceaux de lianes, des talus d’herbes grasses, des corbeilles de badianes au parfum d’absinthe, des espaliers de vigne-vierge grimpante… et de larges avenues soudain fermées par un mur de feuilles vertes amoncelées, des allées mystérieuses et des pelouses d’herbes de Para… Et, tombant en cascades, des terrasses de volubilis, d’églantines, de fenouils, d’héliotropes géants, de verveines, de jacinthes et de crocus jaunes, s’élevant des bords du fleuve jusqu’aux sommets vertigineux des hautes frondaisons.

Les bergamotiers en fleurs ont une odeur acide de citron ; des bosquets d’orangers reposent sur un tapis de neige odorante. Les canelliers versent sur le sol leur écorce grise et les gaïacs exhalent une odeur capiteuse de coumarine et d’origan.

Ainsi, Marthe, presque nue, sous des vêtements de percale déchirés par les lames des cactus, et l’Indien splendidement nu, les reins couverts d’un calimbé noué sur le côté, cheminent dans le parc tropical où l’homme n’est encore jamais venu.

Ainsi, Marthe, rayonnante d’une joie intérieure dont elle ignore la source et qui vient peut-être du ciel très pur, de la sève luxuriante de la forêt vierge, du secret épanouissement de sa jeunesse… ainsi, Marthe interroge l’Indien.

— Ne quitte plus jamais la caravane, dit-elle. Lorsque tu pars, les hommes redeviennent cruels et stupides. Tu les domines à leur insu. Un regard de toi fait courber leur front. Ta présence est comme le jour qui pénètre le cœur de la forêt.

— …

— Tu es le maître… Je suis heureuse… Asseyons-nous au bord de l’eau. Les hommes ne tarderont pas à nous rejoindre. Parle-moi… Dis-moi pourquoi tu es ici.

Les mains fines et longues nouées aux genoux, l’Indien accroupi et la tête penchée, médite.

Soudain, son regard de cuivre et d’acier se tourne vers les yeux de Marthe.

— Bientôt, dit-il, nous verrons le lac Parimé et la Ville. La mine est là, ruisselante de richesses… La cité pavée de blocs d’or… je te la donnerai.

— …

— Le palais aux marches d’or massif… le trésor de Manoa… je le prendrai… pour toi… je te le donnerai.

Sur l’eau qui miroite, irisée, Marthe a lu les mots écrits en lettres phosphorescentes :

— Je te le donnerai…