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Un Poète comique du temps de Molière/01

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Un Poète comique du temps de Molière
Revue des Deux Mondes3e période, tome 30 (p. 31-70).
02  ►
UN
POETE COMIQUE
DU TEMPS DE MOLIÈRE

I.
LA JEUNESSE DE BOURSAULT.

On a beaucoup écrit sur Molière eu ces derniers temps. Nous avons toute une légion d’écrivains, chercheurs curieux, fouilleurs infatigables, qui s’appliquent à élucider tous les points encore obscurs de la vie du grand poète comique. Il semblait qu’après deux siècles de travaux sur l’auteur du Misanthrope, — et sans remonter même jusqu’à ces éditeurs, annotateurs, commentateurs, qui se succèdent sans interruption depuis plus de deux cents ans, — il semblait qu’après les historiens de nos jours, après Beffara et Taschereau, après Bazin et Eudore Soulié, la critique n’eût rien laissé à dire à de nouveaux investigateurs. On se trompait. Tout homme de plus qui sait lire, a dit spirituellement Sainte-Beuve, est un lecteur de plus pour Molière. Parmi ces lecteurs sans cesse renouvelés, il y a aussi des curieux dont la curiosité se renouvelle et s’aiguise. On se contentait naguère encore de la vérité générale, il suffisait qu’à l’aide des détails sûrement et heureusement rassemblés la physionomie du poète apparût en plein relief, il suffisait qu’on aperçût dans la réalité de sa vie le sage, l’artiste, le contemplateur, et que chacun de nous pût dire avec l’auteur de la Poétique nouvelle :

Chut! voici son image. Ami, découvrons-nous!
Sous ce front incliné quel œil profond et doux!
Comme on sent de ce cœur tout miné par la fièvre
Monter un rire humain sur cette épaisse lèvre !
Devant ce haut penseur découvrons-nous, ami !


Aujourd’hui, ce n’est plus assez de se découvrir. En ceci comme en tout, chacun a sa piété, et le culte de Molière a pris des allures différentes. Il y a une dévotion littéraire qui s’attache aux reliques, et souvent à des reliques du moindre prix, aux plus minces et aux plus insignifiantes. En un mot, la critique minutieuse et contentieuse est à l’œuvre. Les Allemands sont fiers ajuste titre de ce qu’ils appellent leur littérature de Goethe, leur littérature de Schiller. Je parle de ces collections de travaux consacrés aux grands poètes germaniques, collections sans cesse accrues et enrichies depuis plus d’un demi-siècle. Il s’en faut sans doute qu’elles soient irréprochables; qu’importe? si elles ne renferment pas toujours des chefs-d’œuvre, on n’y trouve jamais rien qui ne révèle un respect profond des maîtres, un culte sérieux du génie national. Nous aussi, à ce point de vue, nous pouvons montrer à nos amis comme à nos ennemis notre littérature de Molière. Cette ardeur avec laquelle tant d’esprits si divers se rattachent à nos vieux maîtres est un signe moral qui a bien sa valeur. Les uns y cherchent de grandes choses, les autres y poursuivent des détails ; chez tous, admirateurs ou curieux, francs artistes ou esprits raffinés, le sentiment est le même. On se rattache à la vieille France pour mieux servir la France nouvelle. Il n’y a pas de centenaire de Molière célébré à jour fixe avec trompettes et cymbales; les fidèles dont nous parlons n’aimeraient guère ces fêtes-là, il leur faut une fête de tous les jours. Voilà comment chaque année voit naître des recherches nouvelles qui nous rendent Molière plus présent avec son trésor de sagesse et de virile gaîté.

Ces recherches en effet se rapportent surtout à Molière lui-même, à sa vie, à ses aventures, à son théâtre, à la composition de ses pièces. Il y a une autre manière d’enrichir cette littérature et de compléter la vivante physionomie du poète, c’est de grouper autour de lui ses contemporains, ceux-là du moins qui se sont trouvés sur sa route, amis ou ennemis, adversaires acharnés ou contradicteurs d’un jour. On peut faire plus d’une découverte en cette curieuse mêlée. A qui prendrait la peine d’y regarder de près se révéleraient bien des incidens inattendus, et peut-être l’histoire littéraire, même sur des points qui semblent définitifs, y trouverait-elle largement son profit. Un écrivain aimable, un lettré des plus fins, initié dès longtemps aux secrets du XVIIe siècle, l’auteur de l’intéressant ouvrage intitulé la Littérature indépendante et les écrivains oubliés, M. Victor Fournel, vient précisément d’achever une publication très curieuse, où revivent quelques-uns des contemporains du grand poète. Les Contemporains de Molière, tel est le titre de ce travail. L’auteur ajoute : Recueil de comédies rares ou peu connues jouées de 1650 à 1680, avec l’histoire de chaque théâtre, des notes et notices biographiques, bibliographiques et critiques[1] . L’ensemble forme trois volumes. Le premier est consacré au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, c’est-à-dire aux adversaires les plus décidés de Molière, le second aux ballets et mascarades de la cour, le troisième au théâtre du Marais. Quinault, Boisrobert, Boursault, Villiers, Chapuzeau, Poisson, Benserade, Champmeslé, Hauteroche, d’autres encore, passent tour à tour sous nos yeux avec leurs comédies et leurs mascarades.

Tous n’ont pas le même mérite et n’offrent pas le même intérêt. Mme de Sévigné ne disait pas de chacun d’eux ce qu’elle disait de Benserade : « On ne fait point entrer certains esprits durs et farouches dans le charme et dans la facilité des ballets de Benserade et des fables de La Fontaine ; cette porte leur est fermée et la mienne aussi. » Ainsi parle l’aimable marquise. Méconnaître Benserade ou La Fontaine, c’est même chose à son goût, les gens d’esprit doivent tenir à distance « l’homme qui condamne le beau feu et les vers de Benserade, dont le roi et toute la cour a fait ses délices, et qui ne connaît pas les charmes des fables de La Fontaine. » N’allez pas croire que cette comparaison soit un caprice de sa plume et cette excommunication un badinage, elle y insisterait avec plus de force. « Je ne m’en dédis pas, ajoute-t-elle ; il n’y a qu’à prier Dieu pour un tel homme et qu’à souhaiter de n’avoir point de commerce avec lui.»

Sans être un esprit dur et farouche, il est permis de ne pas partager l’enthousiasme de Mme de Sévigné pour ces ballets de cour, ces mascarades galantes, où Benserade était le maître incontesté, et si l’on brave sur ce point son vade retro, à plus forte raison ne faut-il pas s’engouer de ces auteurs de comédies oubliées qu’elle n’a jamais comparés à Molière. A les prendre simplement pour ce qu’ils sont, rien n’est plus agréable que de passer quelques heures avec eux. Comédies ou ballets, toutes ces œuvres si habilement rassemblées par M. Victor Fournel nous reportent au milieu du monde le plus éloigné du nôtre. On passe de la mêlée du XIXe siècle à la mêlée du XVIIe car c’est une mêlée aussi et parfois très étrange. Molière inquiétant le triomphe de Benserade! Benserade irrité de céder la place à Molière ! Et les quolibets du vaincu, et les railleries altières du vainqueur! Je ne cite ici qu’un point entre mille; les luttes soutenues par Molière touchent à tant de choses et à tant de personnes qu’on y trouve toujours des incidens nouveaux. Le grand mérite du livre de M. Fournel est de nous rappeler les unes, de nous révéler les autres, en même temps qu’il nous met en goût de faire aussi nos recherches et nos découvertes.

Les commentaires de l’éditeur en effet, si savans qu’ils soient et malgré la richesse des faits, des rapprochemens historiques, des indications bibliographiques, ne répondent pas toujours aux questions que soulève nécessairement sa scrupuleuse étude. En voici une par exemple qui se présente à mon esprit. En parcourant tous ces poètes comiques contemporains de Molière, je me rappelle certaines paroles assez mystérieuses que Racine a écrites à la fin de la préface des Plaideurs. Il se félicite d’avoir diverti les spectateurs à Versailles comme à Paris, il dit que, si le but de sa comédie était de faire rire, jamais comédie « n’a mieux attrapé son but. » Puis il ajoute avec un dédain quelque peu altier et une sévérité qui nous étonne : « Ce n’est pas que j’attende un grand honneur d’avoir assez longtemps réjoui le monde, mais je me sais quelque gré de l’avoir fait sans qu’il m’en ait coûté une seule de ces sales équivoques et de ces malhonnêtes plaisanteries qui coûtent maintenant si peu à la plupart de nos écrivains, et qui font retomber le théâtre dans la turpitude d’où quelques auteurs plus modestes l’avaient tiré. » A qui s’adressent ces rudes paroles? Faut-il croire, avec certains historiens littéraires, que Racine, brouillé depuis trois ans avec Molière, ait dirigé cette accusation violente contre son ancien bienfaiteur? Non certes. Quels qu’aient été les torts de Racine envers Molière, il répugne de lui attribuer un tel oubli de la justice et de la vérité. Distinguons au moins dans cette page deux sentimens qui ne doivent pas être confondus. Racine pense peut-être à Molière quand il écrit, avec la superbe d’un jeune poète, qu’il n’attend pas grand honneur d’avoir réjoui le monde, mais quand il parle des sales équivoques qui coûtent si peu à la plupart des écrivains de son temps et qui font retomber le théâtre en sa turpitude première, non, dix fois non, il ne désigne pas celui qui vient de faire représenter le Misanthrope, celui qui a décrit avec tant de grâce les passions honnêtes, les tendresses de Valère et de Marianne, ces tendresses auxquelles les vieillards même sourient et dont ils disent si bien :

Cela ragaillardit tout à fait mes vieux jours
Et je me ressouviens de mes jeunes amours.

A qui donc s’applique le reproche méprisant de Racine? Je signale ce problème au savant auteur des Contemporains de Molière. Ma question le conduira sans doute à marquer d’une façon plus précise le rôle des différens poètes qu’il a rassemblés dans sa galerie, à les classer, à les grouper, à découvrir ceux qui retournaient vers la turpitude des vieilles écoles et ceux qui au contraire prétendaient épurer encore la scène et se préoccupaient d’un art nouveau.

Un écrivain fort médiocre, mais intéressant à consulter parce qu’il a recueilli la tradition des auteurs comiques immédiatement postérieurs à Molière, Riccoboni, Italien de naissance, Français par le goût et les prédilections littéraires, nous a donné à ce sujet de précieuses indications, a On vit, dit-il, — je résume ses observations éparses dans plusieurs écrits, — on vit se produire alors deux générations très différentes, d’abord les contemporains du poète qui lui avaient survécu, puis un groupe d’hommes tout nouveaux. Les premiers reviennent simplement à la grosse gaîté, à la facétie joyeuse et trop souvent cynique; les derniers, bien loin de là, ont recours à des finesses, à des subtilités, et préparent la comédie du XVIIIe siècle. Or les uns comme les autres négligent cette étude de la nature humaine qui a fait la supériorité de l’auteur du Tartuffe et du Misanthrope. » Évidemment c’est à la période comprise entre la mort de Molière et l’avènement de Regnard que s’appliquent ces indications de Riccoboni. Eh bien ! si l’on suit de près l’histoire de la scène française dans cette période, on y rencontre un écrivain, très inégal sans doute, mais qui a ses heures d’inspiration, et qui, entre les deux écoles dont nous venons parler, eut le bonheur d’attirer l’attention et de mériter l’estime de l’Europe. Rien de plus extraordinaire que la destinée de ce poète. Dans sa jeunesse, il est bafoué par deux des plus grands maîtres de la poésie française; plus tard il devient leur admirateur, leur ami, le gardien de leur renommée, à tel point qu’il semble les représenter dans le domaine appauvri des lettres et que l’Europe le considère quelque temps comme le survivant des grands jours. Ce sont là choses si peu connues que je vais bien étonner le lecteur en prononçant le nom du personnage. Le poète dont il s’agit s’appelle Boursault.

Le recueil de M. Victor Fournel renferme deux comédies de Boursault. Ce sont les plus piquantes à titre de curiosités, puisque ce sont celles qui lui ont valu de si vigoureuses étrivières; il s’en faut de beaucoup que ce soient les meilleures. Je ne reproche pas à M. Victor Fournel de ne pas avoir traité à fond cette curieuse histoire de Boursault. S’il avait voulu donner, au lieu de simples notices, de complètes études sur chacun des poètes qu’il a tirés de l’oubli, tout le plan de son ouvrage eût été bouleversé. Je le remercie plutôt d’avoir mis ses lecteurs en goût. D’ailleurs, puisque M. Victor Fournel lui-même s’est contenté de dire sur Boursault ce qui se trouve à peu près chez tous les critiques, le champ n’en est que plus libre. Il m’est arrivé souvent dans mes cours de la Sorbonne de consacrer les petites leçons, comme on dit, à l’étude des écrivains de deuxième ordre; que de fois j’ai trouvé en eux des confidens très instructifs, des peintres très fidèles du temps où ils ont vécu, précisément parce qu’ils y mettent moins du leur, et que, n’étant pas transportés sur les hauteurs par l’élan du génie, ils retracent de plus près les réalités moyennes ! C’est ainsi que, faisant une série de leçons sur Molière, j’ai eu l’heureuse chance de passer plusieurs semaines dans l’intime société de ce poète aimable, de ce naïf honnête homme appelé Edme Boursault. L’ouvrage de M. Victor Fournel a réveillé en moi ces souvenirs. Que le lecteur veuille bien me permettre d’en renouer ici la chaîne. Il me semble que j’ai plus d’une chose neuve à dire à propos de ce bon compagnon et que ces nouveautés peuvent former un chapitre assez inattendu de notre histoire littéraire.


