Un Poète comique du temps de Molière/03

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Un Poète comique du temps de Molière
Revue des Deux Mondes3e période, tome 30 (p. 573-615).
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UN
POETE COMIQUE
DU TEMPS DE MOLIÈRE

III.[1]
LES COMÉDIES DE BOURSAULT.

Les journées sont longues dans une petite ville de province, quand on y regrette les plaisirs littéraires de Paris et les brillantes compagnies de Versailles. Montluçon ne pouvait consoler Boursault de tout ce qu’il avait perdu en acceptant les fonctions de receveur des tailles au fond du Bourbonnais.

M. Emile Montégut, en ses poétiques études sur nos provinces, a marqué vivement l’étrange destinée de la ville où cette histoire vient de nous conduire. Pendant le moyen âge, Montluçon est mêlée à toutes les luttes féodales et nationales. D’abord, après Louis VII, lorsque les Anglais occupent la Guienne, et plus tard, dans les terribles crises de la guerre de cent ans, la position de la petite cité belliqueuse lui assure un rôle considérable. Elle commande l’entrée de la Marche, forme l’arrière-boulevard du Bourbonnais et défend l’accès de l’Auvergne. Aussi, aux XIIe et au XVe siècle, que de brillans faits d’armes sous les murs de la vieille commune ! Sa seule industrie alors était la fabrication des armes, si bien que les bonnes lames de Montluçon étaient presque aussi célèbres en ce temps-là que les lames de Tolède et de Bilbao. Aujourd’hui, grâce aux richesses du sol, houilles et minerais de fer, grâce principalement au génie d’un fondateur, l’industrie des forges a doublé l’importance de la cité. Montluçon, quoique simple chef-lieu d’arrondissement, est désormais la première ville du département de l’Allier. Moulins, la noble et paisible capitale du Bourbonnais d’autrefois, n’est pas de force à lutter contre cette activité conquérante. Suivant l’ingénieuse comparaison d’Emile Montégut, Moulins est un vieux gentilhomme qui conserve sa position intacte tout en voyant sa fortune décroître ; Montluçon, au contraire, c’est le bourgeois des temps passés, qui, n’ayant pas de condition à garder s’il perd sa fortune, a endossé bravement la casaque du travailleur, s’est mis à forger du fer, à extraire de la houille, à polir les glaces, assurant ainsi le présent et s’emparant de l’avenir. Il y a donc eu pour Montluçon deux grandes périodes de vie active, le moyen âge et notre temps ; mais du XVIe siècle au XIXe quelle est la physionomie de la ville ? la physionomie d’une ville morte qui n’a pas l’espérance de renaître. C’est là que le gazetier du prince de Condé, de la grande Mademoiselle, de la duchesse d’Angoulême, de M. de Fieubet et du bon Langres, se trouva confiné vers 1670 pour y passer la seconde moitié de sa vie.

Longues, longues sont les journées dans le repos obscur de ces petites villes. Boursault, il est vrai, a sa besogne de receveur. De plus il est père de famille, il surveille l’éducation de ses enfans, il ne veut pas que ses fils grandissent au hasard comme il a grandi lui-même à Mussy-l’Évêque ; mais, sa tâche finie, à quoi employer les heures silencieuses ? C’est alors qu’il écrit ces lettres dont nous avons parlé, c’est alors surtout qu’il repasse dans sa pensée tout ce qu’il a fait depuis son arrivée à Paris jusqu’au jour où il est venu s’établir à Montluçon, les incidens si variés de sa vie, ses rapports avec des personnages si divers, poètes et comédiens, pairs de France, maréchaux, et les princes du sang, et les altesses sérénissimes, et le roi lui-même qu’il a eu l’honneur d’amuser et d’instruire. Tous ces souvenirs, avec les méditations qu’ils éveillent, finissent par prendre un corps. C’est une matière curieuse et précieuse qui sollicite son art. Naguère encore il badinait à tout propos ; sans rien perdre de son enjouement, il y a joint désormais l’expérience des choses et des hommes. Ce loisir, cette liberté que lui laisse la province, il faut qu’il les consacre à une œuvre de peintre et de sage, de peintre s’amusant à retracer la comédie humaine, de sage prenant plaisir à tenir école de sagesse. Voilà plusieurs années déjà que Molière est mort ; n’y aurait-il pas une place à prendre à la suite du maître ? Il l’a dit lui-même en beaux vers :

Depuis combien de temps la fidèle Thalie
Dans un habit lugubre est-elle ensevelie
Le front ceint d’un cyprès, les yeux baignés de pleurs,
Sans qu’un autre Molière apaise ses douleurs !

Est-ce donc qu’il espère devenir cet autre Molière ? Non, ce n’est pas à cela qu’il prétend. Il sait combien la nature est « lente à faire de grands hommes. » Il voudrait essayer seulement d’enseigner la sagesse à ses semblables en les divertissant. Il a été journaliste à ses heures, il fera la comédie du journaliste ; il a été un sage à sa manière, il écrira la comédie du sage.

Le Mercure galant, Ésope à la ville, Esope à la cour, ces trois pièces, à peu près oubliées des générations nouvelles, sont restées longtemps au répertoire de l’ancien théâtre. Maintenant que nous connaissons Boursault dans la suite de ses œuvres et l’intimité de sa vie, nous sommes bien préparés, ce me semble, à remettre en leur vrai jour ces pages qui ont charmé nos pères.


I

En l’an 1672, un écrivain des plus médiocres, Jean Donneau de Visé, l’ennemi de Molière, de Racine, de Despréaux, auteur de comédies sifflées, voulant prendre sa revanche de ses nombreux échecs, eut l’idée de fonder un journal où il parlerait de toutes choses, des nouvelles de la cour, des nouvelles de la ville, des nouvelles des théâtres, sans s’oublier lui-même, sans oublier ses petites rancunes et ses petits ressentimens. Ce journal, il l’intitula le Mercure galant et le publia sans interruption pendant les années 1672 et 1673. Cela forme pour cette période six petits volumes in-12. À la fin de l’année 1673, soit que le succès n’eût point répondu à son attente, soit que d’autres occupations l’aient distrait, il abandonna son entreprise ; mais l’idée lui paraissait bonne, et il y revint cinq ans plus tard en 1677 pour y demeurer fidèle jusqu’à sa dernière heure. Jean Donneau de Visé est mort en 1710 ; de 1677 à 1710, pendant trente-trois ans, le Mercure galant a paru sans interruption, et la mort même du rédacteur en titre n’a pas fait disparaître le journal. Il n’y eut que le nom de changé. Le Mercure galant devint le Mercure de France, et occupa une certaine place dans le mouvement littéraire du XVIIIe siècle. Dufresny, Boissy, Marmontel, Gaillard, La Harpe, en furent tour à tour les principaux rédacteurs.

Je n’ai pas à parler du Mercure de France au XVIIIe siècle, il s’agit simplement de ses débuts dans la dernière période du siècle de Louis XIV. C’était une chose toute nouvelle à cette date. Quelle que fût la médiocrité du journaliste et de son œuvre, la curiosité publique s’y attacha. Ces feuilles volantes furent un des événemens, un des menus événemens de ce temps-là. Non pas que les journaux fussent inconnus au XVIIe siècle ; à côté de la Gazette de France, fondée par Renaudot en 1631, il y avait les journaux savans, érudits, critiques, les Nouvelles de la république des lettres, de Bayle, les recueils de Le Clerc, de Basnage, — ces recueils sérieux ou piquans dont La Fontaine a si bien parlé dans une de ces missives moitié vers, moitié prose, qui sont elles-mêmes des courriers littéraires de l’époque. Voici ce qu’il écrivait à M. Simon de Troyes au mois de février 1686, à propos d’un dîner chez Girardon, son Phidias, comme il l’appelle, et celui de toute la terre. Tout en attaquant un pâté de canards envoyé de Troyes par M. Simon au grand artiste, son compatriote, les convives se mirent à parler de toutes les nouvelles du jour, du roi, du duc de La Feuillade, de la statue de la place des Victoires, de celle que préparait Girardon ; puis, d’un propos à l’autre, on en vint aux journalistes en renom, à Bayle à Le Clerc.

Je ne sais plus sur quoi, mais on fit leur critique.
Bayle est, dit-on, fort vif, et s’il peut embrasser
L’occasion d’un trait piquant et satirique,
Il la saisit, Dieu sait, en homme adroit et fin.
Il trancherait sur tout comme enfant de Calvin,
S’il osait ; — car il a le goût avec l’étude.
Le Clerc pour la satire a bien moins d’habitude ;
Il parait circonspect, mais attendons la fin.
Tout faiseur de journaux doit tribut au malin.
Le Clerc prétend du sien tirer d’autres usages ;
Il est savant, exact, il voit clair aux ouvrages,
Bayle aussi. Je fais cas de l’une et l’autre main ;
Tous deux ont un bon style et le langage sain.
Le jugement en gros sur ces deux personnages,
Et ce fut de moi qu’il partit,
C’est que l’un cherche à plaire aux sages,
L’autre veut plaire aux gens d’esprit.


Il y avait donc des journaux sérieux, celui-ci voulant plaire aux sages, celui-là voulant plaire aux gens d’esprit ; mais un journal de nouvelles, de curiosités, de commérages, un journal comme ceux qui pulluleront plus tard dans les bas-fonds de la chronique, devait être un événement à Paris, et plus encore au fin fond de la province.

Aussi, dans cette foule qui est toujours la même, le Mercure galant avait des lecteurs avides, des amis enthousiastes, et tout naturellement on vit accourir à ses bureaux des gens qui, pour leurs intérêts ou leur vanité, voulaient mettre à profit cette publicité nouvelle. Boursault, journaliste aussi à sa manière, d’abord avec ses gazettes manuscrites, ensuite avec la muse enjouée et toute la série de ses lettres, fut particulièrement frappé de l’espèce d’émotion produite par le Mercure galant. Le sujet, dont il avait vu lui-même ou deviné certains détails, lui parut digne d’être mis sur la scène. L’idée lui vint d’en faire une comédie, il l’écrivit, comme il écrivait toutes choses, sans beaucoup d’art, mais avec sa facilité courante, avec son naturel aimable, gentiment et honnêtement ; la pièce fut représentée à Paris le 5 mars 1683. Elle devait porter le même titre que le journal, et c’est même sous ce nom qu’elle est restée au répertoire ; quand on parle aujourd’hui du Mercure galant, on pense plus à la comédie de Boursault qu’au journal de Jean Donneau de Visé. Seulement Donneau de Visé, qui ne s’était pas fait faute, vingt ans auparavant, d’attaquer les maîtres sur le théâtre, s’imagina que Boursault, revenant aux mœurs littéraires de ce temps-là, voulait à son tour le traiter en maître ! Despréaux en 1668 avait eu maille à partir avec Boursault pour une liberté de ce genre, et le nom de Boileau, trop lestement inscrit sur l’affiche, avait fait interdire la représentation de la pièce. Cette fois, ce ne fut pas la pièce, ce fut le titre seulement que Donneau de Visé fit interdire. Comment donc Boursault va-t-il intituler sa comédie, puisqu’il ne peut plus l’appeler le Mercure galant ? C’est pourtant bien le Mercure galant qui est le vrai titre, c’est l’idée du Mercure galant, l’apparition du Mercure galant, la petite fièvre bourgeoise causée par le Mercure galant qui est le sujet de ses tableaux comiques. Mettra-t-il un autre nom de journal et se bornera-t-il à éveiller une allusion ? Cet expédient lui déplaît. Le journal doit être nommé sur l’affiche ou ne pas l’être du tout. On veut l’effacer ; qu’à cela ne tienne ! Avec ce tour d’esprit facile qui lui est propre, il en prend aussitôt et gaîment son parti : sa comédie s’appellera la Comédie sans titre. C’est la Comédie sans titre qui a été jouée devant les Parisiens et reçue avec applaudissemens le 5 mars 1683.

Quelle est l’idée de la pièce ? ou, plus simplement, quel en est le scénario ? Le voici : M. de Boisluisant, provincial naïf, est un admirateur passionné de ce journal qui occupe si fort la badauderie parisienne. Le Mercure galant n’a pas de lecteur plus assidu, d’ami plus dévoué, de partisan plus béat que M. de Boisluisant, qui serait disposé à tout faire pour l’auteur de ce merveilleux journal. Que M. Licidas, c’est le nom du journaliste, demande à M. de Boisluisant les choses auxquelles celui-ci tient le plus, sa fille et son bien, son bien et sa fille, M. Licidas obtiendra tout. Or, un jeune homme nommé Oronte est fort épris de Mlle Cécile de Boisluisant, et, afin de l’obtenir de son père, qui ne le connaît pas, il imagine de se faire passer pour le rédacteur du Mercure. Rien de plus aisé ; Licidas est le cousin d’Oronte, Oronte s’entend avec lui, Oronte prend sa place, s’installe dans son cabinet, fait office de directeur, élève Merlin, le joyeux valet, au rang de secrétaire de la rédaction, tout cela précisément au jour où M. de Boisluisant vient d’arriver à Paris pour offrir à l’auteur du Mercure le tribut de son admiration. Il y a déjà trois jours que le jeune Oronte est à l’œuvre. Il apprend que Cécile est arrivée la veille avec son père et que les voyageurs sont descendus à l’hôtel de Touraine. D’une heure à l’autre, M. de Boisluisant va faire sa visite au Mercure. O ruse charmante ! y eut-il jamais stratagème plus habile ? Ainsi parle Oronte, qui ne pense qu’à son amour ; mais le secrétaire improvisé n’est pas de cet avis ; il le dit nettement à son maître :

MERLIN.
… Croyez-vous ma cervelle assez bonne
Pour résister longtemps à l’emploi qu’on me donne ?
Tant que dure le jour, j’ai la plume à la main ;
Je sers de secrétaire à tout le genre humain.
Fable, histoire, aventure, énigme, idylle, églogue,
Epigramme, sonnet, madrigal, dialogue,
Noces, concerts, cadeaux, fêtes, bals, enjouemens,
Soupirs, larmes, clameurs, trépas, enterremens,
Enfin quoi que ce soit que l’on nomme nouvelle,
Vous m’en faites garder un mémoire fidèle.
Je me tue, en un mot, puisque vous le voulez.
ORONTE.
Crois-moi, cinq ou six jours sont bientôt écoulés…


Il faut bien pendant ce temps-là tenir consciencieusement l’office de Licidas, puisque Licidas se prête avec tant d’obligeance aux combinaisons d’Oronte. A défaut de talent, il faut montrer du zèle, aller aux provisions, interroger, écouter, recevoir toute sorte de gens, prendre des notes de toute espèce :

……. Une de mes surprises,
C’est de voir tant de gens dire tant de sottises.
Licidas est le seul, délicat comme il est,
Qui puisse avec tant d’art démêler ce qui plaît.
Depuis deux ou trois jours que je le représente,
Je ne vois que des fous d’espèce différente
L’un qui veut qu’on l’imprime et n’a pas d’autre but
Croit que hors du Mercure il n’est pas de salut ;
L’autre dans la musique ayant quelque science
Croit de celle du roi mériter l’intendance ;
Celui-ci, d’une énigme ayant trouvé le mot,
Se croit un grand génie et souvent n’est qu’un sot ;
Cet autre, d’un sonnet ayant trouvé les rimes,
Croit tenir un haut rang chez les esprits sublimes ;
Enfin, pour être fou, j’entends fou confirmé,
A l’envi l’un de l’autre on veut être imprimé.
As-tu chez le libraire appris quelques nouvelles ?
MERLIN.
Oui, monsieur.
ORONTE.
Et de qui ?
MERLIN.
D’un commis des gabelles,
Qui, n’ayant pas trouvé ses profits assez grands,
A fait un petit vol de deux cent mille francs.


