Un Poète comique du temps de Molière/02

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Un Poète comique du temps de Molière
Revue des Deux Mondes3e période, tome 30 (p. 351-390).
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UN
POÈTE COMIQUE
DU TEMPS DE MOLIÈRE

II.[1]
BOURSAULT JOURNALISTE ET ROMANCIER.


I.

Dans le temps où Boursault traversait les périlleuses épreuves que nous avons racontées, au plus fort de ses luttes avec Molière et Boileau, il était toujours secrétaire des commandemens de la duchesse d’Angoulême. On a vu quel cas extraordinaire offrait la destinée de cette noble personne, puisqu’elle était la bru d’un roi de France mort depuis une centaine d’années. Cette parenté, sans doute, ne relevait que de l’ordre naturel, mais le duc d’Angoulême, bâtard de Charles IX, avait joué un rôle si important sous Henri IV et Louis XIII que la duchesse sa veuve, sans rechercher les situations d’éclat, avait nécessairement sa place, une place modeste, mais digne, dans la plus haute société du nouveau règne.

Il est vrai qu’elle n’avait point de fortune personnelle ; le vieux duc d’Angoulême, qui l’avait épousée en secondes noces, était mort six années plus tard, la laissant veuve sans enfans et oubliant de la pourvoir. La première femme du duc était une Montmorency, la fille aînée du dernier connétable. De ce mariage était né un fils, un jeune duc d’Angoulême, qui, tout fier d’être un Montmorency par sa mère et par son père un petit-fils de roi, dédaignait fort la nouvelle venue. Cette dernière en effet. Mlle Françoise de Narbonne, appartenait à la petite noblesse de province; elle était fille d’un baron de Montreuil, gentilhomme campagnard de fortune médiocre, qui avait fait admettre son fils comme page au service du vieux duc d’Angoulême. C’est ainsi que le duc, ayant eu occasion de voir la sœur de son page, en tomba éperdument amoureux et l’épousa au mois de février 1644. Il avait soixante-douze ans ; Françoise de Narbonne en avait vingt et un. On devine aisément de quel mauvais vouloir le fils du duc d’Angoulême, qui lui-même commençait à vieillir, devait être animé contre sa belle-mère. Ajoutez à cela qu’il avait épousé une La Guiche, fille du comte de La Guiche, grand-maître de l’artillerie, et que celle-ci se sentait mortifiée de voir la jeune provinciale en possession du droit de préséance dans le monde comme dans la famille. « Elle ne pouvait, dit Saint-Simon, supporter une belle-mère, et si inférieure, après laquelle il fallait passer. »

L’héritier du vieux duc, en 1650, ne s’inquiéta donc en aucune manière du sort de la duchesse; ni lui ni sa femme, quand elle devint veuve en 1653, ne songèrent à détacher une légère part de leurs richesses pour assurer une existence honorable à la personne que leur père avait aimée et qui lui avait été une compagne digne de tous les respects. La duchesse d’Angoulême eût été réduite à l’indigence si Louis XIV ne lui eût accordé une pension de vingt mille livres, et quarante ans plus tard, lorsque les malheurs de la guerre et l’épuisement de la France firent supprimer les pensions, la pauvre femme serait littéralement morte de faim, sans le dévoûment d’une vieille demoiselle qui lui était depuis longtemps attachée et qui la recueillit dans sa détresse. Cette bonne vieille demoiselle possédait un petit bien à douze ou quinze lieues de Paris. Comme la duchesse ne pouvait plus payer le couvent qu’elle habitait dans la grande ville, son humble amie l’emmena chez elle, l’hébergea, la nourrit, adoucit pour elle les amertumes des dernières années et l’isolement de l’heure suprême. Si l’on savait le nom de cette bonne vieille, quelle figure elle pourrait faire (rétrospectivement) sur les listes des prix Montyon ! et quelle heureuse chance pour l’orateur qui aurait à signaler cette charité cordiale ! C’est chez la vieille demoiselle que la duchesse d’Angoulême est morte en 1713, nous dit Saint-Simon, « sans que le roi, ni ses bâtards, ni les riches héritiers des deux ducs d’Angoulême, aient pu l’ignorer, et sans qu’ils en aient eu la moindre honte. »

Nous n’en sommes pas encore à ces jours désolés avec la duchesse d’Angoulême. Boursault n’a pas eu la douleur de voir sa bienveillante patronne réduite à la misère et implorant en vain la pitié du roi. Certainement, tel que nous le connaissons par sa vie et ses œuvres, s’il eût été de ce monde aux dernières années du règne de Louis XIV, il eût écrit de tous côtés en prose et en vers, il eût tourmenté les puissans, les grands seigneurs, les ministres, les altesses, le roi lui-même, il eût remué ciel et terre plutôt que de laisser la protectrice de sa jeunesse dans un tel abandon. A la date où nous sommes arrivés, de 1660 à 1680, la duchesse d’Angoulême tient encore son rang à la cour avec autant de dignité que de réserve. La dignité, la majesté même, accompagnée d’une grande douceur, voilà bien ce qui frappait en elle dès le premier abord, ce que tout le monde louait naturellement, la ville comme la cour, et le naïf Boursault comme l’altier Saint-Simon. « C’était, dit Saint-Simon, une grande femme parfaitement belle et bien faite encore quand je l’ai vue, qui avait quelque chose de doux, mais de majestueux. Elle représentait la dignité et la vertu, qui fut chez elle sans tâche et sans ride toute sa vie. » Grâce à la pension que lui faisait le roi depuis la mort du vieux duc, elle eût pu reparaître à la cour et se remarier ; elle aima mieux se confiner dans une sorte de refuge, au couvent de Sainte-Elisabeth, où elle avait loué un appartement qui convenait à son rang et à sa position de fortune. Elle n’était pas cependant tout à fait séparée de Versailles. Saint-Simon nous dit qu’elle s’y montrait peu, mais qu’elle y recevait toujours un accueil des plus honorables. « Elle venait, dit-il, une fois ou deux l’année à la cour, où sa vertu et sa conduite la faisaient bien recevoir de tout le monde, et du roi avec distinction. »

Malgré ce bon accueil et cette distinction, Saint-Simon ajoute qu’elle n’a « jamais participé à aucun des nouveaux honneurs comme la duchesse de Verneuil, sous prétexte que la bâtardise de son mari n’était pas des rois bourbons. » Le fait est que, d’après cette noble théorie, la duchesse de Verneuil avait sur la duchesse d’Angoulême un avantage décisif; la duchesse d’Angoulême n’était bâtarde que d’un Valois, la duchesse de Verneuil était bâtarde d’un Bourbon. Il y avait du reste plus d’un rapport de situation entre elles, et c’est pour cela sans doute que Saint-Simon, en parlant de la duchesse d’Angoulême, pense naturellement à la duchesse de Verneuil. Suivant la loi de nature, les deux duchesses étaient unies par les attaches d’une étroite parenté. La duchesse de Verneuil avait épousé le fils de la marquise de Verneuil et du roi Henri IV; or la marquise de Verneuil, belle-mère de la duchesse, était la fille légitime de cette Marie Touchet qui, après avoir donné le jour au duc d’Angoulême, fils de Charles IX, s’était mariée à un gentilhomme de la cour, François de Balzac d’Entraigues, gouverneur d’Orléans. Le duc d’Angoulême et la marquise de Verneuil étaient donc deux enfans de la même mère, l’un naturel, l’autre légitime, en sorte que la duchesse d’Angoulême, d’après les liens du sang, était belle-sœur de la marquise de Verneuil et tante de la duchesse, sa bru. Saint-Simon a raconté comment cette bru, la duchesse de Verneuil, fille du chancelier Séguier, fut élevée un jour au rang de princesse du sang, par cela seul qu’elle avait épousé un bâtard d’Henri IV[2]. Voilà pourquoi la duchesse d’Angoulême, dont la bâtardise ne se rattachait qu’à un Valois, « ne participa, dit Saint-Simon, à aucun des nouveaux honneurs, comme la duchesse de Verneuil. »

On comprend sans peine pourquoi d’aussi étranges détails ont trouvé place dans notre récit. Nous avions besoin de marquer d’une façon précise la situation de la protectrice de Boursault. L’aimable poète lui donne toujours le titre d’altesse. La duchesse d’Angoulême n’était pas devenue princesse du sang, elle n’avait aucun droit au titre d’altesse royale; mais elle commandait le respect par sa dignité naturelle comme elle gagnait les cœurs par sa bonté. On le vit bien aux heures de détresse, quand le roi lui retira le secours dont elle vivait. Avez-vous remarqué les termes employés par Saint-Simon, lorsqu’il rend témoignage à la haute vertu de la duchesse? Vertu sans tache ne suffit pas, il ajoute vertu sans ride. Cela ne veut-il pas dire que cette personne, si digne, si réservée, a toujours gardé quelque chose déjeune et de souriant? La majesté chez elle n’excluait pas la finesse, ni l’austérité la bonne grâce. Je ne m’étonne plus dès lors que les gentillesses, les gaîtés, les gauloiseries même de Boursault, loin de la scandaliser, l’aient divertie. C’est sous son patronage que Boursault a commencé d’être le gazetier des compagnies illustres, un gazetier dont raffolaient les plus nobles seigneurs, le grand Condé, la grande Mademoiselle, le duc-évêque de Langres et nombre de personnages éminens, conseillers d’état et magistrats de haut bord, qui se disputaient l’honneur de recevoir de lui des paquets de nouvelles rédigées en prose et en vers. Boursault était bien jeune encore, il n’avait guère que vingt-deux ou vingt-trois ans, lorsque, chargé par la duchesse d’Angoulême d’une affaire qui l’obligea de se rendre à Sens, il lui écrivit le récit de son voyage avec toute sorte de drôleries, mêlant les vers à la prose, riant de lui-même et de ses mésaventures, exposant ses embarras financiers, racontant sa visite au château de Vaux, où Fouquet lui fait donner 30 pistoles pour un sonnet; enfin, décrivant son voyage de Melun à Montereau par le coche, et de Montereau à Sens sur une haridelle efflanquée, laquelle eût mieux convenu au dernier rustre qu’à un homme vêtu d’un bel habit de moire : « Avec un aussi bel habit, jugez, madame, quelle figure je faisais sur une haridelle qui, outre cinq ou six incommodités dont la moindre suffirait pour faire mourir un cheval de la grande écurie, avait une bride de corde et des étriers de bois.

« Paré comme un roi de la Chine
Et blond comme l’astre du jour,
Tous les paysans d’alentour
S’étonnaient de ma bonne mine.
En chaque village où j’allais
On disait que je ressemblais
Un soleil qui va faire éclipse;
Et, s’il faut ne vous céler rien,
Le cheval de l’Apocalypse
Était moins maigre que le mien. »


Ce badinage, à peu près du même temps que le voyage de Chapelle et de Bachaumont, fut le début de Boursault comme rédacteur de feuilles légères. Il n’avait songé qu’à rire, le voilà engagé journaliste. C’était vers 1661, la duchesse d’Angoulême était allée sans doute passer quelques jours à Versailles, elle montra cette lettre au prince de Condé, on en par la au roi, les courtisans applaudirent; bref, le gentil Boursault, au temps même où Molière l’outrageait en plein théâtre, et où Boileau lui déclarait la guerre, devenait le gazetier de la cour.

Il paraît bien, d’après les renseignemens du fils de Boursault, que la première de ces gazettes fut pour le roi. A tout seigneur tout honneur. Le roi, « en lui donnant une pension de 2,000 livres avec bouche à cour, lui ordonna de travailler à cette gazette et de la lui apporter toutes les semaines[3]. » Peste! quel succès dès le premier jour! Voilà un secrétaire intime qui est en passe de bien faire son chemin par le monde. Évidemment, c’est la bonne duchesse d’Angoulême qui lui vaut cela, plus encore que son esprit et sa plume. Peut-on s’étonner que cette fortune soudaine lui ait un peu tourné la tête? Quand nous le voyons s’engager si étourdiment dans les luttes de l’année 1663 et croiser le fer avec Molière, si nous voulons comprendre une telle audace, il faut nous souvenir de ce vin capiteux que la cour lui faisait boire à longs traits. Quoi ! le pauvre échappé de Mussy-l’Évêque était un des auteurs favoris du jeune roi ! Le jeune roi voulait lire toutes les semaines une gazette écrite de sa main !

Boursault s’acquitta lestement de son office à la satisfaction du roi et des courtisans ; mais, hélas ! tout n’est qu’heur et malheur sur cette mer semée d’écueils. Un jour le gazetier ne sut comment remplir sa gazette, le nouvelliste se trouva sans nouvelle. A la ville, à la cour, rien qui méritât d’être conté gaîment et de servir au divertissement du monarque. Boursault, dînant chez le duc de Guise, se plaignait de son indigence, quand le duc s’offrit aussitôt à le tirer d’embarras. Il avait un sujet tout propre à réjouir le roi et la cour. C’était une aventure qui venait de se passer à deux pas de son hôtel, chez une brodeuse en vogue, à qui les capucine du Marais faisaient broder un saint François. Leur sacristain, s’étant rendu chez la brodeuse pour s’informer si l’ouvrage avançait, s’amusa d’abord à voir courir sur le canevas l’aiguille de l’habile ouvrière, et peu à peu, pris de sommeil, laissa tomber sa tête sur le métier. Voilà la barbe du capucin qui se confond avec la barbe de saint François. Précisément, la brodeuse s’occupait du menton de son personnage. Une idée lumineuse lui vient à l’esprit. Quel écheveau de soie vaudrait cette vénérable barbe pour terminer la figure du saint? Elle prend son aiguille la plus fine, et doucement, légèrement, elle y introduit un des fils de cette longue toison blanche qui repose sur le métier. Ensuite les doigts de fée se mettent à l’œuvre, l’aiguille passe et repasse dans les mailles du tissu ; voilà une barbe comme nulle brodeuse n’en a brodée, une barbe qui ferait envie aux merveilleux ateliers des Gobelins. A la fin pourtant le bon religieux se réveille et se sent pris au lacet. O scandale! Se jouer ainsi de la barbe d’un capucin ! Le bonhomme se fâche, la commère riposte, et la querelle prend les allures d’un poème héroï-comique. La joyeuse artiste a déplacé le débat; ce n’est plus entre la brodeuse et le capucin qu’il y a une question à vider, c’est entre le capucin et saint François d’Assise. Lequel cédera, le fondateur de l’ordre ou l’obscur disciple ? Toute la cause est là, car il faut que l’un des deux y laisse sa barbe, il faut que l’un des deux soit rasé.