I.

Molière était mort depuis cinq ans, lorsque furent prononcés sur le théâtre de Guénégaud les vers les plus nobles et les plus touchans dont le XVIIe siècle ait salué sa mémoire. A quelle occasion? C’est un détail singulier qui intéresse l’histoire de la poésie française. Un écrivain facile, ingénieux, fatigué de voir le théâtre envahi par les Romains et les Grecs, eut l’idée d’une tragédie ou du moins d’un poème héroïque dont le sujet serait emprunté à nos traditions. Traditions réelles ou traditions légendaires, vérité ou fiction, que de scènes intéressantes, que de sentimens nobles, que de personnages aimables la France peut fournir au poète ! Précisément un roman venait de paraître qui charmait la cour et la ville. La Princesse de Clèves avait été publiée chez Barbin le 16 mars 1678. L’écrivain dont nous parlons crut trouver là ce qu’il cherchait. Il se mit à l’œuvre aussitôt, et mena si lestement sa besogne, que neuf mois après, le 20 décembre de la même année, la pièce était représentée au théâtre de Guénégaud. Elle portait le même titre que le roman de Mme de Lafayette : la Princesse de Clèves, tragédie en cinq actes et en vers. L’auteur n’était pas sans inquiétude sur la manière dont cette nouveauté serait accueillie par le public. Il se trouvait que trois semaines auparavant, à la fin de novembre 1678, un autre écrivain, poursuivi par la même pensée, avait fait jouer à l’Hôtel de Bourgogne une tragédie intitulée : Anne de Bretagne, et que cette tentative avait misérablement échoué. Anne de Bretagne, le duc d’Orléans, le maréchal d’Albret, des personnages de la France du XVe siècle, cela seul, à part l’exécution du drame, devait révolter toutes les idées reçues. Le poète, un certain Ferrier, originaire de Provence, fort inconnu aujourd’hui, mais très en faveur auprès du grand Condé, nous révèle en son épître dédicatoire les principes des censeurs da temps : «Ils ont dit, écrit-il, que notre histoire était mal propre à nous fournir des sujets de tragédie, qu’il fallait mener le spectateur dans un pays éloigné, remplir son oreille par des noms plus pompeux, lui imposer et l’éblouir… » On retrouve là, pour le dire en passant, les idées que Racine exprimait en 1672 dans la seconde préface de son Bajazet. Racine croyait, lui aussi, qu’il fallait conduire le spectateur en des régions lointaines. À cette condition seulement, le poète pouvait se risquer à mettre sur la scène de récentes aventures. C’est ainsi qu’il avait osé peindre la tragique histoire de Bajazet, personnage tout à fait contemporain, puisqu’un de nos diplomates, M. le comte de Cézy, l’avait vu se promener mélancoliquement à la pointe du sérail sur le rivage des Dardanelles. Faire ainsi d’un contemporain le héros d’une tragédie, c’eût été un grave oubli des lois de l’optique théâtrale, un manquement inexcusable à la règle, si la distance topographique n’eût rassuré le goût du XVIIe siècle. « L’éloignement des pays, dit Racine, répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps, car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est, si j’ose ainsi parler, à mille ans de lui, et ce qui en est à mille lieues. » L’audacieux Ferrier avait oublié ou bravé ces prescriptions de la préface de Bajazet. Il ajoute ingénument : « Je ne me repens point d’avoir fait paraître Anne de Bretagne sur notre théâtre. Il est vrai que, si j’étais à le faire, je pourrais réfléchir plus mûrement avant que de l’entreprendre. Je vois trop combien il est dangereux d’entrer le premier en lice, et qu’on y trouve des difficultés que l’on n’a souvent point prévues. »

Averti par cet échec de son confrère, l’auteur de la Princesse de Clèves, tragédie en cinq actes et en vers, résolut de plaider sa cause auprès du public. Il composa un prologue où il essayait de justifier son audace. Écoutez-le : le théâtre représente une belle vallée à la manière antique, un paysage comme les aime Nicolas Poussin, des eaux limpides, de frais ombrages, une retraite propice aux muses. Quelles sont ces deux femmes ? L’une est grave, silencieuse, et semble méditer tristement ; le spectateur a reconnu Melpomène ; l’autre, qui aperçoit la muse et se dirige aussitôt vers elle, le poète nous dit que c’est la Renommée, La Renommée demande à Melpomène à quoi elle s’occupe, quel poète elle va inspirer, quelles œuvres elle prépare;... mais c’est l’auteur lui-même qu’il faut entendre. On me pardonnera d’exhumer ces pages disparues, puisque l’histoire littéraire les réclame ; peut-être même trouvera-t-on que les vers de ce dialogue, malgré des faiblesses et des banalités, portent encore çà et là quelques marques du vieux temps.

LA RENOMMÉE.


De quoi dans ces beaux lieux s’entretient Melpomène?
Quel ouvrage nouveau va briller sur la scène?
A quel grave sujet s’occupe son loisir?

MELPOMÈNE.


Ah! déesse, autrefois j’en avais à choisir;
Et ta bruyante voix, illustre Renommée,
A répandre ma gloire était lors animée.
Maintenant, je l’avoue, on ne voit rien de moi
Qui paraisse à mes yeux digne de ton emploi.
Le théâtre français, où mes heureuses veilles
Ont de tant d’auditeurs enchante les oreilles,
Tant de fois étalé des spectacles pompeux
Et de mes nourrissons rendu les noms fameux,
Par sa stérilité me reproche la mienne
Et n’a plus désormais d’appui qui le soutienne.

LA RENOMMÉE.


Eh quoi! sous un héros qui remet les beaux-arts
Dans un éclat plus grand que du temps des Césars,
Sous un roi si puissant, si glorieux, si juste,
Dont la superbe cour ternit celle d’Auguste...


Ici, on le pense bien, se déroulent les longues litanies de l’admiration : sous un roi qui,... sous un roi que,... sous un roi protecteur des muses, qui leur donne asile au Louvre, qui veut les voir régner près de lui, qui tend la main à tous les mérites,

<poem>Est-il quoique talent qui doive être inutile? }}


Courage donc, ô muse ! secoue cette langueur, ranime tes énergies, promets de ma part une gloire impérissable à qui montrera le plus de zèle pour le service du roi et de la France. La muse répond que ce n’est point le zèle qui manque à ses fils. Tout à l’heure, elle semblait se plaindre de l’épuisement des génies. Cela se passe en effet en 1678, à l’heure la plus éclatante du siècle, mais aussi à l’heure où les maîtres du théâtre ont achevé leur moisson de chefs-d’œuvre. Molière est mort. Corneille se survit. Racine vient de quitter le théâtre; où sont leurs successeurs? Telle est, à ce qu’il semble, la plainte de la muse; mais tout à coup, comme si elle entendait une voix mystérieuse lui rappeler tout bas l’immortelle fécondité de la terre de France, elle abandonne ce point de vue et se lance dans un ordre d’idées tout différent. Ce n’est pas l’ardeur qui manque, ce sont les sujets. Par moi, la tragédie française a dérobé à l’histoire antique tout ce qu’elle renfermait de trésors; par moi, Corneille et Racine ont dépouillé Rome et la Grèce.

Et j’ai même emprunté chez un peuple barbare
Un des beaux ornemens dont la scène se pare ;
Mais, quoique Bajazet justifie un tel choix,
Ce sont des libertés qu’on ne prend qu’une fois,
Et de quelques talens que le ciel m’ait pourvue
J’ignore en quel endroit je dois fixer ma vue.
Toi, qui vois d’un même œil toutes les nations,
Qui rends partout justice aux grandes actions,
Et tires de l’oubli dont la mort est suivie
Ceux de qui les vertus ont signalé la vie,
Marque-moi le climat où je dois m’arrêter.
Vois quel illustre nom tu veux ressusciter.
Parle.


C’est là que l’auteur se fait donner par la déesse l’ordre suprême dont il a besoin. Mise en demeure de répondre, la Renommée demande à Melpomène s’il n’y a de grands hommes que dans Rome ou dans Athènes. Est-ce que la France n’a pas ses glorieuses lignées?

Quitte la ruse grecque et la fierté romaine.
Choisis quelque grand nom sur les bords de la Seine.
Si ton but est d’instruire, où rencontreras-tu
Une plus éclatante et plus haute vertu?


La muse le sait bien, elle hésite pourtant. Lui sera-t-il permis de représenter ces héros qu’on lui signale? Et les convenances souveraines? et le respect dû aux races nobles? Mais la Renommée a réponse à tout. Le respect ne peut que s’accroître à la voix de la poésie. C’est donc en France, non dans l’antiquité gréco-romaine, que la muse doit trouver ses grandes images. En faisant cela, d’ailleurs, elle suivra encore l’exemple de Rome et de la Grèce ;

Quand les Grecs autrefois se donnaient en spectacle,
Contens de leurs vertus, trouvaient-ils à propos
D’aller chez leurs voisins emprunter des héros?
Quoi qu’on fasse de beau, la lenteur de l’histoire
Ne promet aux grands noms qu’une tardive gloire;
Au lieu que le théâtre a des titres présens
Plus connus en dix jours que l’histoire en dix ans.
Retrouve en sa faveur une plume pareille
A celle dont le ciel fit présent à Corneille,
Et pour lui faire un sort aussi beau que le sien
Prête-lui ton secours et réponds-lui du mien.

Comme j’ai de Racine assuré la mémoire
Et placé son génie au temple de la gloire.
J’offre les mêmes soins aux esprits délicats
Qui dans la même route iront d’un même pas.


Mais quoi! la muse elle-même peut-elle susciter aisément de pareils poètes? Corneille, Racine, ne sont-ce pas de rares élus parmi tant d’appelés? C’est à peine s’il en paraît deux ou trois pendant tout un siècle. Melpomène revient ici à ce gémissement dont je parlais plus haut, elle pleure la disparition des maîtres, la vieillesse de celui-ci, le découragement de celui-là. Non, le ciel ne prodigue pas de telles grâces. Les Corneille ne succèdent pas si promptement aux Corneille, les Racine ne continuent pas si naturellement les Racine. Elle se sent isolée, la grande muse, et si elle essayait de se faire illusion, le deuil de sa sœur lui rappellerait la vérité. C’est là que l’auteur a placé ces beaux vers, les plus touchans, disais-je, que le XVIIe siècle ait consacrés à la mémoire de Molière :

Depuis combien de temps la fidèle Thalie
Dans un habit lugubre est-elle ensevelie,
Le front ceint de cyprès, les yeux baignés de pleurs,
Sans qu’un autre Molière apaise ses douleurs?
Dans les siècles passés, comme au siècle où nous sommes,
La nature était lente à faire de grands hommes,
Et l’aimable Thalie a longtemps à pleurer,
Avant que son malheur se puisse réparer.


N’est-ce pas là un vrai cri du cœur, un cri d’artiste et d’honnête homme? Et quel est donc ce poète qui parlait si noblement des maîtres, qui rendait de tels hommages à Corneille vieilli, à Racine insulté, à Molière disparu pour toujours? Ce gardien de nos gloires, — on ne le devinerait pas assurément, si je n’avais été obligé de l’indiquer par avance, — ce gardien et ce défenseur de nos gloires poétiques, c’est un des personnages les plus décriés à cette date parmi les écrivains du XVIIe siècle; il se nommait Boursault.

Maintenant de l’année 1678 reportez-vous, je vous prie, quinze années en arrière. Nous sommes en 1663. Molière écrit l’Impromptu de Versailles pour continuer à se venger de ceux qui ont attaqué injurieusement l’École des femmes. Il les a déjà fustigés dans la Critique de l’École des femmes, il revient à la charge dans l’Impromptu, toute une série de nouveaux incidens ayant irrité sa verve. Molière fait répéter à ses camarades la petite comédie improvisée. « Premièrement, leur dit-il, figurez-vous que la scène est dans l’antichambre du roi, car c’est un lieu où il se passe tous les jours des scènes assez plaisantes. Il est aisé de faire venir là toutes les personnes qu’on veut, et on peut trouver des raisons même pour y autoriser la venue des femmes que j’y introduis. » Ces femmes, ce sont des précieuses, la précieuse Élise et la précieuse Climène; elles viennent attendre chacune la sortie d’un homme avec lequel elles ont « une affaire à démêler. » Ces hommes, vous les connaissez ; ils ont déjà joué un rôle fort plaisant dans la Critique de l’École des femmes, c’est le marquis, c’est le chevalier, c’est le poète Lysidas. Or, dans le va-et-vient de la conversation, une des précieuses annonce tout à coup « la plus agréable nouvelle du monde. » M. Lysidas, ici présent, vient d’avertir ces dames qu’on a fait une pièce contre Molière et que cette pièce va être jouée par les grands comédiens, c’est-à-dire à l’Hôtel de Bourgogne. Vous voyez d’ici la joie des précieuses et des marquis. L’un de ces derniers, qui tient à paraître au courant de toutes les nouvelles littéraires, répond négligemment : — « Il est vrai, on me l’a voulu lire. C’est un nommé Br... Brou... Brossant qui l’a faite. » — Alors le poète Lysidas, bien mieux informé, rectifie le nom de l’auteur et révèle les circonstances secrètes de l’affaire. — « Monsieur, elle est affichée sous le nom de Boursault ; mais, à vous dire le secret, bien des gens ont mis la main à cet ouvrage, et l’on en doit concevoir une assez haute attente. Comme tous les auteurs et tous les comédiens regardent Molière comme leur plus grand ennemi, nous nous sommes tous unis pour le desservir. Chacun de nous a donné un coup de pinceau à son portrait, mais nous nous sommes bien gardé d’y mettre nos noms. Il lui aurait été trop glorieux de succomber aux yeux du monde sous les efforts de tout le Parnasse; et pour rendre sa défaite plus ignominieuse, nous avons voulu choisir tout exprès un auteur sans réputation. »

Bien que ce soit un marquis ridicule et un pédant deux fois bafoué qui s’exprime de la sorte, le coup est déjà terrible. On peut se figurer avec quel jeu de physionomie Molière, qui représentait le marquis, estropiait ce nom odieux : Br..., Brou..., Brossant, et avec quel mépris le camarade de Molière, du Croisy, chargé du rôle de Lysidas, expliquait le choix si flatteur que l’assemblée unanime des parnassiens avait fait de Boursault pour signer l’œuvre commune. Eh bien, quelle que fût la violence de ce langage, la chose parut trop faible au ressentiment de Molière. Il voulut frapper, non plus sous le masque d’un personnage destiné à faire rire, mais directement et de sa main.

