Un Poète du grand monde/01

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Un Poète du grand monde
Traduction par Th. Bentzon.
Revue des Deux Mondes3e période, tome 46 (p. 878-920).
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UN
POÈTE DU GRAND MONDE

Poet and Peer, by Hamilton Aidé, 3 vol. ; Hurst and BlaCkett ; London.

L’auteur de Poet and Peer est bien connu déjà en Angleterre par ses poésies et plusieurs romans d’une réelle valeur : Penruddocke, Rita, etc. ; mais le grand mérite de son dernier ouvrage, que nous reproduisons ici en substance, est de peindre de la façon la plus vive et la plus vraie certaines transformations sociales auxquelles les lecteurs français ne pourront manquer de s’intéresser. Elles ont été nombreuses et rapides durant la période qu’on appelle le Victorian age. Disraeli, avec Coningsby, nous a montré une Jeune Angleterre, dont les héros sont lord John Manners, lord George Bentinck, Sydney Herbert, Baillie Cochrane, et une foule d’autres qui se groupent autour de l’étrange et intéressante figure du romancier lui-même. Dans la Jeune Angleterre, il y a du sport et de la religiosité, du faux héroïsme, de la féodalité déguisée, un mélange enfin d’où sort ce que l’on a longtemps nommé la politique des vitraux peints. Nous arrivons ensuite au Muscular Christian, de Charles Kingsley, aux vrais croyans qui, tout en inaugurant le ritualisme, abattent un taureau d’un coup de poing. Aujourd’hui, le personnage du jeune Anglais a changé encore complètement ; nous sommes aussi loin du nêo-féodal de Disraeli que des gentlemen-highvaymen de sir Edward Bulwer, ces brigands aristocratiques qui descendaient en ligne directe des dandies de la cour du régent. Nous faisons connaissance avec le gentilhomme socialiste que la bohème séduit, qui se croit voué au Grand Art, chez lequel tous les dons abondent, mais sans aucune cohérence, produit de l’époque gladstonienne auquel manque absolument cette étroitesse intellectuelle qui faisait marcher droit vers un but, sans chanceler, le Chrétien musculeux. Depuis on a demandé « plus de douceur, plus de lumière, » et l’on est arrivé à l’incertitude qui engendre la faiblesse. Ces utopistes flottans et sincères, ces spéculateurs politiques, ces âmes inquiètes et troublées de poètes qui, trop souvent, n’ont que les qualités les moins grandes du tempérament poétique, forment un nombreux bataillon nommé le Quatrième Etat. M. Hamilton Aidé en a tiré son héros ; non qu’il ait voulu désigner lord W., ni lord C, ni lord L. La figure de lord Athelstone, d’une réalité si frappante, ne représente aucun de ceux-là, mais tous ceux-là sont en elle ; elle vit, assurément, mais c’est un type et non pas un portrait.


TH. BENTZON.


I.

Par un beau soir d’août, avant que la lune qui éclairait les moissons se fût levée sur ces champs d’orge blonde et sur ces vergers en pente douce qui entourent le village de Ripple, on eût pu voir une fillette de onze ans ramener une vache et son veau de l’herbage où ils étaient allés paître au flanc de la colline. Quelqu’un la vit en effet ; ce quelqu’un n’était autre qu’un jeune garçon rêvant tout seul, appuyé à la barrière qui sépare les bois d’Athelstone de certains terrains communaux, qui, du reste, dépendent aussi du propriétaire des bois. Ripple appartenait presque tout entier à lord Athelstone, dont les intérêts cependant se rattachaient davantage au village tout autrement populeux de Warley, beaucoup plus proche du château. Aussi Warley, lancé dans le courant moderne de la civilisation, s’enorgueillissait-il déjà de posséder des toits d’ardoise, tandis que Ripple abritait encore sous le chaume toutes les vieilles coutumes. Lord Athelstone accusait ses habitans de manquer d’initiative, non que lord Athelstone fût naturellement porté vers les innovations et les réformes, — au contraire, c’était un conservateur dans toute la force du terme, — mais il savait gré aux fermiers de Warley, plus entreprenans que leurs voisins, d’accueillir avec empressement les charrues à vapeur et autres machines agricoles honorées de son patronage. Tout en s’attachant avec force aux bonnes traditions du passé, sa seigneurie n’était pas homme à dédaigner les moyens dont la science pratique dote les cultivateurs quand l’utilité de ces moyens lui était clairement démontrée. Jamais aucun doute n’avait troublé d’ailleurs la sérénité de son esprit, il n’envisageait qu’une chose à la fois, lentement, mais avec une netteté remarquable, et ceux qui ne voyaient pas de même, il les considérait comme des radicaux dangereux ou comme des imbéciles. Aussi son fils Wilfred lui donnait-il quelque souci. Wilfred était le jeune garçon de seize ans que nous avons laissé appuyé à la barrière du parc. Il étudiait alors à Eton et ne connaissait guère Ripple que comme un hameau situé sur la lisière des biens paternels, tandis que tous les visages de Warley lui étaient familiers ; mais l’âme de cet adolescent s’ouvrait volontiers aux impressions du beau sous toutes ses formes ; les chaumières moussues, les jardinets tout roses de pommes rebondies, les fleurs communes et vivaces qui faisaient une ceinture à chacun de ces humbles gîtes, avaient donc fixé son attention jusqu’au moment où elle se reporta sur la petite gardeuse de vaches. Celle-ci marchait d’un pas léger ; le soleil couchant, tout rouge derrière elle, effleurait ses cheveux châtain clair, sortant à flots du petit chapeau de linge tiré sur un joli visage ; la brise chassait les plis de sa robe d’indienne dessinant des formes délicates ; elle tenait une baguette dont elle faisait mine de se servir pour pousser les bêtes qui ne demandaient pas mieux que de rentrer au bercail, et, d’une voix très douce, elle chantait quelque vieil air du pays. Le chemin qu’elle devait suivre passait devant la barrière ; à la vue du jeune homme, elle rapprocha timidement l’un de l’autre ses deux petits souliers ferrés pour ébaucher une révérence.