Ici, le bon Boursault ne se doutait pas qu’il fournissait à l’histoire du journalisme futur une indication assez originale, j’allais presque dire un symbole. Les plus brillantes institutions ont eu d’humbles commencemens. Merlin est l’aïeul vénérable des reporters que vous savez : leur premier type est un valet.

Tel est donc le sujet de la pièce, simple canevas, comme on voit, manière enfantine de faire passer sous les yeux du spectateur les personnages ridicules que l’intérêt, la vanité, l’amour du bruit, mettent sans cesse en rapport avec l’auteur du Mercure galant. Point d’action, nulle intrigue, rien autre chose qu’une galerie de portraits. Le premier qui se présente est un petit bourgeois qui veut se faire passer pour gentilhomme. Si le Mercure galant eût existé alors que M. Jourdain était l’objet des attentions du fils du Grand Turc, il est probable que, pour constater sa gloire, il eût chargé le Mercure galant de raconter sa réception de mamamouchi. M. Michaut demande simplement qu’on veuille bien l’anoblir, le citer comme gentilhomme, afin de lui faciliter un bon mariage. Voilà Oronte fort embarrassé. Il est encore tout novice, et il a des scrupules. Citer, à la bonne heure ; faire valoir un souvenir de famille, rien de mieux ; mais mentir ! le peut-il ?

… Bon ! tous les jours vous en faites autant.
Tout vous devient possible, étant ce que vous êtes.
Vos mercures sont pleins de nobles que vous faites.


Encore faudrait-il avoir un point de départ, qui se prêtât à la transformation. N’y a-t-il rien dans la famille du bonhomme, nul souvenir d’une action d’éclat ? Oronte serait tiré d’embarras.

ORONTE.
Aucun de vos aïeux ne s’est-il signalé ?
M. MICHAUT.
Ma foi, mon père est mort sans m’en avoir parlé.
Et de tous mes aïeux, puisqu’il ne faut rien taire,
Je n’en ai point connu par-delà mon grand-père.
ORONTE.
Qu’était-il ? Avait-il quelque grade ?
M. MICHAUT.
Entre nous.
Feu mon grand-père était mousquetaire à genoux.
ORONTE.
Quelle charge est-ce là ?
M. MICHAUT.
C’est ce que le vulgaire
En langage commun appelle apothicaire.

Fi donc ! s’écrie le jeune Oronte, comment tirer de là une gentilhommerie ? Mais M. Michaut insiste. Après tout, peu importent ses aïeux. Laissons de côté ce bagage embarrassant. Si les racines manquent, il y a le système de la greffe :

… Greffez-moi sur quoique vieille tige.
Cherchez quelque maison dont le nom soit péri ;
Ajoutez une branche à quelque arbre pourri ;
Enfin, pour m’obliger, inventez quelque fable,
Et, ce qui n’est pas vrai, rendez-le vraisemblable
Un homme comme vous doit-il être on défaut ?
ORONTE.
Et comment, s’il vous plaît, vous nommez-vous ?
M. MICHAUT.
Michaut.
ORONTE.
Ce nom-là n’est point noble assurément.
M. MICHAUT.
Qu’importe !
ORONTE.
Michaut ! un gentilhomme avoir nom de la sorte !
Cela ne se peut pas, vous dis-je.
M. MICHAUT.
Pourquoi non ?
Croyez-vous qu’à la cour chacun ait son vrai nom ?
De tant de grands seigneurs dont le mérite brille,
Combien ont abjuré le nom de leur famille !
Si les morts revenaient ou d’en haut ou d’en bas,
Les pères et les fils ne se connaîtraient pas.


Ces derniers vers sont superbes. Au lieu de l’inepte et impudent Michaut, supposez que c’est Boursault qui parle, Boursault l’honnête homme, Boursault le bonhomme, il y a là une vigueur de ton qui dépasse la portée ordinaire de son langage. Saint-Simon, qui a dû entendre cette vive satire, l’aura sans doute accueillie avec un rire amer. Combien de pages de ses Mémoires sont l’application de ces mordantes paroles !

Ainsi, voilà le défilé qui commence. Tous les originaux vont se succéder dans le cabinet d’Oronte. A côté des ambitieux qui demandent des services au Mercure, il y a les mécontens qui se plaignent. Une loi votée sous le dernier empire interdit aux journaux toute mention relative à la vie privée, mais comment empêcher les allusions ? Surtout, comment empêcher telle personne défiante, irritable, de voir des allusions à tout propos ? Il paraît qu’en 1683 la couleur. à la mode était le cramoisi ; le Mercure raconte

Que certaine bourgeoise, à qui la mode est douce,
Pour être en cramoisi, fit défaire une housse.


Pure plaisanterie sans doute, plaisanterie bien insignifiante ; mais l’invention du chroniqueur se trouve être exacte, et incontinent, Mme Guillemot, persuadée qu’on a voulu se moquer d’elle publiquement, s’en vient chercher querelle au journaliste :

… J’en défis une, et ne m’en cache pas.
J’avais un lit fort ample et d’un beau taffetas.
A force d’être large, il était incommode,
Et le tapissier Bon le remit à la mode.
Par les soins que je pris, j’eus de reste un rideau ;
Le cramoisi régnant, j’en fis faire un manteau.
Voilà la vérité comme elle est dans sa source,
Et non que mon mari m’ait refusé sa bourse.
Pour le mot de bourgeoise un peu trop répété,
Les bourgeois de ma sorte ont de la qualité :
Quand vous voudrez écrire, ajustez mieux vos contes,
Et sachez que je suis auditrice des comptes.


Office de publicité, office de mensonge, à en juger du moins par les demandes de la clientèle, — c’est l’idée qui revient sans cesse sous la plume de Boursault à propos de ces commencemens du journalisme. N’allez pas trop lui en vouloir, on sait que nous avons changé tout cela. M. Michaut, Mme Guillemot, ce sont des bourgeois du XVIIe siècle. En voici un autre, un employé des gabelles, M. Longuemain, qui a volé les fermiers généraux, et qui, pour dépister les soupçons, pour continuer ses entreprises, a besoin d’un appui. Si le Mercure galant voulait être son complice, quelle bonne affaire pour tous deux ! Rien de plus clair, c’est l’embauchage de la presse. Le journaliste va-t-il céder à ces propositions ignobles ? Loin de là, Oronte se révolte ; il fait honte à M. Longuemain. Il lui fait entrevoir la justice, l’infamie publique, le pilori ; mais voyez l’impudence du coquin : s’il y a des gens qui se laissent mettre au pilori, tant pis pour eux ! les habiles, et il est du nombre, ce sont les traitans qui savent faire banqueroute à propos. Il n’est pas d’opération plus profitable. Que parle-t-on de pilori ?

Pour un à qui l’on fait ces injures atroces,
Plus de dix à Paris ont deux ou trois carrosses.
ORONTE.
Les gens que vous citez, dont vous suivez le train,
Sont l’exécration de tout le genre humain.
Les affronts qu’on leur fait ont de si justes causes !
LONGUEMAIN.
Trois carrosses roulans rajustent bien des choses.


Voici maintenant un inventeur tout plein de son invention. M. Boniface a renouvelé, perfectionné, embelli, transformé en œuvres d’art, une chose jusque-là fort déplaisante… Quoi donc ? Les billets mortuaires. Il y met des ornemens, des agrémens, emblèmes et devises qui réjouiront la vue et attireront les amateurs. Sa fortune est faite, si le Mercure veut bien lui prêter le secours de sa plume :

Je vendrai ces billets trois louis d’or le mille ;
Et si l’année est bonne et fertile en trépas,
Je crois gagner assez pour ne me plaindre pas.
La grâce que j’espère et qui m’est importante,
C’est un peu de secours d’une plume savante ;
Et la vôtre aujourd’hui par son invention
Met ce que bon lui semble en réputation.
Pour être dans le monde illustre à juste titre
Il faut dans le Mercure occuper un chapitre.


« Parlez donc, monsieur, de mes lettres mortuaires. Faites là-dessus un long article. Démontrez à vos lecteurs qu’ils doivent renoncer aux billets du commun ; il faut, je vous en supplie,

Leur bien représenter qu’il y va de leur gloire ;
Qu’on revit dans les miens mieux que dans une histoire ;
Le prouver par raisons ; et leur faire espérer
Qu’ils auront du plaisir à se faire enterrer. »


Après cet inventeur lugubre arrivent les fous et les folles. Il y en a de toute espèce, les uns très ennuyeux, les autres assez divertissans. Le style de l’auteur ressemble à ses personnages ; il va et vient, léger, facile, un peu vulgaire, sauf en de rares occasions où quelque subit élan le redresse. Parfois, sans que l’expression prenne du relief, le dialogue a une certaine désinvolture. Ainsi dans la scène d’Oriane et d’Élise. Le Mercure a publié un article sur la loquacité des femmes. Aussitôt deux lectrices du Mercure, deux sœurs, Élise et Oriane, ont fait serment d’apprendre le grand art de se taire. Entre elles désormais, c’est à qui se taira le plus. Elles rivalisent d’efforts à ce sujet. Un débat s’engage : laquelle des deux a mérité le prix ? C’est le rédacteur du Mercure qui en décidera. Elles arrivent donc chez Oronte, et, comme elles veulent chacune exposer le litige, elles parlent, parlent, croisant si bien leurs ripostes que le dialogue devient un duo, et le duo une cacophonie. C’est un de ces jeux de théâtre qui prêtent à la dextérité des comédiennes. La chose est restée au répertoire comme un exercice de diction. Dans une de ces soirées composées de morceaux rares et curieux, comme on eh a vu de temps en temps au Théâtre-Français, je me rappelle avoir entendu cette symphonie étrange merveilleusement exécutée par deux actrices d’un rare talent, Mmes Plessy et Favart, si j’ai bonne mémoire. C’était chose piquante de voir cette page de Boursault ainsi mise en relief par deux filles de Molière.

Voilà comment des formes très variées de la sottise humaine sont représentées dans cette galerie. Il y a encore les niais, légion innombrable, ceux qui viennent conter leurs petites affaires au journaliste : une pension à obtenir du roi, un mariage à conclure ou à rompre. Il y a les empiriques, les pauvres diables, les quarts de savant, les poètes ridicules, les héritiers des marquis de Molière, qui veulent absolument faire imprimer leurs vers dans le Mercure galant, et quels vers, juste ciel ! quelles platitudes ! quelles trivialités ! Auprès de ces ballades et de ces charades, le sonnet bafoué par Alceste est un pur chef-d’œuvre. Enfin, parmi les chercheurs de réclame, n’oublions pas le soudard, un marin qui s’en vient, le verbe haut, le poing sur la hanche, requérir un panégyrique de ses exploits. Ce héros d’allure suspecte estropie intrépidement la langue française. Comme le paysan ivre dont parle Luther, on ne le redresse d’un côté que pour le faire tomber de l’autre. La scène de Merlin et de la Rissole est presque une farce classique ; du moins est-elle souvent citée comme une des meilleures bouffonneries du vieux temps.

En face de cette caricature, l’auteur a placé heureusement des types qui se rapprochent de la vraie comédie, par exemple la grande dispute entre M. Brigandeau, procureur du Châtelet, et M. Sangsue, procureur à la cour. Voilà des traits que Racine a oubliés dans ses Plaideurs. C’est plus qu’une peinture comique, c’est une satire amère, violente, un vrai réquisitoire. L’année précédente, en 1682, une comédie, intitulée Arlequin procureur, a flétri la rapacité des hommes de loi. Or, M. Brigandeau vient apprendre au rédacteur du Mercure que les pillards dénoncés par la comédie ne sont pas ses confrères, les procureurs du Châtelet ; ce sont les procureurs de la cour, l’auteur lui-même l’a déclaré. À ce moment-là même paraît M. Sangsue, qui vient faire exactement la déclaration contraire. La lutte s’engage, il pleut des gros mots ; bref, on a ici un commentaire en action d’Arlequin procureur. Seulement, c’est un commentaire en partie double ; chaque procureur fait le sien. — « Ce trait de friponnerie signalé dans la pièce, à qui donc l’auteur l’applique-t-il ? Aux procureurs du Châtelet. — Et à qui donc ce brigandage ? Aux procureurs de la cour. » — Il résulte de la bataille que les petits vols se font au Châtelet et les gros au parlement. « Avoue, dit M. Sangsue, que ce chapeau volé au chapelier, ce gâteau extorqué au pâtissier, tout cela, dans la pièce, se rapporte aux procureurs du Châtelet :

M. BRIGANDEAU.
C’est à toi le premier à me faire un aveu,
Que ceux du parlement ne prennent point si peu,
Et que leur main crochue, à voler toujours prête,
Aime mieux écorcher que de tondre la bête.
Je vais devant monsieur dire ce que j’en crois.
On grappille chez nous et l’on pille chez toi.
M. SANGSUE.
Ce que tu fais bâtir au faubourg Saint-Antoine,
Est-ce de grappiller ou de ton patrimoine ?
Ton père était aveugle et jouait du hautbois.
M. BRIGANDEAU.
Et tes quatre maisons du quartier Quincampoix,
A-ce été tes aïeux qui les ont là plantées ?
Du sang de tes cliens elles sont cimentées.
Il n’entre aucune pierre en leur construction
Qui ne te coûte au moins une vexation :
Et quand tu seras mort, ces honteux édifices
Publieront après toi toutes tes injustices. »


Voilà encore le cri de l’homme de bien et l’accent du poète. Assurément on ne saurait voir là une comédie, puisqu’on n’y trouve ni action, ni caractère étudié dramatiquement, c’est du moins une série de tableaux comiques dont quelques-uns révèlent un pinceau vigoureux. Ce que j’en aime surtout, c’est le mélange de candeur et de fermeté, de bonhomie et de franchise. Le rapprochement des choses contemporaines ajoute encore à ce mérite. Quand je me reporte à la date où Boursault écrivait ces pages, quand je me rappelle que les Raymond Poisson, les Hauteroche, malgré les censures de Racine et de Boileau[2], continuaient à chercher le succès dans des équivoques malséantes (Racine emploie le mot turpitudes'), j’apprécie mieux l’inspiration plus ou moins forte, plus ou moins originale, mais toujours honnête, de l’auteur du Mercure galant.