Après tout ce passage relatif à Boursault et au Portrait du peintre, Mlle Béjard, qui joue une des précieuses, interrompt la répétition et demande à Molière pourquoi il n’a pas fustigé ses ennemis avec plus de vigueur. A sa place, elle eût poussé les choses autrement. Molière n’est pas de son avis, il la rembarre même avec impatience, mais Mlle de Brie vient au secours de sa camarade, et, bravant les brusqueries du maître, bravant son j’enrage de vous ouïr parler de la sorte et voilà votre manie à vous autres femmes, elle lui dit nettement ce qu’elle aurait fait : «Ma foi! j’aurais joué ce petit monsieur l’auteur qui se mêle d’écrire contre des gens qui ne pensent pas à lui. »

Voilà l’occasion d’éclater, Molière se l’est ménagée en maître. Ici, en effet, se place cette page cruelle, féroce, page trop connue, mais qu’il faut bien reproduire ici tout entière pour le besoin de notre exposé :


Vous êtes folle. Le beau sujet à divertir la cour que M. Boursault! Je voudrais bien savoir de quelle façon on pourrait l’ajuster pour le rendre plaisant; et si, quand on le bernerait sur le théâtre, il serait assez heureux pour faire rire le monde. Ce lui serait trop d’honneur que d’être joué devant une auguste assemblée; il ne demanderait pas mieux; et il m’attaque de gaîté de cœur pour se faire connaître, de quelque façon que ce soit. C’est un homme qui n’a rien à perdre, et les comédiens ne me l’ont déchaîné que pour m’engager à une sotte guerre, et me détourner, par cet artifice, des autres ouvrages que j’ai à faire; et cependant vous êtes assez simples pour donner toutes dans ce panneau. Mais enfin j’en ferai ma déclaration publiquement. Je ne prétends faire aucune réponse à toutes leurs critiques et leurs contre-critiques. Qu’ils disent tous les maux du monde de mes pièces, j’en suis d’accord. Qu’ils s’en saisissent après nous, qu’ils les retournent comme un habit pour les mettre sur le théâtre, et tâchent à profiter de quelque agrément qu’on y trouve et d’un peu de bonheur que j’ai, j’y consens ; ils en ont besoin, et je serai bien aise de contribuer à les faire subsister, pourvu qu’ils se contentent de ce que je puis leur accorder avec bienséance. La courtoisie doit avoir des bornes; et il y a des choses qui ne font rire ni les spectateurs, ni celui dont on parle. Je leur abandonne de bon cœur mes ouvrages, ma figure, mes gestes, mes paroles, mon ton de voix et ma façon de réciter, pour en faire et dire tout ce qu’il leur plaira, s’ils en peuvent tirer quelque avantage. Je ne m’oppose point à toutes ces choses et je serai ravi que cela puisse réjouir le monde ; mais, en leur abandonnant tout cela, ils me doivent faire la grâce de me laisser le reste, et de ne point toucher à des matières de la nature de celles sur lesquelles on m’a dit qu’ils m’attaquaient dans leurs comédies. C’est de quoi je prierai civilement cet honnête monsieur qui se mêle d’écrire pour eux, et voilà toute la réponse qu’ils auront de moi.

MADEMOISELLE BÉJARD.


Mais enfin...

MOLIÈRE.


Mais enfin vous me feriez devenir fou. Ne parlons point de cela davantage.


Peut-on imaginer un contraste pareil à celui que présentent ces deux situations : Molière en 1663 écrasant Boursault sous le poids de son mépris, Boursault en 1678 pleurant la perte de Molière avec une émotion si poétique et une si franche cordialité ?

Évidemment (c’est la première pensée qui s’offre à l’esprit), il a dû se passer entre ces deux hommes quelque chose d’extraordinaire. Eh bien! non, aucun incident particulier n’est survenu. C’est le cours naturel des choses qui a tout produit. Entre les coups que Molière lui assène en 1663 et les regrets que la mort de ce même Molière lui inspire en 1678, Boursault n’a pas eu beaucoup de peine à se débarrasser de ses rancunes, à triompher de ses ressentimens ; il serait plus exact de dire qu’il n’a éprouvé ni ressentimens ni rancunes. Nature candide, esprit léger, facile, prompt à la riposte, un jour qu’il s’est cru attaqué par Molière, il a répondu sans y regarder de plus près, et il ne s’est pas aperçu, le naïf étourneau, qu’il attirait sur lui des colères formidables. Fallait-il continuer sur le même ton? Non certes. Il avait trop d’esprit pour cela et en même temps trop de bonté. Au fond du cœur il admirait Molière, il l’admira bien plus encore dans ces dix dernières années (1663-1673) où les chefs-d’œuvre les plus divers se suivent sans interruption, où l’on voit le Tartuffe succéder si rapidement à Don Juan, le Médecin malgré lui au Misanthrope, Georges Dandin à l’Amphitryon, le Bourgeois gentilhomme à M. de Pourceaugnac, la Comtesse d’Escarbagnas aux Fourberies de Scapin, et le Malade imaginaire aux Femmes savantes. C’est tout simplement, tout naturellement, selon l’instinct de son intelligence et de son cœur, que l’écrivain berné en plein théâtre par l’auteur de l’Impromptu de Versailles a été quinze ans plus tard la voix même de la France pleurant et glorifiant Molière. Et pourtant, ô cruauté des querelles littéraires ! ô injustice de la destinée ! si le nom de Boursault rappelle aujourd’hui quelque chose, c’est l’affront qu’il a reçu du grand poète. Jamais citoyen de la république des lettres n’a eu plus mauvaise chance.

Quel est-il donc, ce poète de malheur? D’où vient-il? Quelles influences a-t-il subies ? Connaît-on son pays, ses parens, ses maîtres? Sait-on quels furent ses compagnons de jeunesse et comment s’est faite son éducation? S’explique-t-on enfin qu’avec un tour d’esprit si aimable, avec des sentimens si honnêtes et si généreux, il ait pu commettre tant d’étourderies et s’attirer tant de malchances? Des malchances et des étourderies! la moitié de sa vie en est pleine. Ce n’est pas une médiocre étourderie que de s’attaquer à Molière, à Boileau, de s’exposer à être compté parmi les ennemis de Racine et à laisser dans l’histoire des lettres une réputation équivoque. Quant aux malchances, notons-en une bien singulière dont le souvenir est inséparable du sujet que nous venons de traiter.

Cette tragédie, la Princesse de Clèves, à propos de laquelle Boursault a exprimé si noblement le regret de la mort de Molière, cette tragédie qui devait, dans la pensée de l’auteur, ouvrir des voies nouvelles à l’art du théâtre, savez-vous ce qu’elle est devenue? elle a été jouée deux fois, le mardi 20 décembre 1678 et le vendredi 23 ; on n’a pu la supporter plus longtemps. Était-ce la hardiesse de l’innovation qui avait déconcerté le public ? Était-ce simplement la faiblesse de l’exécution qui avait valu cette disgrâce à l’auteur? La pièce est faible, cela est incontestable, mais ce n’est pas cette faiblesse qui l’empêcha d’être bien reçue, nous en avons la preuve la plus certaine et la plus réjouissante. Boursault, voyant que décidément les figures modernes sur la scène choquaient toutes les idées du temps, se mit sans plus de façon à débaptiser ses personnages. La tragédie de la Princesse de Clèves devint la tragédie de Germanicus. C’étaient les mêmes situations, les mêmes sentimens, les mêmes vers, sauf les raccords indispensables; les masques seuls étaient changés. La princesse de Clèves, par exemple, reparaissait sous le nom d’Agrippine. C’est lui-même qui nous révèle cette opération avec sa candeur accoutumée. J’emprunte ces lignes à une lettre que Boursault adressa plus tard à Mme la marquise de B... « Je ne vois rien, dit-il, dans notre langue de plus agréable que le petit roman de la Princesse de Clèves : les noms des personnages qui le composent sont doux à l’oreille et faciles à mettre en vers; l’intrigue intéresse le lecteur depuis le commencement jusqu’à la fin, et le cœur prend part à tous les événemens qui se succèdent l’un à l’autre. J’en fis une pièce de théâtre dont j’espérais un si grand succès que c’était le fonds le plus liquide que j’eusse pour le paiement de mes créanciers, qui tombèrent de leur haut quand ils apprirent la chute de mon ouvrage. Faites-moi la grâce, madame, de ne point trembler pour eux; je les satisfis l’année suivante, et comme la Princesse de Clèves n’avait paru que deux ou trois fois, on s’en souvint si peu un an après que, sous le nom de Germanicus, elle eut un succès considérable[2]. » Succès d’argent, comme l’indique Boursault, et même, s’il faut en croire une note écrite de sa main, succès bien autrement précieux pour le poète. Boursault affirme, en effet, que sa tragédie de Germanicus fut l’occasion d’une brouille entre les deux premiers hommes de son temps pour la poésie, « le célèbre M. de Corneille et l’illustre M. Racine, qui disputaient tous deux de mérite et qui ne trouvent personne qui en dispute avec eux. » Il paraît qu’un jour, à l’Académie, Corneille, faisant l’éloge du Germanicus de Boursault, alla jusqu’à dire qu’il ne manquait à cette tragédie que le nom de Racine pour être complètement achevée. Racine releva ce propos avec aigreur. Corneille le soutint avec feu. « Ils en vinrent, ajoute Boursault, à des paroles piquantes, et depuis ce moment-là ils ont toujours vécu, non pas sans estime l’un pour l’autre (cela était impossible), mais sans amitié.» Grand honneur pour l’honnête Boursault, mais honneur singulièrement périlleux, à supposer toutefois que l’anecdote soit exacte[3]. Après tout, succès d’argent ou succès d’honneur, Boursault avait échoué dans cette tentative d’innovation qui consistait à choisir des héros dans les grandes pages de notre histoire. Les beaux vers de son prologue n’avaient trouvé qu’un public rebelle, et l’un des titres les plus originaux de sa carrière d’écrivain, je veux dire son idée de réforme théâtrale, demeurait caché à ses juges les plus bienveillans.

Voilà bien des raisons d’interroger ce bonhomme de lettres et de réparer un peu, s’il est possible, quelques-unes des injustices dont il continue à être la victime. Encore une fois, qui donc est-il et d’où vient-il ?


II.

C’est dans une petite ville de la Champagne, à Mussy-sur-Seine ou Mussy-l’Évêque, aujourd’hui simple chef-lieu de canton du département de l’Aube, que naquit Edme Boursault, au mois d’octobre 1638. Son père, qui avait passé sa jeunesse dans les armées du roi, n’y avait pas contracté le goût de la discipline et de la règle. La vie militaire paraît n’avoir été pour lui qu’une école de dissipation et de vices. Sa fortune, car il avait du bien, était réservée tout entière à ses plaisirs. Le petit ;Edme Boursault eut-il le malheur de perdre sa mère dès les premiers jours de son enfance? C’est une conjecture à peu près certaine, car on ne trouve aucune trace d’une protection veillant sur ses jeunes années. S’il lui arrive une fois de nommer sa mère dans ses lettres, c’est seulement pour dire qu’elle n’a jamais quitté sa ville natale, tandis que son père a couru le monde et rôdé partout. D’ailleurs, aucun souvenir de cette mère, dont il semble ne garder qu’une image très lointaine. Nul guide, nul maître auprès de l’enfant. Le père a un autre emploi de sa richesse, il entend ne pas en consacrer la moindre part à l’éducation de ce petit drôle. Qu’il grandisse au hasard avec les bambins de son âge et les gens de la maison. C’est bien assez pour lui débrouiller l’esprit. A quoi bon des maîtres de latin, et même des maîtres de français? Est-ce que le champenois ne suffit pas? Ainsi a fait le père en son temps, ainsi fera le fils à son tour. Quand le moment viendra de prendre le sabre ou le mousquet, il n’en sera pas plus manchot qu’un autre pour avoir négligé la grammaire. Telles étaient les raisons que cet excellent père se donnait à lui-même quand il lui arrivait par hasard de vouloir se justifier.