L’histoire se prêtait aux gentillesses d’une plume gauloise. Boursault, piqué au jeu, joignit ses broderies moqueuses au travail de la fée, et en composa, c’est son fils qui nous le dit, « la plus jolie de toutes ses gazettes. » Le théatin ajoute : « Le roi, qui était jeune, en rit beaucoup et n’y trouva point à redire. La vertueuse reine Marie-Thérèse, qui était la piété même, ne laissa pas d’en rire aussi et n’en fut point scandalisée. Toute la cour à l’envi en apprit les vers par cœur. » Brillant succès et dont le poète n’aurait eu qu’à se réjouir si ses feuilles légères, s’envolant de la cour à la ville, ne fussent arrivées aux capucins du Marais. Les capucins étaient déjà fort irrités de l’outrage fait à la barbe de leur vénérable frère; quand ils surent qu’un gazetier en égayait le public, ils n’eurent cesse que le coupable ne fût puni. Ils s’adressèrent au confesseur de la reine pour obtenir aide et protection auprès du roi. Ce confesseur était un cordelier espagnol qui n’entendait pas raillerie; il parla si vivement à la reine que la bonne Marie-Thérèse se trouva toute confuse d’avoir pu écouter en souriant pareille impiété. A son tour, et afin d’apaiser ses scrupules, elle pressa le roi de faire un exemple. Le roi prit la chose en plaisanterie : faire un exemple pour un badinage ! punir un homme d’esprit pour la plus innocente des historiettes ! flétrir comme une licence un amusement dont toute la cour a ri, et la reine la première! Voilà ce qu’il lui dit, et bien d’autres choses encore, car il mit tous ses soins à l’adoucir; il n’y réussit point, et « la voyant obstinée à le prendre sur le sérieux, il la laissa la maîtresse de faire tout ce qu’elle voudrait. »

Alors, — c’est toujours le théatin, fils de Boursault, qui nous fournit ces curieux renseignemens, — la reine manda le chancelier Séguier, « à qui elle ordonna de retirer le privilège accordé à l’auteur et de l’envoyer à la Bastille jusqu’à nouvel ordre pour lui apprendre à ne pas badiner avec les saints. » Le chancelier, qui aimait les gens de lettres, et qui appréciait personnellement Boursault, exécuta les ordres de la reine le plus doucement qu’il lui fut possible. Il savait bien d’ailleurs qu’il ne déplairait pas au roi, si en atténuant les rigueurs de la reine il déjouait les injonctions du confesseur espagnol. Il fit venir l’officier chargé d’arrêter Boursault et lui recommanda des ménagemens particuliers : «Qu’on laisse à M. Boursault tout le loisir nécessaire pour écrire au roi et à ses protecteurs. » L’officier se conforma si bien aux ordres du chancelier, il fut si courtois et de si bonne composition, que le poète, déjeunant avec quelques amis au moment où lui arriva cette visite inattendue, le pria de se mettre à table avec eux. Les convives étaient gens d’esprit, le maître du logis les mettait en verve, et il est probable que l’officier de la maréchaussée n’avait jamais assisté à pareille fête, car, bien que Boursault ne fût pas fort content, nous dit son fils, du gîte où il devait coucher, il ne perdit rien de sa belle humeur. Le repas terminé, il profita du loisir qu’on lui laissait pour écrire à M. le Prince, à Louis de Bourbon, celui que l’histoire appelle le grand Condé. Allait-on renouveler, sous une influence espagnole, les persécutions des mauvais jours? Allait-on traiter le candide Boursault comme on avait traité quarante années auparavant l’audacieux Théophile? C’étaient les disciples de saint Ignace qui avaient fait brûler Théophile en effigie, c’étaient maintenant les fils de saint François qui envoyaient à la Bastille le plus inoffensif des hommes. Où s’arrêterait-on dans cette guerre des saints contre les poètes? Pourquoi ce déchaînement du paradis contre le Parnasse?

Grand prince, on me traite d’impie,
Et d’un hardi faiseur de vers,
Qui de ses traits malins perça tout l’univers
On veut que je sois la copie.
Les gens de bien sont ébaudis
De voir les saints du paradis
Déchaînés contre le Parnasse;
Car, auguste sang de nos rois,
C’était autrefois saint Ignace
Et c’est aujourd’hui saint François.

Il continuait ainsi gaîment, vivement, et le ton seul de sa lettre, cet accent de bonhomie et de candeur, protestait assez contre la sotte accusation d’impiété. La lettre fut portée sans retard au prince de Condé, qui s’empressa d’aller trouver le roi. Condé n’eut pas besoin d’insister; le roi était gagné d’avance, il révoqua sur-le-champ l’ordre auquel il avait consenti par faiblesse et Boursault ne coucha point à la Bastille. Seulement il fallait ménager la reine, la condamnation dont la reine avait frappé le pauvre poète devait, comme disent les gens de loi, sortir au moins une partie de son effet; Boursault reçut l’ordre de ne plus écrire sa gazette, et, chose bien plus grave, nous dit son fils, sa pension de 2,000 francs fut supprimée.

Il lui restait toujours sa plume et la faveur du grand monde. Cette gazette que le roi lui défend de continuer, il l’écrira pour le prince de Condé, pour M. de Fieubet, conseiller d’état, pour le duc-évêque de Langres. Ce sont choses privées, confidentielles; le roi ne lui a interdit que la publicité de la cour. La première gazette adressée au prince de Condé est une lettre en date de 1665. Le prince, qui est dans son château de Chantilly, a chargé Boursault de lui envoyer des nouvelles de Paris et de Versailles, un libre journal à sa façon, moitié prose, moitié vers. Boursault commence par les nouvelles de cour :


Monseigneur,

Pour obéir aux ordres que j’ai reçus de Votre Altesse sérénissime de lui mander toutes les nouvelles que je pourrais savoir, je lui dirai que le roi et la reine allèrent dimanche dernier au-devant de la reine d’Angleterre jusqu’à Pontoise. Sa Majesté britannique répondit si bien aux honnêtetés que lui firent les Majestés françaises, que ce fut à qui s’en ferait le plus; et si le neveu fut ravi de voir sa tante, il est aisé de croire que la tante ne le fut pas moins de voir son neveu.

Depuis un honneur si sublime
On dit que Pontoise s’estime,
Et qu’elle veut aller du pair
Avec les villes du bel air.
On dit même que sa rivière
Était ce jour-là toute fière...


Elle était si fière, si triomphante, cette aimable rivière d’Oise, qu’elle ne pouvait s’arracher à ce spectacle. Le poète la décrit allant, venant, tantôt remontant vers sa source pour passer une fois de plus devant le roi, tantôt ralentissant sa marche afin de prolonger son plaisir, sans nul souci de ce qu’elle doit à Neptune. Il affirme enfin

Qu’en des endroits l’eau paresseuse
Faisait tout exprès la dormeuse,
Et qu’elle serait encor là,
N’était que le roi s’en alla.


Est-ce un trait de satire, une contrefaçon piquante des hyperboles de cour? on serait d’abord tenté de le croire. Mais non, il ne fait que rire et gazouiller sans intention moqueuse. Il parle sur le même ton des souffrances de la reine mère Anne d’Autriche, et du mal qui faillit emporter le roi d’Espagne Philippe IV, père de la reine de France. Il est vrai que les deux augustes malades sont rétablis et que leur guérison peut s’annoncer gaîment. Ensuite viennent des nouvelles de l’intérieur et de l’extérieur, la préparation du grand travail qui joindra la Méditerranée à l’Océan, les exploits du duc de Beaufort contre les corsaires barbaresques, un tremblement de terre dans la Calabre, tout cela présenté de la façon la plus comique. Il y a surtout, à propos de la victoire navale du duc de Beaufort, le récit d’un duel héroïquement burlesque entre un More et un chrétien, récit qui rappelle certaines pages du Typhon et dont eût raffolé Théophile Gautier. Le More a perdu le bras gauche et la jambe droite, le chrétien a perdu le bras droit et la jambe gauche. Ainsi accommodées, ces deux moitiés d’homme recommencent la lutte à cloche-pied. Le chrétien, pour diminuer l’avantage de son adversaire à qui le bras droit reste encore, lui tranche le pouce d’un coup de sabre. Le More, sans faiblir, appelle tout haut ses autres doigts à la vengeance de ce pouce, leur vaillant compagnon; mais tandis qu’il se baisse pour ramasser son cimeterre échappé de sa main sanglante, le chrétien l’envoie en enfer. Quant à lui, rendant l’âme le même jour, il monte au paradis. « Et moi, dit le poète, qui crains de les suivre trop loin dans ces mondes inconnus,

Et moi, qui sais mal cette carte,
De crainte que je ne m’écarte
Si je pénètre plus avant,
Je passe à l’article suivant. »


Le combat naval du duc de Beaufort, les préparatifs de la grande opération de Riquet, le voyage du jeune roi au-devant de sa tante Henriette de France et leur rencontre à Pontoise, la guérison d’Anne d’Autriche et de Philippe IV menacés de mort l’un et l’autre par les maladies les plus graves, tous ces faits nous avaient indiqué l’année à laquelle se rapporte cette gazette de Boursault, gazette non datée comme presque toutes ses lettres. Voici une aventure qui nous fournit une indication plus précise encore. Après la date de l’année, la date du jour. Vous vous rappelez dans la satire de Boileau sur les femmes cette peinture d’une réalité hideuse, qui effrayait le goût plus timoré de Racine, que Boileau retrancha en effet suivant le conseil de son ami et qu’il n’imprima qu’après sa mort, — vous vous rappelez ce portrait du lieutenant-criminel Jacques Tardieu et de sa digne compagne, les deux types de la plus sordide avarice. Après avoir peint d’une touche hardie leurs haillons, leurs guenilles, les chiffons de la femme ramassés dans l’ordure,

Ses bas en trente endroits percés,
Ses souliers grimaçans vingt fois rapetassés,
Ses coiffes d’où pendait au bout d’une ficelle
Un vieux masque pelé presque aussi hideux qu’elle,


Boileau nous dit seulement qu’un beau jour des voleurs, sachant quelle rafle ils pourraient faire dans les caisses de ces harpagons, entrèrent chez eux et les tuèrent. Quand Boileau publia cette satire en 1694, il y avait près de trente ans que le meurtre avait eu lieu. C’est le 24 août 1665, jour de la Saint-Barthélémy, que Jacques Tardieu et sa femme furent assassinés dans leur demeure, sur le quai des Orfèvres, par deux frères, deux bandits, René et François Touchet, lesquels, arrêtés sur le théâtre même du crime et jugés sans délai, furent rompus vifs le 27. Eh bien ! c’est le lendemain de l’assassinat que Boursault en parle dans sa gazette adressée au prince de Condé. Il vient de lui raconter à sa manière, c’est-à-dire avec certaines suppositions plaisantes, le tremblement de terre du pays de Naples, puis de ces choses lointaines revenant à la catastrophe de la veille, il fait la transition en ces termes :


Je crois, monseigneur, ne pouvoir mieux dédommager Votre Altesse sérénissime d’une nouvelle douteuse qu’en lui en disant une dont il est impossible de douter. Hier, jour de saint Barthélemi, on fit une véritable Saint-Barthélemi du lieutenant-criminel et de sa femme, et c’est une chose assez extraordinaire pour devoir n’être pas récitée en langage commun :

Hier près du cheval de bronze,
Entre l’heure de dix et d’onze,
On assassina (grâce à Dieu)
Feu messire Jacques Tardieu.
Ce grâce à Dieu, par parenthèse.
Ne dit pas que j’en sois bien aise;
Mais quand un malheur nous advient,
Comme c’est de Dieu qu’on le tient
Et qu’il est la première cause
Qui fait arriver toute chose,
Lorsqu’il condamne ou qu’il absout,
On lui doit des grâces de tout.
Ainsi, quoi que chacun en pense,
Soit châtiment, soit récompense,
Soit qu’il ait souffert le trépas
Pour aller là-haut ou là-bas,
Soit qu’il se chauffe en purgatoire,
Hier, si j’ai bonne mémoire,
On assassina (grâce à Dieu)
Feu messire Jacques Tardieu.

Pour madame la lieutenante,
Si bien née et si bienfaisante,
D’un seul coup de barre de fer
On lui mit la cervelle à l’air;
Et sa belle âme, à la même heure,
Voyant démolir sa demeure,
S’en alla par un si grand trou...
Je n’ai pas besoin de dire où.