— Bonsoir ! dit Wilfred d’un air presque embarrassé, lui que rien ne déconcertait d’ordinaire ; quel est votre nom, mignonne ?

— Nellie Dawson, s’il vous plaît, monsieur... mylord, répondit la douce petite voix.

— Ah ! vous me connaissez ?.. Non pas que je sois mylord, Nellie ; ne m’appelez jamais comme cela. Où demeurez-vous ? Qui est votre père ?

— Je n’ai pas de père. Maman et moi nous demeurons là-bas. Et elle indiqua le premier cottage qui se montrait à travers les branches de pommiers.

— Bon ! vous êtes la fille de John Dawson, qui est mort il y a deux ans... je me rappelle... Que fait votre mère ?..

— Maman fait un peu de tout.

— Vous devriez aller à l’école plutôt que derrière les vaches.

— J’y vais bien, monsieur ; seulement l’école ferme à quatre heures, et alors je cours chercher la vache au pré.

— Ainsi vous savez lire et écrire ?

— Et compter, monsieur.

— A la bonne heure ! La science est une belle chose. Elle rend tous les hommes égaux. L’enfant ouvrit de grands yeux et ne répondit pas.

— J’irai voir votre mère. Jamais encore je ne suis entré chez vous. Comment se fait-il que vous me connaissiez ?

— Je vous ai vu à l’église, monsieur.

— A propos, savez-vous traire une vache Nellie ?

— Oh ! oui, monsieur, c’est moi qui la trais toujours.

— Eh bien ! donnez-moi un peu de lait là dedans...

Et il lui tendit une écuelle en cuir.

Elle tira une nouvelle révérence et, courant à sa vache qui tondait l’herbe courte sous les pommiers, eut vite fait de remplir l’écuelle, qu’elle rapporta entre ses deux mains avec toute sorte de gentilles précautions.

— Hébé ! murmura le jeune garçon. Un service en vaut un autre. Je vous porterai un livre, et vous en apprendrez quelques passages par cœur pour me les répéter ensuite.

Puis, avec un sourire, il s’éloigna, sa ligne sur l’épaule, tandis que la petite courait à toutes jambes communiquer à sa mère cette grande nouvelle : le jeune lord, comme elle s’obstinait à l’appeler, avait promis de venir les voir et de lui apporter un livre !


II.