Comment se manifesta chez l’enfant une vocation toute différente? Comment le fils du guerrier (c’est le titre que Boursault lui donne) se trouva-t-il un jour envoyé à Paris? Est-ce quelque personne influente du pays, qui, voyant cette bonne petite physionomie, cet esprit vif et enjoué, déjà si amoureux des lettres, engagea le père à ne pas lui imposer une vie de fainéantise? Ici, on pense naturellement à l’un de ces grands personnages avec qui Boursault entretiendra plus tard une correspondance assidue. Mussy-l’Évêque dépendait du diocèse de Langres ; son nom en garde le souvenir, et aujourd’hui encore les touristes ne manquent pas d’y visiter l’ancien château des évêques de Langres, le seul monument de la petite ville champenoise. Or, un grand nombre des lettres de Boursault sont adressées à Mgr l’évêque et duc de Langres, pair de France. Ne serait-ce pas ce duc-évêque, alors simple abbé, ou l’un de ses prédécesseurs, qui aurait décidé le père à choisir pour l’éducation de son fils un autre horizon que celui de sa petite ville? Quoi qu’il en soit, Edme Boursault arrive à Paris en 1651. Il a treize ans à peine. Qui l’a amené? qui prend soin de lui? quel maître va diriger ses études? On ne sait.

Le premier qui ait parlé du jeune chercheur d’aventures, l’auteur de l’Avertissement placé en tête de l’édition de son théâtre par sa petite-fille Hyacinthe Boursault, résume ces années d’apprentissage de la façon la plus brève et la plus énigmatique : « Il ne parlait, nous dit-on, que franc-champenois et ne savait par conséquent que fort grossièrement la langue française. Cependant en peu de mois ce jeune homme sut de lui-même se tirer de cette barbarie, et il parvint en moins de deux ans à pénétrer toutes les beautés et toutes les délicatesses d’une langue qu’il a possédée dans la plus exacte et la plus parfaite pureté. » Ainsi parle l’auteur de l’Avertissement, c’est-à-dire le fils même du poète, le théatin Boursault, que nous retrouverons plus tard sur notre chemin.

Voilà deux années bien employées, si bien et si efficacement employées qu’au bout de ce noviciat le fugitif de Mussy-l’Évêque debute dans le monde des lettres parisiennes par une comédie en vers intitulée le Mort vivant. N’allez pas le juger avec trop de rigueur;

Surtout considérez, illustres seigneuries,
Comme l’auteur est jeune, — et c’est son premier pas.

Il a quinze ans, il a de l’esprit, de la verve, de la gaîté ; ne lui demandez pas autre chose. Soupçonne-t-on à quinze ans les secrets de la nature humaine? Il a lu les imbroglios que le théâtre de son temps a mis à la mode, il imite ce qu’il a sous les yeux, il s’inspire de Scarron ou de Thomas Corneille.

On confond trop souvent les périodes quand il s’agit du XVIIe siècle. Pour marquer avec précision dans quel milieu se développa l’esprit de Boursault, il faut absolument savoir quelle était vers 1653 la situation du théâtre et de la littérature courante. Un clerc pour quinze sous... J’imagine que le jeune clerc allait souvent au théâtre, non pour critiquer les défaillances d’un maître, mais au contraire pour applaudir son nom et sa voix, pour s’amuser des comédies nouvelles, pour assister à l’escrime du dialogue, pour apprendre cette langue française qu’on avait oublié de lui enseigner à Mussy-l’Évêque. A force de voir jouer des pièces de théâtre, il voulut en composer lui-même. Écouter, inventer, deux opérations fort différentes qui se confondent aisément chez l’écolier. Il arriva plus d’une fois à Boursault d’inventer le lendemain ce qu’il avait entendu la veille. Quel était donc en 1653 l’aspect général du domaine des lettres? Et, comme c’est de quinze à vingt-cinq ans que ses idées littéraires prirent l’essor, quels furent aux dix années suivantes, de 1653 à 1663, les œuvres le plus en vue, celles qui devaient le plus frapper un esprit ouvert à toutes les impressions du dehors?

En 1653, le nom qui domine tout c’est le nom de Corneille, de Corneille l’aîné comme disaient les contemporains, du grand Corneille comme dit l’histoire. C’est lui qui a créé le théâtre. Vingt années de succès l’ont mis hors de pair. Il a écrit des chefs-d’œuvre qui lui assurent l’immortalité. Si sa voix tombe aujourd’hui, son ardeur ne s’éteint pas. Sans cesse, d’une œuvre à l’autre, il essaie de renouveler son inspiration par la hardiesse et la variété des sujets. Il vient de faire représenter Don Sanche et Nicomède, il va donner Pertharite dont une seule situation contient en germe l’Andromaque de Racine. Qu’il tombe ou se relève, de la Toison d’or à Sertorius, et de Sophonisbe à Othon, il est le maître incontesté. Et qui donc pourrait lui disputer le premier rang, dans quelque genre que ce soit? Au commencement de cette période dont nous parlons, Racine est encore un écolier de Port-Royal, étudiant le grec et le latin sous la direction de Lancelot, Molière court encore la province, et nul ne prévoit quelles batailles, c’est-à-dire quelles victoires l’attendent à Paris. Que fait Boileau, que fait La Fontaine à cette date? L’un n’est pas encore sorti de la poudre du greffe, l’autre n’a pas encore quitté ces bois et ces prairies de la Marne où le garde forestier nous prépare un si merveilleux poète. Ils ne s’ignorent pas, j’en suis sûr, mais le monde les ignore. Bref, Corneille est seul, occupant les hauteurs et dominant la multitude. Au-dessous de lui, bien au-dessous, est son frère Thomas, qui passe de la comédie à la tragédie, de Timocrate à Jodelet prince avec une facilité sans pareille; après quoi, les noms les plus célèbres sont deux représentans de la génération antérieure, Boisrobert et Scarron, auxquels vient se joindre le jeune Quinault. Toutes ces influences se retrouvent dans l’éducation littéraire de notre poète. Les Corneille d’abord ont dû attirer le jeune enthousiaste. Parmi les écrivains de notre siècle, j’entends parmi ceux qui ont débuté il y a une trentaine d’années, en est-il beaucoup qui n’aient commencé par adresser une profession de foi et de dévoûment à Lamartine, à Victor Hugo, à Michelet? C’est vers 1653 que Boursault adresse ses premiers hommages aux deux Corneille. Il ne distinguait pas encore entre les deux frères, et ni l’un ni l’autre n’en paraissait surpris. Cette confusion n’offusquait pas plus le juste orgueil de l’aîné qu’elle ne gênait la modestie du cadet. On sait que l’auteur du Cid et l’auteur de Don Bertrand de Cigarral se prêtaient fraternellement bien des choses :

Les deux maisons n’en faisaient qu’une.
Les clés, la bourse était commune.
Les femmes n’étaient jamais deux,
Tous les vœux étaient unanimes.,
Les enfans confondaient leurs jeux,
Les pères se prêtaient leurs rimes.
Le même vin coulait pour eux.


Boursault confirme par un trait de plus ces vers du bon Ducis. Les deux frères qui se prêtaient leurs rimes trouvaient tout naturel aussi de recevoir les mêmes témoignages de dévoûment cordial. C’est donc vers 1653 que Boursault, à peine âgé de quinze ans, se déclara le disciple et l’ami des Corneille, un disciple toujours prêt à épouser leurs querelles avec passion. Comment en douter lorsqu’on voit le grand Corneille, pendant tout le reste de sa vie, appeler Boursault son enfant, et Thomas Corneille lui montrer jusqu’au dernier jour une amitié si reconnaissante et si fidèle?

A cette influence des vétérans glorieux se joignait celle des conscrits impatiens. Quel âge avait Quinault, lorsqu’il fit représenter sa première comédie, les Rivales? C’était en 1653, Quinault n’avait que dix-huit ans. Boursault ne put voir cette œuvre du nouveau venu sans se sentir mordu par l’aiguillon. Je ne parle ici que de l’excitation causée à un esprit avide par ce fait d’un jeune poète s’essayant sitôt sur la scène. Anch’io, se dit-il. Notez bien que Boursault n’était son cadet que de trois années ; Boursault était né en 1638, Quinault en 1635. Ce n’était pas d’ailleurs le genre de Quinault qui le tentait, il suivait plutôt l’exemple des aînés, c’était la gaîté de Scarron, la bonne humeur de Thomas Corneille, qui provoquaient sa verve. L’auteur de Don Japhet d’Arménie et l’auteur de Don Bertrand de Cigarral avaient pris certains sujets espagnols pour les habiller à la française. Les situations romanesques n’étaient que le cadre où se déployait une fantaisie moqueuse. C’est même leur principal titre, comme poètes comiques, d’avoir débarrassé la scène française des prétentions et de l’enflure espagnole. Tel est aussi, je ne dirai pas le mérite, mais l’intérêt, le seul intérêt des premières pièces de Boursault, le Mort vivant, les Cadenas, le Médecin volant, les Nicandres ou les Menteurs qui ne mentent point. Ce sont des études de style, du style comique du temps, composées par un écolier naïf à l’imitation de Scarron et de Thomas Corneille. L’invention est confuse, la langue est un peu vulgaire ; çà et là cependant l’entrain, la bonne humeur, une certaine franchise de dialogue, annoncent des qualités aimables et un esprit bien doué. Au milieu de grossièretés révoltantes (dans le Médecin volant par exemple), on rencontre certains traits qui soutiennent la comparaison avec telle situation du Médecin malgré lui. Voici Crispin affublé par son maître d’une soutane doctorale et débitant sa science, citant ses auteurs, entremêlant tous les noms à tort et à travers : Polyeucte et Virgile à côté de Jodelet, Robert Vinot à côté de Scipion l’Africain. Il prononce de grands mots dont il ignore le sens, il parle d’encyclopédie et d’apothéose, il signale l’influence du Cancer, du Zodiaque, de Saturne, qu’il a l’air de saluer comme des maîtres :

Et s’il faut qu’avec eux j’en demeure d’accord,
Rien n’abrège la vie à l’égal de la mort.
Ce sont de ces auteurs les leçons que j’emprunte à
Votre fille, à propos, serait-elle défunte?

FERNAND.


Non, monsieur.

CRISPIN.


Mange-t-elle?

FERNAND.


Un petit, grâce aux dieux.

CRISPIN.


Elle n’est donc pas morte?

FERNAND.


Elle? nenni.

CRISPIN.


Tant mieux.
Je m’en réjouis fort.

FERNAND.


Et de quoi? Cette vie
Avant la fin du jour lui peut être ravie.

CRISPIN.


Tant pis. L’a-t-on fait voir à quelque médecin?

FERNAND.


Nullement.

CRISPIN.


Elle a donc quelque mauvais dessein,
Puisqu’elle veut mourir sans aucune ordonnance.
De ces sortes de maux notre école s’offense.
Quand un homme se trouve en état de périr.
Toujours un médecin doit l’aider à mourir,
Et c’est faire éclater des malices énormes
Que vouloir refuser de mourir dans les formes.
Instruisez votre fille et lui dites du moins,
Pour mourir comme il faut, qu’elle attende mes soins.
Son âme à déloger est trop impatiente.


Voilà un style franc, une bonne facture, ce sont des vers à la vieille marque. Molière a pu s’en souvenir même dans la prose du Médecin malgré lui. Quant aux plaisanteries du fond, elles remontent aux Italiens ; seulement, cette fois encore, comme avec Boisrobert, comme avec Cyrano de Bergerac et Rotrou, Molière fécondait l’idée comique à peine entrevue de ses prédécesseurs, et, par les trésors qu’il en faisait sortir, y mettait son empreinte souveraine. C’est le vrai sens du mot si souvent cité à faux : « Je prends mon bien où je le trouve. »

Nos lecteurs s’exposeraient à une déception s’ils espéraient rencontrer dans ces comédies de la jeunesse de Boursault, le Mort vivant, le Médecin volant, les Cadenas, les Nicandres, beaucoup de passages comme celui que je viens de reproduire. Je les avertis consciencieusement que j’ai pris le dessus du panier. On peut dire seulement sans rien surfaire qu’au milieu des faiblesses et des trivialités de ces comédies, il y a une facilité naturelle incontestable. Ce qui manque à Boursault et ce qui lui manquera toujours, c’est la difficulté acquise.