Après avoir défilé son chapelet d’aventures, Boursault s’excuse modestement auprès du prince : « N’est-il pas vrai, monseigneur, que c’est suffisamment ennuyer Votre Altesse et que je ne lui ferais pas plaisir de lui envoyer souvent de si longues lettres ? Souvenez-vous, s’il vous plaît, que c’est vous qui l’avez absolument voulu, et qu’il n’y a personne qui ose vous résister qui ne s’en repente. »

Le grand Condé n’était pas le seul qui fût si friand des lettres de Boursault. La grande Mademoiselle partageait le même goût et signifiait les mêmes ordres. Elle recevait donc la même gazette. Le journal inédit avait souvent deux exemplaires, l’un pour le vainqueur de Rocroy, l’autre pour la duchesse de Montpensier, la petite-fille d’Henri IV, la nièce de Louis XIII, la cousine de Louis XIV. Voilà une liste d’abonnés où la qualité suppléait au nombre. Nous apprenons la chose par les lettres de Boursault lui-même. Une de ces lettres, adressée à Son Altesse Royale Mademoiselle, fait allusion à ce numéro où il est question de la maladie de la reine mère et de la victoire navale remportée par le duc de Beaufort. Boursault est bien sûr que tout ce qui concerne la reine mère aura intéressé Mademoiselle, dont les bons soins ont tant contribué à la guérison de l’auguste malade; mais le récit de la victoire de M. de Beaufort, « bien qu’il renferme une description assez particulière, » lui aura-t-il procuré le même plaisir? Ce doute le tourmenterait peut-être, s’il ne connaissait l’art de s’en débarrasser cavalièrement : « Après tout. Mademoiselle, quand je ne vous divertirai pas, je ne ferai rien contre ce que je vous ai promis. Je ne puis rien donner à Votre Altesse Royale qui soit digne d’Elle, si je ne l’emprunte d’Elle-même. Les beautés médiocres ne sont pas pour les esprits sublimes, et je désespère de pouvoir jamais rien faire d’achevé, à moins que vous ne m’offriez des occasions de parler de vous. » Le moyen de se plaindre après des explications comme celles-là! Je suis sûr, pour ma part, que le duel du chrétien et du More aura intéressé la grande Mademoiselle autant qu’il divertissait le grand Condé.

La princesse palatine du Rhin, Anne de Bavière, qui deux années auparavant (1663) avait épousé le duc d’Enghien, fils du prince de Condé, recevait aussi des gazettes de Boursault. On l’appelait simplement Mme la duchesse, comme on appelait son mari M. le duc. Parmi les lettres de Boursault, j’en trouve une qui porte cette adresse : A Son Altesse Sérénissime Madame la Duchesse, et qui fait mention des feuilles hebdomadaires à elle envoyées par l’aimable rimeur. Cette lettre, qui n’a point de date, est évidemment de l’année 1666, puisqu’il y est question de la mort de la reine mère arrivée le 20 janvier. Je demande la permission de la citer tout entière pour la double indication qu’elle renferme : elle prouve d’abord l’activité de Boursault comme gazetier du grand monde, elle montre aussi les naïves libertés du poète, en assurant, ce me semble, un brevet d’affabilité assez rare à celle qui ne s’en offusquait point. La duchesse était grosse et sur le point d’accoucher. Voici cette lettre :


Madame,

Voici la troisième semaine que je ne vous mande rien de gai et Dieu sait si cela m’ennuie. Toutes les fois que j’écris des lettres qui sont tristes et que je prends la liberté de les adresser à Votre Altesse sérénissime, il me semble que je lui envoie des billets d’enterrement ; et je m’imagine que c’est un honneur que je dérobe, quand je l’entretiens de quelques matières qui ne la divertissent pas. Après tout, madame, ce n’est pas ma faute. Si la maladie de la reine empire, je n’en suis pas la cause; si Sa Majesté meurt, je n’y puis que faire; et si Votre Altesse sérénissime est présentement en travail d’enfant, je n’en peux mais. Apparemment je reprendrai bientôt mon style enjoué et je me servirai de ma façon d’écrire qui vous plaît le plus : car enfin la reine est morte pour longtemps, et Votre Altesse sérénissime n’accouchera pas tous les jours. Demeurez d’accord, madame, que je m’acquitte mieux d’un hommage galant que d’une offrande sérieuse, et que je ne suis bon qu’à faire pleurer quand je ne cherche pas à faire rire. Hé! s’il se peut, que Votre Altesse se dépêche de mettre un prince au monde... Ah ! madame, si vous faites un fils, que de charmantes petites pièces je m’en vais mettre au jour! A présent que je suis devenu poète pour l’expiation de mes péchés, je solenniserai sa naissance par les plus jolis vers du monde. J’ai déjà commencé un sonnet pour monseigneur le prince, que je ne puis achever tant il est beau! Deux de mes amis, qui soutiennent eux-mêmes qu’ils ont de l’esprit, et à qui je fis dernièrement grand’chère, l’ont applaudi de toute leur force; et depuis ce temps-là, je n’oserais douter que je ne sois poète-juré, de peur de faire tort à leur jugement. Je ferai tous mes efforts pour l’achever, quand on m’apprendra que vous ne souffrirez plus. Le travail de Votre Altesse sérénissime empêche le mien, et je ne puis enfanter de vers que vous n’ayez enfanté un prince. Hâtez-vous donc, madame, de remplir les désirs de toute la France ; et laissez-moi joindre des souhaits aux vœux que font pour vous ceux qui sont avec autant de respect que moi, madame, de Votre Altesse sérénissime,

Le très humble et très obéissant serviteur,

BOURSAULT.


Bien que l’auteur de ces gazettes princières les rédigeât incognito, comme il le dit lui-même à la duchesse de Montpensier, le bruit s’en répandit bientôt à la cour. Des demandes nouvelles furent adressées au journaliste, plus d’un seigneur à la mode s’efforça d’obtenir un abonnement. Boursault ne pouvait suffire à la tâche. Obligé de choisir ses cliens, il faisait quelquefois passer les gens d’esprit non titrés avant les ducs et pairs. Un jour, un homme du meilleur monde, M. de Fieubet, conseiller d’état, qui avait du suivre le roi à Fontainebleau pour un temps assez court, fit promettre à Boursault de lui adresser pendant cette absence quatre lettres envoyées de Paris, quatre lettres de nouvelles, c’est-à-dire quatre gazettes, chacune contenant une fable. Boursault commençait à se préoccuper d’un rôle plus sérieux, il voulait relever ses badinages par des leçons de sagesse et de morale pratique. Il concevait déjà l’idée de paraître comme un Ésope à la cour et à la ville, de résumer son expérience du monde à la façon de l’esclave de Phrygie, de donner ses conseils sous forme d’apologues. M. de Fieubet avait donc obtenu la promesse de quatre gazettes renfermant quatre fables. Comment en effet résister à un tel homme ? Ce conseiller d’état était la fleur de la société d’élite. Voltaire, dans son Siècle de Louis XIV, nous dit sans marchander, et cela d’après la tradition, que nul n’a plus soigneusement recueillie : « M. de Fieubet a été un des esprits les plus polis de ce siècle[4]. » Saint-Simon, qui raconte de lui une aventure des plus divertissantes, un tour audacieusement comique joué à l’un de ses collègues sur la route de Saint-Germain, ne peut se dispenser pourtant de le caractériser en ces termes : « C’était un conseiller d’état très capable, d’un esprit charmant, dans le plus grand monde de la ville et de la cour, et dans les meilleures compagnies, recherché par toutes les plus distinguées[5]… » Ce n’était pas un médiocre honneur à Boursault d’être recherché ainsi par celui que tout le monde recherchait.

Boursault était si bien recherché par M. de Fieubet que le brillant conseiller d’état, pour avoir plus tôt sa gazette, l’envoyait chercher de Fontainebleau par son laquais. Nous assistons ici aux procédés tout primitifs de ce singulier journalisme. Un grand laquais de M. de Fieubet, — c’est à Boursault que nous devons ce détail, — est arrivé la veille à huit heures du soir, annonçant qu’il repartirait le lendemain à midi. Il a ordre de rapporter le journal ; sa présence est un avertissement, il faut que Boursault en finisse. Midi sonne, midi et demi, une heure… Quel retard ! Monsieur a-t-il terminé ? Pas encore. La verve ne lui ferait pas défaut, ce sont les sujets qui manquent. Quoi ! de huit heures du soir au lendemain midi, faire tout seul une gazette ! aller aux nouvelles, raconter, commenter, et résumer le tout dans une fable ! Ce sera le début de sa missive : « Si j’étais dans un âge à obtenir des lettres de rescision, je vous jure, monsieur, que je me ferais relever de l’engagement que vous avez exigé de moi… » Il convient pourtant de s’acquitter. Voici la seule nouvelle qu’il ait apprise ; fâcheuse nouvelle, hélas ! Un excellent homme, M. de Rouilly, très pauvre et très respectable, que M. de Fieubet assistait généreusement, est mort dimanche dernier. Le lendemain est mort un gros monsieur ***, mêlé à tous les tripotages des trente dernières années et plus riche que trois ducs et pairs, « en choisissant parmi ceux qui ont le moins de dettes. » Le contraste prête au développement. Boursault s’y lance bride abattue. Il écrit, il écrit, la plume court, prose et vers s’alignent sur le papier, la fable est achevée tant bien que mal, puis enfin, n’ayant pas le temps de poursuivre, car le grand laquais s’impatiente, il clôt brusquement sa lettre : « Au reste, monsieur, quand j’aurais de plus agréables nouvelles à vous mander, votre laquais ne me donnerait pas le loisir de vous les apprendre. Il me soutient qu’il est plus d’une heure, et, de peur que je n’hésite à le croire, je l’entends qui en jure sur son honneur. C’est m’avertir qu’il est temps de vous jurer sur le mien que personne n’a jamais été et ne sera jamais avec plus de respect et d’attachement que moi, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. »


II.

Les gazettes que nous venons de parcourir appartiennent presque toutes aux années 1665 et 1666. C’est le centre même de la période batailleuse dans la vie de Boursault. En 1663 il a écrit le Portrait du peintre, et Molière s’est vengé de lui dans l’Impromptu de Versailles; en 1667 il a reçu de Boileau un coup de pointe et il a essayé de prendre sa revanche par la Satire des satires. Eh bien ! ce qui me frappe dans toutes ses missives de 1665 et des années suivantes, c’est qu’il n’y est jamais question ni de Molière, ni de Boileau. Cependant l’occasion était belle. Soutenu par la faveur de tant de grands personnages, le correspondant de Condé, de la duchesse de Montpensier, de la duchesse d’Enghien, de M. de Fieubet, aurait bien pu se servir de ses journaux pour donner cours à ses rancunes littéraires. Non, il n’avait pas de rancunes. Vous chercheriez en vain dans ses premières lettres la moindre allusion aux violences de Molière, aux rigueurs de Boileau ; et plus tard, quand il prononcera leurs noms dans une autre série de lettres, ce sera pour glorifier leur génie et rendre hommage à leurs bonnes actions. Nul homme au XVIIe siècle n’a été moins entaché que Boursault de ce vice ridicule et odieux appelé trissotinisme.

Aussi éprouve-t-on quelque surprise de rencontrer dans un de ses romans, daté à peu près de ce temps-là, des sentimens d’hostilité contre Racine, sentimens de parti pris, cela est manifeste, et qui ont l’air de s’adresser moins à Racine lui-même qu’à l’ami de l’auteur des satires. Nous avons quatre romans de Boursault : Artémise et Poliante, publié en 1670, le Marquis de Chavigny, mis au jour la même année, le Prince de Condé, qui parut en 1675, enfin une histoire espagnole en deux volumes, Ne pas croire ce qu’on voit, dont le père Niceron n’indique pas la date et qu’on ne trouve aujourd’hui que dans l’édition du xviip siècle[6]. Eh bien! de ces quatre romans, le premier en date renferme, on ne sait pourquoi, un préambule assez long, qui n’a aucun rapport avec le fond du sujet et qui est une sotte critique du Britannicus de Racine.

Artémise et Poliante, tel est le titre de ce roman. L’auteur vient d’assister à la première représentation de Britannicus, cette tragédie nouvelle de M. Racine annoncée avec tant d’enthousiasme par les amis du poète que tous ceux « qui se mêlent d’écrire pour le théâtre en étaient menacés de mort violente.» Aussi, tous les auteurs attitrés, au lieu de se réunir comme d’ordinaire sur le banc formidable, s’étaient-ils dispersés de côté et d’autre, afin de mieux dissimuler la honte de leur déroute. Qu’était-ce donc que ce banc formidable? Un banc de l’Hôtel de Bourgogne où les auteurs avaient coutume de se rassembler « pour décider souverainement des pièces de théâtre. » Ce détail que les historiens littéraires de nos jours, plus curieux que leurs aînés, ont recueilli avec soin, c’est Boursault qui nous le fournit. Banc formidable, en effet : que de jalousies assises là côte à côte ! que de haines rangées en bataille ! que de batteries d’engins meurtriers chargés jusqu’à la gueule! C’est de cette batterie que les épigrammes éclatent et que sont lancés les arrêts de mort! Or ce jour-là, le 11 décembre 1669, le banc formidable était désert, tant messieurs les auteurs avaient craint d’être frappés en pleine poitrine et de tomber morts coram populo. « Pour moi, dit Boursault, qui me suis autrefois mêlé d’écrire pour le théâtre, mais si peu que par bonheur il n’y a personne qui s’en souvienne, je ne laissais pas d’appréhender comme les autres, et dans le dessein de mourir d’une plus honnête mort que ceux qui seraient obligés de s’aller pendre, je m’étais mis dans le parterre pour avoir l’honneur de me faire étouffer par la foule. » Mais il paraît que le parterre n’était guère mieux garni que le banc formidable. Un spectacle de hasard, on dirait aujourd’hui une conférence, faisait à l’Hôtel de Bourgogne une concurrence redoutable. Certain marquis de Courboyer avait promis, je ne sais à quel propos, de fournir la justification publique de ses titres de noblesse. Or tous les marchands de la rue Saint-Denis, si exacts ordinairement aux premières représentations de l’Hôtel de Bourgogne, avaient donné cette fois la préférence au marquis. « Je me trouvai si à mon aise, ajoute Boursault, que j’étais résolu de prier M. de Corneille, que j’aperçus tout seul dans une loge, d’avoir la bonté de se précipiter sur moi, au moment que l’envie de se désespérer le voudrait prendre. »

Ces froides plaisanteries ont du moins le mérite de nous montrer quelles espérances enthousiastes précédèrent l’apparition de Britannicus. C’est une indication qui ne manque pas d’intérêt pour l’histoire littéraire. J’en dirai autant de ce qui concerne l’attitude de Boileau en cette glorieuse journée. On a beau connaître à fond l’amitié de Boileau et de Racine, on a beau se rappeler que Boileau, le rude censeur des sots livres, avait des admirations d’artiste pour le génie et qu’il salua d’applaudissemens les débuts de ses grands contemporains encore inconnus ou contestés, il y a plaisir à le voir prendre si vivement parti pour Britannicus, s’associer si complètement aux inspirations de l’auteur et aux émotions du public, se montrer tour à tour étonné, ravi, — car c’est tout cela qui nous est donné en spectacle, même dans cette caricature crayonnée par Boursault :


M. D... (évidemment M. Despréaux), admirateur de tous les nobles vers de M. Racine, fit tout ce qu’un véritable ami d’auteur peut faire pour contribuer au succès de son ouvrage et n’eut pas la patience d’attendre qu’on le commençât, pour avoir la joie de l’applaudir. Son visage qui, à un besoin, passerait pour le répertoire du caractère des passions, épousait toutes celles de la pièce l’une après l’autre, et se transformait comme un caméléon à mesure que les acteurs débitaient leurs rôles : surtout le jeune Britannicus, qui avait quitté la bavette depuis peu, et qui lui semblait élevé dans la crainte de Jupiter Capitolin, le touchait si fort, que, le bonheur dont apparemment il devait bientôt jouir l’ayant fait rire, le récit qu’on vient faire de sa mort le fit pleurer; et je ne sais rien de plus obligeant que d’avoir à point nommé un fonds de joie et un fonds de tristesse au très humble service de M. Racine.