II

Cette inspiration honnête, ce sentiment d’une comédie morale, à la fois sérieuse et joyeuse, est précisément ce qui frappa le public lettré dans la dernière période du règne de Louis XIV. On vit là une invention assez neuve et peu s’en fallut que l’auteur ne passât au rang des maîtres. Il y avait dans la première moitié du XVIIIe siècle un religieux barnabite très dévoué aux lettres, aux belles-lettres comme aux lettres savantes, curieux de tous les détails, friand de toutes les notices, et qui, entre autres renseignemens rassemblés avec soin, a recueilli directement la tradition littéraire de la fin du grand siècle. Il s’appelait le père Niceron. Parmi des collections de tout genre, on lui doit un ouvrage en quarante volumes intitulé : Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres de la république des lettres. Eh bien ! ouvrez le quatorzième volume de ces mémoires publié par Niceron en 1731, « vous y lirez ces mots au sujet de Boursault et de son Mercure galant : « C’est la satire la plus agréable et la plus ingénieuse qui ait paru depuis Molière sur le théâtre français, où, sans attaquer directement le Mercure ni son auteur, on se contente de produire quantité de sots et de ridicules qui viennent y demander place ou y apporter leurs ouvrages. C’est d’un bout à l’autre un badinage si divertissant qu’on ne pouvait se lasser de la voir, et qu’elle fut jouée de suite plus de quatre-vingts fois au double. » (Plus de quatre-vingts fois de suite ! et au double ! La Harpe trouve cette fortune prodigieuse, « Si le fait est vrai, ajoute-t-il, ce nombre extraordinaire de représentations ne lui a pas porté malheur comme à Timocrate[3] qui n’a jamais reparu ; au contraire, il est peu de pièces qu’on joue aussi souvent que le Mercure galant. » Ainsi, pendant tout le XVIIIe siècle, la bonne vieille pièce à tiroirs est restée au théâtre à côté des chefs-d’œuvre de l’art. La Harpe, qui s’en étonne un peu, insinue que le talent d’un comédien chargé à lui seul de presque tous ces rôles (comme Henri Monnier dans la Famille improvisée) a bien pu contribuer à cette grande vogue ; il est obligé pourtant de convenir que la comédie de Boursault renferme « beaucoup de scènes d’une exécution parfaite, plaisamment inventées et remplies de vers heureux[4]. »

Le Mercure galant, ou, si l’on veut, la Comédie sans titre est de l’année 1683. Sept ans après, Boursault faisait représenter les Fables d’Ésope, que le même Niceron appelle le chef-d’œuvre du poète. Il ajoute que M. de Saint-Évremond a ne voyait rien de plus beau dans notre langue » et que l’idée seule, l’idée hardie de mettre les Fables d’Ésope sur la scène attestait « un génie au-dessus du commun. » Voilà comment le modeste Boursault, si oublié aujourd’hui, était apprécié au commencement du XVIIIe siècle. Il est vrai que Niceron répète ici le jugement exprimé par le fils même du poète, le bon théatin, dans la préface de l’édition de 1725 dédiée à la duchesse du Maine. Seulement, ne l’oublions pas, Niceron s’approprie ce jugement par cela seul qu’il le reproduit, et c’est Niceron, encore une fois, qui dans cette première moitié du XVIIIe siècle s’applique à recueillir directement la tradition du XVIIe.

Faut-il souscrire à ces éloges et partager cet enthousiasme ? Non certes. Nous ne séparons pas la justice de la sympathie. Il suffit de marquer avec précision les mérites et les défauts de cette œuvre singulière. Les Fables d’Ésope ou Ésope à la ville, tel est le titre de la comédie représentée à Paris le 18 janvier 1690. Le sujet, c’est la mise en action des apologues du fabuliste antique. Lisez la Vie d’Ésope par La Fontaine, vous verrez le sage Phrygien tour à tour malheureux ou puissant, esclave de Xanthus ou favori de Crésus, et constamment supérieur à la fortune, enseigner la sagesse, la prudence, la modération, la vertu, à l’aide de ces apologues qui résument d’une façon si vive toute une philosophie pratique. C’est une curieuse histoire, ou, si l’on veut, une curieuse légende, que ces aventures d’Ésope en Phrygie, à Samos, à Sardes, chez Crésus, roi de Lydie, chez Lycérus, roi de Babylone, chez Nectanébo, roi d’Égypte. Oui, singulière légende et bien significative ! Quand on suit le faiseur d’apologues en ces aventures extraordinaires, l’imagination s’éveille, et on soupçonne quelque chose de l’antique Orient, des rapports de l’Asie et de la Grèce, ces rapports si mal connus durant des siècles et que la critique de nos jours commence à débrouiller. Un maître ingénieux l’a dit : Solon et Ésope à la cour de Crésus, Solon disant la vérité sans détours, Ésope la faisant pénétrer sous une forme indirecte, ce n’est pas seulement l’opposition de la sagesse absolue et de la sagesse pratique, c’est aussi le contraste de la Grèce d’Europe et de la Grèce d’Asie, de la Grèce libre et de la Grèce esclave, de la Grèce hardie qui dit ce qu’elle pense, et de la Grèce souple, adroite, ingénieuse, sage toujours, mais habile à ne rien compromettre. Il y a là-dessus des pages exquises de Saint-Marc Girardin en ses leçons sur La Fontaine.

Il ne faut rien chercher de cela dans la comédie de Boursault. Son Ésope n’est pas le personnage extraordinaire dont l’histoire ou la légende nous fait deviner quelques secrets de l’antique civilisation orientale. Est-ce un homme du vieux monde, est-ce un Français du XVIIe siècle ? n’hésitez pas ; l’Ésope de Boursault est un Parisien du temps de Molière, ce qui n’empêche pas le poète de le placer en Orient à la cour du roi de Lydie. Ce mélange de noms antiques et de choses modernes, ces notaires et ces huissiers dans l’empire des Sardes, Ésope prenant le café chez le gouverneur de Cyzique, tout cela produit à première vue une impression assez bizarre, mais on ne tarde guère à s’y habituer. Il y a d’ailleurs chez nous, soit dit en passant, toute une tradition théâtrale où ce caprice reparaît. Il suffit de rappeler le Démocrite de Regnard, les comédies grecques de Fontenelle, Macate, le Tyran, Abdolonime, et de nos jours maintes ébauches, maintes fantaisies, où l’on prête aux dieux de l’Olympe les sentimens du boulevard. On pourrait y joindre dans une certaine mesure les tableaux charmans d’Emile Augier, la Ciguë et le Joueur de flûte.

Ici encore, comme dans le Mercure galant, le sujet de la comédie n’est qu’un prétexte. L’auteur a cherché un moyen de déployer toute une suite de portraits, toute une série de scènes et d’épisodes dont le seul lien est la personne d’Ésope. — Ésope est en grande faveur auprès du roi Crésus. Le monarque l’a chargé de parcourir les provinces de l’empire pour y faire régner la justice, recevoir les plaintes du peuple, rappeler les magistrats au devoir, enseigner aux uns l’équité, aux autres la soumission, à tous la vérité et le bon droit. Voilà un souverain patriarcal ou raffiné, un roi des premiers âges du monde ou des âges philosophiques, un roi comme Fénelon en peindra la figure idéale dans son Télémaque et comme les rêvera la philantrophie du XVIIIe siècle. De ce roi philanthrope, l’esclave de Phrygie est le missus dominicus. On songe aussi, en le voyant paraître, aux premiers présidens des grands-jour s. Seulement, les magistrats des grands-jours étaient surtout délégués par le souverain pour la répression des tyrannies locales ; le personnage de Boursault, également investi de ces droits de haute justice, nous apparaît surtout dans la pièce comme chargé d’enseigner le bien et le vrai. L’Ésope de 1690 est l’inspecteur général de la sagesse publique.

Le voilà depuis hier soir dans la ville de Cyzique. Le gouverneur, un duc et pair nommé Léarque, est fort empressé, comme on pense, à recevoir l’envoyé de Crésus. Léarque a une fille jeune, belle, charmante ; quel bonheur pour Léarque, s’il pouvait la marier à Ésope ! Il est vrai qu’Ésope est laid, bossu, difforme, tandis qu’Euphrosine est une merveille de grâce ; mais qu’importe à Léarque ? Ésope a tant d’esprit, un sens si droit, une âme si belle ! surtout, c’est là ce qui touche Léarque, Ésope est si puissant auprès du roi ! Tel est donc le sujet : Ésope épousera-t-il Euphrosine, la belle Euphrosine, à qui sa vue fait horreur et qui aime le plus brillant des gentilshommes ? Non, certainement, il ne l’épousera point ; Ésope est le type du sage, il laissera Euphrosine épouser celui qu’elle aime, et, donnant des leçons à tous, à Léarque, à Euphrosine, à son futur époux, à tous les habitans de Cyzique, il n’oubliera pas de prêcher d’exemple autant qu’il prêche en fables et en apologues. Le mariage d’Ésope n’est donc que le sujet apparent ou le prétexte ; le vrai sujet, ce sont les enseignemens du sage.

Le début est charmant ; c’est le portrait de ce sage dessiné par Léarque en présence de sa fille, qui se désole, et de la suivante, qui se moque. Boursault a emprunté à Molière une de ces servantes, esprits alertes, langues bien pendues, qui défendent leurs jeunes maîtresses contre les tyrannies paternelles. Figurez-vous une sœur de Martine ou de Nicole. Celle-ci se nomme Doris. Elle ne connaît d’Ésope que sa difformité physique, et l’idée qu’Euphrosine puisse être contrainte d’épouser un pareil magot la met hors d’elle-même. Magot, ai-je dit ; c’est le mot qui lui vient le plus souvent. Elle a pourtant un vocabulaire des plus riches, chaque fois qu’il est question d’Ésope : magot, mâtin, marmouset, marsouin, singé, chat-huant. Léarque, en vrai Géronte, consent d’abord à discuter avec Doris :

Ésope, selon toi, n’est donc pas son fait ? — Non.
Pour épouser un singe, il faut être guenon.
Car, entre nous, monsieur, Ésope est un vrai singe.
Celui qui vous est mort, — quand il avait du linge,
Un justaucorps, des gants et son petit chapeau, —
Au gré de tout le monde était beaucoup plus beau,
Et s’il faut qu’à vos yeux mon cœur se développe,
Je l’aurais épousé plus volontiers qu’Ésope.


Léarque alors, tournant le dos à l’impudente et ne s’adressant plus qu’à sa fille, s’efforce de lui découvrir sous l’enveloppe du magot une beauté incomparable, comme Rabelais nous fait voir un dieu sous le masque de Silène. Oh ! le pur esprit ! la belle âme ! quelle vertu ! quel désintéressement ! Comme il use noblement de ce pouvoir suprême que lui a confié le roi !

Il sert le roi, le peuple et ne fait rien pour lui.
Au riche comme au pauvre il tâche d’être utile ;
Et depuis quatre mois qu’il va de ville en ville,
Il enseigne aux petits à faire leur devoir,
Et tempère des grands l’impétueux pouvoir.
A la droite raison il veut que tout se rende,
Qu’en père de son peuple un monarque commande.
……….
Partout où de Crésus s’étendent les états,
Il dépose à son gré les mauvais magistrats,
Change les gouverneurs qui, par coups et menaces,
Éloignés de la cour, tyrannisent les places ;
Casse les officiers qui, pour faire les fins,
Au lieu de cent soldats n’en ont que quatre-vingts,
Et, de peur que la fraude à la fin ne soit sue,
Ont des gens empruntés pour passer en revue ;
Exclut les conseillers de donner leur avis
Quand pendant l’audience ils se sont endormis ;
Bannit les avocats dont l’élégante prose
A l’art de rendre bonne une méchante cause ;
Abolit les brelans, ces honteux rendez-vous,
Où l’on tient une école à dresser les filous ;
Défend aux médecins, que nos maux enrichissent,
De prendre de l’argent que de ceux qu’ils guérissent ;
Enfin dans cet état, de l’un à l’autre bout,
Ésope a sans réserve inspection sur tout !


Voilà un programme vraiment original, très élevé sur plusieurs points, très amusant sur d’autres. Tout s’y trouve un peu mêlé, la haute politique et la menue police. Défense aux conseillers du parlement de s’endormir sur les fleurs de lis. Défense aux médecins de toucher des honoraires si leurs malades sont morts. Défense aux avocats de déployer une éloquence trop persuasive au service des causes injustes. Défense aux officiers (Louvois a dû sourire en écoutant ces vers, lui qui depuis longtemps avait réprimé ce pillage) défense aux officiers de réduire leurs compagnies de 20 pour 100. Et tout cela exposé du même ton que les principes fondamentaux de l’état. Quels principes ? La nécessité de respecter le droit des peuples, de maintenir les libertés publiques, de chasser les tyrans subalternes qui usurpent à leur profit l’autorité tutélaire du prince. Si le bon Léarque s’embrouille un peu dans son programme, l’auteur avait ses raisons pour le faire parler de la sorte. Il est certain qu’Ésope se serait exprimé avec plus de méthode.