Revenons à lord Athelstone : il avait alors près de soixante ans, bien que plus actif que la plupart des hommes de trente. Le peu de cheveux qu’il possédait étaient blancs ; mais l’œil, les dents et l’estomac restaient intacts, et il avait le pied aussi leste que dans sa première jeunesse. La partie inférieure de son visage révélait une certaine obstination, seul trait que le père et le fils eussent en commun. Tout était raisonnable et sagement pondéré chez lord Athelstone, il vivait dans la foi politique et religieuse des aïeux sans y rien changer que ce qu’exigeait impérieusement la différence des temps. Ses ancêtres avaient été tous orthodoxes : il l’était aussi, mais il admettait cependant, bien qu’avec une certaine répugnance, la possibilité que le monde n’eût pas été créé en sept jours ; ses ancêtres avaient tous été de fidèles tories : nous avons dit qu’il était conservateur, néanmoins il s’était exposé jadis à encourir le blâme de certains membres de son parti en votant pour l’admission des juifs au parlement. Jamais lord Athelstone ne s’était distingué à Cambridge, ni à la chambre des communes, ni dans aucune autre chambre, mais il avait du bon sens et remplissait dignement son devoir comme époux, propriétaire et magistrat. Nous aurons occasion de voir s’il fut de même à la hauteur de son rôle de père, qui eût exigé, vu les circonstances, une dose peu commune de tact et de jugement. Lady Athelstone avait près de vingt ans de moins que son mari, mais ni l’un ni l’autre ne semblait s’apercevoir de cette disproportion d’âge ; elle n’était pour sa part ni très active ni très énergique, bien qu’on eût pu aisément confondre à première vue avec de l’énergie et de l’activité son désir incessant de se montrer irréprochable dans les moindres détails de la vie. Elle patronnait toutes les œuvres de bienfaisance ; elle lisait des livres sérieux avec l’espérance et la volonté de s’instruire ; pénétrée de l’importance et de la dignité de sa position sociale, elle y conformait jusqu’au choix de ses chapeaux. A quarante ans, c’était encore une jolie femme, de ce type dont l’extrême élégance trahit toujours un certain appauvrissement du sang. Les périls de la coquetterie lui étaient restés inconnus ; jamais son nom ne s’était trouvé associé à une médisance dans la bouche des distillateurs de scandale. Il n’y avait pas de femme plus soumise à son seigneur et maître, sauf pourtant sur un point, c’est-à-dire quand Wilfred était en jeu. A l’en croira, Wilfred n’eût jamais dû mettre le pied dans une école publique, cette pâte tendre ne pouvant que souffrir au contact de l’argile vulgaire, mais le père tint ferme ; quatre générations d’Athelstone avaient été à Eton ; le jeune drôle s’endurcirait comme les autres, il s’en tirerait tant bien que mal. Et il s’en tira fort bien en somme, surtout au point de vue littéraire. Le mérite de ses vers latins fut encore surpassé par celui de ses vers anglais ; du reste, les premières inspirations poétiques de Wilfred attirèrent sur lui presque autant de ridicule que d’admiration. Sa mère déclarait à qui voulait l’entendre qu’il serait un jour le Démosthène de la chambre haute. L’esprit d’opposition qui lui était naturel, en politique, le poussait à des audaces d’autant plus marquées qu’il ne résistait guère au désir d’étonner les gens et de les suffoquer un peu. La différence qui sépare les whigs des conservateurs étant de nos jours presque imperceptible, il afficha d’emblée des opinions républicaines et communistes ; aussi tous ses camarades, fils de grandes familles vouées à la défense des institutions patriciennes, riaient-ils de ses tirades emphatiques contre l’aristocratie et de ses aspirations romanesques vers la solitude, vers la pauvreté ; mais, en se moquant, ils se plaisaient néanmoins dans sa société, car c’était un bon garçon, quoique poète.


III.

Le soir du jour où il avait rencontré la petite Nellie, Wilfred dînait entre son père et sa mère dans la grande salle, qui n’avait en aucun temps un air de gaîté, mais qui paraissait d’autant plus triste quand on s’y tenait en petit comité. Le château venait de se débarrasser des invités de la semaine ; on en attendait une nouvelle série le surlendemain, et cet intervalle de repos semblait doux à lady Athelstone, qui pratiquait l’hospitalité comme un des devoirs de son état, sans y trouver autrement plaisir.

— Père, commença Wilfred avant qu’on eût achevé le potage, vous connaissez, n’est-ce pas, une Mme Dawson à Ripple ?

— Dawson ?.. Parbleu ! la femme de ce radical enragé qui est mort il y a deux ans. Oui, une bonne créature, quant à elle. Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Parce que j’ai rencontré aujourd’hui la plus charmante enfant du monde qui m’a donné une tasse de lait et qui m’a dit qu’elle était sa fille... Un rêve d’innocence et de fraîcheur.

— Un rêve ! je suis sûr qu’elle est la réalité même. Toujours de grandes phrases, ce Will ! Savez-vous, mylady, si ce rêve va à l’école ?

— Oui, à la petite école de Ripple, qui ne vaut pas grand’ chose.

— Bah ! c’est bien suffisant si elle doit passer ici toute sa vie.

— Mais pourquoi passerait-elle ici toute sa vie ? demanda Wilfred avec vivacité. Pourquoi ne ferait-elle pas son chemin dans le monde ? Pourquoi ne deviendrait-elle pas par exemple...

— Femme de chambre ?

— J’allais dire sous-maîtresse, ou mieux encore...

— Laissez-la donc au rang où elle est née ! Cette manie de s’élever est la plaie du jour.