Mauvaise caricature, encore une fois, et cependant image précieuse à conserver, puisqu’elle nous fait voir la part que Boileau a prise aux premières victoires de son ami. Voilà bien l’homme qui a composé des strophes si aimables à propos de l’École des femmes et qui a écrit toute une dissertation à la louange de Joconde. Bien plus, lorsque Boileau, sept ans plus tard, écrira l’épître à Racine au sujet de la chute de Phèdre (1677), sa première pensée sera de lui rappeler ses jeunes chefs-d’œuvre, Andromaque, Britannicus, préparant le triomphe d’Iphigénie ; et cette sympathie ardente, dont Boursault veut se moquer, ce « fonds de joie et ce fonds de tristesse » dont Boursault essaie de faire une peinture ridicule, l’ami de Racine les reproduira de nouveau en écrivant ces nobles vers :

Que tu sais bien, Racine, à l’aide d’un acteur,
Émouvoir, étonner, ravir un spectateur !


C’est ainsi que les pages les plus rebattues des grandes œuvres reprennent un caractère de vie et de vérité naïve quand on les replace dans leur milieu. Voilà Boursault, le Boursault de 1670, le Boursault d’Artémise et Poliante, qui nous aide, par ses railleries même, à mieux apprécier Boileau !

On voit que dans ce premier roman de Boursault, c’est surtout l’histoire littéraire qui nous attire. Je dois dire pourtant que le roman lui-même ne manque pas d’un certain charme. Vous n’y trouverez aucune des fadeurs de Mlle de Scudéry, quoique Boursault, dans sa première jeunesse, ait été, comme Boileau lui-même, un admirateur du Grand Cyrus et de Clélie. C’est plutôt le genre de la Princesse de Clèves, beaucoup de grâce, beaucoup de passion, et, sous la douceur trop molle, sous l’élégance trop uniforme du langage, un sentiment très vif de la réalité. Boursault affirme en effet qu’Artémise et Poliante est une histoire réelle et même une histoire de son temps. La grande dame qui l’avait prié à souper le soir de la première représentation de Britannicus en avait écrit une douzaine de pages qu’elle lui communiqua ce soir-là même avec des mémoires pour l’achever, s’il voulait bien en prendre la peine. Il lut ce commencement de l’histoire qui le charma. Il y sentait bien une main de femme et « des beautés confuses, » mais il ne laissait pas d’y trouver son compte et il espéra que les autres y trouveraient le leur, si cette confusion disparaissait. Aussitôt il se mit à l’œuvre, changea seulement les noms des personnages, car la noble dame les avait hardiment conservés et se garda bien d’altérer en quoi que ce soit la vérité des incidens.

C’étaient, notez ce point, quelques-uns des plus grands noms du royaume. Deux personnages, « tous deux de naissance à marcher immédiatement après les princes du sang, tous deux considérés par l’auguste mère de Louis XIV qui était alors régente, et qui passaient tous deux pour les plus vaillans hommes de leur temps, » se trouvèrent divisés par la guerre de la fronde. Ils s’étaient vus de si près sur les champs de bataille qu’ils avaient conçu l’un pour l’autre une singulière estime. Dès que la paix les rapprocha, cette estime profonde se changea en une tendre amitié. Ces deux illustres personnages, dont le nom est inscrit sans doute dans les mémoires de Saint-Simon, Boursault les appelle Coridon et Poliante. La femme de Coridon, l’aimable Artémise, accoucha bientôt d’une fille qui reçut le nom de sa mère, et la même nuit, à la même heure, la belle Uranie, femme de Poliante, donna le jour à un fils qui fut appelé comme son père. Poliante et Artémise, voilà les deux héros de cette romanesque histoire. Destinés l’un à l’autre par l’affection qui unit leurs parens, les deux enfans grandissent ensemble et s’accoutument à s’aimer. Des impressions naïves et pures se gravent dans ces jeunes âmes :

..... Crescent illæ, crescetis, amores!


Les années s’écoulent au milieu de ces suaves tendresses ; voici l’heure où il faut séparer Artémise et Poliante pour qu’ils achèvent leur éducation. Poliante est envoyé au collège de la Flèche, Artémise est confiée à sa tante, abbesse du couvent de ***. Comment ces débuts si simples, si simplement tranquilles et doux, sont-ils subitement troublés? Comment Artémise s’imagine-t-elle que Poliante l’oublie, que Poliante l’abandonne? C’est ce qu’il faut lire dans le récit de Boursault. Naïfs incidens qui amènent des scènes pathétiques : Artémise veut oublier aussi Poliante et se consacrer à Dieu. Quelle ferveur soudaine ! quelle exaltation ! quelle horreur du monde et de ses mensonges! L’abbesse y est trompée comme Artémise elle-même, jusqu’au jour où Poliante, la mort dans l’âme, vient voir sa fiancée au couvent. A la vue du jeune gentilhomme dont elle se croit séparée à jamais, la religieuse s’évanouit; et lui, quand il l’aperçoit sous ce long voile, vêtue de cette robe de bure, derrière la grille du cloître, il tombe inanimé sur les dalles du parloir. Ce n’était là qu’une première épreuve. A peine rentrée dans le monde, Artémise inspire une ardente passion à un des plus grands seigneurs de la cour qui la recherche en mariage. Ce prince, que l’auteur appelle Clidamant, ne serait-ce pas le prince Henri-Jules de Bourbon, le fils du grand Condé? Cette pensée vient naturellement à l’esprit du lecteur, quand on voit Clidamant recevoir dans son château le père et la mère d’Artémise, et donner à la jeune fille une fête si magnifique. Le château est à dix lieues de Paris; on va y représenter la nouvelle tragédie de Corneille, Othon, qui n’a encore été jouée qu’à Fontainebleau[7]. A voir cette fête splendide, ce superbe jardin, ces cascades, ces jets d’eau, ces grottes, toutes ces merveilles dont parlera Bossuet, qui donc ne penserait à Chantilly? Quoi qu’il en soit, Clidamant ou Condé, le prince ne réussit pas à se faire aimer d’Artémise. Il adresse alors sa demande au père d’Artémise, pensant « qu’il serait ravi de voir entrer sa fille dans une maison si considérable que la sienne, » mais le père, comme la jeune fille, reste fidèle à Poliante et à la parole donnée, le prince est éconduit, c’est Poliante qui épouse Artémise.

Est-ce tout? Pas encore. Après le romain des jeunes amours voici le roman du mariage, La guerre de 1667 vient d’éclater. Louis XIV passe la revue de ses années dans les plaines d’Arras. Poliante, du sang dont il est, ne peut manquer à ce rendez-vous de la noblesse de France ; comme tous les gentilshommes de son âge, il est allé prendre sa place dans le bataillon des volontaires. La Flandre est envahie et la campagne s’ouvre par le siège de Tournay. Poliante s’y distingue au premier rang ; mais quels sont donc ces deux cavaliers qui le suivent partout, la visière basse, et qui accourent à ses côtés dès qu’un danger le menace? Un jour, devant les murs de Courtray, au milieu de la canonnade, il a son cheval tué sous lui, et pendant qu’il cherche vainement à se débarrasser de ses arçons, des ennemis se précipitent pour le saisir; aussitôt le cavalier à la visière baissée arrive bride abattue, et, renversant d’un coup de feu le premier des assaillans, il met les autres en fuite. Devant Douai, devant Lille, mêmes aventures, mêmes prouesses des deux sauveurs, de l’un d’eux surtout, apparaissant toujours à point nommé pour protéger la vie du jeune gentilhomme et se replongeant dans la mêlée. Au siège de Lille, à l’assaut d’une demi-lune, les échelles ayant été plantées contre les remparts, Poliante est un des premiers à l’escalade. Le soldat mystérieux montait immédiatement après lui, quand une pierre énorme lancée du haut de la muraille le renverse parmi les morts qui jonchaient le fossé. Cette fois, c’est à Poliante de courir au secours de l’inconnu. Sans s’inquiéter de son propre péril, il descend de l’échelle en toute hâte, saute dans le fossé, se penche vers ce dévoué compagnon d’armes et lui ôte son casque. Grand Dieu ! c’est Artémise. Par bonheur elle n’est qu’étourdie du coup qu’elle a reçu, tant son armure est d’une trempe solide ; et tout est bien qui finit bien. Voilà un épisode du siège de Lille. Cette illustre matière, dit Boursault, appartient à l’histoire du plus grand monarque de l’Europe. « Ma plume n’étant pas assez fameuse pour l’entreprendre, je me contente d’en avoir détaché celle que je donne au public, où, malgré tout ce qu’il y a de surprenant, je n’ai rien mis qui ne soit aussi véritable que les victoires qui doivent éterniser l’année 1667.»

Le Marquis de Chavigny, s’il faut en croire l’auteur, est encore une nouvelle historique, et une nouvelle qui se rapporte, comme Artémise et Poliante, à des événemens contemporains. C’est l’histoire d’une femme, d’une veuve, victime d’un horrible forfait, et qui obtient du marquis de Chavigny la punition du coupable. La scène se passe à Candie ; le marquis de Chavigny, grand seigneur français au service de la république de Venise, n’apparaît là que comme un justicier. Il vient de remettre sous l’obéissance de la république une ville voisine de Candie que les Turcs avaient prise par l’imprudence du chef qui la commandait. Au moment où il s’établit en victorieux dans cette place, une femme en grand deuil, éplorée, éperdue, vient se jeter à ses genoux et lui demander justice. C’est une Française, la femme d’un gentilhomme de la cour de Louis XIV. Le marquis la relève, l’interroge, mais la belle veuve ne fait que sangloter, et le crime dont elle réclame le châtiment est si odieux qu’il lui serait impossible de le raconter elle-même. C’est sa sœur qui se charge de ce soin, tandis qu’elle se retire dans une pièce voisine, car ce récit fait en sa présence l’accablerait de confusion et de honte. Horrible histoire, en effet; résumée en quelques traits, débarrassée des longueurs, des incidens, des subtilités du récit, c’est un vrai mélodrame, un mélodrame qu’on est tout surpris de rencontrer au XVIIe siècle et sous la plume de Boursault.

Une jeune fille, merveille de grâce et de beauté (l’auteur la nomme Bélise pour ne pas la trahir), après avoir attiré les hommages des plus brillans gentilshommes de la cour, a épousé un jeune seigneur nommé Agénor. Imaginez un paradis d’amour conjugal, c’est la vie d’Agénor et de Bélise. Jamais on ne vit union plus heureuse. Cette félicité sans nuages ne devait pas empêcher un gentilhomme français d’entendre les appels de la gloire et de l’honneur. Il arriva bientôt que la Hongrie, menacée par les Turcs, appela tous les chrétiens à son secours. La France lui envoya une armée. Une foule de jeunes héros, le comte de Sault, le marquis de Ragny, le chevalier de Rohan, le duc de Bouillon, le marquis de Villeroy, le marquis de Castellane, le marquis de Tréville, se joignirent au comte de La Feuillade et au marquis de Coligny qui devaient commander les troupes françaises. (Ici, du moins, Boursault ne craint pas de citer les véritables noms.) Agénor partit avec eux. On sait l’histoire de cette expédition de 1664. Français et Magyars, sous les ordres de Montecuculli, jetèrent l’armée du grand-vizir dans les eaux de la Raab[8]. Nos gentilshommes reviennent couverts de gloire, non pas tous, hélas! plus d’un manque à l’appel, et de ce nombre est le mari de Bélise. Voilà la pauvre veuve plongée dans le désespoir. Deux années s’écoulent, deux années d’abattement, de désolation, pendant lesquelles deux personnes sont seulement admises à la voir, sa sœur aînée, qui lui est comme une mère, et un ami d’Agénor, un de ses compagnons d’armes dans la guerre de Hongrie. Cet ami, nommé Léonce, paraît le plus dévoué, le plus discret, le plus respectueux des hommes; au fond, c’est un méchant et un traître. Circonvenue par ses perfidies doucereuses, Bélise finit par consentir à une proposition qui dès le premier mot lui faisait horreur. La voilà remariée, et ce Léonce, qui semblait un amant si résigné, n’est pour elle qu’un abominable despote. Six mois après, Agénor revient en France ; il n’était pas mort à la bataille de Raab, il était tombé aux mains d’un pacha qui l’avait emmené captif en Turquie. Dès qu’il apprend que sa femme est l’épouse de Léonce, il n’a plus qu’une idée en tête : tuer le faux ami, l’imposteur, le misérable qui lui a volé son trésor. Léonce a trompé Bélise pour l’amener à violer sa foi. La société n’a pas de tribunal qui puisse faire justice d’une telle infamie. Il faut que le criminel meure de la main de celui qu’il a outragé. Agénor provoque Léonce en duel et le tue.