Une chose plaisante d’ailleurs, c’est l’espèce de tremblement accusé par cette confusion d’idées. Le gouverneur de Cyzique a certainement plus d’une faute à se reprocher, et quand il vante à tort et à travers la haute sagesse du missus dominicus, on devine quelles craintes le préoccupent. Il est donc tout naturel que la belle Euphrosine soit médiocrement touchée de ce panégyrique. Elle se tait et soupire ; elle se tait beaucoup trop au gré de Doris, qui enrage de la voir si patiente. Il faut l’entendre, la belliqueuse soubrette, lorsqu’elle redit à Ésope lui-même ce qu’elle a déjà déclaré à Léarque. Elle feint de croire qu’Ésope est tout à fait désintéressé dans cette affaire, qu’il s’agit d’un autre prétendant à la main d’Euphrosine, et, le traitant comme un sage qui a beaucoup de crédit sur Léarque, elle appelle à son aide ce grand redresseur de torts :

Oui, monsieur, ma maîtresse aime depuis deux ans
Un gentilhomme aimable et des plus complaisans,
Jeune, galant, bien fait, s’il en est dans le monde,
Propre en linge, en habits, grande perruque blonde ;
Enfin, de la façon dont le ciel l’a formé,
Il n’est pas de mortel plus digne d’être aimé.
Monsieur le gouverneur, que la grandeur entête,
Aux appas de sa fille offre une autre conquête,
Et veut dès aujourd’hui qu’elle applique son soin
A donner de l’amour au plus vilain marsouin.
Voyez la pauvre enfant, elle s’en désespère !
Et vous êtes si bien avec monsieur son père
Qu’un mot que vous diriez le ferait consentir,
S’il veut qu’elle soit femme, à la mieux assortir,
A lui donner au moins un homme en bonne forme,
Et non, comme il veut faire, une figure énorme
Que dans sa belle humeur la nature, en jouant,
A faite moitié singe et moitié chat-huant.


Cette entrée de jeu est vive, piquante, ingénieuse, car chaque figure s’y dessine, et les colères de Doris ne troublent pas un instant la sérénité souriante du bon Ésope. Ce n’est pourtant que le cadre du tableau. Il est trop certain que le sage n’épousera point la jeune fille en dépit de ses répugnances. L’intérêt n’est point là. Le vrai sujet, c’est l’enseignement moral du fabuliste.

Le missus dominicus est à son poste, tout prêt à écouter les plaintes des habitans.de Cyzique. Que veulent ces deux vieillards si humbles, si respectueux ? Ils demandent la révocation du gouverneur de la ville. Le gouverneur Léarque était pauvre quand il est entré en fonctions. C’est à peine s’il avait un laquais avec une méchante rosse. Maintenant il se fait rouler dans un carrosse à six chevaux. Évidemment il a triché, il nous vole, il nous pille. — Et vous en voulez un autre ! répond Ésope. Imprudens que vous êtes, vous en voulez un autre qui aura sa fortune à faire ! Gardez-moi donc celui-là, qui n’a plus besoin de s’enrichir. Il en crève, dites-vous, tant il s’est engraissé ;

Un autre qui viendra s’engraissera-t-il moins ?
Pour courir à la proie il sera plus allègre.
Rien n’incommode tant qu’on nouveau seigneur maigre.
A chaque heure du jour vous l’avez sur les bras.
Il le faut engraisser, et le vôtre est tout gras ;
Et c’est pour le public une chose moins aigre
D’entretenir un gras que d’engraisser un maigre.


Antique et inutile expérience des peuples ! duperie incorrigible ! Ces vérités-là sont toujours opportunes et toujours neuves, bien qu’elles soient vieilles de plus de deux mille ans. C’est bien Ésope qui le premier a exprimé cette leçon, et c’est bien Aristote, le maître des maîtres, qui l’a répétée en le citant. Ouvrez le deuxième livre de la Rhétorique, lisez le chapitre XX, vous y verrez ce rapprochement inattendu, Aristote y traite de l’exemple, de ses formes diverses, de l’usage que l’orateur en doit faire ; il distingue les exemples proprement dits, les paraboles, les fables, et comme type de la fable il cite l’apologue dont s’est servi Ésope un jour qu’il plaidait la cause d’un démagogue auprès des citoyens de Samos. Un renard, voulant traverser un torrent, tombe au fond d’un ravin. Le voilà étendu sanglant sur le sol, et des nuées de mouches se sont attachées à ses flancs. Survient un hérisson qui, touché de son sort, lui propose de le délivrer de ces hôtesses dévorantes. « — Oh ! garde-t’en bien, dit le renard. — Pourquoi ? — Parce que celles-ci sont déjà pleines de moi et ne tirent plus que peu de sang. Si tu les arraches de mes blessures, il en viendra d’autres tout affamées qui me suceront à mort. » — Le latin traduit avec force : Quoniam hi jam mei pleni sunt et parum sanguinis ducunt ; quod si hos avulseris, venient alii famelici, qui quantum mihi reliquum sanguinis est exsugent. — « Et vous aussi, gens de Samos, ajoutait le sage Phrygien cité par Aristote, considérez que cet homme ne peut plus vous nuire, puisqu’il s’est enrichi. Si vous le faites périr, il en viendra d’autres qui achèveront de vous piller. » C’est aussi, d’après un récit de Flavius Josèphe en ses Antiquités judaïques, ce que répondait l’empereur Tibère à certaine députation qui se plaignait d’un proconsul : venient alii famelici. Enfin c’est ce que La Fontaine exprimait dans la fable XIII du livre XII publié en 1694, quatre ans après la comédie de Boursault :

Je les vais de mes dards enfiler par centaines,
Voisin renard, dit-il, et terminer tes peines.
Garde-t’en bien, dit l’autre : ami, ne le fais pas.
Laisse-les, je te prie, achever leur repas.
Ces animaux sont soûls ; une troupe nouvelle
Viendrait fondre sur moi plus âpre et plus cruelle.
Nous ne trouvons que trop de mangeurs ici-bas ;
Ceux-ci sont courtisans, ceux-là sont magistrats.
Aristote appliquait cet apologue aux hommes.
Les exemples en sont communs,
Surtout au pays où nous sommes.
Plus telles gens sont pleins, moins ils sont importuns.


Ici, à coup sûr, on reconnaît la griffe du maître, toute cette fin est d’une amère et terrible éloquence ; mais la scène de Boursault garde encore son prix. Il vaudrait mieux sans doute que les premiers faméliques n’eussent pas tourmenté la blessure : couches anciennes ou nouvelles couches, tous les dévorans sont odieux ; mais il ne s’agit que d’un expédient terre à terre et d’une philosophie au jour le jour ; une situation mauvaise étant donnée, il s’agit de s’en tirer au meilleur compte. Ce qui nous choque un peu dans ce bon sens trop positif, il faut le reprocher à la tradition tout entière, au grand Aristote comme au subtil Ésope, au bon La Fontaine comme à l’empereur Tibère ; ce qui nous charme dans la scène de Boursault et ce qui est bien à lui, c’est ce langage où revit quelque chose de la langue de Molière, ces vers à la vieille marque, ces sentences d’un tour si expressif et si français.

Voici maintenant le rat des champs qui aspire à la dignité de rat de ville. Que dis-je ? il vise bien plus haut, c’est rat de cour qu’il veut être, rat de palais impérial. Son nom est Pierrot, et ce nom le fatigue. Pourquoi n’achèterait-il pas une charge à la cour de Crésus ? Il est riche, il a du vin dans sa cave, du blé dans son grenier ; bêtes à cornes et bêtes à laine peuplent ses étables. Pourquoi ne ferait-il pas comme son cousin, qui, sorti pauvre du village, est devenu un seigneur ?

J’ai mon cousin germain, comme moi paysan,
Qui sortit de chez lai, le bissac sur l’épaule,
Des sabots dans ses pieds, dans sa main une gaule,
Et qui, par la mordié ! fait si bien et si beau,
Qu’il est auprès du roi comme un poisson dans l’eau.
Il n’est pour bien nager que les grandes rivières.

Ésope lui demande quelle charge il désire, quelle charge lui conviendrait. Eh ! mordié, n’importe laquelle. Pierrot est bon à tout. Il a de l’argent, il y mettra le prix. Un peu plus, un peu moins, qu’à cela ne tienne ! il sera ce qu’on voudra, connétable ou valet de pied. Il préfère toutefois, en vrai paysan, une charge qui coûte peu et rapporte beaucoup. Ésope, souriant de cette naïveté, lui adresse maintes questions qui l’obligent à exposer le détail de son bonheur rustique : bon vin, bonne table ? sécurité complète ? nulle raison de se défier des mets qu’on lui sert ? nul héritier dont il faille redouter l’impatience ? etc… etc.. Toutes ces questions du sage, auxquelles le bonhomme répond avec une surprise croissante, les contemporains les traduisaient de cette manière : « nulle préoccupation de la Brinvilliers ? nul souci de la Voisin ? nulle crainte de ce qu’on appelait la poudre de succession ? » Non, certes, répète le bonhomme. Je ne sais ce que c’est que tout cela. Je dors comme je bois, tout mon soûl. Je n’ai que des amis, je n’ai que des frères.

Et tu veux acheter une charge à la cour ?

lui crie brusquement le sage ministre de Crésus. C’est encore un de ces cris d’honnête homme et d’écrivain dramatique comme Boursault en a de temps à autre. Ce cri seul dit tant de choses qu’il suffirait à dégriser Pierrot. La fable des deux rats achève la conversion de l’ambitieux.

Moi, donner de l’argent, — je serais un grand fou !
Pour n’oser ni manger ni dormir tout mon soûl,

Pour ne boire jamais que du vin qu’on frelate,
Pour être jour et nuit comme un chat sur ma patte,
Pour avoir des amis qui sont de vrais judas !
Nenni, mordié ! nenni, je ne m’y frotte pas.
C’est avoir de l’esprit de donner une somme
Pour manger à son aise et dormir d’un bon somme ;
Mais dépenser son bien pour acheter du mal,
Révérence parler, c’est être un animal.
Tenez, sans le plaisir que m’a fait votre fable,
J’allais être assez sot pour être connétable.

Le connétable retourne à sa charrue, tout heureux d’avoir échappé au péril, et si reconnaissant envers Ésope qu’il veut absolument lui faire boire au village du vin de son cellier. Quel sage que cet Ésope ! et ce rat des champs, quel habile homme ! il n’oubliera jamais ce qu’il leur doit :

Vous êtes, vous et lui, tant plus j’ouvre les yeux,
De tous les animaux ceux que j’aime le mieux.
Plaquez là votre main. Si vous me voulez suivre,
Je m’offre de bon cœur de vous renvoyer ivre.
J’ai du vin frais percé qu’on ne frelate point.

Après ce rustre naïf, toujours prêt, comme il dit, à hausser le coude, voici un type d’une tout autre espèce, le courtisan, l’homme à tout faire, chartiste sans scrupules, faussaire sur commande en écriture publique aussi bien qu’en écriture privée. M. Doucet, comme Boursault l’appelle, vient proposer au ministre du roi de lui fabriquer une illustre généalogie. — À quoi bon ? répond le ministre ; quand je réussirais à tromper les autres, pourrais-je me tromper moi-même ? — C’est trop de délicatesse, réplique le faussaire. Si tout le monde pensait de la sorte,

Adieu plus des trois quarts de ce qu’on croit noblesse !

C’est un des points qui reviennent le plus souvent dans les scènes satiriques de Boursault. Ami et commensal des gentilshommes de haute race, il est impitoyable pour la gentilhommerie de faux aloi. Tout à l’heure, dans le Mercure galant, il fustigeait M. Michaut qui insistait vainement auprès d’Oronte pour faire greffer son nom sur quelque tige morte ; ici, c’est le fabricant qui étale lui-même ses procédés. Il se sert, par exemple, de vieilles vitres où il introduit une devise antique avec un écusson de contrebande. M. Doucet n’est pas seulement un faussaire éhonté, c’est un de ces flatteurs qui vivent aux dépens de leurs dupes. Il croit séduire Ésope en vantant son air noble, sa taille, petite il est vrai, mais bien faite, sa bosse si bien prise et qui lui sied si parfaitement. Ésope lui débite alors la fable du renard et du corbeau :

Un oiseau laid (c’est moi) qu’on nomme le corbeau
Tenant en son bec un fromage,
Un renard fin (c’est vous), pour lui tendre un panneau,
Le salue humblement et lui tient ce langage…

Seulement, c’est l’oiseau laid cette fois qui déjoue les ruses du fourbe, et le renard est contraint d’avouer que tout flatteur « est un monstre effroyable. »

Eh ! pourquoi l’es-tu donc, adulateur au diable ?
Pourquoi, dis ?

— « Pour faire mon chemin, répond le cynique. Les grands ne souffrent près d’eux que des louangeurs ; il faut bien les servir à souhait. C’est le vice des grands qui fait la bassesse des petits. — Non, réplique le sage. C’est la bassesse des petits qui fait le vice des grands. Sans ces nuées de flatteurs, les grands s’accoutumeraient à se voir tels qu’ils sont. Ils s’amenderaient, travailleraient, se rendraient utiles à la chose publique. Que de forces perdues par votre faute ! Vous êtes les corrupteurs, les empoisonneurs. » — Je résume tout un dialogue où éclate l’inspiration généreuse et patriotique de Boursault. Ces accens-là ne sont pas rares dans notre vieille France, et cependant il y a toujours plaisir à les saluer au passage. Je sais bien que Boursault, lorsqu’il inflige de telles leçons à la noblesse de son temps, particulièrement à la noblesse de province, parle au nom du roi, au nom de l’intérêt du roi, mais le roi, dans la philosophie morale du poète (on le verra mieux tout à l’heure), c’est avant tout la personnification de la patrie, le lien vivant de la communauté. Il n’y a rien là qui puisse diminuer le mérite moral du poète ; son courage lui fait grand honneur. — La scène devait se terminer par un avertissement à l’artisan de faux et de mensonges :

Moi, qui ne flatte point et qui hais les flatteurs,
J’ai, pour vous obliger, un service à vous rendre.
— Oh !… — Je vous avertis que vous vous ferez pendre.
— Moi, monsieur ? — Oui, vous-même, en propre original.
— J’oblige tout le monde et ne fois point de mal.
— Ces blasons frauduleux ajoutés à des vitres
Contre les droits du roi sont autant de faux titres ;
Et l’intervalle est bref de faussaire à pendu.

Dans cette scène si vive et si honnête, on a remarqué certainement l’idée singulière qui est venue à l’auteur d’introduire sous forme nouvelle la fable du Renard et du Corbeau. C’était là un des écueils du sujet. Boursault était obligé de refaire quelques-uns des chefs-d’œuvre de La Fontaine. Refaire le Renard et le Corbeau ! tout à l’heure il refaisait le Rat de ville et le Rat des champs ; tout à l’heure encore, avec le même sans façon et la même intrépidité, il va donner une variante de ces deux pages immortelles : le Loup et l’Agneau d’abord, ensuite la Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf. Ce bon Boursault, si modeste d’ailleurs et d’un si juste sens, a-t-il compris à quel danger il s’exposait ? hélas ! j’ai peur que non. Il n’avait pas assez le sentiment du grand art. Il suivait sa pensée aimable et candide, sans s’apercevoir qu’il y avait plus que de la candeur à recommencer de telles œuvres, des médailles frappées pour les siècles. Disons-le donc une fois pour toutes : les fables qu’il met dans la bouche d’Ésope sont presque toujours d’une extrême faiblesse, mais les scènes qui sont comme la mise en action des apologues du sage offrent très souvent un vrai mérite d’observation fine, de langage naturel et franc.