Cette aisance, cette souplesse, ce tour aimable et gai (à part les licences imitées de Scarron), que présentent ses premiers écrits, devaient être plus visibles encore dans sa personne. Vers 1660, on le trouve secrétaire des commandemens de la duchesse d’Angoulême, et commençant déjà avec les grands seigneurs du temps ce commerce épistolaire qui sera une des grandes occupations de sa vie. Complimenteur, trop enclin à rechercher le prix de ses complimens, il n’est pas cependant de la race des flatteurs à gages. Ceux-là on les paie, on ne les estime point; Boursault, dès le premier jour, inspira la sympathie et l’estime. Ses patrons les plus illustres le traitent avec amitié. On aime sa bonne grâce, sa bonne humeur, l’honnêteté de ses relations, l’indépendance naïve de son caractère. Il a reçu quelque libéralité de Fouquet par l’entremise de Pélisson : après la chute du surintendant, il leur reste fidèle à tous deux. La première des lettres de Boursault est un hommage à Pélisson, défenseur de Fouquet. On y trouve des passages comme celui-ci : « Quelle foule de gens suivaient le pauvre monsieur Fouquet dans sa fortune, qui, dans sa disgrâce, n’ont pas fait semblant de le connaître, ou qui ne l’ont connu que pour rendre son malheur plus grand!... Le personnage que vous avez fait dans son malheur est plus glorieux pour vous que celui que vous faisiez dans sa prospérité, et quoique vous fussiez le canal par où coulaient les grâces dont on peut dire qu’il était la source, il y a bien plus de grandeur d’âme à l’avoir servi quand il a été abandonné de la fortune que lorsque la fortune le suivait. »

Elle est très longue et très honorable, cette liste des protecteurs de Boursault : au premier rang, voici le duc de Montausier, l’austère Montausier, l’homme au jugement libre et aux rudes paroles, celui qui eût été fier de se voir reconnu dans l’Alceste de Molière, celui dont Boileau s’est efforcé de désarmer la rigueur; Montausier appréciait singulièrement le caractère de Boursault. Lorsqu’il eut le malheur de perdre sa femme, Boursault lui adressa ses complimens de condoléance et en reçut la réponse que voici :


De quinze ou seize cents lettres qui m’ont été écrites sur la mort de Mme de Montausier, je n’en ai point reçu, monsieur, qui m’ait plus donné de consolation que la vôtre. Il est vrai, comme vous me le mandez, qu’elle se faisait beaucoup de plaisir d’obliger toutes les personnes de mérite; et si elle eût vécu plus longtemps, vous ne devez point douter que vous n’eussiez été de ce nombre. C’est un malheur pour vous qu’elle ne vous ait pas connu plus tôt. Offrez-moi, je vous prie, des moyens de le réparer, et vous verrez que je suis, monsieur, votre très humble et affectionné serviteur.

LE DUC DE MONTAUSIER.


Assurément, quand on se rappelle qui parle ainsi, on sent que ce n’est pas là une politesse banale. Alceste n’a pas traité de cette façon les quinze ou seize cents personnes qui l’ont complimenté.

Je trouve dans la correspondance de Boursault bien des relations du même genre, et quoique ses lettres soient presque toutes sans date, on voit clairement qu’il s’agit de relations déjà anciennes. C’est le prince de Condé, c’est le maréchal de Créqui, c’est le maréchal de Noailles, c’est la duchesse d’Angoulême, une personne qui n’est pas souvent nommée dans les ouvrages du XVIIe siècle, mais dont la destinée est vraiment singulière. « Qui croirait, dit Boursault, qu’il y ait à Paris une bru dans une parfaite santé, et d’une médiocre vieillesse, dont le beau-père est mort il y a plus de six-vingts ans? Je parle de la duchesse d’Angoulême, qui demeure à Sainte-Elisabeth; elle est bru de Charles IX, qui mourut l’an 1574. Depuis Charles IX, nous avons eu Henri III, Henri IV, Louis XIII et Louis le Grand, qui règne il y a cinquante-quatre ans, et qui en régnerait encore autant si les vœux de ses sujets étaient exaucés. Peut-être depuis les premiers âges où les hommes vivaient si longtemps, n’y a-t-il eu de bru que madame d’Angoulême, qu’on ait vue dans une pleine santé plus de six-vingts ans après la mort de son beau-père. Quelque longue que sa vie puisse être, elle en a toujours fait un si bon usage qu’elle mourra avec plus de vertus que d’années. » Cette lettre est de 1697, puisque Louis XIV est alors, Boursault nous l’apprend, dans la cinquante-quatrième année de son règne; mais il y a environ trente-sept ans que Boursault est attaché à la duchesse d’Angoulême. Quelle est donc cette noble personne au service de qui Boursault est entré tout jeune comme secrétaire, secrétaire de ses commandemens, et dont il a parlé toujours avec un si profond respect? C’est une altesse royale du côté gauche. Les rares érudits qui prononcent son nom après sa mort, dans la première moitié du XVIIIe siècle, Niceron, les frères Parfaict, disent simplement qu’elle était la veuve d’un fils naturel du roi Charles IX. Ce personnage, fils de Charles IX et de Marie Touchet, était né en 1573, un an avant la mort de son père. A dix-huit ans, c’est-à-dire en 1591, il avait épousé Charlotte de Montmorency, fille du connétable, puis longtemps après, devenu veuf, il s’était marié en secondes noces à Françoise de Narbonne. Cette deuxième femme est la duchesse d’Angoulême, qui patronna les débuts de Boursault. Elle avait épousé en 1644 le fils naturel de Charles IX, Charles de Valois, duc d’Angoulême, comte d’Auvergne et de Lauraguais, mais elle ne demeura pas longtemps sa compagne, car le vieux duc, après une vie pleine des plus dramatiques péripéties, mourut à Paris le 24 septembre 1650. Françoise de Narbonne, la seconde duchesse d’Angoulême, était née en 1623; elle n’avait donc que vingt et un ans lorsqu’elle épousa le duc, fils naturel de Charles IX ; ainsi s’explique le fait singulier signalé par Boursault, cette femme, cette bru, qui n’est pas encore parvenue à l’extrême vieillesse, et dont le beau-père est mort depuis cent vingt ans. Il faut ajouter que la duchesse d’Angoulême survécut à ce dévoué serviteur. Si Boursault eût été de ce monde en 1715, il aurait pu signaler à son correspondant le même cas devenu bien plus extraordinaire encore; ce n’est pas de six-vingts ans qu’il aurait parlé, il aurait dit que la bonne duchesse, sa première protectrice, était morte le 10 août 1715, âgée de quatre-vingt-douze ans, cent quarante et un ans après son beau-père Charles IX.

Le correspondant auquel Boursault signale cette destinée singulière est encore un de ces grands personnages dont il eut l’honneur d’être le protégé; c’est l’évêque de Langres, duc et pair du royaume. Ici pourtant je dois marquer un doute qui m’arrête : les lettres de Boursault ne portant pas de date, je ne saurais dire si sa correspondance avec l’évêque de Langres avait commencé dès la période qui nous occupe ou si elle appartient seulement à la seconde moitié de sa vie. N’insistons pas; les preuves de ses relations avec les illustres personnages du temps ne sont-elles pas assez nombreuses? Toutes ces pages qui se rapportent à sa jeunesse nous le montrent de 1653 à 1663, c’est-à-dire de quinze ans à vingt-cinq, vif, aimable, enjoué, une sorte de Gil Blas qui ne doute de rien, qui se faufile auprès des grands, qui se fait aimer pour son esprit et apprécier pour sa candeur. Quels services leur rendait-il? Son rôle principal était celui d’un courrier littéraire. S’il est vrai, comme l’affirme son fils, le père théatin, qu’il ait écrit sa première comédie à quinze ans, il avait dès 1653 bien des accointances dans le monde des auteurs et des comédiens. Les hauts personnages qui le recevaient si volontiers trouvaient chez lui une gazette vivante.

Comprenez-vous maintenant ce qui se passe à la fin de l’année 1662 ? Molière vient de faire jouer l’École des femmes, et ce charmant chef-d’œuvre a excité autant de critiques violentes qu’il a obtenu d’applaudissemens. Les censeurs appartiennent à des catégories très différentes. Les deux principaux groupes, ce sont d’un côté les représentans de la société polie, ceux dont M. le comte Rœderer, de nos jours même, a pris si ingénieusement la défense. — de l’autre simplement les jaloux, les envieux, les ennemis intéressés, et parmi ceux-là, au premier rang, les gens de l’Hôtel de Bourgogne, auteurs et comédiens. Boursault, si bien reçu dans les compagnies les plus nobles, si familier avec les comédiens rivaux de Molière, avait entendu de côté et d’autre les critiques dirigées contre l’ouvrage dont tout Paris s’occupait. Esprit simple, âme naïve, il était certainement plus sensible aux beautés de la pièce qu’aux prétendues fautes dont s’offensaient les rigoristes. Cependant cette simplicité même le livrait à de mauvaises influences. C’était un grand enfant que ce naïf Boursault. Lorsque parut en 1663 la Critique de l’École des femmes, les ennemis de Molière, cherchant à lui susciter un adversaire qui ne fut pas seulement un plumitif comme Visé, un adversaire qui eût pied dans le monde des grands seigneurs, pensèrent naturellement au secrétaire des commandemens de la duchesse d’Angoulême. On lui persuada que le poète Lysidas, dans la Critique de l’École des femmes, le poète ridicule, le pédant gourmé, c’était lui. Singulière découverte, en vérité, de la part des metteurs en scène ! et de la part de Boursault étrange facilité à se laisser conduire à la lisière ! Lysidas est un pédant qui cite Aristote à propos d’Arnolphe et d’Agnès, Lysidas oppose gravement l’Art poétique d’Horace aux libres inventions du poète comique; et ce serait là Boursault, Boursault qui ne sait ni le grec ni le latin, Boursault, l’enfant de la nature, le petit vagabond de Mussy-l’Évêque, devenu l’aimable aventurier des salons de Paris ! A toutes ces provocations intéressées, il aurait dû répondre en haussant les épaules; mais non, il se laisse monter la tête, comme un étourneau qu’il est, et le voilà qui entre en campagne. Il part, il est parti. Ainsi est née cette comédie malencontreuse qui a été la grande faute de sa jeunesse et qui pèse encore sur sa mémoire, le Portrait du peintre, ou la Critique de l’École des femmes.

Le Portrait du peintre, qu’est-ce à dire ? Molière est-il donc joué en personne sur la scène ? Pas le moins du monde. C’est une conversation entre des comtesses, des marquises, des barons, des chevaliers, à propos de la pièce nouvelle. L’œuvre de Molière y est jugée librement, Molière n’y est pas même nommé. Le seul nom propre qui soit prononcé dans ce petit acte, et prononcé avec accompagnement d’injures, c’est celui de Boursault. Lorsque la marquise Amarante, à la fin de l’entretien, annonce que cette discussion est déjà une petite comédie et que cette comédie sera mise en vers par Boursault, le comte, un défenseur de Molière, mais un défenseur très ridicule, on le pense bien, crible Boursault d’épigrammes et de gros mots. Ce Boursault ! Je le connais, c’est une pécore. Il a bien quelque facilité de plume, mais quelle facilité déplorable ! Il trouve des vers à la douzaine.

Il s’amuse à la muse et la muse l’amuse.


Amarante a beau dire que les vers de Boursault, vers faciles sans doute, sont aussi des vers choisis, le comte redouble ses attaques :

Je le soutiens, madame, un butor parisis,
Une grosse pécore, une pure mazette.


Voilà le seul personnage nommé et injurié dans la pièce de Boursault. Ne reconnaît-on pas ici la naïveté habituelle de ce grand enfant?

Quant au fond de la pièce, Molière l’a résumé en quelques mots dans la fameuse page de l’Impromptu de Versailles. « Qu’ils disent tous les maux du monde de mes pièces, j’en suis d’accord. Qu’ils s’en saisissent après nous, qu’ils les retournent comme un habit pour les mettre sur le théâtre, et tâchent à profiter de quelque agrément qu’on y trouve et de quelque bonheur que j’ai ; j’y consens... » Voilà toute la comédie de Boursault; le Portrait du peintre n’est que la Critique de l’École des femmes « retournée comme un habit.» Molière, dans le dialogue charmant de la Critique, fait censurer sa pièce par des personnages ridicules, et ce sont les esprits les plus sages, les plus sensés. Dorante et Uranie, qui en prennent la défense. Dans le Portrait du peintre, ce sont les personnages ridicules qui admirent la comédie de Molière et les honnêtes gens qui la condamnent. Au reste, même trame, même tissu, même arrangement ; Boursault ne s’est pas mis en frais d’invention, il a retourné l’habit du maître. La seule chose qui lui appartienne, c’est la forme du langage, le vers substitué à la prose. A la place de ce style vif et plein, de cette langue franchement venue, Boursault a mis sa versification sans muscles, sa facilité superficielle, les choses dont il sourit lui-même ingénument quand il se fait dire par le comte son ennemi :

Il s’amuse à la muse et la muse l’amuse.


Les critiques mêmes, sauf une ou deux, ne sont pas de son cru; Molière les a placées déjà dans la bouche du marquis et du pédant. On cite souvent ce passage où Boursault persifle la naïveté des réponses d’Agnès :

Est-il rien qui ne plaise
Dans ce que dit Arnolphe à la fille niaise?

Rien de plus innocent se peut-il faire voir?
Il arrive des champs et désire savoir
Si durant son absence elle s’est bien portée,
Hors les puces, qui m’ont la nuit inquiétée.
Répond Agnès — voyez quelle adresse a l’auteur,
Comme il sait finement réveiller l’auditeur!
De peur que le sommeil ne s’en rendît le maître,
Jamais plus à propos vit-on puces paraître?
D’aucun trait plus galant se peut-on souvenir?
Et ne dormait-on pas, s’il n’en eût fait venir?


Si Boursault ne se fût permis que cette raillerie insipide, on se demanderait ce qu’il a ajouté de son propre fonds aux objections déjà faites. Toutes les autres courent les salons et les ruelles. Molière les connaît si bien qu’il les fait débiter dans la Critique de l’École des femmes par le marquis, Lysidas, Climène, et qu’il y répond par la bouche d’Uranie et de Dorante.