Voilà des scènes assez vives ; eh bien ! ce n’est que le prologue du drame. Le meurtrier de Léonce, poursuivi par la justice, se hâte de prendre la fuite, emmenant Bélise avec lui. Ils arrivent à Lyon, descendent jusqu’à Marseille, s’embarquent pour l’Italie et se rendent à Venise, où le fugitif espère regagner la faveur de Louis XIV en servant le doge contre les Turcs dans la guerre de Candie. Cependant avant d’offrir son épée à la république, il a des comptes à régler à Constantinople. L’officier turc entre les mains duquel il est tombé à la journée de Raab est un homme généreux qui a conçu pour son prisonnier un sentiment d’amitié tout chevaleresque. Oliman-Pacha ne peut se passer d’Agénor, et c’est pour le garder auprès de lui qu’il met sa rançon à un prix inaccessible. A la longue pourtant, comme il le voit consumé de tristesse et en danger de mourir, il lui a permis de retourner en France pour y retrouver sa femme et se procurer l’argent de son rachat. Le gentilhomme français, esclave de sa parole, a vendu à la hâte tout ce qu’il pouvait vendre ; il s’embarque donc pour Constantinople avant de rien conclure à Venise et va remettre à Oliman-Pacha le prix de sa délivrance. Le Turc, ravi de le voir, et touché de sa fidélité, non-seulement refuse d’accepter sa rançon, mais le comble de présens magnifiques. Le pacha et le gentilhomme se quittent avec des protestations d’éternelle amitié. Revenu à Venise, Agénor ne tarde point à gagner la faveur du conseil des Dix. Son nom, son courage, la part qu’il a prise à l’expédition de Hongrie, celle qu’il prend tous les jours dans l’île de Candie aux combats contre les Ottomans, le désignent pour les postes d’honneur. Il est chargé de garder un port qu’il vient d’enlever aux Turcs et que les Turcs veulent reprendre. Attaqué par les galères ennemies, il les coule à fond ou les capture, si bien que la garnison électrisée porte aux nues le vainqueur des infidèles, le dompteur des barbares. La haine du Vénitien pour le Turc excite jusqu’à l’enthousiasme la sérieuse estime qu’inspire le commandant. Au milieu de ces cris de joie, hélas! quelle douloureuse surprise pour le vainqueur ! au nombre des captifs se trouve son bienfaiteur, son ami, son frère, Oliman-Pacha. Il essaie de lui rendre sa liberté, mais comment déjouer la surveillance haineuse des soldats vénitiens? Les stratagèmes qu’il emploie sont bien scabreux, bien coupables même, si coupables que le commandant acclamé la veille est accusé de trahison et condamné à mort. Déjà le chef qui le remplace fait dresser l’échafaud où l’infortuné doit périr. Ce chef est un homme abominable, un scélérat aussi lâche que féroce. Il a vu Bélise à Candie, il la convoite; la condamnation d’Agénor est à ses yeux une circonstance propice qui va lui permettre d’assouvir sa passion. Ces préparatifs menaçans n’ont d’autre but que d’accélérer la visite de la malheureuse femme. Bélise arrive, elle supplie, elle implore un délai, elle rappelle les services de son mari, elle demande le temps de plaider sa cause, d’obtenir sa grâce auprès du gouvernement de la république. — Non, madame, non, votre mari va périr, à moins que vous ne le rachetiez. Plus sa vie vous est chère, plus le prix en doit être grand; et si vous n’avez qu’un présent médiocre à me faire, vous n’avez aucune grâce à espérer. — C’est la scène de Laffemas et de Marion Delorme dans le drame de Victor Hugo. Seulement Bélise n’est pas une Marion, Bélise est pure et n’a pas eu besoin, comme l’amante de Didier, de se refaire une âme. Aussi quelle horreur éprouve la pauvre suppliante, quand Ariston (c’est le nom de ce coquin) répond à son indignation par ces doucereuses et cyniques paroles : « Si mes conventions ne vous plaisent pas, madame, il vous est aisé de ne pas les accepter, et de préférer à la vie de votre époux un fantôme d’honneur et une gloire chimérique. Vous savez à quel prix je la mets, cette vie dont vous faites tant de cas en apparence : il ne tiendra qu’à vous de la lui sauver, mais usez bien des momens que vous avez : dans trois heures, il ne sera plus temps de m’offrir ce que je vous demande, et si je n’ai de nouvelles avant le terme que je vous prescris, la mort de votre époux, que j’aurai le plaisir de précipiter, vous en apprendra des miennes. »

La malheureuse, folle de désespoir, finit par se résignera l’odieux sacrifice. Le bourreau, en mettant la main sur sa proie, avait signé la promesse de lui rendre Agénor le lendemain; il le rendit en effet, mais après l’avoir fait étrangler dans sa prison. A l’heure même où Bélise perdait l’honneur, Agénor avait perdu la vie.

C’est alors que Bélise était venue demander justice du monstre au marquis de Chavigny. Que décida le marquis, après le récit détaillé de cette tragique histoire? Il était tout-puissant, il venait d’arriver comme généralissime dans la ville où le crime avait eu lieu: il fit arrêter sur-le-champ le scélérat qui l’avait commis; mais le châtiment de ce misérable pouvait-il rendre l’honneur à la veuve d’Agénor? Ce ne fut point l’avis du marquis de Chavigny. Le noble justicier pensa qu’une autre réparation devait précéder le supplice, il pensa que Bélise devait consentir à épouser Ariston, et qu’Ariston, cette réparation accomplie, devait être immédiatement décapité. Bélise, révoltée d’abord à l’idée de ce mariage, surmonta bientôt ses répugnances, et quand le marquis de Chavigny lui donna la main pour la conduire à ces noces sanglantes, une joie vengeresse éclairait le visage de l’épousée. Ariston sortit de sa prison pour aller à l’autel et fut mené de l’église à l’échafaud.

Tel est le jugement proposé par le marquis de Chavigny, jugement que le sénat de Venise avait confirmé, dit Boursault, « par un arrêt célèbre, » et dont l’exécution « mémorable » illustra le nom du marquis, autant que ses victoires sur les Turcs.

Ces deux premières nouvelles, écrites pour le divertissement d’un monde dont Boursault était à la fois l’amuseur et le confident, renferment-elles une part de vérité? Il est difficile de répondre à cette question. Du moins, une chose curieuse à noter, c’est le soin que prend l’auteur de faire croire à la réalité de son récit. Son fils, le théatin, qui est ici l’écho de la société d’élite, nos dit que ces deux romans, le Marquis de Chavigny, ainsi qu’Artémise et Poliante, sont écrits « avec tout le feu et toute la politesse imaginable. » Retranchez ce que cet éloge a de trop exclusif, il en restera, ce me semble, une appréciation exacte. Dans l’un comme dans l’autre, il y a certainement beaucoup de feu, et aux situations même les plus violentes, la narration conserve une politesse qui ne se dément jamais. Ce sont bien là des pages qui de toute façon appartiennent au XVIIe siècle.

Au contraire, le Prince de Condé, publié en 1675, relèverait plutôt du XVIe siècle, non-seulement par le fond du sujet, mais par la manière dont ce sujet est traité. On croit par instans lire une page de Brantôme, ou du moins (pour ne pas sortir du XVIIe siècle), on pense à quelques-uns de ces hardis détails qui n’effrayaient pas la plume de Saint-Simon. Vous rappelez-vous le récit des étranges aventures de Lauzun? Vous rappelez-vous le jour où le duc de Lauzun, qui n’est encore que le marquis de Puyguilhem, voulant surprendre un secret qui l’intéresse, se cache sous un lit qui va recevoir le roi et la Montespan? C’est par une scène absolument pareille que débute le roman du Prince de Condé. Ce prince de Condé est le frère d’Antoine de Bourbon, roi de Navarre, le beau-frère de Jeanne d’Albret, l’oncle de celui qui sera un jour Henri IV. On sait combien il était vif, impétueux, ardent aux galanteries comme aux batailles. C’était le grand adversaire des Guise. Un jour, à la cour de la reine mère Catherine de Médicis (c’était sous le règne de François II, le jeune époux de Marie Stuart), le prince de Condé remarque la beauté éblouissante de Mlle de Saint-André, la fille du maréchal. Ne serait-ce pas là une conquête digne de lui? Le galant, comme dit La Fontaine, y voyait double profit à faire. Le maréchal de Saint-André était l’ami intime des princes lorrains, ennemis déclarés des Bourbons, et la fille du maréchal allait épouser le prince de Joinville, fils du grand-duc de Guise. S’emparer de cette belle créature et la souffler à un Guise, quelle tentation pour un prince de Condé ! Il fait donc sa déclaration à la jeune fille, qui le repousse avec dédain. Il essaie de la rencontrer seule une seconde fois, elle l’évite, et au moment où elle s’enfuit, un papier tombe de sa poche. Il le ramasse; que voit-il? un billet où se trouvent ces mots : « Ne manquez pas de vous rendre, à une heure après minuit, dans la chambre des métamorphoses. Celle où nous passâmes la dernière nuit est trop près de l’appartement des reines... » Les paroles qui suivent ne laissent aucun doute; c’est un amant favorisé qui donne rendez-vous à la fière jeune fille dans une des chambres du Louvre. Le prince, piqué au jeu, veut savoir quel est le vainqueur. Il se glisse avant minuit dans la chambre indiquée, et comme il n’y a là ni cabinet ni armoire, il est obligé de se cacher sous le lit, un grand lit majestueux entouré d’une balustrade. On dirait que Saint-Simon s’est souvenu de ce passage de Boursault, lorsque, racontant l’incartade de Lauzun, il fait cette réflexion : « Une toux, le moindre mouvement, le plus léger hasard, pouvait déceler ce téméraire. Ce sont de ces choses dont le récit étouffe et épouvante à la fois[9]. » Le prince de Condé était blotti là depuis un moment, quand sa montre, « dont le timbre était parfaitement bon, » se mit à sonner douze coups « qui le firent jurer douze fois. » Comment se débarrasser du délateur? Jeter sa montre par la fenêtre, cela offrait trop de difficultés et trop de périls ; il la tira de sa poche, en brisa tout les ressorts et la remit ensuite où il l’avait prise. Une heure s’écoule, une heure terriblement longue, puis deux personnes arrivent à pas de loup. Mlle de Saint-André d’abord, ensuite le roi lui-même, le jeune époux de Marie Stuart. Vous devinez l’épouvante du prince de Condé; si on le découvrait sous ce lit, quel parti les Guise tireraient de cette aventure! Armé, la nuit, dans un tel lieu, près du roi sans défense, que venait-il y faire sinon attenter aux jours de François II, et préparer par un crime l’usurpation des Bourbons! Heureusement, tandis qu’il regrette, un peu tard, l’imprudence qu’il a commise, le valet de chambre, confident de ses secrets nocturnes, vient avertir le roi que la reine est sur le point d’accoucher. Tout le palais est en rumeur. Le roi, de peur d’être surpris, s’éloigne en toute hâte, et le rendez-vous est remis au lendemain.

Le lendemain, le prince de Condé raconte l’histoire à ses amis, Coligny et Dandelot. Voilà une affaire qui peut nuire à leurs adversaires, les Guise et le maréchal Saint-André. Comment se servir de cette découverte sans nommer, bien entendu, celui qui l’a faite? Là-dessus on consulte la femme de Coligny, personne de grand sens, qui se charge d’amener la reine à tout savoir le plus naturellement du monde[10]. Elle lui remettra le billet du rendez-vous en lui disant seulement qu’on l’a vu tomber de la poche de Mlle de Saint-André; quant à ce qu’il renferme, elle jurera qu’elle ne l’a point lu. La reine reconnaîtra l’écriture du roi, et la chose ainsi lancée suivra son cours. Fort bien; mais, en venant faire sa visite à Marie Stuart, l’amirale, distraite par un incident, oublie l’affaire qui l’amène, et c’est elle qui à son tour laisse tomber de sa poche le billet accusateur. Quand elle se rappelle l’objet de sa visite, elle cherche son billet et ne le trouve plus. Le prince de Joinville, qui se trouvait placé près d’elle, l’a ramassé sans mot dire et l’a confisqué. Le voilà, lui aussi, en possession d’un secret, et quel secret! Mme l’amirale, la sévère huguenote, reçoit des billets galans! à son âge! avec ses principes! quel scandale d’hypocrisie! Joinville communique sa découverte au duc de Guise, de même que Condé avait communiqué la sienne à Coligny. On délibère dans l’état-major catholique comme on avait délibéré dans l’état-major protestant. Hier les protestans auraient été fort aises de jouer un bon tour au maréchal de Saint-André et au fils du duc de Guise; aujourd’hui c’est le fils du duc de Guise et le maréchal de Saint-André qui seraient tout heureux de déshonorer Coligny. Bref, il est décidé que le maréchal, le duc de Guise et son fils s’arrangeront de manière à surprendre Mme l’amirale avec son galant dans la chambre des métamorphoses. Ils arrivent, ils entrent, chacun tenant une lumière à la main; qui trouvent-ils? Deux personnes couchées au lit et dormant; l’inconnu, c’est le roi, et au lieu de Mme de Coligny qu’ils espéraient surprendre flagrante delicto, le maréchal reconnaît sa fille, le duc reconnaît sa bru, le prince reconnaît sa fiancée.