Qu’est-ce que le Loup et l’Agneau dans la comédie de Boursault ? Deux personnages de l’ancien régime mis en scène avec cette hardiesse ingénue si bonne à rencontrer chez nos vieux poètes. L’agneau est un orphelin recueilli par le bonhomme Pierrot et sa femme Colinette, le loup est le seigneur de l’endroit,

........ Certain grand escogriffe
Qui de tous les seigneurs a la meilleure griffe.

Pierrot et Colinette en ont terriblement à dire sur son compte. C’est un vrai tyran de village, ce hobereau, un homme qui ne respecte rien, qui se moque de Dieu et du diable, du droit et du devoir, de l’honneur des femmes et de l’avenir des enfans. Chaque jour il tire de sa poche un droit nouveau. Une écrevisse qu’on prend, un moineau qu’on tue, vite un procès devant le juge. Il prélève sa dîme sur toutes choses, sur les choux, les poireaux, les citrouilles. Peu s’en faut qu’il ne réclame un droit pour l’air que respire le pauvre paysan. Il en réclame un de tout le village si les vilains ne réduisent au silence les grenouilles de ses fossés :

Les fossés du château sont tout pleins de grenouilles,
Qui, pur méchanceté, lui font un si grand bruit,
Qu’il ne dort pas un brin tant que dure la nuit.
Par un papier qu’il a, griffonné d’un notaire,
Il veut, bon gré, mal gré, que je les faisions taire,
Et faute jusqu’ici d’empêcher leur cancan,
Chaque maison du bourg paie un écu par an.
C’est un dogue affamé qui toujours mord et ronge.
Empêcher des crapauds de crier, le pouvons-je ?

Ainsi Colinette explique, en son patois, comment ce seigneur, — que le diable emporte ! — s’est emparé du champ de l’orphelin pour arrondir son domaine. C’est alors que le bon Ésope lui raconte la fable du loup et de l’agneau. Sa fable est bien languissante à côté de celle du maître, mais elle offre un avantage qui n’a pas échappé à Saint-Marc Girardin. S’il est encore des lecteurs qui soient tentés de reprocher à La Fontaine cette raison du plus fort signalée comme toujours la meilleure, ils feront bien de lire la jolie scène de Boursault, vrai commentaire de la fable, commenté à son tour par noire confrère. L’explication du mot ironique de La Fontaine, c’est le vers de Boursault qui, au lieu de la raison la meilleure, écrit tout bonnement : le plus cruel des droits :

Le plus cruel des droits est le droit du plus fort.
Beaucoup moins artiste que La Fontaine, Ésope tient à être clair, et il ajoute :
Ma pauvre Colinette et mon pauvre Pierrot,
Voilà comme à peu près par le commun usage
Font envers leurs vassaux les seigneurs de village.
Quand d’un bois ou d’un champ il leur plaît un morceau,
Des agneaux malheureux troublent toujours leur eau ;
Et pour peu qu’on résiste aux raisons qu’ils se forgent,
Non contens de les tondre, hélas ! ils les égorgent.
Il sera bientôt nuit et vous êtes de loin ;
Adieu. De cet enfant ayez beaucoup de soin.
Je ne partirai point sans lui faire justice.


Je parlais aussi de la grenouille « qui veut se faire plus grosse que le bœuf. » Cette grenouille, dans la comédie de Boursault, c’est la femme d’un notaire. L’émulation du luxe, les combats de la vanité, ces luttes niaises et féroces qui causent la ruine de tant de familles, voilà ce que Boursault a voulu peindre sous les traits de Mme e Albione. Mme Albione, toujours brillante, toujours flambante, quoiqu’elle vienne crier misère auprès du ministre, est depuis cinq ans veuve d’un notaire, ou plutôt, comme elle dit, d’un conseiller, — d’un conseiller garde-notes, — car l’autre nom lui paraît humiliant. Voulez-vous un crayon assez vif des mœurs de la bourgeoisie judiciaire sous le règne de Louis XIV ? Écoutez la confession de Mme Albione :

Conseillère à la cour, présidente à mortier,
Faisaient moins de fracas que moi dans mon quartier.
Voyant à mon époux une somme assez grosse,
Je voulus avoir chaise, et puis après carrosse,
Et, tous les chevaux noirs n’ayant pas de grands airs,
J’en eus de pommelés comme les ducs et pairs.
Pour mon appartement cinq chambres parquetées
A force de miroirs semblaient être enchantées,
Et, ce qui m’en plaisait, on n’y pouvait marcher

Que l’on ne se mirât encor dans le plancher.
Ayant vu par hasard, dont je fus bien contente,
De gros chenets d’argent chez une présidente,
Je priai mon mari de m’en donner d’égaux,
Et quatre jours après j’en eus de bien plus beaux.
Je fus même à la foire où j’eus la hardiesse,
Voyant un cabinet qu’aimait une duchesse,
Pendant qu’à marchander elle le dépeçait,
De le prendre à sa barbe au prix qu’on le laissait.
Pour ne pas abuser de votre patience,
On parlait en tous lieux de ma magnificence…

Mais aujourd’hui quelle chute ! Il fallut tout vendre à la mort du conseiller garde-notes. Ce fut un vrai désastre. Sur toutes ces choses magnifiques, Mme la conseillère perdit 70 pour 100. C’est pourquoi, ayant appris que le roi dotait des filles pauvres de bonne maison afin de leur procurer d’honnêtes alliances, Mme Albione vient solliciter l’appui du ministre et mettre ses deux filles sur les rangs. Le ministre lui répond par une fable : la Grenouille et le Bœuf. C’est votre portrait, lui dit-il, et c’est l’image du siècle. Que de vanités ! que de prétentions ruineuses ! et là-dessus éclate une de ces mercuriales comme Boursault les aime. Il commence sur un ton railleur, il persifle la femme de l’huissier qui s’habille comme la procureuse, la procureuse qui prétend égaler la femme de l’avocat, celle-ci qui veut se mettre au niveau de la conseillère, la conseillère rivalisant avec la présidente et la présidente avec la duchesse ; puis le ton s’élève, et la moquerie se tourne en invective :

Chacun, dis-je, chacun n’a ni repos ni trêve
Que comme la grenouille il ne s’enfle et ne crève.
De là vient le désordre et les crimes qu’on voit ;
Pour soutenir ce faste, on fait plus qu’on ne doit.
Combien, de bonne foi, d’iniquités atroces
Traînent des procureurs qu’on roule en des carrosses !
Cet autre dans le sien, qu’on croit un bon marchand,
En eût-il jamais eu, s’il n’eût été méchant ?
Pour montrer au public, d’une façon galante,
Un libraire étendu dans sa chaise roulante,
Combien, incognito, de livres défendus,
Dans l’arrière-boutique ont-ils été vendus ?
Combien un financier, pour être en équipage,
De zéros criminels remplit-il une page ?
Combien au parlement d’avocats de grand poids.
Pour aller à grand train vont-ils contre les lois ?…

Voilà, certes, des pages excellentes, et je pourrais en citer beaucoup d’autres : le portrait de la mère coquette dont les mauvais exemples ont porté fruit et qui s’étonne de la précocité de sa fille ; la caricature de M. Furet, l’huissier du parlement, qui se croit un personnage et se vante des services dont l’état lui est redevable, parce qu’il a donné le jour à quatorze drôles, huissiers comme lui et pires que lui, vautours fils de vautours ; enfin ces comédiens qui prient Esope d’assister à une de leurs représentations, non pour faire plaisir à Ésope, mais pour tirer parti de sa présence, pour faire d’Ésope une réclame. Great attraction ! À cette soirée assistera le ministre, le sage ministre, l’illustre bossu dont la bosse est pleine d’apologues. Ésope les devine sans peine :

...... C’est-à-dire, à parler nettement,
Que c’est moi qui serai le divertissement,
Et, pour aller au but où votre troupe aspire,
Vous tirerez l’argent, et moi je ferai rire.

Cependant il accepte l’invitation, car, s’il tient à ne pas être dupe, il ne cesse point pour cela d’être bon prince, je veux dire bonhomme. En attendant, il cause avec l’orateur de la troupe, et l’on comprend que Boursault, si mêlé aux comédiens et aux auteurs dramatiques de son temps, trouve là une excellente occasion de dire aux uns comme aux autres quelques vérités piquantes.

Qui de vous, je vous prie, est le complimenteur ?
— C’est moi, monsieur. — C’est vous ? — Moi-même. — Ergo menteur.

— Avez-vous une bonne troupe, un bon répertoire, beaucoup de pièces nouvelles ? Y a-t-il de bons auteurs dans cette ville ? — Eh, eh… — J’entends ; couci, couci. Malheur à qui s’en mêle, si l’art de charmer lui manque ! Dans tout ce qui n’est pas nécessaire, on ne supporte pas le médiocre, ni même le passable. Il faut de l’excellent, du merveilleux :

Qu’on n’ait point de pain blanc, on en mange du bis.
De velours ou de serge on se fait des habits,
Parce qu’en quelque état que le destin nous range,
Il faut absolument qu’on s’habille et qu’on mange ;
Mais du consentement de cent peuples divers
Rien n’est moins nécessaire au monde que des vers,
Et par cette raison qui me semble équitable
Les passablement bons ne valent pas le diable.

À travers ces épisodes, dont la succession monotone n’est pas toujours assez dissimulée, on voit courir l’intrigue légère qui sert de cadre au tableau. Ésope n’a pas dit immédiatement à Euphrosine qu’il renonçait à l’épouser, qu’il ne la disputerait point à celui qu’elle aime ; Euphrosine est inquiète, irritée, et une heure vient où cette fureur éclate. Oh ! la belle révolte amoureuse ! Tout cela, pour Ésope, c’est une occasion d’étudier la nature humaine sur un sujet franc et ingénu. Il n’est pas fâché de voir si l’ambition de jouer un rôle à la cour ne va pas altérer dans le cœur d’Euphrosine l’amour qu’elle a juré au brillant Agénor, Ésope se réjouit donc de la constance de la jeune fille. Ses colères lui font plaisir. Loin de e fâcher il sourit, quand Euphrosine lui lance cette invective :

Et moi, qui vous connais pour un fourbe achevé,
Moi, qui de votre fraude ai sujet de me plaindre,
Moi, qui ne sais qu’aimer et qui ne sais point feindre,
Je vous déclare ici qu’Agénor a ma foi,
Que je suis toute à lui comme il est tout à moi,
Que toute la grandeur où le roi vous appelle
N’aura pas le pouvoir de me rendre infidèle,
Et que, si de mon père on aigrit le courroux,
J’épouserai la mort plus volontiers que vous.

Est-il besoin de dire que la comédie se termine par le mariage d’Euphrosine et d’Agénor sous les auspices du sage Esope ?

Telle est cette œuvre agréable et courageuse, œuvre d’un homme d’esprit et d’un homme de cœur. Le succès, un peu contesté d’abord à la scène, car l’intérêt de l’action y était trop peu de chose, ne tarda guère à prendre un grand essor. Quant au succès de lecture, il ne fut pas douteux un instant et franchit bientôt nos frontières. En ces dernières années du XVIIe siècle, Boursault eut l’honneur de représenter l’esprit français aux yeux des lettrés de l’Europe. La comédie d’Ésope à la ville fut traduite en anglais, en allemand, en italien, en hollandais. On y aimait surtout l’élévation naturelle des sentimens, ce que j’appelle une certaine audace naïve de droiture et de loyauté.

C’est par là aussi que Boursault s’est acquis de bonne heure l’amitié des deux Corneille et qu’il l’a conservée toute sa vie. Après le succès d’Ésope à la ville, Thomas Corneille lui dit un jour : « Pourquoi ne pas vous présenter à l’Académie française ? — Y songez-vous ? répondait modestement le poète ; que ferait l’Académie d’un sujet illettré qui ne sait ni le grec ni le latin ? — et Thomas Corneille répliquait vertement : — Il n’est pas question d’une Académie grecque ou latine, il est question de l’Académie française. Eh ! qui sait mieux le français que vous ? » Voilà bien l’exagération d’un ami : « Qui sait mieux le français que vous ? » Parler ainsi à Boursault, c’est parler sans mesure, et l’historien littéraire ne peut que mentionner la chose en souriant ; mais Thomas Corneille aurait pu dire sans crainte d’être démenti : Qui mieux que vous, dans le déclin de la comédie et depuis la mort de Molière, a maintenu au théâtre une certaine hauteur d’accent unie à la gaîté ? qui a eu mieux que vous le sentiment de la grâce honnête ?


III

« Il est temps que je te dise ingénument comment la comédie d’Ésope a été reçue. C’est une pièce d’un caractère si nouveau que jamais homme n’a eu tant de peur que j’en eus pendant les trois premières représentations… » Ainsi commence une lettre où Boursault raconte à sa femme, — à sa chère Michelon, comme il l’appelle[5], — les péripéties de la bataille. Rappelez-vous les émotions du poète au cinquième acte de la Métromanie. Boursault était aussi agité que le personnage de Piron. Les trois premiers jours, il y eut une vraie lutte au parterre. Les uns applaudissaient, les autres murmuraient. Murmures ou bravos, qu’est-ce qui devait l’emporter ? Pour triompher de la malveillance, Boursault eut l’idée de composer une fable suivie d’une apostrophe en vers aux siffleurs. Le grand acteur comique du temps, Raisin, qui jouait admirablement le rôle d’Ésope, s’était chargé de débiter cette fable et de lancer cette apostrophe avec l’autorité de son talent. « Grâce au ciel, continue Boursault, on ne fut obligé de dire ni l’apostrophe ni la fable. Il y eut tant de monde à cette quatrième représentation et l’applaudissement fut si général que nous fûmes au moins aussi contens des auditeurs que les auditeurs le furent de nous ; et ce jour-là la pièce s’affermit si bien qu’elle n’a pas chancelé depuis. »

Boursault ne devait plus raconter des émotions de ce genre. L’aimable comédie intitulée les Fables d’Ésope ou Ésope à la ville est de l’année 1690 ; la dernière de ses œuvres, Ésope à la cour, comédie héroïque, fut représentée le 16 décembre 1701. L’auteur était mort le 15 septembre de cette même année, trois mois avant le triomphe de la pièce qui est la suite et le complément de la première.