D’où vient donc que ces vaines attaques ont si fort irrité Molière? C’était le cas de se rappeler le mot de Virgile : telum imbelle sine ictu. Au contraire, pourquoi se laisse-t-il emporter par son ressentiment jusqu’à nommer Boursault sur la scène, jusqu’à le berner en plein théâtre? Pourquoi cette indignation à la fois si douloureuse et si véhémente? Pourquoi, livrant à l’ennemi ses ouvrages, sa figure, ses gestes, ses paroles, son ton de voix et sa façon de réciter, ajoute-t-il avec amertume: « Je ne m’oppose point à toutes ces choses, et je serai ravi que cela puisse réjouir le monde; mais en leur abandonnant tout cela, ils me doivent faire la grâce de me laisser le reste et de ne point toucher à des matières de la nature de celles sur lesquelles on m’a dit qu’ils m’attaquaient dans leurs comédies. C’est de quoi je prierai civilement cet honnête monsieur qui se mêle d’écrire pour eux, et voilà toute la réponse qu’ils auront de moi. » Ce passage a fort embarrassé les commentateurs, car il est bien évident d’une part qu’il s’agit des douleurs intimes de Molière, des douleurs et des hontes de son ménage, et d’autre part il est certain que Boursault n’y fait pas la plus légère allusion dans le Portrait du peintre. Pour expliquer l’énigme, on s’est demandé si Boursault en faisant imprimer sa pièce n’en avait pas retranché les passages outrageans. On n’aurait pas eu besoin de proposer une conjecture aussi peu conforme au caractère de Boursault, si on avait remarqué à qui s’adressent ces paroles. Elles s’adressaient aux rivaux acharnés, aux ennemis intraitables, c’est-à-dire aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, et Boursault, qui se mêlait d’écrire pour eux, était civilement prié de ne pas toucher à certaines choses. Il n’y avait donc là aucun reproche au sujet du Portrait du peintre, il n’y avait qu’un avertissement pour l’avenir. Le seul endroit de la pièce de Boursault qui ait pu blesser Molière, c’est celui où le comte annonce à la marquise Amarante qu’il possède la clé des personnages mis en scène dans la Critique de l’École des femmes, une clé authentique, indéniable, la clé imprimée par l’auteur :

MARQUISE.


Savez-vous quelles gens le matois satirise?
Des marquis.

DAMIS.


Des marquis ! Il aspire si haut !

LE COMTE.


Je t’en vais montrer trois chapitrés comme il faut.
J’ai la clé de sa pièce.

AMARANTE.


Imprimée?

LE COMTE.


Imprimée.
Ho ! mes laquais, Picard, Béarnais, La Ramée.
("Un laquais vient, et le comte lui dit) :
Sous la tapisserie, au-dessous du miroir,
Tu verras cette clé, je la mis hier soir.


De toutes les menées de ses adversaires, voilà celle que Molière redoutait le plus. Prétendre qu’il avait visé telle personne en traçant tel personnage, assurer que la clé existait, qu’elle était imprimée et serait connue un jour, c’était lui rendre le plus mauvais office. Molière le dit expressément dans la scène III de l’Impromptu. C’est là que l’homme de qualité, prié de juger la querelle des deux marquis ridicules et de dire lequel a été joué dans la Critique, affirme que ce n’est ni l’un ni l’autre. « Vous êtes fous tous deux de vouloir vous appliquer ces sortes de choses ; et voilà de quoi j’ouïs l’autre jour se plaindre Molière, parlant à des personnes qui le chargeaient de même chose que vous. Il disait que rien ne lui donnait du déplaisir comme d’être accusé de regarder quelqu’un dans les portraits qu’il fait; que son dessein est de peindre les mœurs sans vouloir toucher aux personnes et que les personnages qu’il représente sont des personnages en l’air, et des fantômes proprement, qu’il habille à sa fantaisie pour réjouir les spectateurs; qu’il serait bien fâché d’y avoir jamais marqué qui que ce soit, et que, si quelque chose était capable de le dégoûter de faire des comédies, c’était les ressemblances qu’on y voulait toujours trouver...» Il faut relire toute cette page, elle est charmante d’un bout à l’autre et ne laisse prise à aucun doute. Le passage du Portrait du peintre sur la clé imprimée que possède le comte avait évidemment blessé Molière. Je me hâte d’ajouter que Boursault n’insiste pas, et que le comte a tout l’air d’un hâbleur. Cette fameuse clé impatiemment attendue, le laquais ne la rapporte point :

Je n’ai peint vu de clé que la clé de la porte.


Il n’y avait donc là qu’une insinuation, mais l’insinuation avait suffi pour irriter le grand poète.

En résumé, l’exécution de Boursault par Molière dans l’Impromptu de Versailles paraît un châtiment bien peu proportionné à l’offense. Il faut certes que cela soit, puisque Chamfort, si peu tendre pourtant, si disposé à s’accorder tout en fait de vengeances littéraires, a reproché à Molière cette scène de l’Impromptu comme la seule mauvaise action de sa vie.

Une chose non moins étrange que cet emportement de Molière, c’est la douceur que lui opposa Boursault. Le pauvre diable avait reçu de terribles coups; un seul parut l’atteindre. Quoi! on ne me laissera pas même l’honneur d’avoir attaqué Molière! Je ne serai pas l’auteur de ma comédie! Je n’aurai été qu’un prête-nom! Cette idée révolte le jeune écrivain, et, faisant imprimer sa pièce, il y met une préface dédaigneuse où il rend insulte pour insulte. Avait-il raison de revendiquer absolument cette paternité? Avons-nous eu tort de dire que toute une mêlée d’opposans, hommes du monde et comédiens, l’avait poussé au combat? Voici l’explication qui concilie tout. Oui certes, le Portrait du peintre est l’œuvre de Boursault tout seul, et ce serait faire tort au Parnasse contemporain, comme dit Boursault, que de lui attribuer « un si médiocre ouvrage. » Boursault ajoute: « Les grands hommes n’ont pas d’occupations si frivoles, ils ne travaillent que lorsqu’il y a de la gloire à acquérir, et c’est dire assez clairement que Molière n’a rien à craindre d’eux. » Mais si le Parnasse, si les grands hommes (Corneille et son frère évidemment) n’ont pris aucune part à cette comédie, i] est évident que des influences très diverses, sans que Boursault lui-même en eût conscience, lui ont mis les armes à la main. Boursault le nie, qu’importe ! il est trop intéressé dans le débat à cette date pour tenir un autre langage. J’en crois plutôt Molière qui répète ici les nouvelles de la ville et de la cour, j’en crois surtout le témoignage ultérieur de Boursault lui-même et de sa famille. Lorsque sa petite-fille, Mme Hyacinthe Boursault, publia en 1725 le théâtre de feu Monsieur Boursault, le fils du poète mit en tête du premier volume un Avertissement où se lisent ces mots : « Ce fut dans le même temps qu’on l’obligea presque malgré lui à faire la critique d’une des plus belles comédies de Molière, qui est l’École des femmes. C’est pour obéir à ceux qui l’y avaient engagé, et à qui il ne pouvait rien refuser, qu’il fit jouer en 1663 sa comédie du Portrait du peintre sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne. »

Que vous en semble? On l’obligea presque malgré lui. Et qui donc? Des personnes auxquelles il ne pouvait rien refuser. Voilà des témoignages assez clairs. Je ne m’étonne plus que Boursault, quinze ans plus tard, oubliant les outrages de l’Impromptu de Versailles et ne se souvenant plus que de sa propre étourderie, ait voulu en effacer le souvenir dans ce poétique prologue consacré à la gloire de Molière.


III.

Ce fut vraiment une affaire très chaude que cette bataille littéraire de 1663, très chaude pour Molière attaqué par tant d’ennemis, très chaude aussi pour le pauvre Boursault, qui, engagé sottement dans la mêlée, y attrapa des horions si violens. La même étourderie qui avait attiré sur lui la vindicte de Molière l’exposa bientôt à d’autres coups d’estoc et de taille. Il y avait alors à Paris un jeune poète de vingt-sept ans dont les œuvres, transcrites plus ou moins fidèlement et colportées sous le manteau, commençaient à exciter une singulière émotion. C’était un esprit franc et libre, amoureux du vrai, ennemi du faux, du fade, du médiocre, un artiste ne cenéeur à qui la haine d’un sot livre inspirait de généreuses colères. Bossuet a parlé quelque part des chiens muets qui ne savent pas japper ; celui-là savait crier et mordre. Il avait le flair du mensonge, tout fut lui déplaisait, c’est lui qui le déclare, en s’appliquant avec verve cette image du chien de garde :

Je le poursuis partout, comme un chien fait sa proie,
Et ne le sens jamais qu’aussitôt je n’aboie.


Ces aboiemens, qui faisaient déjà beaucoup de bruit, en annonçaient d’autres encore et de plus menaçans. Le poète prévenait le public, surtout le public des auteurs, qu’on aurait affaire à un critique sans complaisance. Il parlait de sa rusticité, de sa grossièreté, de la force qui le poussait à ne rien déguiser, à nommer chaque chose et chaque homme par son nom :

Je suis rustique et fier et j’ai l’âme grossière,
Je ne sais rien nommer, si ce n’est par son nom,
J’appelle un chat un chat et Rollet un fripon.


Avec cela, il était capable d’enthousiasme ; la haine qu’il avait des sottises du temps ne faisait que le rendre plus sensible aux œuvres du génie, à celles-là même qui différaient le plus de ses propres inspirations. Il venait d’écrire en 1662 toute une dissertation sur la Joconde de La Fontaine pour montrer comment le poète était resté poète en s’inspirant d’Arioste, tandis qu’un plat traducteur, M. de Bouillon, n’était autre chose qu’un copiste infidèle. L’année suivante, quand il vit l’École des femmes attaquée de toutes parts, il se mit résolument du côté de ceux qui soutenaient le charmant et hardi poète, comme si, pressentant dès 1663 l’auteur du Tartuffe et du Misanthrope, il eût voulu le préserver du découragement. C’est du milieu de la bataille que ces strophes aimables prirent leur vol :

En vain mille jaloux esprits,
Molière, osent avec mépris
Censurer ton plus bel ouvrage ;
Sa charmante naïveté
S’en va pour jamais d’âge en âge
Divertir la postérité.

Que tu ris agréablement!
Que tu badines savamment!
Celui qui sut vaincre Numance,
Qui mit Carthage sous sa loi,
Jadis, sous le nom de Térence,
Sut-il mieux badiner que toi?

Ta muse avec utilité
Dit plaisamment la vérité;
Chacun profite à ton école;
Tout en est beau, tout en est bon ;
Et ta plus burlesque parole
Vaut souvent un docte sermon.

Laisse gronder tes envieux;
Ils ont beau crier en tous lieux
Qu’en vain tu charmes le vulgaire,
Que tes vers n’ont rien de plaisant.
Si tu savais un peu moins plaire,
Tu ne leur déplairais pas tant.


On devine si l’auteur de ces vers dut épargner l’imprudent qui venait de faire jouer le Portrait du peintre. Attaquer un ennemi de Molière, c’était double profit pour Despréaux; il vengeait un grand poète en même temps qu’il ajoutait un nom à la liste de ses victimes. Précisément à cette date il composait une œuvre où, délibérant avec lui-même sur les raisons de renoncer à la satire, il finissait par repousser tous les conseils pusillanimes et s’obstinait dans sa résolution d’être le poète satirique de la France. L’occasion était bonne pour lancer un trait à Boursault, Boileau ne la manque point. On se rappelle l’enchaînement des idées : — Prenons garde, se dit le bourgeois de Paris, tout cela finira mal. Écrire d’ennuyeux éloges, à la bonne heure! Voilà une œuvre qui n’expose à aucun péril. Donc, ô muse téméraire, s’il faut absolument que vous rimiez, exercez-vous à rimer des panégyriques. — Je ne puis, répond le poète. Ces louanges-là me paralysent. J’ai beau me torturer l’esprit, l’inspiration m’abandonne, la rime s’enfuit, la langue résiste, et s’il me vient quelques vers à la pensée, ce sont des vers plus forcés encore et plus durs que ceux de Chapelain. Quelle différence, si c’est la raillerie m’appelle !

Alors, certes, alors je me connais poète.
Phébus, dès que je parle, est prêt à m’exaucer.
Mes mots viennent sans peine et courent se placer.
Faut-il peindre un fripon fameux dans cette ville?
Ma main, sans que j’y rêve, écrira Raunaville,
Faut-il d’un sot parfait montrer l’original?
Ma plume au bout du vers trouve d’abord Sofal.
Je sens que mon esprit travaille de génie.
Faut-il d’un froid rimeur dépeindre la manie?
Mes vers comme un torrent coulent sur le papier;
Je rencontre à la fois Perrin et Pelletier,
Bardou, Mauroy, Boursault, Colletet, Titreville,
Et pour un que je veux j’en trouve plus de mille.


Ces vers sont de 1663, l’année même où eut lieu la bataille de l’École des femmes, l’année où fut joué le Portrait du peintre. C’est ce qui valut à Boursault l’honneur d’être placé en si triste compagnie. Il n’en sut rien d’abord. La pièce, composée en 1663, ne fut publiée par Boileau que trois ans plus tard, lorsque le poète, fort peu pressé d’imprimer ses premières satires, s’y vit obligé comme malgré lui par une monstrueuse édition, qui venait de paraître à Rouen.[4]. Attaqué ainsi à brûle-pourpoint, quand il se croyait depuis trois ans retiré du champ de bataille, Boursault se retourna brusquement contre l’agresseur. Personne cette fois n’eut besoin de le pousser. Il admirait Boileau comme il admirait Molière ; seulement l’intempérance satirique de Boileau déplaisait à sa nature bienveillante et loyale. Il n’admettait pas que la poésie put être employée à des injures personnelles. La critique, la discussion, à la bonne heure, pourvu que ce fût la discussion en prose ; n’était-ce pas profaner la poésie que de s’en servir comme d’un poignard? C’est là tout ce qu’il reproche à Boileau; il n’eut que le tort de le lui reprocher en plein théâtre dans une comédie qu’il intitula sans nul déguisement : la Critique des satires de M. Boileau.