Le pire, c’est que tous les trois, pour infliger une plus grande confusion à l’amirale, avaient invité à ce beau spectacle deux jeunes seigneurs de leur parti, deux princes de la maison de Bourbon, le duc de Montpensier et le prince de La Roche-sur-Yon. Dire la consternation des uns, les rires étouffés des autres, l’effarement de Mlle de Saint-André, le courroux du roi, les défiances de la reine mère, le dépit de la jeune reine, les rumeurs de la cour, le triomphe de Condé et de ses amis, c’est vraiment chose impossible. Bientôt pourtant les choses s’arrangèrent. Les Guise furent dédommagés, la reine mère, qui avait craint l’influence de Mlle de Saint-André sur l’esprit du roi, vit bien que cette influence ne la gênerait point. Marie Stuart reprit son indifférence. « Alors, dit Boursault, le prince de Condé, voyant que chacun était content, cessa de l’être, et, n’ayant pu se faire aimer de Mlle de Saint-André, il s’en voulut faire haïr. »

La haine qui anime Mlle de Saint-André contre le prince de Condé, les intrigues, les calomnies, les crimes même devant lesquels la maîtresse de François II n’hésite pas pour perdre son ennemi, voilà toute la première partie du roman. La scène hardiment scandaleuse et comique de la chambre des métamorphoses n’est ici qu’un prologue, et de ce prologue on passe tout droit à la conjuration d’Amboise, aux états d’Orléans, à l’arrestation du prince de Condé. Dans l’autre moitié du roman, ce n’est plus la vengeance d’une femme qui conduit les événemens, c’est au contraire un amour caché, un dévoûment tendre et mystérieux. Ce prince que Mlle de Saint-André poursuit d’une implacable haine, une autre personne de la cour le protège et le sauve en mainte rencontre. Devinez, si vous le pouvez, le nom de cette protectrice invisible : c’est Mme la maréchale de Saint-André, une toute jeune femme que le vieux maréchal a épousée en secondes noces et qui n’est guère plus âgée que sa belle-fille. Contraste et lutte de deux ardentes passions féminines ! Au reste, cette lutte ne se prolonge pas longtemps. Mlle de Saint-André, après la mort de François II, se retire à l’abbaye de Longchamps et disparaît de la scène, la maréchale reste seule au premier rang de l’action.

Qu’y a-t-il de vrai dans tout cela? Boursault insinue qu’il s’est servi des mémoires de l’époque. Cependant une chose certaine, c’est que les mémoires publiés n’en parlent pas. En ce qui concerne le premier point, c’est-à-dire l’histoire de Mlle de Saint-André, il n’y en a nulle trace dans le recueil de pièces qui porte le nom du prince de Condé. Ni Pierre de La Place, ni Régnier de La Planche n’en disent mot. Brantôme s’occupe assez souvent du maréchal de Saint-André, de sa femme, de sa fille; il a aussi mainte occasion de parler du prince de Condé, il cite à plusieurs reprises cette fille de la cour de la reine mère, Mlle de Limeuil, qui fut une des maîtresses du prince; s’il a connu les étranges rapports de Mlle de Saint-André avec l’adversaire des Guise, il s’est montré vraiment bien discret. Enfin, chose plus frappante encore, M. Vitet, qui a si bien mis en scène toutes les péripéties des états d’Orléans, l’attitude des Bourbons, le rôle des Guise, le double jeu de Catherine de Médicis, l’arrestation du prince de Condé, puis la mort subite de François II et l’élargissement du prisonnier, ne se rencontre pas une seule fois pour l’explication des faits avec le récit de Boursault. On sait pourtant avec quel soin il avait consulté les sources, de quelle main fine et sûre il avait fouillé les vieux documens.

Quant aux aventures de la maréchale, je trouve deux indications rapides, il est vrai, mais qui sont de nature à éveiller l’attention, l’une dans Brantôme, l’autre dans Moréri. Brantôme, parlant des richesses du maréchal de Saint-André, de son magnifique château de Vallery, de ses « superbités et parures de beaux meubles très rares et très exquis, » ajoute ce renseignement : « La plupart desquels meubles Mme la maréchale de Saint-André, étant veuve, donna à M. le prince de Condé avec ladite maison de Vallery, tout en pur don, pensant l’épouser[11]. » Le renseignement donné par Moréri est plus grave encore et plus significatif ; Moréri nous apprend que Mlle de Saint-André, s’étant retirée à l’abbaye de Longchamps après la mort de François II, y mourut toute jeune encore « du poison que lui fit donner sa mère, dans l’espérance d’épouser le prince de Condé. » Voilà des drames secrets qui semblent se rapporter aux tragiques histoires racontées par Boursault. C’est bien en effet l’amour de la maréchale de Saint-André pour le prince de Condé, amour à la fois mystérieux et emporté, discret et violent, qui domine toute la fin du récit. Le rôle militaire et politique de Condé, le massacre de Vassy, la bataille de Dreux, la conclusion de la paix, bref les plus graves événemens de l’année 1562 laissent toujours apercevoir dans l’ombre l’ardente physionomie de la maréchale. Enfin, sept ans plus tard, le soir de la bataille de Jarnac, quand Montesquieu, sachant que Condé vient de se rendre, court à lui, le trouve blessé près d’un buisson, et froidement, lâchement, lui casse la tête d’un coup de pistolet, qu’est-ce donc qui pousse un gentilhomme à une telle infamie ? L’histoire n’en dit rien ; elle se borne à flétrir le meurtrier sans expliquer le crime. Boursault explique tout à sa manière. La maréchale, devenue veuve, espérait épouser le prince, qui lui-même venait de perdre sa femme, Elisabeth de Roye ; quand elle apprit que Condé venait de se remarier avec Mlle d’Orléans, sœur du duc de Longueville, elle jura de se venger. Montesquieu aimait l’amirale comme Oreste aimait Hermione ; l’amirale fit immoler Condé par Montesquieu, sauf à lui crier plus tard comme Hermione à Oreste :

Pourquoi l’assassiner ? qu’a-t-il fait ? à quel titre ?
Qui te l’a dit ?


Si aucun des mémoires jusqu’ici publiés ne parle de ces tragiques aventures, les deux passages cités par nous tout à l’heure indiquent pourtant qu’il y a là un mystère. N’est-il pas permis de conjecturer que la duchesse d’Angoulême, initiée par son mari à bien des traditions du XVIe siècle, a pu fournir à Boursault certaines indications plus précises, et que l’imagination du conteur a pris plaisir à broder ce canevas ? C’est dans cette mesure et avec cette réserve qu’il y a lieu de signaler à l’histoire les pages du romancier.


III.

Revenons au journaliste, à ce journaliste d’un genre particulier qui écrit pour le divertissement des princes et des princesses, des évêques et des conseillers d’état. Au milieu de ses romans passionnés, au milieu de ses gentillesses et de ses gaîtés qui demeureront sa veine principale, voici le moment où son esprit s’élève, où sa pensée honnête et loyale conçoit de nobles ambitions. En 1671, entre le Marquis de Chavigny (1670) et le Prince de Condé (1675), il a l’idée de composer un livre pour l’instruction morale du fils de Louis XIV. L’ouvrage porte ce titre : la Véritable Étude des souverains, dédiée à monseigneur le Dauphin. C’est un petit volume in-8o de 271 pages, publié chez Barbin sans nom d’auteur. À la première page se trouve une épître au dauphin, ensuite vient une préface à la fois très modeste et très franche à l’adresse des critiques malveillans, puis le traité commence par ces mots : Au roi. Le livre tout entier est un discours au roi, un discours sur la nécessité d’une forte éducation morale pour le jeune prince qui doit occuper un jour, si Dieu le permet, le plus glorieux trône du monde. Ce prince avait dix ans à cette date. Boursault croit l’heure venue de lui mettre sous les yeux les plus beaux exemples des vertus royales, sagesse, courage, clémence, magnanimité. Les flatteurs disent : Il n’a qu’à imiter son père. Boursault, tout en parlant du roi avec l’enthousiasme des contemporains, a pourtant la hardiesse de chercher des modèles ailleurs. Il en trouve, cela va sans dire, chez les grands personnages de l’antiquité grecque et romaine. Bien qu’il ne sache ni latin ni grec, il a refait du mieux qu’il a pu son instruction classique ; il a pris çà et là des lambeaux d’histoire ancienne, il a lu l’abrégé de Florus dans la traduction de Nicolas Coeffeteau, et c’est ainsi qu’il a rédigé peu à peu son de Viris illusiribus. Surtout, et c’est là une chose originale en plein XVIIe siècle, il n’hésite pas à prendre ses modèles parmi les rois du moyen âge et de la renaissance ; il cite saint Louis et Charles V, François Ier et Henri IV. Il marque même, avec un sentiment très libre, la supériorité des héros modernes sur ceux de l’ancien monde. Ce qui l’intéresse avant tout, c’est l’honneur, la bonté, la grâce souveraine, ce je ne sais quoi de doux et d’intime que le christianisme ajoute à la vertu antique.

Le roi fut très content de ce discours, il se le fit relire plusieurs fois, y trouvant pour lui-même instruction et plaisir. C’est du moins ce que nous affirme le fils de l’auteur, dans une des notices qu’il a consacrées à son père. Le fils de Boursault va bien plus loin; à l’en croire, le roi aurait été si charmé de l’Étude des souverains que l’idée lui serait venue d’attacher Boursault à l’éducation du dauphin en qualité de sous-précepteur. Lui, Boursault, sous-précepteur du dauphin, auxiliaire de M. de Montausier, collaborateur de Bossuet! voilà des titres bien effrayans pour un homme qui n’a pas fait d’études classiques. L’honnête Boursault, en écrivant ce discours, a suivi tout bonnement son instinct littéraire, sans aucune pensée d’ambition. Il sent bien qu’il ne sera pas à la hauteur d’un tel office. Ses scrupules lui ordonnant de s’effacer, le roi, on le pense bien, ne le maintient pas sur sa liste; M. de Montausier, malgré la sympathie que la personne de l’écrivain lui inspire, n’insiste pas davantage, et voilà comment Boursault, faute de savoir le latin, a manqué sa fortune.

En éprouva-t-il un chagrin bien profond? J’ai peine à le croire, bien que son fils le théatin nous le montre « désespéré de l’aveu qu’il est obligé de faire de son malheur et de son ignorance. » J’imagine, au contraire, que les lettres, le loisir, la liberté, lui étaient d’avance une consolation. Plus tard, dans un sentiment de regret filial et de culte domestique, le bon théatin, racontant cette histoire, ne se console pas si aisément : « Il n’y eut, dit-il, que son seul défaut de latinité qui fut un obstacle à un honneur et à une fortune si considérable ; tant la négligence des pères à faire instruire leurs enfans est condamnable et ruineuse[12] ! »

Ruineuse, c’est trop dire. Si l’histoire est vraie, Boursault garde l’honneur d’avoir été désigné un instant pour un poste de haute confiance, où il fut remplacé par un des plus savans hommes du siècle, le futur évêque d’Avranches, Daniel Huet.

Je dois avouer ici que la candidature involontaire de Boursault n’a laissé de traces ni dans les mémoires du duc de Montausier, ni dans les mémoires de Daniel Huet, ni chez les écrivains qui de nos jours ont étudié à fond la vie de Bossuet. On y voit seulement que, Bossuet et Daniel Huet s’étant trouvés en compétition pour la place de précepteur du dauphin, la place de sous-précepteur fut créée en faveur de Daniel Huet avec un traitement de 2,000 écus[13]. Que faut-il penser de ce silence ? Est-ce une raison de rejeter absolument le récit que nous a transmis la famille de Boursault ? Tel n’est pas du tout mon sentiment. Nous avons déjà montré quelle était la haute estime de Montausier pour l’aimable poète ; toutes les choses que nous venons de raconter ont pu se passer d’abord entre le roi et Montausier, puis entre Montausier et Boursault, sans que ni Bossuet ni Huet en aient rien su. Quoi qu’il en soit, Boursault avait bien droit à un dédommagement. S’il n’était pas assez grand clerc pour devenir sous-précepteur d’un fils de France, il en savait assez pour occuper un emploi dans les finances de l’état. C’est vers ce temps que nous le voyons nommé receveur des tailles à Montluçon.