La ville, la cour, vous retrouvez ici le double sujet d’études cher au XVIIe siècle.

Étudiez la cour et connaissez la ville,
L’une et l’autre est toujours en modèles fertile ;


c’est Boileau qui l’a dit. Molière a étudié la cour et la ville ; il a instruit, amusé, raillé la ville et la cour. Que peint La Bruyère dans ses gravures à l’eau-forte ? Des portraits de la cour et des portraits de la ville. Boursault, ayant eu la fantaisie de mettre en action les fables d’Ésope, avait placé la scène dans une ville de Lydie, à Cyzique, chez son excellence le gouverneur Léarque, et là il avait fait défiler devant nous tous les originaux du pays, des originaux que le XVIIe siècle, on l’a vu, pouvait réclamer à plus juste titre que l’empire du roi Crésus. L’idée lui devait venir naturellement de nous montrer Ésope, non plus dans un chef-lieu de province, mais à Versailles, je veux dire à Sardes, auprès du roi, du grand roi, et des nobles seigneurs qui composent sa cour. Ésope à la cour ! ce seul titre rappelle immédiatement une histoire charmante de l’antiquité orientale, une histoire racontée il y a bien des siècles par le sage indien Pilpay et rajeunie par La Fontaine. Relisez la fable X du Xe livre, où La Fontaine nous montre « comme un roi fit venir un berger à sa cour, » Le poète ajoute avec sa malicieuse naïveté :

Le conte est du bon temps, non du siècle où nous sommes.


Je le crois bien. Vous figurez-vous un berger à la cour de Louis XIV ! un berger appelé dans les conseils de Louis XIV pour l’aider à gouverner l’état ! un berger que Louis XIV avait jugé digne d’être premier ministre en le voyant conduire son troupeau !

Ce roi vit un troupeau qui couvrait tous les champs,
Bien broutant, en bon corps, rapportant tous les ans,
Grâce aux soins du berger, de très notables sommes.
Le berger plut au roi par ces soins diligens.
Tu mérites, dit-il, d’être pasteur de gens :
Laisse là tes moutons, viens conduire des hommes.
Je te fais juge souverain.


Comment résister à pareille tentation ? Vainement l’ermite, son voisin, l’avertit du péril, l’engage à se défier des caprices du roi, des perfidies de la cour ; le voilà grand juge et favori du monarque. L’ermite avait eu raison. Mainte peste de cour finit par le rendre suspect au maître. On l’accuse d’avoir pillé le trésor public :

Son fait, dit-on, consiste en des pierres de prix :
Un grand coffre en est plein, fermé de dix serrures.
Lui-même ouvrit ce coffre et rendit bien surpris
Tous les machineurs d’impostures.
Le coffre étant ouvert, on y vit des lambeaux,
L’habit d’un pasteur de troupeaux,
Petit chapeau, jupon, pannetière, houlette,
Et, je pense, aussi sa musette.
— Doux trésors, ce dit-il, chers gages, qui jamais
N’attirâtes sur vous l’envie et le mensonge,
Je vous reprends ; sortons de ces riches palais,
Comme l’on sortirait d’un songe !


Boursault avait lu comme tout le monde ce petit chef-d’œuvre de grâce, de raison, de poésie. Quand l’idée lui vint de conduire Ésope à la cour, il trouva dans ce récit charmant le cadre naturel de son drame. En ce temps-là même, au moment où Boursault composait sa pièce, Fénelon empruntait à la tradition orientale le sujet d’où La Fontaine avait tiré la fable du berger et du roi, et il écrivait l’Histoire d’Alibée. Alibée est un jeune berger que le grand roi de Perse, Schah-Abas, rencontre dans la campagne, un jour que, parcourant son royaume incognito, il avait voulu interroger les gens du pays en toute liberté. Alibée est intelligent, ouvert, aimable, d’une franchise et d’une ingénuité qui enchantent le roi. Schah-Abas est tout surpris d’entendre parler si naturellement. Il emmène Alibée à la cour et lui fait donner des maîtres. Le jeune berger apprend à lire, à écrire, il apprend les arts et les sciences qui ornent l’esprit, il devient enfin le favori du roi, qui lui donne bientôt une charge très considérable en Perse, celle de garder le trésor du palais, tout ce que le prince possède de pierreries et de meubles précieux. On devine la suite, les jalousies, les perfidies, les accusations calomnieuses, accusations bien redoutables surtout pour le pauvre Alibée quand son bienfaiteur Schah-Abas est mort, et qu’un nouveau souverain, jeune, crédule, accessible aux flatteurs, est monté sur le trône. Lui aussi, on l’accuse d’avoir dérobé les richesses de l’état, lui aussi est obligé d’ouvrir certaine armoire de fer où sont enfermés les diamans qu’il a volés. Qu’y trouve-t-on ? Sa houlette, sa flûte et son habit de berger. Vieille histoire qui remonte aux premières sociétés humaines ! Fénelon la racontait à son royal élève, le duc de Bourgogne, comme La Fontaine la racontait aux hommes du XVIIe siècle. Est-ce à Fénelon, est-ce à La Fontaine que Boursault a emprunté l’idée de son œuvre, de ce qu’il appelle sa « comédie héroïque ? « Il n’importe. Ésope accusé injustement, Ésope ouvrant le coffre où sont enfermés, dit-on, les trésors qu’il a dérobés au monarque, et montrant à tous ce qu’il y garde précieusement, sa tunique d’esclave, — ce n’est là que le cadre de la comédie de Boursault. Le sujet, cette fois encore, ce sont les personnages, ceux que la cour va mettre en rapport avec Ésope, et qui, comme ceux de la ville, vont recevoir les leçons du sage. Que le cadre soit noble, touchant, héroïque ; au fond, l’important pour l’auteur c’est la pensée morale et instructive. Il le dit et sans nul pédantisme :

Je laisse aux grands esprits à choisir dans l’histoire
Des événemens de grand poids.
C’est un si vaste champ que le champ de la gloire,
Qu’on y peut arriver par différens endroits.
Les Grecs et les Romains ont épuisé les veilles
Des Racines et des Corneilles.
Molière a critiqué les habits et les mœurs.
Et je souhaiterais, avec l’aide d’Ésope,
Pouvoir déraciner des cœurs
Les vices qu’on y développe.


Nous sommes donc à la cour de Crésus. Ésope revient du voyage qu’il a fait par ordre du roi, il a terminé son inspection, il a accompli sa tâche de justicier. Un cri de reconnaissance, sorti de toutes les villes, de tous les bourgs, s’est élevé jusqu’au monarque. Ésope a été le fidèle exécuteur des intentions du souverain, et le souverain recueille dans les bénédictions du peuple le fruit de cette mission bienfaisante. Ce que le justicier a fait dans les provinces, Crésus veut qu’il le fasse à la cour même. Que de choses à réformer ! Le roi voudrait bien procéder de sa personne à cette grande œuvre, travailler à cette réforme de la cour ; mais le peut-il ? La vérité lui échappe sans cesse, chacun a intérêt à le tromper. — « Sois mon représentant, Ésope, remplace-moi, fais ce que je ne saurais faire. » — Ainsi parle le roi des Perses à l’esclave de Phrygie :

Quel monarque a-t-on vu, pendant qu’il a régné,
Qui de mille vertus ne fût accompagné ?
Les rois qui sur ma tête ont transmis la couronne
Ont eu, quand ils régnaient, tous les noms qu’on me donne,
Et ceux après ma mort qui me succéderont
Les auront à leur tour pendant qu’ils régneront.
Par là je m’aperçois, ou du moins je soupçonne,
Qu’on encense la place autant que la personne,
Que c’est au diadème un tribut que l’on rend,
Et que le roi qui règne est toujours le plus grand.
Si tu veux que ta foi ne me soit point suspecte,
Ne souffre dans ma cour nul flatteur qui l’infecte.
L’équité, qui partout semble inspirer ta voix,
Est ce qu’on s’étudie à déguiser aux rois ;
Pour me la faire aimer, fais-moi-la bien connaître ;
Je t’en prie en ami, je te l’ordonne en maître.
Je suis jeune, et peut-être assez loin du tombeau ;
Mais que sert un long règne, à moins qu’il ne soit beau ?
De ton zèle pour moi donne-moi tant de marques,
Que je ressemble un jour à ces fameux monarques
Qui pour veiller, défendre et régir leurs états,
En sont également l’œil, l’esprit et le bras.
Guide mes pas toi-même au chemin de la gloire.

Quand on pense que de tels vers sont à peine connus du petit nombre des curieux, on ne se lasserait pas de prolonger les citations. Tout ce qui suit est de la même ampleur. Ésope, en sa loyauté, toujours prête, commence immédiatement le rôle que le roi lui assigne. Avant de s’appliquer à la réforme de la cour, il avertit le souverain. Le roi est-il homme à le suivre jusqu’au bout ? C’est par les travaux guerriers, par les victoires et les conquêtes que les rois ont coutume de chercher la gloire ; Crésus est-il disposé à comprendre des vérités plus hautes ? N’a-t-il pas fait assez pour l’illustration de ses armes ? Saura-t-il concevoir une ambition meilleure ?

Après avoir deux fois vu Samos dans vos chaînes,
Vaincu cinq rois voisins et fait trembler Athènes,
Pour en vaincre encore un qui les surpasse tous,
Vous n’avez plus, seigneur, à surmonter que vous.
Sans être conquérant un roi peut être auguste.
Pour aller à la gloire il suffit d’être juste.

Dans le sein de la paix faire de toutes parts
Dispenser la justice et fleurir les beaux-arts,
Protéger votre peuple autant qu’il vous révère,
C’est en être, seigneur, le véritable père ;
Et père de son peuple est un titre plus grand
Que ne le fut jamais celui de conquérant.

Le roi ne demande pas autre chose au sage conseiller. Que le ministre se charge donc de faire mûrir ces fruits de la paix dont il parle si noblement. Qu’il n’interrompe pas son œuvre. Il a fait tant de bien au peuple ; que la cour aussi doive au justicier une vie nouvelle. Mais quoi ! la tâche est toute différente, répond Ésope. Le peuple est simple et loyal dans sa grossièreté ; la cour n’est que raffinemens et ruses dans sa délicatesse. Ici, une peinture de la cour, qui fait penser à la page la plus hardie de La Bruyère, à celle où l’observateur pénétrant, après avoir comparé les gens de cour et le peuple, s’écrie brusquement : « Faut-il opter ? Je ne balance pas, je suis peuple. »

Quoiqu’on nomme le peuple un monstre à plusieurs têtes,
Si les uns sont grossiers, les autres sont honnêtes.
Dans les moins délicats j’ai trouvé tant de foi,
Qu’une seule parole est pour eux une loi.
La cour en apparence a bien plus de justesse :
C’est le séjour de l’art et de la politesse ;
Mais combien de chagrins y faut-il essuyer !
Et sur quelle parole ose-t-on s’appuyer ? ..
L’un qui pour s’élever n’a qu’un faible mérite
Sous un dehors zélé cache un cœur hypocrite ;
L’autre met son étude à vous donner des soins,
Quand il sait que vos yeux en seront les témoins.
Celui-ci fait du jeu sa capitale affaire,
Cet autre en plaisantant devient sexagénaire,
Et l’on arrive ainsi presque en toutes les cours
D’un pas imperceptible à la fin de son cours.
On est si dissipé qu’avant que de connaître
Ce que c’est que d’être homme, on a cessé de l’être ;
Et ceux qui de leur temps examinent l’emploi
Trouvent qu’ils ont vécu sans qu’ils sachent pourquoi.

C’est ainsi que Boursault, comme La Bruyère, s’il est obligé de choisir entre les gens du peuple et les gens de cour, s’écrie sans hésiter : « Je suis peuple ! » Il faut noter ici, pour éviter toute équivoque, que le mot de peuple est pris dans son acception la plus large et qu’il signifie la nation elle-même opposée à des catégories artificielles.

Les objections du sage ne font que redoubler les instances du souverain. Cette fermeté du censeur, loin d’inquiéter le maître, l’encourage dans sa résolution. Crésus donne carte blanche à Ésope.

Loin qu’un zèle si pur ait rien que j’appréhende,
Sur quoi que ce puisse être où mon pouvoir s’étende,
Récompenses, honneurs, charges, bienfaits, emplois,
Tu peux de toute chose ordonner à ton choix.
À ta fidélité tout entier je me livre…

« Tout entier je me livre ! » Voilà un souverain comme on n’en voit guère. Prenez garde cependant : n’est-ce là qu’une idée en l’air, une fantaisie, une pure imagination ? Cet idéal du souverain est-il de l’invention de Boursault ? ou bien s’inspirait-il, même sans le savoir, de certains désirs qui avaient cours vers cette époque, et auxquels Fénelon dans son Télémaque avait donné une expression si harmonieuse et si pure ? Oui, on retrouve ici, sous une forme bien différente, quelque chose de la sagesse de Mentor et des rêveries de l’archevêque de Cambrai.

Je ne parle pas seulement de Télémaque ; il faut se rappeler aussi les Directions pour la conscience d’un roi. Dans ce manuel de piété pratique à l’usage d’un souverain, dans cette série de questions dressées d’avance en vue de son élève, Fénelon a écrit le commentaire de la scène qu’on vient de lire. C’est la XXXIVe direction, la XXXIVe question que le roi, — que le duc de Bourgogne, une fois parvenu au trône, s’il y monte un jour, — devra s’adresser à lui-même. Le rapprochement est curieux :

Un prince qui prête l’oreille aux rapporteurs de profession ne mérite de connaître ni la vérité, ni la vertu. Il faut chasser et confondre ces pestes de cour. Mais comme il faut être averti, le prince doit avoir d’honnêtes gens qu’il oblige malgré eux à veiller, à observer, à savoir ce qui se passe, et à l’en avertir secrètement. Il doit choisir pour cette fonction les gens à qui elle répugne davantage et qui ont plus d’horreur pour le métier infâme de rapporteur. Ceux-ci ne l’avertiront que des faits véritables et importans ; ils ne lui diront point toutes les bagatelles qu’il doit ignorer et sur lesquelles il doit être commode au public : du moins ils ne lui donneront les choses douteuses que comme douteuses, et ce sera à lui à les approfondir ou à suspendre son jugement si elles ne peuvent être éclaircies.