Le jour où Molière avait appris qu’il serait mis en scène dans le Portrait du peintre, il avait annoncé à ses amis qu’il assisterait à la première représentation. Il y vint en effet très bravement, et se plaça au rang le plus en vue du public. Boileau n’eut pas le même courage; dès qu’il sut que la comédie de Boursault, la Critique des satires de M. Boileau, était affichée dans les rues de Paris comme devant être jouée prochainement, il mit tout en œuvre pour en faire interdire la représentation. Il adressa une requête au parlement qui lui donna gain de cause. Voici les termes de cette requête, retrouvée de nos jours à la Bibliothèque nationale et publiée par M. Hallays-Dabot[5] :


« Vu par la chambre des vacations la requeste présentée par Maître Nicolas Boileau, avocat en la cour, contenant qu’il a appris par une affiche, qui a été mise en tous les carrefours de cette ville de Paris, que les comédiens du Marais jouant actuellement en la rue du Temple devaient représenter sur le théâtre, vendredi prochain, une farce intitulée la Critiqua des satires de M. Boileau, qui est une pièce diffamatoire contre l’honneur, la personne et les ouvrages du suppliant, ce qui est directement contraire aux lois et ordonnances du royaume, n’étant pas permis aux farceurs et comédiens de nommer les personnes connues et inconnues sur les théâtres; à ces causes, requérant estre fait défense au nommé Rosidor, qui a annoncé ladite farce, et autres comédiens de la mesme troupe et tous autres, de représenter sur le théâtre ni ailleurs, en quelque sorte et manière que ce soit, ladite pièce, intitulée dans les affiches la Critique des satires de M. Boileau, ni l’afficher et annoncer de nouveau, à peine de punition corporelle et de 2,000 livres d’amende... »


La peste ! deux mille livres d’amende, sans compter la punition corporelle ! Cette requête irritée reçut des juges un accueil favorable; défense fut faite à Rosidor et à tous autres comédiens de représenter, d’afficher, d’annoncer la farce de Boursault.

On éprouve d’abord un vif étonnement à la lecture d’une telle requête, en se rappelant certaines paroles que Boileau venait d’écrire dans sa préface de 1666. Cette préface est intitulée : Le libraire au lecteur. Le libraire donc, c’est-à-dire Boileau en personne, commence par défendre l’auteur des Satires contre ceux qu’a irrités sa franchise. Il les prie de considérer « que le Parnasse fut de tout temps un pays de liberté, que le plus habile y est tous les jours exposé à la censure du plus ignorant, que le sentiment d’un seul homme ne fait point de loi, etc. » Puis il ajoute : « J’ai chargé encore d’avertir ceux qui voudront faire des satires contre les satires de ne se point cacher. Je leur réponds que l’auteur ne les citera point devant d’autre tribunal que celui des muses, parce que, si ce sont des injures grossières, les beurrières lui en feront raison, et si c’est une raillerie délicate, il n’est pas assez ignorant dans les lois pour ne pas savoir qu’il doit porter la peine du talion. Qu’ils écrivent donc librement. Comme ils contribueront sans doute à rendre l’auteur plus illustre, ils feront le profit du libraire, et cela me regarde. » Quoi ! Boileau s’est engagé à ne pas citer ses contradicteurs, les plus violens même, les plus injurieux, devant un autre tribunal que celui des muses, et dès la première riposte le voilà qui requiert le parlement de lui venir en aide! Je sais tout ce que l’on peut dire à ce sujet. Une satire publiée chez un libraire, une comédie représentée sur la scène, ce sont choses bien différentes. Livrer aux huées de la foule le nom et la personne d’un poète satirique est-ce lui appliquer la peine du talion? Nullement. Boileau a provoqué ses adversaires en champ clos; déserter la lice et frapper l’ennemi sur un terrain où il ne peut se défendre, c’est une sorte de guet-apens. Oui, tout cela est vrai, et cependant il est impossible de ne pas remarquer ici l’étrange démenti que Boileau se donne à lui-même. Entre la déclaration du poète et la requête de l’avocat, la contradiction est trop brusque.

La Critique des satires de M. Boileau ne fut donc pas représentée au théâtre du Marais, mais la pièce fut imprimée bientôt sous un titre modifié, elle s’appelait simplement la Satire des satires. Au moment de lancer son œuvre dans le public, Boursault, malgré sa courtoisie naturelle, était fort animé contre Boileau. Ce n’était pas l’attaque du poète qui l’irritait, c’était le démenti dont nous venons de parler, la requête au parlement, l’arrêt de ce tribunal traitant les comédiens de farceurs et appelant sa pièce une œuvre diffamatoire. Que de choses il voulait répondre et au poète et aux juges! Le frère aîné de Despréaux, Gilles Boileau, eut vent de la chose, et craignant peut-être quelque indiscrétion de la part de Boursault, il le fit prier de ne pas mêler son nom dans cette affaire. Boursault était irrité, il était jeune et fort étourdi ; n’allait-il pas se trouver entraîné à citer quelque mauvais propos de Gilles sur Nicolas? On sait combien le frère aîné, membre de l’Académie française depuis 1659, s’était montré jaloux en 1666 de l’éclatant succès des Satires. Il crut bon de recommander le silence à Boureault en ce qui le concernait lui-même, et ce fut Corneille, le grand Corneille, son confrère à l’Académie, qu’il chargea de cette petite négociation. Ces curieux détails nous sont révélés par une lettre de Boursault dont personne encore n’a fait usage. Au troisième volume de ces lettres, il y en a une qui porte cette suscription : A Monsieur B. de l’Académie française, frère de monsieur D... il faut lire sans hésiter : A monsieur Boileau, de l’Académie française, frère de monsieur Despréaux. Voici cette lettre :


M. de Corneille m’apprit hier que je vous ferais plaisir, monsieur, de ne pas mêler votre nom dans la petite vengeance que je cherche à prendre de l’insulte que monsieur votre frère m’a faite; et j’embrasse avec joie l’occasion que vous m’offrez de vous témoigner le respect que j’ai pour vous. Je vous envoie même les remarques que j’ai faites sur ses ouvrages, et vous prie, s’il m’est échappé quelque chose qui vous offense ou qui puisse l’offenser lui-même, de me faire la grâce de le rayer.

Les Satyres de M. Despréaux ont fait un si grand fracas, et tant de personnes capables de juger des belles choses leur ont donné leur approbation, que je serais aussi emporté que lui, si le peu qu’on y remarque de faible me faisait condamner tout ce qu’il y a d’excellent. J’avoue que la gloire qu’il prétend s’être acquise lui serait légitimement due si l’on acquérait une véritable gloire à faire beaucoup de mauvais bruit, mais pour un homme tel que M. Despréaux, qui, par la délicatesse de sa plume et par la beauté de son génie, pouvait s’attirer des applaudissemens sans restriction, c’est en avoir mal usé que d’avoir réduit tout ce qu’il y a de gens raisonnables à ne pouvoir faire l’éloge de son esprit sans être obligé de faire le procès à sa conduite. S’il est vrai que son génie soit si borné qu’il soit en pays perdu aussitôt qu’il est hors de la satyre, je consens qu’il n’en sorte point; mais vous savez, monsieur, qu’il y a bien de la différence entre satyriser et médire, reprendre et injurier, condamner des crimes et en commettre. Attaquer les vices dans tous les hommes, et faire des peintures de leur noirceur qui donnent de l’horreur à ceux qui, en faisant réflexion sur leur vie, s’en trouvent convaincus, c’est ce qu’on appelle une satyre ; mais déclarer ceux d’un particulier et décliner son nom pour le faire mieux connaître, c’est un libelle diffamatoire.

En vain M. Despréaux cherche des exemples pour autoriser ce qui n’en eut jamais. Si les Romains, qu’il cite dans un discours qu’il a fait sur la satyre, ont quelquefois nommé des gens connus, ils faisaient par prudence ce que fait aujourd’hui monsieur votre frère par le seul plaisir qu’il a de faire du mal. Ceux qu’ils décriaient étaient déjà décriés par les crimes qu’ils avaient commis et par les répréhensions qu’ils n’avaient pu éviter; et si l’on en faisait des portraits épouvantables, c’était pour effrayer la jeunesse qu’ils pouvaient séduire. Mais de tous ceux que nomme M. Despréaux, il n’y en a pas un que je connaisse (si l’on m’en excepte) en qui l’on ne trouve toutes les qualités pour faire d’aussi honnêtes et d’aussi habiles gens qu’il y en ait au monde ; et pour ceux que je ne connais pas, j’en juge favorablement par le mal qu’il ne peut s’empêcher de leur vouloir. Pardonnez-moi, monsieur, si je m’explique un peu plus librement que je ne devrais. Ce n’est pas m’oublier que de parler de M. Despréaux comme je fais, c’est seulement oublier à qui j’en parle; et de peur qu’en me plaignant de lui vous n’ayez lieu de vous plaindre aussi de moi, j’impose silence à toute autre passion qu’à celle que j’ai d’être avec une estime très sincère, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

BOURSAULT.


Quand Boursault eut terminé cette lettre, il en fut tellement satisfait qu’il se dit aussitôt : Voilà ma préface. Il en retrancha seulement les complimens du début, les salutations de la fin, puis il y ajouta une protestation, très respectueuse, mais très libre, contre l’arrêt de cet auguste tribunal dont Boileau avait surpris la religion. Il n’ignore pas ce qu’on alléguera contre lui : il a voulu faire pis que n’avait fait M. Despréaux! Sa réponse est toute prête; quand on a une injure à venger, ne doit-on pas faire un peu plus de mal qu’on n’en a reçu? Ce n’est pas pour avoir « traduit sur le théâtre » celui qui met tant de monde « sous la presse, » non, ce n’est pas pour cela qu’on a interdit la représentation de sa comédie. On l’a condamné pour une cause mensongère : M. Despréaux, dans sa requête, a trompé le parlement. Qu’est-ce que cette accusation de l’avoir diffamé? « Ceux qui se donneront la peine de lire la pièce que je mets au jour verront bien que je n’y ai rien mis de diffamatoire contre son honneur ni contre sa personne, comme il le suppose dans l’arrêt qui fait défense aux comédiens de la représenter. Je ne sais rien de lui qui soit à son désavantage que ce que toute la France sait aussi : c’est-à-dire certaine liberté qu’il prend d’offenser des gens qui ne lui ont jamais fait de mal, et je pense qu’il n’y en aurait guère qui lui refusassent leur estime, s’il faisait un meilleur usage de son génie. »

Cette idée sera précisément la conclusion de la comédie de Boursault, la Satire des satires. A vrai dire, ce n’est pas une comédie, c’est une conversation comme la Critique de l’École des femmes, comme le Portrait du peintre, ou plutôt figurez-vous un essai de critique littéraire sous la forme du dialogue. Boursault aurait pu écrire en prose et directement ce qu’il pensait des premières satires de Boileau; il a mieux aimé le faire dire par un chevalier, homme de sens, homme de goût, l’un de ces honnêtes gens qui comprennent tout sans se piquer de rien, et par une personne de beaucoup d’esprit, la sage et bienveillante Emilie. Autour d’eux sont réunis quelques types de la société du temps, un marquis du bel air, une marquise, jeune veuve et précieuse, la marquise Eudoxe,


Qui se fait appeler la marquise Orthodoxe,
Parce que dans Alger son aïeul fait captif
Pour la religion fut empalé tout vif.


Le marquis du bel air ne jure que par Boileau, mais en même temps il fait des vers que Boileau marquerait sans hésiter d’une flétrissure immortelle. Il s’extasie sur Boileau sans le comprendre, sans le connaître. Aux premières représentations de l’Astrate, il applaudissait à tout rompre ; depuis qu’il sait que l’Astrate a été bafouée par Boileau, Astrale n’offre plus rien qui vaille. D’ailleurs la pièce de Quinault a vieilli. Fort bien, répond le chevalier :


Pompée est déjà vieux, il ne vaut donc plus rien ?
Dans deux ans l’Alexandre et sa sœur l’Andromaque
Ne seront donc plus beaux si quelqu’un les attaque ?
Le Cid, dont tout Paris admira la beauté,
A donc perdu sa grâce avec sa nouveauté ?


Mauvais argument, suivant le marquis ; le Cid n’a rien perdu de sa grâce, puisque Boileau en fait l’éloge, Boileau est le grand juge, le seul juge, l’autorité infaillible. Le Cid a beau ravir depuis trente ans le public obstiné,


Il ne vaudrait plus rien si Despréaux l’eût dit.


On voit ici, même dans ce fanatisme ridicule pour l’auteur des Satires, l’espèce de souveraineté littéraire que Boileau avait conquise dès le premier jour. Boursault, qui essaie de la combattre, ne peut s’empêcher de la reconnaître. Si Boileau a trouvé des partisans aveugles, des adorateurs superstitieux comme ce marquis, cela prouve l’immense effet qu’ont produit ses clameurs. La superstition n’est ici que l’excès et la déviation d’un sentiment juste, par conséquent un symptôme dont l’histoire littéraire doit prendre note.