Ici commence une vie toute nouvelle pour l’ancien gazetier de la cour et de la ville. Il vient de se marier, le voilà père de famille et installé en province. Il continue d’écrire, mais il ne s’amuse plus aux échos du jour ou de la ville, il vit de ses souvenirs parisiens. En même temps une pensée plus élevée, une intention plus morale, manifeste déjà dans l’Étude des souverains, indique chez lui un certain changement d’allures, sans que la bonne gaîté d’autrefois ait jamais à en souffrir. Ces leçons de morale qu’il aime à donner, il les produit à la fois directement et sous forme d’apologue. Une lettre et une fable, — la lettre annonçant la fable, la fable résumant la lettre, — telle est la physionomie habituelle de sa correspondance. En voici un exemple entre vingt, un exemple qui se rattache à un point curieux de notre histoire littéraire. Tous les lettrés se rappellent le fameux sonnet de Desbarreaux, ce sonnet que le libertin, pendant une cruelle maladie, adresse de son lit de douleur au Dieu de miséricorde, après l’avoir tant de fois nié ou injurié. Eh bien ! à qui devons-nous la connaissance de ces beaux vers ? À Boursault. Boursault avait été admis tout jeune dans la maison du célèbre épicurien, c’est Desbarreaux qui avait appris à Boursault l’art des vers, et le gentil poète avait pour Desbarreaux (c’est lui-même qui nous le dit) les sentimens d’un fils respectueux et reconnaissant. Lorsque Desbarreaux eut composé ce sonnet, il eut naturellement l’idée d’en faire part à Boursault, puis, à peine guéri du mal qui avait failli l’emporter, il revint à sa philosophie. Desbarreaux malade avait certaines dispositions chrétiennes. Desbarreaux bien portant redevenait athée. C’est alors que Boursault lui adressa la lettre qui porte dans son recueil la suscription suivante : A Monsieur Desbarreaux, qui ne croyait à Dieu que lorsqu’il était malade. Il lui rappelle ce beau sonnet écrit sous la main de la mort, « ce sonnet, lui dit-il, qui vous a acquis autant de gloire qu’il vous causera un jour de confusion, d’avoir été assez habile pour si bien penser, et assez malheureux pour si mal vivre. » Il l’avertit, il le réprimande, d’abord au simple point de vue de l’honnêteté mondaine, puis au nom de la vérité divine : « Dites-moi, je vous prie, si un homme qui aurait dit à un autre ce que vous dites à Dieu, et qui lui manquerait aussi indignement de parole que vous lui en manquez, serait honnête homme ? » Cette lettre affectueuse et pressante, il la continue au moyen d’une fable intitulée le Faucon malade, qu’il emprunte au recueil de Phèdre. Il la termine enfin par un commentaire d’une assez vigoureuse éloquence : « Un père de l’église, écrivant autrefois à un chrétien qui avait vieilli dans le péché, compare la miséricorde de Dieu à un fleuve qui n’a pu résister à une violente gelée. On est en assurance sur sa glace tant qu’on ne lui fait porter que jusqu’à un certain poids, mais il est dangereux de la trop charger : l’abîme est dessous. »

Il résulte de plusieurs passages de cette lettre que Desbarreaux était perdu, que ses jours étaient comptés; or, comme le célèbre libertin est mort en 1673, la missive de Boursault doit appartenir à cette même année ou tout au plus à l’année précédente. Ou y voit le premier indice du changement de direction que je signalais tout à l’heure dans les idées de Boursault; on y trouve aussi un renseignement précieux pour l’histoire de la poésie française. Ce sonnet de Desbarreaux était connu des contemporains puisqu’il avait acquis tant de gloire à l’auteur, suivant le témoignage de Boursault; mais c’est Boursault qui un des premiers le transmit à l’avenir, en le publiant dans ses lettres plus de vingt ans après la mort de l’impie. Lisez l’article Desbarreaux dans le Dictionnaire de Bayle, vous verrez le savant critique faire honneur de cette publication d’abord à un ouvrage anonyme imprimé en Hollande, puis aux Lettres de Boursault. C’est par ces Lettres que le fameux sonnet fit fortune aux dernières années du règne de Louis XIV et entra désormais dans la tradition.

Lorsque Boursault adjure si vivement Desbarreaux de revenir une bonne fois à Dieu et de mourir chrétiennement, on devine en lui l’homme nouveau, je veux dire le père de famille plus grave, plus attentif aux choses de l’âme, plus préoccupé des devoirs de la vie et du compte qu’il en faut rendre. N’allez pas croire pour cela qu’il y ait rien de mystique dans son fait. On lui voit toujours la même bonne humeur, la même verve joyeuse. Plus d’une fois l’idée de reprendre sa plume de gazetier vient harceler son esprit. Il résiste quelque temps et finit par céder. En 1688, il obtient du chancelier Boucherat la permission de publier un journal en vers qu’il intitule la Muse enjouée. Le roi, qui se souvient du bonhomme, l’autorise à dédier ce journal au duc de Bourgogne, âgé alors de six ans. Toutes les semaines, un numéro de la Muse enjouée viendra égayer et instruire l’enfant royal. Belle promesse, pourvu que Boursault, dans sa naïveté, ne se fasse pas retirer son brevet. Cette fois ce n’est pas une histoire comme celle de la brodeuse et de la barbe du capucin qui lui jouera un mauvais tour; Boursault, qui l’aurait cru? va être victime de la politique. Dès les premières pages de sa gazette, à la nouvelle de la révolution d’Angleterre, il avait attaqué

Guillaume, ce roi prétendu.
Qui n’en est tout au plus qu’un fragile fantôme,
Et qui, dans peu de temps, par le ciel confondu
Comme escamoteur de royaume,
A son premier état rendu,
Redeviendra simple Guillaume.

À ces vers, si lestement tournés, il en ajoute bientôt d’autres qui sont plus vifs encore. Une médaille vient d’être frappée à Londres, sur laquelle on voit d’un côté le portrait de Louis XIV avec cette inscription : Ludovicus magnus, de l’autre le portrait de Guillaume III avec ces mots : Guilhelmus maximus. Boursault pense que cette médaille a besoin d’une explication, et voici celle qu’il propose dans la Muse enjouée :

Louis est grand : c’est un fait positif
Dont l’univers n’est pas en doute.
Guillaume, par une autre route,
Prétend de la grandeur être au superlatif.
Il faut rendre justice au célèbre Guillaume :
Il a de son beau-père usurpé le royaume,
Et soumis sans combat des peuples abattus.
Successeur de Cromwell, il en a les maximes ;
Et quand Louis est grand par de grandes vertus,
Si Guillaume est très grand, c’est par de très grands crimes.


On devine si ces vers furent applaudis de la cour. Louis XIV, occupé alors de conclure la paix, craignit que la rumeur ne se répandît au dehors et ne gênât les négociateurs. Le spirituel gazetier perdit son privilège, mais en même temps le roi lui fit dire par le chancelier Boucherat qu’il n’avait à son égard aucun mécontentement. « On obéissait à des raisons supérieures et qui lui étaient étrangères. » C’est le fils du poète qui nous rapporte ces paroles. Boursault, qui raconte en riant sa disgrâce à la duchesse d’Angoulême, se garde bien de mêler le roi dans cette affaire. Il est trop discret pour se plaindre et trop modeste pour se vanter.

L’auteur de la Muse enjouée ne sera donc pas le journaliste de la cour; n’importe, on ne l’empêchera pas d’écrire. Son journal désormais, ce sera le recueil de ses lettres. Il a des correspondans tout naturels qui lui fournissent l’occasion de disserter avec grâce ; il en a d’autres qu’il va chercher au loin, tantôt en critique, tantôt en client littéraire; enfin il en a qui le sollicitent et le harcellent, impatiens de recevoir ses communications.

En voulez-vous des exemples ? Le premier de ces correspondans c’est son fils, qui vient d’entrer comme novice chez les pères théatins. Quand le jeune religieux se dispose à contracter l’engagement suprême, Boursault lui adresse une lettre du sentiment le plus délicat et le plus élevé, lettre charmante, sensée, paternelle, où il l’invite à se consulter de bonne foi, à prendre garde de se laisser entraîner par une apparence de vocation.


« S’il y a, dit-il, une maison religieuse où je dusse vous souhaiter, c’est sans doute en celle où vous êtes; les vertus y sont moins farouches qu’en beaucoup d’autres, et par conséquent plus faciles à acquérir. Cependant mon fils (et je vous prie de relire plusieurs fois ce que je vous écris) songez que vous n’avez encore fait aucun pacte avec Dieu qu’il vous soit honteux de rompre; et n’attendez pas à vous repentir que vous ne le puissiez plus faire avec honneur ni avec justice. Dieu, qui connaît mon intention, sait bien qu’elle n’est pas de vous arracher à ses autels, S’il est vrai qu’il vous y ait véritablement appelé; mais au moins consultez-vous bien et de bonne foi pendant qu’il en est encore temps, et qu’aucune considération humaine n’entre dans le sacrifice que vous ferez... surtout, mon fils, point de constance étudiée ni de zèle affecté; que la vérité soit inséparable d’une victime que vous voulez offrir à un Dieu qui est la vérité même. »


Tout cela est très juste et fort bien dit; ce qui m’y frappe surtout c’est que l’auteur, tout en parlant à son fils de la façon la plus intime et la plus tendre, s’adresse évidemment à tous ceux qui se trouveraient dans le même cas. La lettre pourrait porter cette suscription : A mon fils et à tous les novices.

Le novice n’avait aucune raison de se dédire, il faisait son sacrifice librement, sans effort laborieux ni affectation de zèle. Le voilà bientôt qui prononce son premier sermon. Aussitôt nouvelle lettre du père de famille, et cette fois Boursault ne cherche plus à dissimuler le double sujet qui l’occupe. C’est bien le père qui parle, mais c’est aussi le journaliste littéraire. La lettre est inscrite sous ce titre : A mon fils, religieux théatin, et à tous les jeunes prédicateurs. Voici, en effet, tout un petit traité en quelques pages, traité de morale et traité de prédication. Premièrement, il faut travailler quelque état qu’on ait choisi, il faut étudier et viser haut. N’allez pas répondre que l’humilité est la principale vertu des religieux ce n’est pas être humble que de rester ignorant. L’étrange orgueil au contraire, que de donner le nom d’humilité à sa fainéantise ! Un moine qui n’est que moine est peu de chose. « C’est surtout dans votre profession, mon fils, qu’il est nécessaire de se distinguer par l’étude. Il n’y a presque point de milieu pour vous : qui ne vous estime pas vous méprise, et rien n’est plus vrai dans le fond ni plus juste que le sens que renferme cette badinerie :

« Qu’à la fainéantise un moine dévoué
Et d’une ignorance profonde,
Est considéré dans le monde
Comme l’étaient les rats dans l’arche de Noé. »


Après ces principes généraux de conduite viennent les principes littéraires. Première condition : la sincérité des sentimens. Il faut être touché soi-même pour toucher ses auditeurs. Seconde condition essentielle : ni orgueil, ni timidité. L’orgueil entête, la timidité abat. C’est surtout de la présomption qu’il faut se défier. « On a tant de penchant à se flatter et les hommes sont si près d’eux-mêmes qu’il n’y a point de jeune avocat qui ne croie égaler Nivelle et Dumont, point de jeune poète qui ne prétende être compagnon de Corneille et de Racine, point de jeune prédicateur qui ne s’imagine effacer Fléchier et Bourdaloue. » Là-dessus, l’aimable maître s’amuse à conter des anecdotes et à dessiner des portraits. Aux préceptes les plus élevés sont joints des exemples drolatiques. « Comme le métier de prédicateur (s’il m’est permis d’user de ce terme) est un métier divin, il le faut faire divinement; autrement la parole de Dieu que vous annoncez ne vous met pas à couvert de la censure. Rang, dignité, faveur, rien n’empêche de blâmer ce qui est blâmable. » Et il blâme à sa manière en citant des traits de comédie. Un jour, un prédicateur de haut lignage, ayant dit à son valet de chambre de venir entendre son sermon, lui demande ensuite s’il a bien prêché. — « Oui, monseigneur, mais vous fîtes mieux l’an passé. — L’an passé? mais je ne prêchai point. — C’est en cela monseigneur, que vous fîtes mieux. » — N’est-ce pas là, d’avance, un mot de Gil Blas?

Dans ce métier divin, Boursault n’admet pas qu’on parle politique. « Il sied mal à un ministre de l’Évangile de vouloir faire le ministre d’état. » Surtout, point de facéties, point de bouffonneries : « Souvenez-vous que la chaire n’est pas le théâtre et qu’un sermon qui divertit la canaille n’édifie guère les honnêtes gens. Quelque esprit qu’il y ait dans ce que disaient autrefois le petit père André et après lui le petit père Lenfant, qui a été son singe, ce ne sont pas des modèles à imiter. » Défiez-vous encore plus des allusions malignes, des méchancetés sournoises, des médisances, des mensonges.


« La chaire de vérité n’est point faite pour y débiter des mensonges et je ne puis donner le nom de prédicateurs aux arlequins ni aux scaramouches. Si vous avez donc quelqu’un à imiter, que ce soit, — chez les jésuites, Girou, La Rue et Bourdaloue; — chez les pères de l’oratoire, Hubert, de la Roche et La Tour; — parmi les évêques, Mascaron, Fromentières, Fléchier et Soanen, qui sont arrivés à cette dignité par leur mérite; — et parmi les abbés, Desalleurs, Bignon, Anselme et Boileau, qui apparemment y arriveront bientôt. Je dis, si vous avez quelqu’un à imiter; mais, croyez-moi, n’imitez personne. Les plus belles copies ne sont jamais du prix des originaux, et dans l’éloquence aussi bien que dans la peinture, il faut avoir la généreuse émulation d’égaler les maîtres et de n’en imiter aucun. »


Voilà comment Boursault parlait de la prédication et des prédicateurs, dans le temps où La Bruyère écrivait son chapitre de la Chaire, dans le temps où Fénelon préparait ses Dialogues sur l’éloquence. Ce n’est assurément ni la finesse mordante de l’auteur des Caractères, ni la culture exquise de l’archevêque de Cambrai, c’est pourtant, dans sa forme familière et libre, une rhétorique sacrée d’un nouveau genre, rhétorique charmante et piquante, pleine de sages conseils et de joyeux devis.