N’est-ce pas là l’Ésope de Boursault ? Ésope, dans cette comédie de l’année 1701, n’est-il pas le type de ces honnêtes gens, bien différens des rapporteurs de profession, des pestes de cour, que le souverain oblige malgré eux à veiller, à observer, à savoir ce qui se passe, et à l’en avertir secrètement ? Fénelon a raison : un tel homme n’avertira le prince que des faits véritables et importans, il ne lui dira point toutes les bagatelles qu’il doit ignorer. Il ne lui dira pas que Prexille, par exemple, est un cœur plat, un caractère faux, un vil espion. Si Prexille croit gagner la faveur d’Ésope en venant lui dire : Un tel a médit de vous, celui-ci vous a raillé, cet autre vous calomnie… Ésope l’arrête et en quelques mots le confond. C’est ce que recommande l’archevêque de Cambrai : « Il faut chasser et confondre ces pestes de cour. »

Avec le lâche Prexille commence la série des personnages ridicules ou vicieux que le sage Ésope a mission de rappeler au devoir. Voici Rhodope, la fille coquette, qui aime à mener grand train, à occuper toute la cour de sa beauté, de son esprit, de sa désinvolture, et qui se moque du qu’en dira-t-on. Elle est honnête au fond, mais quelle légèreté ! Ésope la trouve charmante, et ce sont des conseils presque paternels qu’il lui donne. — Soyez sur vos gardes, Rhodope, ne jouez pas avec le feu, ne badinez pas avec l’honneur. Il y a une fleur de renommée comme il y a une fleur de vertu. Ne laissez pas au soupçon le droit de s’attacher à vous. — Mais Rhodope, la folle, l’insouciante, se rit de ces conseils ; avec quelle grâce ! avec une grâce qui fascine le sage Ésope lui-même. Tout cela est très finement observé.

Je hais l’honneur féroce et la vertu chagrine.
Je vous l’ai déjà dit : je ris, chante, badine,
Et, croyant ma conduite exempte de remords,
Je ne prends aucun soin de sauver les dehors.
Il est vrai qu’on en parle, et que de vieilles dames
Dont le cœur est encor susceptible de flammes,
Faciles à remplir les désirs d’un amant
Ne peuvent présumer qu’on rie innocemment ;
Et jamais à l’amour n’ayant été rebelles,
Elles jugent de moi comme elles jugent d’elles.
Rien n’est plus dangereux dans leurs petits complots
Que ces femmes de bien qui le sont à huis clos,
Qui des moindres plaisirs condamnent l’innocence,
Et trouvent tout permis en sauvant l’apparence
Pour moi, qui marche droit, je ne me contrains pas.


Oui, tout cela est observé avec finesse. Rhodope, malgré ses allures suspectes, est une franche nature. Sa légèreté est le résultat de sa vie mondaine. Elle a été élevée à la cour, loin de sa mère, loin d’une direction que rien ne remplace. Qu’un grand devoir s’impose à elle, sa guérison est assurée.

Ce devoir, le voici : la mère de Rhodope, une pauvre femme simple, naïve, qui a perdu sa fille depuis des années, la retrouve enfin dans ce monde du luxe, et la fille vaniteuse a méconnu sa mère. Quelques mots d’Ésope ont suffi pour toucher ce cœur plus léger que mauvais. Rhodope a horreur de sa faute, elle est impatiente de la réparer, la voici transformée tout à coup ; le sentiment de la nature l’a délivrée en un instant de tout ce qu’à y a d’artificiel et de faux dans les vanités de la cour. Quelle est cette Rhodope ? Je l’ignore. Soyez sûrs que les spectateurs de 1701 ne l’ignoraient pas. Fénelon le savait, Saint-Simon le savait, et c’est probablement le duc-évêque de Langres, si bien initié à tous les secrets de Versailles, qui avait signalé cette figure au solitaire de Montluçon.

En regard de cette conversion de la belle Rhodope, une autre peinture assez fine encore et qui nous reporte dans le monde des La Bruyère et des Fénelon, c’est la conversion de l’athée du grand monde, du gentilhomme athée, du seigneur que je ne sais quel dégoût d’esprit blasé, je ne sais quelle expérience amère des superstitions et des duperies humaines, a conduit tout doucement à l’athéisme. Il y a bien des personnages de ce genre dans la galerie de La Bruyère. Celui-là, Boursault l’a connu, l’a aimé, et même a essayé de le convertir. Il s’appelait Desbarreaux. Rappelez-vous la lettre que Boursault lui adressait à propos de ce sonnet fameux si admiré du XVIIe siècle :

Grand dieu ! tes jugemens sont remplis d’équité.


C’est cette lettre qui est le fond même de la belle scène entre Ésope et Iphicrate. Le poète songe à Desbarreaux, il se souvient de ses discussions avec lui, de ses instances si respectueuses et si tendres, quand il met le sage aux prises avec l’athée :


ÉSOPE.
Vous qui paraissez être homme ferme, esprit fort,
Parce que d’un peu loin vous croyez voir la mort,
Si par quelque accident, maladie ou blessure,
Dans une heure, au plus tard, votre mort était sûre,
Penseriez-vous des dieux ce que vous en pensez ?
Et pour n’y croire pas, seriez-vous ferme assez ?
Parlez de bonne foi sur le fait que je pose.
IPHICRATE.
Si je devais mourir dans une heure ?
ÉSOPE.
Oui.
IPHICRATE.
La chose
Est un peu délicate, et je ne sais pas bien…
ÉSOPE.
Croiriez-vous quelque chose ou ne croiriez-vous rien ?
Vous et tous vos pareils, qui semblez intrépides,
A l’aspect de la mort vous êtes si timides,
Que, pour un insensé qui craint d’ouvrir les yeux,
Mille de cris perçans importunent les dieux.
S’il vous fallait mourir, que croiriez-vous ?
IPHICRATE.
Peut-être
Que mon cœur combattu par la peur du non-être…
ÉSOPE.
Eh ! monsieur, le non-être est ce qu’on craint le moins.
La peur d’être toujours cause bien d’autres soins ;
Le passé fait trembler, l’avenir embarrasse.
Mais, sans nous écarter, répondez-moi de grâce.
Si vous deviez mourir dans une heure, au plus tard,
Que croiriez- vous ? parlez sans énigme et sans fard.
IPHICRATE.
Sans énigme et sans fard, je ne suis pas un homme
Qui par le nom d’athée aime qu’on le renomme.
Je ne dispute point pour vouloir disputer ;
Je cherche à m’éclaircir et non pas à douter.
Loin d’avoir du plaisir, j’ai de l’inquiétude
A flotter dans le doute et dans l’incertitude,
Et, chagrin contre moi d’avoir ainsi vécu,
Le bonheur où j’aspire est d’être convaincu.
J’ai vu la mort de près dans plus d’une bataille.
Je l’ai vue à l’assaut de plus d’une muraille
Sans que dans ce péril elle ait pu m’inspirer
Ni de croire des dieux ni de les implorer.
Peut-être, ma carrière approchant de son terme,
Que dans ces sentimens je ne suis plus si ferme,
Et que, si dans une heure, au plus tard, je mourais.
Plus juste ou plus craintif, je les implorerais.
Eh ! que ne fait-on point, quand il faut que l’on meure ?


Ce souvenir de Desbarreaux est en même temps la mise en action d’une page de La Bruyère. « L’athéisme n’est point, dit le peintre de la cour. Les grands qui en sont le plus soupçonnés sont trop paresseux pour décider en leur esprit que Dieu n’est pas. Leur indolence va jusqu’à les rendre froids et indifférens sur cet article si capital, comme sur la nature de leur âme et sur les conséquences d’une vraie religion ; ils ne nient ces choses ni ne les accordent, ils n’y pensent point. — Nous n’avons pas trop de toute notre santé, de toutes nos forces et de tout notre esprit pour penser aux hommes ou au plus petit intérêt ; il semble, au contraire, que la bienséance et la coutume exigent de nous que nous ne pensions à nous que dans un état où il ne reste en nous qu’autant de raison qu’il faut pour ne pas dire qu’il n’y en a plus[6]. » C’est précisément ce que disait Boursault à Desbarreaux, ce que dit Ésope à Iphicrate :

Votre raison alors sera-t-elle meilleure ?
Aurez-vous de l’esprit plus que vous n’en avez ?
Saurez-vous sur ce point plus que vous ne savez ?
Seront-ce d’autres dieux ? ou sera-ce un autre homme ?
Pouvez-vous ne rien croire et dormir d’un bon somme ?
De la vie à la mort il s’agit d’un instant.

Et si le prétendu athée cherche à écarter ces menaces en invoquant la clémence de Dieu, Ésope lui rappelle cette vive image d’un père de l’église que Boursault lui-même citait à Desbarreaux : La clémence de Dieu, c’est cette couche, à la fois solide et incertaine, qui, sur un fleuve glacé, nous sépare de l’abîme. Que peut-elle bien supporter, cette muraille protectrice ? Simple question de poids et de mesure ; si on la surcharge, elle craque, « et l’abîme est dessous. »

Jusques à certain poids, qu’on y passe et repasse,
On est en sûreté sur son épaisse glace,
Mais lorsqu’on la surcharge elle fond sous nos pas,
Et qui tombe dessous ne s’en retire pas.


Je ne crains pas de multiplier des citations qui nous font mieux connaître la physionomie morale du poète. Ces portraits n’ont pas seulement un intérêt littéraire, ils ont une valeur historique. Ce sont des commentaires de Saint-Simon, de La Bruyère, de Fénelon, de Massillon, de la princesse palatine, de Leibniz lui-même. Leibniz, en 170û, dénonçait l’athéisme qui commençait à corrompre les hautes classes et menaçait la France d’une révolution inévitable ; Massillon tenait le même langage, la princesse palatine y revenait sans cesse, et La Bruyère a terminé son tableau de la société française par un éloquent chapitre sur les esprits forts. Boursault ne s’indigne pas, ne déclame pas ; il peint finement l’athée qui croit être athée, l’épicurien qui nie la puissance divine par impuissance d’esprit, par vanité peut-être et par bon ton, mais que le bon sens ramènera.

Un personnage plus difficile à corriger, c’est le financier rapace. Voyez venir M. Griffet ! c’est le type du loup-cervier. La passion de l’or l’a rendu aussi dur que le roc. Il a l’âme chevillée au corps. M. Griffet a quatre-vingt-deux ans. Il est célibataire, il n’a point de famille, et, toujours acharné au lucre, il veut gagner sans cesse. Ah ! le bel emploi de la vie ! le noble usage de la vieillesse ! C’est la contre-partie de l’octogénaire de La Fontaine. Que l’octogénaire plante et bâtisse, rien de mieux ; ses arrière-neveux lui devront cet ombrage. Mais la cupidité insatiable, mais la poursuite effrénée du gain, chez un vieillard que réclame la mort ! Non, ce n’est pas là le travail qui élève, qui rend meilleur, c’est la profanation des heures suprêmes, et le bon Ésope a raison de s’indigner. Il s’indigne si bien que je ne saurais voir dans ce maître Griffet un type général. Celui-là aussi Boursault l’a connu en chair et en os, il l’a vu de près à Montluçon ou à Paris, c’est un de ses chefs sans doute, le chef qui plus d’une fois (on le voit par ses lettres) lui infligea de mauvaises notes, parce qu’il le trouvait trop débonnaire au pauvre peuple. M. Griffet, qui veut devenir fermier général, reprochait au bon receveur de ne pas avoir les doigts assez crochus.

Quelque vieux que je sois, je me sens les pieds fermes,
J’ai rempli dignement tous les emplois des fermes,
Directeur, réviseur, caissier, et cœtera,
Et je prétends aller jusqu’au non plus ultra,
Être fermier.


Mais le non plus ultra, maître Griffet, c’est la mort, et après la mort, pour vous et vos pareils, ce sera l’enfer. Ésope le lui met sous les yeux, cet enfer des traitans, dans un apologue très lestement enlevé. Il y a toute une suite d’enfers conçus par les imaginations les plus différentes. On se rappelle l’enfer de Platon aux dernières pages du Gorgias, celui d’Aristophane dans les Grenouilles, celui de Lucien dans ses Dialogues des morts ; et, sans parler de l’enfer de la Divine comédie, la grande vision devant laquelle toutes les autres pâlissent, qui ne connaît l’enfer comique de Rabelais au deuxième livre de Pantagruel, et l’étrange enfer cosmogonique de Victor Hugo dans le poème des Contemplations intitulé : Ce que dit la bouche d’ombre ? Au-dessous de ces grands noms, je réclame une petite place pour l’enfer de Boursault, un enfer tout spécial, l’enfer des hommes d’argent, des pillards, des concussionnaires, l’enfer de tous ceux qui, sous une forme ou sous une autre, dérobent le bien d’autrui.

Il trouva là des gens de toutes les façons,
Hommes, femmes, filles, garçons,
Grands, petits, jeunes, vieux, de tout rang, de tout âge.
Il n’est profession, art, négoce, métier,
Qui n’ait là dedans son quartier,
Et qui n’y joue un personnage.


Quelle foule, bon Dieu ! que de marchands habiles à donner faux poids et fausse mesure, drapiers, merciers, coiffeuses ! que d’empoisonneurs, cabaretiers et cafetiers ! que de financiers et de teneurs de banque ! Voyez-les remuer des chiffres avec acharnement. Qu’est-ce donc qu’ils comptent de la sorte ? Ils essaient de compter le temps qu’ils seront encore là ; mais déjà les chiffres leur manquent. Plus loin, voici les grands seigneurs, très exacts à payer leurs dettes de jeu, — dettes d’honneur, comme ils disent, — mais qui ne paient jamais ni le marchand, ni l’ouvrier. Voici les avocats célèbres, ceux du moins qui possèdent à fond le grand art de rendre noir le blanc ; voici les notaires… fragiles, les greffiers dangereux, les procureurs subtils, les secrétaires avides, les rapporteurs non-chalans, les huissiers à qui l’on graisse la patte pour dissimuler les pièces, les magistrats qui vendent la justice et qui croient même qu’elle doit être vendue cher, comme tout ce qui est rare. Voici les médecins, précurseurs de la mort, pourvoyeurs de l’autre monde. Voici…

Enfin, si je faisais une liste fidèle
De tous les réprouvés que Pluton a chez lui,
Ce serait une kyrielle
Qui ne finirait d’aujourd’hui.


Au milieu de ces damnés innombrables, quel est ce groupe de vieillards qui hurlent langoureusement ? L’un d’eux, le moins âgé de tous, qui se lamente comme ayant été frappé de mort subite, a rendu l’âme à quatre-vingt-dix ans ; seulement, à la dernière heure de son dernier jour, il calculait encore le prix de la rente. Aussi le serviteur de Pluton, qui sert de cicérone au visiteur des lieux chauds, est-il obligé de rappeler à l’ordre le hurleur obstiné :

Taisez-vous, imposteur, ou parlez autrement.
Vous mentez aussi hardiment
Qu’un faiseur d’oraisons funèbres.