Boursault le sent bien, et avec son bon sens naturel il n’a garde de nier le génie de son adversaire ; il se borne à en blâmer le mauvais emploi. Sur ce point, il ne laisse la parole à aucun autre. Ce n’est pas Emilie, ce n’est pas le chevalier qui réfutera le marquis, c’est Boursault en personne. Imitant le procédé hardi dont Molière a fait usage dans l’Impromptu de Versailles, il se donne un rôle dans sa comédie. Bien plus, l’Impromptu de Versailles ne nous montre que des figures réelles, savoir Molière et ses camarades ; ici la hardiesse est bien plus singulière : à côté de personnages fictifs comme le marquis et le chevalier, Emilie et Orthodoxe, il y en a un qui se nomme résolument Boursault, Boursault sans déguisement et sans masque, Boursault, l’auteur même de la pièce. Il arrive à la scène V, au milieu du va-et-vient de la conversation. lorsque le marquis proclame la juridiction infaillible et indiscutable de Boileau. Il proteste aussitôt, et ce qui est curieux, c’est qu’il proteste surtout au nom des raisons morales. Il en veut à la satire personnelle, injurieuse, blessante. Avant de s’incliner devant les sentences du poète, il demande que le poète ait des mœurs littéraires plus humaines.

BOURSAULT.


Les ouvrages d’esprit cessent donc d’être beaux,
Dès qu’ils sont attaqués par monsieur Despréaux i

LE MARQUIS.


Qui doute de cela, sieur Boursault?

BOURSAULT.


Moi, peut-être ;
Qui sais rendre justice et qui crois m’y connaître.
Il ne faut pas avoir l’esprit fort délicat,
Pour nommer l’un fripon, appeler l’autre fat.
Qu’a-t-il fait jusqu’ici qu’exciter des murmures?
Insulter des auteurs et rimer des injures?
Quelle honteuse gloire et quel plaisir brutal
De ne pouvoir bien faire à moins de faire mal!
A quel homme d’honneur a-t-il vu sa manie?
Qui jamais à médire a borné son génie?
Quand d’un si grand génie on a l’esprit doué,
Sur la même matière est-on toujours cloué?
A la satire seule est-il beau qu’on s’amuse?
Et n’en peut-on sortir sans égarer sa muse ?


Telle est l’inspiration principale de la comédie de Boursault. Il s’y mêle bien certaines critiques littéraires, les unes très frivoles, les autres assez sérieuses, critiques de détail qui eussent été à leur place dans quelque brochure intitulée remarques, jugemens, observations, suivant l’usage du temps, mais qui sont terriblement languissantes à la scène. Boileau, dans la satire du repas ridicule, a-t-il eu raison de faire figurer un long cordon d’alouettes pressées? mange-t-on des alouettes en été? n’est-ce pas la saison où elles couvent? Grandes questions que le chevalier traite en expert et dont Boileau, suivant lui, aurait dû tenir compte, puisqu’il place son repas au mois de juin. Croirait-on qu’une critique de cette force fit grand bruit dans le monde littéraire du temps, que Boileau prit la peine d’y répondre, et que les commentateurs de l’ancienne école, les Saint-Marc, les Saint-Surin, n’hésitèrent pas à la discuter? Saint-Marc, pour n’en citer qu’un seul, affirme que la faute, si faute il y a, est imputable au fut qui a donné le repas ou au cuisinier Mignot qui l’a préparé; le poète est hors de cause. C’est ainsi, dit-il, que Boileau lui-même se justifiait. Saint-Marc ajoute pourtant, car l’honnête scoliaste a ses scrupules en matière si grave : « Au fond, l’auteur aurait peut-être changé cet endroit, si ses ennemis ne s’étaient pas si fort applaudis de cette critique. »

Une critique plus sérieuse est celle qui concerne le Discours au roi. On connaît ce passage où Boileau déclare que, nourrisson à peine sevré des muses, il ne chantera pas Louis XIV avant d’être plus sûr de ses forces. En attendant, ajoute le poète, je m’exerce sur de moindres sujets.

Et, tandis que ton bras, des peuples redoute,
Va, la foudre à la main, rétablir l’équité
Et retient les méchans par la peur des supplices,
Moi, la plume à la main, je gourmande les vices.


Le chevalier de la comédie trouve là une image singulière. Qu’est-ce que ce bras dont parle Boileau ? Peut-on dire qu’un bras va la foudre à la main? Est-ce une hardiesse poétique? est-ce une faute de langage? Le marquis, tout disposé d’abord à blâmer l’étrange figure quand il ignore qu’elle est de Boileau, fait subitement volte-face dès qu’il apprend que son idole est sur la sellette. Le chevalier, au contraire, en homme qui venge ses amis des sévérités de l’aristarque, prolonge à plaisir la discussion. C’est Emilie, la sage et bienveillante Emilie, qui clôt le débat en ces termes :

… Pour moi, je ne dis oui ni non.
Je condamne avec peine et sans peine j’admire.
Peut-être est-ce bien dit, mais il eût pu mieux dire,
Et les vers dont on parle auraient moins d’embarras
S’il eût mis la personne en la place du bras.
Pour parler nettement, par exemple, on peut mettre :
Que, la foudre à la main, le roi peut tout soumettre.
Par exemple, on peut dire, en parlant de son bras :
Qu’il va lancer la foudre au milieu des combats.
En parlant de lui-même, on peut dire avec grâce :
Que, suivi de la foudre, il va punir l’audace.
Mais dans cette occurrence un meilleur écrivain
N’aurait pas dit qu’un bras va la foudre à la main.

Rien de tout cela n’est bien méchant, et Boileau n’aurait pas eu besoin d’un grand courage pour assister à la première représentation de la Satire des satires, comme Molière avait assisté à la première représentation du Portrait du peintre.

La comédie de Boursault avait été imprimée en 1669. Dix-huit ans plus tard, Boileau atteint d’une maladie assez grave avait été envoyé par son médecin aux bains de Bourbon-l’Archambault. Il y était depuis un mois, fort attristé par momens, fort inquiet de ne pas guérir, quand il reçut une visite sur laquelle il ne comptait guère. On a souvent raconté cette visite de Boursault à Boileau, on a dit que Boursault, receveur des tailles à Montluçon, apprenant que Boileau se trouvait dans son voisinage et qu’il y manquait d’argent, s’empressa d’aller lui porter une bourse de deux cents louis. Cette version, accréditée par le récit du fils de Boursault, a été contestée par les frères Parfaict. Comment croire, disent-ils, que Boileau soit parti pour les eaux de Bourbon sans se munir des sommes nécessaires au voyage? Et si la maladie l’a retenu plus longtemps qu’il n’avait pensé, comment admettre qu’il n’ait pas demandé de l’argent à Paris sans attendre la dernière heure? Laissons là ces détails, je veux dire ces misères; le récit du fils de Boursault n’est qu’un document de seconde main, le raisonnement des frères Parfaict n’est qu’une chicane. Voici cette piquante image : Boursault chez Boileau aux bains de Bourbon-l’Archambault, tracée de la main même de l’auteur des Satires. On la trouve dans une lettre qu’il adresse de Bourbon à Racine le 19 août 1687 : « M. Boursault, que je croyais mort, me vint voir il y a cinq à six jours, et m’apparut le soir assez subitement. Il me dit qu’il s’était détourné de trois grandes lieues du chemin de Montluçon, où il allait, et où il est habitué, pour avoir le bonheur de me saluer. Il me fit offre de toutes choses, d’argent, de commodités, de chevaux. Je lui répondis avec les mêmes honnêtetés, et voulus le retenir pour le lendemain à dîner, mais il me dit qu’il était obligé de s’en aller de grand matin : ainsi nous nous séparâmes amis à outrance[6]. » Une lettre écrite bien des années après complète pour nous ce renseignement sur la réconciliation des deux poètes. Brossette écrit à Boileau le 25 novembre 1701 : « On me mande la mort de M. Boursault arrivée au mois de septembre dernier. Il s’était réconcilié avec vous de fort bonne grâce, et voilà, je crois, un ami de moins<ref> Correspondance entre Boileau, Despréaux et Brossette, avocat au parlement de Lyon, publiée sur les manuscrits originaux par Auguste Laverdet, 1 vol. Paris, Techener, 1858, p. 95. </<ref>. »

A voir Boileau devenir si vite « l’ami à outrance » de Boursault, est-il permis de conjecturer qu’il n’avait pas attendu sa visite aux bains de Bourbon pour apprécier le talent et le caractère de ce galant homme? hélas! non ; sur ce point, les preuves décisives nous manquent. Pendant de longues années, les nouvelles éditions des œuvres de Boileau ont continué de reproduire le trait satirique de 1663 (satire III), aggravé d’une ironie plus vive encore en 1667 (satire IX) :

Puisque vous le voulez, je vais changer de style.
Je le déclare donc : Quinault est un Virgile,
Boursault comme un soleil en nos ans a paru...


C’est seulement après la visite de 1687 que le nom de Boursault disparut pour toujours des satires du poète. Boileau ne se souvenait de ses anciennes rigueurs que pour les effacer de nouveau dans ses conversations et dans ses lettres. C’est ainsi que le 1er avril 1700 il écrivait à Brossette : « M. Boursault est, à mon sens, de tous les auteurs que j’ai critiqués, celui qui a le plus de mérite[7]

J’ai pourtant bien de la peine à croire que la préface de la Satire des satires et plusieurs des vers cités par nous tout à l’heure n’aient pas été comme un aiguillon secret pour Boileau. Une protestation si honnête, au nom de la morale, a dû certainement l’obliger à réfléchir, elle a dû inquiéter cette conscience austère et lui faire concevoir un idéal plus élevé de son art. Dès cette date, en effet, notez ce point trop peu remarqué, plus de satires personnelles, plus d’injures, plus de violences. C’est le moment où il se réconcilie avec Quinault, où il le compte, dit-il, « au rang de ses meilleurs amis, de ceux dont il estime le plus le cœur et l’esprit[8]. » C’est l’heure où apprenant que Chapelain, frappé d’apoplexie, est perdu sans retour, il en éprouve une affliction profonde. Mme de Sévigné est si frappée de sa douleur qu’elle écrit à sa fille : « Despréaux est attendri pour le pauvre Chapelain; je lui dis qu’il est tendre en prose et cruel en vers[9] ». Cruel en vers, non, il ne l’est plus; il se souvient des avertissemens de Boursault. Ses dernières satires sont consacrées à des sujets de doctrine, à des thèses de principes, comme toute la série des Épîtres. Même vigueur, même âpreté mordante, mais dans le domaine des idées pures; les cruautés meurtrières ont disparu.

Tels furent les rapports de Boursault avec les deux écrivains les plus redoutables de son temps. Engagé par l’étourderie de la jeunesse en des luttes imprudentes, berné, conspué, percé de coups dont un autre serait mort, il se relève, et, sans nul ressentiment, toujours souriant, toujours plein de grâce, il finit par noyer ces querelles d’auteur dans le large courant de sa bonhomie cordiale. Victime de « la seule mauvaise action que Molière ait commise », il n’en garde aucun souvenir, et, quand le glorieux maître est enlevé à la scène, c’est lui qui exprime harmonieusement le deuil de la patrie. Attaqué par Boileau, il riposte, mais il riposte en sage, en moraliste, il réussit à se faire entendre du fier censeur et l’oblige à devenir son ami, « un ami à outrance ». Saint-Marc Girardin, citant ce poète oublié dans ses leçons sur La Fontaine, n’a-t-il pas eu mille fois raison de résumer ainsi son jugement : Boursault a été tout à fait un homme d’esprit et un homme de cœur?


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Paris, Firmin Didot.
  2. Voir lettres nouvelles de feu M. Boursault. Paris, 1709, 1. 1er, p. 302. A Madame la marquise de B..., sur l’indigence du théâtre.
  3. On peut dire ici aux lecteurs ce que Boursault lui-même écrivait à l’un de ses protecteurs, Mgr l’évêque et duc de Langres, après lui avoir raconté une histoire suspecte : « Je vous laisse, Monseigneur, une liberté que vous prendriez bien, quand je ne vous la laisserais pas; c’est d’en croire ce qu’il vous plaira. » Boursault, Lettres, t. II, p. 292. L’anecdote sur l’étrange dispute de Corneille et de Racine à l’Académie se trouve dans un Avis rédigé par Boursault et imprimé en tête du Germanicus. Voyez l’édition du théâtre de Boursault publiée en 1725 par la petite-fille de l’auteur et dédiée à la duchesse du Maine, t. II.
  4. Voyez ce que dit le libraire au lecteur dans la préface de 1666 : «Toute sa constance l’a abandonné à la vue de cette monstrueuse édition qui a paru depuis peu. »
  5. V. Histoire de la Censure théâtrale, p. 34. — La requête de Boileau se trouve parmi les manuscrits de la bibliothèque nationale, fonds Delamarre.
  6. Voyez Œuvres de Boileau avec un commentaire par M. de Saint-Surin, t. IV, p. 90-91.
  7. Correspondance de Boileau dans l’édition de Saint-Surin, t. IV, p. 356. — Lettre à Brossette.
  8. Ibid., t. IV, p. 91. — Lettre à Racine.
  9. Lettre du 15 décembre 1673.