L’ingénuité dans les circonstances les plus critiques et les plus hautes questions, c’est un des traits du caractère de Boursault. Comme il s’en prenait dans sa jeunesse à Molière, à Boileau, à Racine, comme il devenait de but en blanc l’ami et le protégé des deux Corneille, comme il adressait un discours à Louis XIV sans le moindre embarras, il traitait les questions du sacerdoce et de la chaire avec la même liberté naïve. Je retrouve cette ingénuité dans telle lettre à Fléchier où il le consulte sur une question de langue française, dans telle autre à Bossuet où il signale une faute de style échappée à l’illustre auteur du Discours sur l’histoire universelle. Qu’a répondu Bossuet? je l’ignore; ce qui est certain, c’est que la phrase dénoncée comme incorrecte n’a pas été rectifiée suivant les indications du censeur. Bossuet a maintenu son dire, et il a bien fait. Le principal correspondant de Boursault, celui avec lequel il fait surtout office de gazetier littéraire dans la période qui nous occupe, c’est encore un évêque, et de plus un pair du royaume, le duc-évêque de Langres. Vingt ans auparavant, il lui aurait donné des nouvelles de la cour et de la ville, comme il faisait dans ses lettres au grand Condé, à la duchesse de Montpensier, à la duchesse d’Angoulême ; aujourd’hui, habitant presque toujours la province, il lui envoie seulement sur sa demande expresse des souvenirs du monde parisien, des anecdotes du temps passé. On est un peu surpris d’abord du ton et du contenu de ses lettres; on s’étonne que le duc-évêque donne ainsi carte blanche au journaliste pour toutes les drôleries qu’il voudra bien lui raconter. Que voulez-vous? monseigneur a la goutte, et le meilleur remède au mal qui le tourmente ce sont les gauloiseries de Boursault. Il aime surtout les historiettes, les particularités inconnues ; les plus salées même ne l’effraient pas, pourvu qu’on y sente l’honnête homme. Déjà Boursault lui avait fait parvenir tous les anas qui avaient paru à cette date, le Scaligériana, le Thuana et le Perroniana, le Ménagiana, le Valésiana, le Sorbériana', le Furetièriana, sans compter l’Arlequiniana. Il y ajoute une lettre toute remplie d’anecdotes, dont quelques-unes singulièrement vives, ce qui lui cause une certaine inquiétude : « Si par hasard il m’échappe quelque chose d’un peu libre, je supplie très humblement Votre Grandeur de se souvenir que les bons mots sont ennemis de la contrainte, et de ne pas m’accuser de lui manquer de respect quand je cherche à lui faire voir mon zèle. J’en userai avec tant de circonspection que, loin d’exprimer une matière obscène par des termes impurs, je tâcherai de corriger l’obscénité de la matière par la pureté des termes. » Circonspection très délicate, mais bien superflue; la seule crainte de l’évêque, c’est que les scrupules de Boursault ne privent le diocèse de Langres de ces réjouissantes missives. Voyez avec quelle confiance il l’encourage : — « Un volume entier des livres que vous m’avez envoyés ne contient pas tant de choses que la lettre que j’ai reçue de vous... Tout ce que Langres a de personnes de distinction y a pris le même plaisir que moi; et vous nous feriez grand tort à tous si vous ne m’écriviez plus. Je vous donne l’absolution par avance de tout ce que vous y mettrez, étant persuadé que vous n’y mettrez rien qui ne soit d’un honnête homme. »

Quel est donc cet évêque si empressé d’absoudre par avance le joyeux conteur? A en juger par ses lettres à Boursault, c’est un bon homme, avec cela un homme du meilleur monde, un homme de qualité au premier chef, mais il faut reconnaître qu’il n’a guère l’esprit de sa charge. C’est précisément le jugement qu’en porte Saint-Simon : « M. de Langres fut élevé à la cour et de bonne heure le premier aumônier de la reine. C’était un vrai gentilhomme et le meilleur homme du monde, que tout le monde aimait, répandu dans le plus grand monde et avec le plus distingué. On l’appelait volontiers le bon Langres, il n’avait rien de mauvais, même pour les mœurs, mais il n’était pas fait pour être évêque[14]. »

De ces lettres de Boursault au bon Langres, je détacherai seulement les anecdotes qui intéressent l’histoire, l’histoire de la société comme celle des lettres. Vous savez la noble conduite de Boileau envers Patru tombé dans la misère ; vous savez comment ce même Boileau protesta auprès de Mme de Montespan contre l’édit qui supprimait la pension de Corneille. Par qui a-t-on connu ces belles actions ? Par une lettre de Boursault au bon Langres. Ce passage mérite d’être cité en entier. L’auteur vient de faire un éclatant éloge de Catinat. Il continue en ces termes :


Après vous avoir parlé d’un grand maréchal de France, que je ne connais que sur la relation de la voix publique, trouvez bon, monseigneur, que je vous parle d’un homme illustre d’une autre manière, dont j’ai autrefois été l’ennemi, — et de qui je ne pourrais m’empêcher de bien parler, quand je le serais encore. C’est de M. Despréaux, que j’ai déjà cité au commencement de cette lettre. M. Patru, de l’Académie française, qui avait beaucoup de mérite et peu de bien, étant persécuté par d’inflexibles créanciers qui voulaient faire vendre publiquement sa bibliothèque, M. Despréaux, qui en fut averti, l’acheta, pour empêcher qu’on ne lui fît l’affront de la déplacer, et la laissa à M. Patru pour en jouir le reste de sa vie, comme si elle eût toujours été à lui. Si ce plaisir fut grand pour celui qui le reçut, je ne doute point qu’il ne le fût encore davantage pour celui qui le fit. Le même M. Despréaux, ayant appris à Fontainebleau qu’on venait de retrancher la pension que le roi donnait au grand Corneille, courut avec précipitation chez Mme de Montespan et lui dit : que le roi, tout équitable qu’il était, ne pouvait sans quelque apparence d’injustice donner pension à un homme comme lui, qui ne commençait qu’à monter sur le Parnasse, et l’ôter à un homme qui depuis si longtemps était arrivé au sommet ; qu’il la suppliait, pour la gloire de Sa Majesté, de lui faire plutôt retrancher la sienne qu’à un homme qui la méritait incomparablement mieux ; et qu’il se consolerait plus facilement de n’en avoir point que de voir un si grand poète que Corneille cesser de l’avoir. Il lui parla si avantageusement du mérite de Corneille, et Mme de Montespan trouva sa manière d’agir si honnête qu’elle lui promit de le faire rétablir et lui tint parole. Quoique rien ne soit plus beau que les poésies de M. Despréaux, je trouve que les actions que je viens de dire à Votre Grandeur sont encore plus belles. Écoutez enfin la plus jolie de ces historiettes. C’est une vraie scène de comédie. Les acteurs sont Louis XIV, le duc de La Feuillade, le poète latin Santeuil, et celui qui se trouve être, sans le savoir, l’occasion de ce petit impromptu de Versailles, c’est Bossuet en personne :


Pendant que je suis sur le chapitre de M. de La Feuillade, je vais, monseigneur, vous apprendre une aventure qui lui est arrivée avec Santeuil, depuis que vous êtes parti d’ici pour votre diocèse. Santeuil, qui a, comme Votre Grandeur sait, un si beau génie pour les vers latins, ayant appris qu’on lui avait retranché une pension de huit cents livres que les belles inscriptions qu’il a faites par Paris lui avaient attirée, fit une épigramme latine au roi pour tâcher de la faire rétablir et la mit sous la protection de M. de La Feuillade. Douze ou quinze jours après, Santeuil, étant retourné à Versailles, fut voir M. de La Feuillade, qui lui dit qu’il avait montré son épigramme à M. de Meaux et qu’il ne l’avait pas trouvée trop belle.

« — M. de Meaux ! répondit brusquement Santeuil ; un bon ignorant ! — Comment! reprit M. de La Feuillade, animé d’une violente colère, M. de Meaux ignorant! Lui, de qui l’esprit est d’une si vaste étendue, qui est une des plus brillantes lumières de l’église, et dont le mérite est connu par tout le monde chrétien, M. de Meaux ignorant ! — Je demeure d’accord, répliqua Santeuil, qu’il est tout ce que vous dites : grand évêque, grand théologien, grand prédicateur, grand controversiste; il a fait enrager Claude et Jurieu; mais c’est un ignorant en vers latins, dont je ne voudrais pas pour être mon caudataire sur le Parnasse. Il faut que, vous et lui, vous ayez oublié que je suis Santeuil, lui d’avoir la hardiesse de blâmer mes vers, et vous l’assurance de me le dire. »

M. de La Feuillade, qui s’aperçut qu’il y avait plus que de l’enthousiasme dans Santeuil, avait déjà la main sur la garde de son épée, en cas que sa fureur poétique allât plus loin, quand Santeuil ajouta à ce qu’il venait de dire : — « Écoutez, monsieur, je ne puis trahir la vérité; comme vous êtes le premier homme du monde pour la guerre, je suis le premier homme du monde pour les vers latins, et je ne crois pas qu’il y en ait aucun sur la terre assez hardi pour nous disputer cette primauté. »

Adouci par ces flatteuses paroles de premier homme du monde pour la guerre, M. de La Feuillade dit à Santeuil de l’attendre, et s’en alla sur-le-champ trouver le roi, qui lui parut de fort bonne humeur. — « Sire, lui dit-il, Votre Majesté aura de la peine à croire ce que je lui vais dire : Je viens de voir un homme plus fou que moi. » — Le roi, qui se prit à rire, lui demanda qui ce pouvait être. — « C’est Santeuil, lui répondit-il. Mais, Sire, c’est un fou qui a un mérite que bien des sages n’ont pas, et qui a fait des vers à la gloire de Votre Majesté, qui ne dureront pas moins que la statue de la place des Victoires. Il n’est pas juste, continua-t-il, qu’un homme capable d’en immortaliser d’autres soit en danger de mourir de faim. Il avait une pension de 800 livres qui a été supprimée et que je viens supplier Votre Majesté de rétablir, sûr que c’est une action aussi équitable qu’elle en puisse faire. »

Le résultat de tout, c’est, monseigneur, que M. de La Feuillade, qui un peu auparavant avait failli se colleter avec Santeuil, lui obtint le rétablissement de sa pension, dont Santeuil lui a fait un remercîment plus beau que Virgile n’en a jamais fait à Mecenas.


Tel est Boursault journaliste, romancier, collecteur d’anas, conteur d’historiettes, gazetier de la littérature pour l’amusement du grand monde. Ce plaisir qu’il trouve à égayer ses correspondans ne le détourne pas de la direction plus sérieuse dont nous avons signalé les symptômes. Gai, joyeux, ami de la muse enjouée, comme il dit, il le sera jusqu’à son dernier jour ; en même temps, il devient plus grave, plus attaché au devoir, plus soucieux du bien public ; il écrit des fables, — non pas, comme La Fontaine, en poète et en penseur, pour tracer des leçons générales qui s’appliquent à toute la vie humaine, — il les écrit au sujet d’une situation particulière, en vue d’un cas à résoudre ou d’un conseil à donner. Peu à peu son idéal se dégage ; il prend pour modèle le sage de Phrygie, il voudrait être un Ésope, non pas un poète inspiré d’Ésope, mais un Ésope réel, un Ésope en action, l’Ésope de la ville et de la cour, de Paris et du royaume, l’Ésope du XVIIe siècle consulté par Louis XIV. Ce rêve candide finit par se confondre avec les souvenirs de sa vie. N’a-t-il pas connu Crésus dans sa ville de Sardes ? N’est-ce pas Crésus qui l’a envoyé en province pour y enseigner la sagesse à toutes les classes de la nation, pour écouter les plaintes des petits et les répéter en haut lieu ? Naïve hallucination qui a duré une vingtaine d’années. C’est ainsi que de 1670 à 1690 il s’est préparé tout doucement à ses meilleures œuvres, à celles qui ont sauvé son nom de l’oubli. C’est ainsi que ce poète, écrasé tout jeune dans une crise terrible, est devenu pendant les quinze dernières années de sa vie le représentant de la comédie française auprès de la société européenne.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voir la Revue du 1er novembre.
  2. Mémoires de Saint-Simon, t. I, chap. Il et t. III, chap. VII.
  3. Théâtre de feu M. Boursault, édition de 1725, t. Ier. Voyez l’Avertissement.
  4. Dans le Catalogue des écrivains français placé en tête du Siècle de Louis XIV, article Saint-Pavin.
  5. Mémoires de Saint-Simon, édit. Hachette, t. III, chap. IV.
  6. Ne pas croire ce qu’on voit, histoire espagnole, par feu M. Boursault. Paris, 1739.
  7. Othon, représenté à Fontainebleau dans les derniers jours du mois de juillet 1664, ne fut donné à l’Hôtel de Bourgogne que le 5 ou le 6 novembre de la même année. C’est dans l’intervalle de ces deux dates que Boursault, chroniqueur fidèle, à ce qu’il affirme, place la fête dont il est question ici.
  8. Voyez sur cette bataille de Raah, dont la monarchie ottomane ne s’est jamais relevée, une page intéressante de M. Edouard Sayous, le savant historien des Magyars. Histoire générale des Hongrois, Paris, Didier, 2 vol. in-8o, t. II, page 159.
  9. Mémoires de Saint-Simon, t. XIII, chap. VI.
  10. La personne dont il est question ici est la première femme de l’amiral de Coligny, Charlotte de Laval.
  11. Brantôme. Grands capitaines français. Voir œuvres complètes, édition Ludovic Lalanne, t. V, page 31.
  12. J’emprunte ces paroles à la préface de l’édition des Lettres de Boursault publiée en 1709. D’après cette préface, ce ne serait pas Louis XIV lui-même qui aurait songé à Boursault pour la place de sous-précepteur du dauphin, ce serait le duc de Montausier. L’avertissement placé en tête de l’édition du Théâtre de feu M. Boursault nous dit au contraire que l’idée est venue du roi; bien plus, l’auteur affirme que le roi avait déjà nommé Boursault sous-précepteur du dauphin, quand Boursault se vit obligé de confesser son ignorance. Or, nous savons que ces deux écrits sont du même auteur, c’est-à-dire du fils de Boursault. D’où vient donc la différence entre la première version et la seconde? Probablement de ce que l’éditeur, publiant la préface des Lettres du vivant de Louis XIV (1709), était obligé à plus de discrétion; en 1725, il put exprimer plus librement ce qu’il avait recueilli de ses traditions de famille. Après tout, le fond est le même : une éclatante occasion de fortune, manquée « faute de latinité.
  13. Voir Floquet, Études sur la vie de Bossuet, t. III, p. 486-487. — Voir aussi l’abbé Flottes, Étude sur Daniel Huet, évêque d’Avranches, 1 vol. in-8o. Montpellier et Avignon, 1857, p. 63-67.
  14. Mémoires de Saint-Simon, t. I, chap. XVII.