Puis il lui prouve, le bon diable, qu’ayant eu tout le temps de se préparer à mourir, vieux, cassé, décrépit, et toujours attaché aux soins les plus sordides, la seule grande affaire de la vie ne l’a pas occupé une minute. Avis à vous, maître Griffet !

Voilà des paroles de philosophe et de chrétien. Cependant, que devient Ésope à la cour ? Ces leçons si vives, cette sagesse si ferme, cette autorité si haute, tout cela doit exciter la jalousie des courtisans. Rappelez-vous la fable de La Fontaine, le Berger et le Roi ; rappelez-vous l’histoire du Persan Alibée, si bien racontée par Fénelon. Comme l’Alibée de Fénelon, comme le berger de La Fontaine, l’Ésope de Boursault est accusé d’avoir dérobé les trésors confiés à sa garde. Crésus, sans ajouter foi aux calomnies, veut pourtant en avoir le cœur net. On fouille la demeure du favori, on ouvre le coffre suspect… — Qu’est cela ? un vêtement d’esclave ? — Oui, sire, voilà mon trésor. C’était le souvenir des mauvais jours, c’était aussi l’avertissement perpétuel dans ce monde de l’intrigue et du mensonge :

Et quand l’orgueil sur moi prenait trop de crédit,
Je redevenais humble en voyant mon habit.


Ici, un de nos maîtres, dans ses belles leçons sur La Fontaine, rencontrant cette dramatique mise en scène de la fable du berger devenu pasteur de gens, ne peut retenir un élan d’admiration. Les beaux vers ! s’écrie Saint-Marc Girardin ; et il prouve que les traits les plus charmans du fabuliste ne valent pas ces paroles d’Ésope expliquant à Crésus pourquoi il a gardé si précieusement ses vieux habits d’esclave.

Telle est cette comédie héroïque où le gentil Boursault nous donne à sa manière le tableau des caractères et des mœurs dans les dernières années du xvrp siècle. Œuvre saine et forte, une fois le genre admis, et dans laquelle le poète, malgré les inégalités de son talent, avait sur plusieurs points devancé son époque. Quelques-unes des scènes et un grand nombre des vers que je viens de commenter étaient des peintures si vraies, renfermaient des principes si nouveaux qu’on n’osa pas tout d’abord les produire sur le théâtre. Ces beaux vers de Crésus sur les flatteries des gens de cour :

…. Je m’aperçois, ou plutôt je soupçonne
Qu’on encense la place autant que la personne,
Que c’est au diadème un tribut que l’on rend,
Et que le roi qui règne est toujours le plus grand.


Ces vers si beaux, si français, on craignit de les faire retentir sur la scène en 1701[7]. Ce portrait du courtisan athée, on eut peur de le présenter au public. Le peintre, dans son ingénuité, avait fait une œuvre trop hardie. Quel honneur pour le poète d’Ésope à la cour ! et comme du fond de sa province l’excellent homme avait touché juste !

Il avait touché juste et en même temps il avait gardé une parfaite mesure sans que nulle crise, même la plus violente, pût lui causer le moindre trouble. Pendant que Boursault préparait son Ésope à la cour, il eut à essuyer sur son frêle esquif une véritable tempête. Une édition de ses dernières comédies avait paru en 1694 accompagnée d’une Lettre sur les spectacles, dont l’auteur était le père Caffaro. Ce père Caffaro, supérieur des théatins, était très affectionné au fils de Boursault, devenu religieux de son ordre, et de là les rapports les plus aimables entre le poète et le vieux moine. Un jour, après avoir lu le Mercure galant, le père Caffaro eut l’idée d’écrire en latin une dissertation sur la comédie et de justifier cette forme de l’art en s’autorisant des pères de l’église comme des docteurs du moyen âge, particulièrement de saint Thomas. Ce travail n’était pas destiné au public. Le supérieur des théatins l’avait composé sans doute après quelque conversation avec le jeune religieux, si fier du talent et de l’inspiration morale de son père. Quand l’édition de 1694 fut publiée, est-ce le fils de Boursault qui traduisit cette dissertation en français pour en faire la préface du Mercure et d’Ésope ! Le père Caffaro avait-il consenti à cet arrangement ou bien l’avait-il ignoré ? Tout cela n’est pas facile à débrouiller au milieu d’assertions contradictoires. Une chose trop certaine, c’est que cette lettre, imprimée sans nom d’auteur et attribuée simplement à une personne d’érudition, fut signalée bientôt comme l’œuvre du chef des théatins, et produisit un immense scandale. On connaît la lettre foudroyante que Bossuet adressa au vieux moine, on sait aussi avec quelle soumission le moine essaya de s’excuser[8]. C’est dans cette excuse si humble que se trouvent ces naïves paroles : « J’assure votre grandeur devant Dieu que je n’ai jamais lu aucune comédie, ni de Molière, ni de Racine, ni de Corneille, ou au moins je n’en ai jamais lu une tout entière. J’en ai lu quelques-unes de Boursault, de celles qui sont plaisantes, dans lesquelles à la vérité je n’ai pas trouvé beaucoup à redire, et sur celles-là j’ai cru que toutes les autres étaient de même. Je m’étais fait une idée métaphysique d’une bonne comédie et je raisonnais là-dessus… »

Il était donc dans la destinée de Boursault de se heurter aux plus grandes figures du siècle. Tout jeune il reçoit de Molière les coups les plus violens, il est cinglé par Boileau, maltraité par Racine[9] ; aux approches de la vieillesse, il voit se dresser contre le père Caffaro, son ami, c’est-à-dire contre un second lui-même, la censure écrasante de Bossuet. Nous savons avec quels témoignages d’admiration, avec quelle générosité candide il a répondu aux mauvais procédés des poètes ; qu’a-t-il répondu aux emportemens du théologien ? Sa correspondance n’en a conservé aucune trace, mais il faut bien que Boursault ait désarmé Bossuet, car le jour où l’évêque de Meaux, malgré la rétractation du vieux moine, reprend la question en son nom propre et trace d’une plume de feu ses Maximes et réflexions sur la comédie, il n’y a pas dans ces pages impitoyables une seule parole qui fasse tort à Boursault. Molière y est traité avec une sorte de furie, on dirait un jansénisme farouche ; Corneille y est l’objet de critiques amères, et Racine lui-même, malgré Esther et Athalie, n’y est point épargné. Boursault est le seul dont les erreurs soient combattues avec une haute marque d’estime. C’est bien de lui en effet qu’il s’agit aux dernières pages, c’est bien lui qui est signalé comme voulant a réformer à fond la comédie » afin d’y amener, à la faveur du plaisir, « l’instruction sérieuse des rois et des peuples. » Intention louable, dit Bossuet, mais étrange illusion. D’après celui qui a écrit la Politique tirée de l’Écriture sainte, la parole de Dieu peut seule donner aux rois et aux peuples les leçons dont ils ont besoin : « pour les instructions du théâtre, la touche en est trop légère[10]. »

Bossuet devait tenir ce langage et Boursault devait répondre comme il l’a fait. Sa réponse aux Maximes et réflexions sur la comédie, c’est la comédie d’Ésope à la cour. Touche légère, si l’on veut, inspiration du moins aussi solide que charmante, aussi hardie que spirituelle, puisque des passages entiers (la scène de l’athée par exemple et les réflexions de Crésus sur le néant du prestige royal) ont dû être supprimés au théâtre comme une peinture trop libre de la réalité. J’ajoute surtout : inspiration plus efficace que ne le croit le terrible évêque. Une vingtaine d’années plus tard, les passages supprimés sous Louis XIV ayant été rétablis sous le régent, Montesquieu alla un soir entendre la comédie de Boursault et en reçut une, impression profonde qu’il résume en ces termes : « Je me souviens qu’en1 sortant d’une pièce intitulée Ésope à la cour, je fus si pénétré du désir d’être plus honnête homme que je ne sache pas avoir formé une résolution plus forte : bien différent de cet ancien qui disait qu’il n’était jamais sorti des spectacles aussi vertueux qu’il y était entré. C’est qu’ils ne sont plus la même chose[11]. »

Boursault, je l’ai annoncé, n’assista point aux effets que produisit sa dernière œuvre. Il ne sut ni les alarmes des uns ni les approbations des autres. S’il ne vit pas ses vers mutilés, ses tableaux rejetés dans l’ombre, il n’eut pas non plus le loisir de mettre la dernière main à son travail et le bonheur de recueillir ces cordiales sympathies dont l’interprète fut un jour Montesquieu. Tout en achevant sa comédie, il en préparait la mise à l’étude lorsqu’une maladie subite l’emporta en quelques jours. Il mourut le 15 septembre 1701, non pas à Montluçon, comme le disent tous ses biographes, mais à Paris, rue de Verneuil, non loin du quai Malaquais, où se trouvait la maison des théatins[12]. Son fils, Edme-Chrysostome, était alors vicaire de l’ordre ; le poète, qui lui avait adressé de si honnêtes conseils au moment de son entrée en religion et qui avait dirigé ses débuts avec tant de bonne grâce, voulut recevoir de lui les secours suprêmes.

Il y a là encore de touchantes harmonies qui achèvent de peindre l’honnête homme. Le théatin était bien le fils de son père ; quelques années plus tard, vers le temps où Montesquieu écrivait un si magnifique éloge d’Ésope à la cour, Mlle Aïssé, ramenée à la religion par son amie de Genève, Mme Calandrini, lui écrivait qu’elle avait demandé un directeur à Mme du Deffant, et que ce directeur était le père Boursault, alors supérieur général des théatins. « Il a beaucoup d’esprit, lui dit-elle, bien de la connaissance du monde et du cœur humain. Il est sage et ne se pique pas d’être un directeur à la mode. » C’est le fils de Boursault qui aida Mlle Aïssé à se réconcilier avec Dieu, comme on le voit dans ses dernières lettres datées de 1733. Singuliers rapprochemens qui, des batailles littéraires du XVIIe siècle, nous conduisent, à travers tant de péripéties, jusqu’au lit de mort de Mlle Aïssé ! C’est un vrai type d’honnête homme que ce poète souriant qui, tout humble et tout modeste, à su charmer Louis XIV, apaiser Boileau, désarmer Bossuet et préparer si gentiment le plus sage des directeurs pour la plus douce des pénitentes.

Voilà comment la vie et les ouvrages d’un écrivain de second ordre nous font souvent pénétrer dans l’intimité d’une grande époque beaucoup mieux que les destinées glorieuses et les immortels chefs-d’œuvre. On souscrira, je l’espère, à mes conclusions, si je dis que l’auteur du Mercure galant, d’Ésope à la ville, d’Ésope à la cour, placé sans doute assez loin des maîtres, a droit au souvenir de l’histoire littéraire et à la reconnaissance publique. Celui que le grand Corneille appelait son fils, celui qui, blessé par Molière, a pleuré si noblement sa mort, celui qui a si vivement peint tant de figures empruntées à la société de son temps, celui qui a mis la morale pratique sur la scène et tracé de la royauté idéale une image si haute, celui-là certainement, malgré les imperfections de ses écrits, doit garder un rang très honorable parmi les hommes qui ont bien mérité de la France.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

M. Charles-Auguste-Joseph Lambert. M. Lambert, ancien chef de division à la direction générale de l’enregistrement et des domaines, vient de publier à l’âge de quatre-vingt-douze ans une histoire de sa ville natale qui atteste les recherches les plus laborieuses. Ce qui concerne les dates de la vie de Boursault dans l’ouvrage de M. Lambert est traité avec tout le soin et toute la précision possibles. Voyez Histoire de la ville de Mussy-l’Evêque (Aube), par Charles-Auguste-Joseph Lambert, 1 vol. grand in-8o. Chaumont, 1878.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 novembre.
  2. De Racine dans la préface des Plaideurs, — de Boileau dans le troisième chant de l’Art poétique.
  3. Il s’agit du Timocrate de Thomas Corneille, cette tragédie médiocre accueillie en 1656 avec un si incroyable enthousiasme. On disait qu’un autre Corneille était né ; après l’ancien, qui semblait se retirer du théâtre, le Corneille nouveau venait consoler la France. Timocrate était aussi admiré que le Cid vingt ans auparavant, admiré aussi vivement et beaucoup moins combattu, — ou plutôt l’acclamation était universelle. Le public ne se fatiguait pas de voir le chef-d’œuvre, ce furent les acteurs qui se fatiguèrent de le représenter. Il fallut qu’un jour un comédien s’avançât sur la scène et adressât aux spectateurs ce singulier discours : « Messieurs, vous ne vous lassez pas d’entendre Timocrate ; pour nous, nous sommes las de le jouer. Nous courons risque d’oublier nos autres pièces. Trouvez bon que nous ne le représentions plus. » — Et Timocrate, en effet, ne fut plus jamais représenté.
  4. Voyez Cours de littérature. (Seconde partie, livre Ier, chapitre VII.
  5. Boursault avait épousé Mlle Michelle Milley. On ne sait si elle était de Mussy-l’Évêque, de Paris, ou de Montluçon.
  6. La Bruyère, des Esprits forts.
  7. On n’osa même pas les imprimer sans en modifier le texte. Aux deux derniers vers du passage que nous citons ici on substitua ces doux vers, qui ne sont pas de Boursault et que toutes les éditions suivantes ont conservés :
    Qu’on me rend des honneurs qui ne sont pas pour moi
    Et que le trône enfin l’emporte sur le roi.
  8. Bien qu’il n’y ait pas eu controverse, à proprement parler, l’ardeur de Bossuet dans toute cette affaire laissa le souvenir d’une discussion en règle. On en voit la trace dans les mémoires de Saint-Simon. A la date de 1694, Saint-Simon, parlant du maréchal. d’Humières mort assez brusquement à Versailles, ajoute la réflexion suivante : « On put remarquer qu’il fut assisté à la mort par trois antagonistes, M. de Meaux et l’abbé de Fénelon qui écrivirent bientôt après l’un contre l’autre, et le père Caffaro, théatin, son confesseur, qui, s’étant avisé d’écrire un livre en faveur de la comédie pour la trouver innocente et permise, fut puissamment réfuté par M. de Meaux. » Mémoires de Saint-Simon, t. 1er, chap. XII, page 128.
  9. Dans le préambule d’Artémise et Poliante, Boursault, vantant son désir de rendre justice à Britannicus, affirme que « M. Racine l’a désobligé sans qu’il lui en eût donné aucun sujet. »
  10. Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie.
  11. Montesquieu, Pensées diverses ; des Modernes.
  12. Cette rectification est due au savant historien de la patrie de Boursault,