— Le monde ne reste pas immobile, mon père ; les choses ont cessé d’être ce qu’elles étaient il y a cinquante ans ; nous ne devons plus traiter les pauvres comme du bétail.

— Je ne sache pas que votre grand-père traitât ainsi ceux qui dépendaient de lui, répliqua sèchement lord Athelstone. Il y a bien assez de progrès comme cela sans que nous nous mêlions de pousser la société à sa perte.

— Au salut, voulez-vous dire, riposta l’indocile écolier. Il me semble à moi que la vraie sagesse consiste à instruire les gens de manière qu’ils puissent bravement supporter l’accident de la pauvreté.

Lord Athelstone secoua la tête :

— Sornettes ! on les détourne du travail, voilà tout ! Si l’on vous écoutait, nous n’aurions bientôt plus de serviteurs. Quand vous aurez vécu quelques années encore, vous reconnaîtrez une chose : c’est que la pauvreté pèse bien plus lourdement sur les gens qui ont reçu le prétendu bienfait de l’éducation que sur ceux qui, ne connaissant pas de meilleur sort, vivent satisfaits à la sueur de leur front. Pendant ces débats entre le père et le fils, qui se terminaient d’ordinaire par un accès d’impatience du premier, ce qui, quoique fort naturel, n’était pas très sage, lady Athelstone, ennemie de toute discussion, ne cessait d’examiner ses ongles. Elle ne doutait pas que son mari ne fût dans le vrai, mais quel dommage de refouler ainsi le généreux enthousiasme de ce cher garçon ! S’ils pouvaient s’entendre, cela vaudrait bien mieux. Souriant à Wilfred, elle lui permit de l’accompagner dans la tournée qu’elle devait faire le surlendemain à Ripple d’un cottage à l’autre.

Ils commencèrent naturellement par M"* Dawson. Quand le poney-chaise s’arrêta devant la maisonnette précédée d’une étroite allée toute parfumée de chèvrefeuille, Mme Dawson savonnait dans sa cuisine et Nellie l’aidait à tordre le linge.

Il y avait dans cette visite imprévue de quoi déconcerter une ménagère ; mais celle-ci était à la fois très simple et aussi éloignée que possible de la vulgarité. Tout en s’excusant, elle ne perdit pas la tête, s’essuya rapidement les mains et ouvrit la porte d’un petit parloir propret. Pâle et maigre, elle gardait quelques traces de beauté ; le chagrin et le travail l’avaient vieillie avant le temps, son visage ne savait plus exprimer la joie, mais ses manières étaient singulièrement douces.

Tandis que Wilfred offrait à la petite fille un recueil de ballades choisies en lui indiquant celles qu’elle devait apprendre par cœur, et que Nellie rougissait de telle sorte que ses joues pouvaient rivaliser d’éclat avec la couverture cramoisie du volume, lady Athelstone entama la conversation.

— Votre fille a beaucoup grandi, madame Dawson, et je vois qu’elle commence à se rendre utile.

— Oui, mylady, c’est une bonne enfant ; si elle pouvait seulement se mettre plus volontiers à la couture !.. Mais comme elle garde son rang à la tête de l’école, il faut me contenter de cela, sans doute.

— Elle n’aime pas l’aiguille ? reprit lady Athelstone, cédant à cette disposition qu’ont tous les petits esprits de relever des peccadilles ; c’est fâcheux. Que fera-t-elle en ce monde si elle ne veut pas coudre ?

— Elle s’y habituera petit à petit, mylady ; du reste, elle est adroite et m’aide en tout autant qu’elle peut.

Nellie était dans la cuisine, absorbée par son livre, que le jeune gentleman, assis à côté d’elle, lui expliquait, de sorte que ni l’un ni l’autre n’entendait cette conversation.

— A la bonne heure ! Nous verrons ce qu’il sera possible de faire pour elle avec le temps,.. et d’abord dans quelle voie pensez-vous la pousser ? — J’espère, dit la veuve en baissant les yeux et d’une voix tremblante, que nous ne serons jamais obligées de nous séparer... Je n’ai qu’elle au monde, mylady.

— Soit ! mais à Ripple il n’y a pas beaucoup de ressources d’éducation. Si vous deviez vous contenter pour elle du service domestique...

Lady Athelstone s’arrêta une seconde, ce qui permit à Mme Dawson de répliquer :

— Son père ne l’aurait pas permis, et tant que nous pourrons conserver notre indépendance...

— Oui, je me rappelle... Dawson avait des idées à lui... Cependant vous ne comptez pas la garder toujours sans autre occupation que le soin de votre petit ménage. Si, par la suite, vous désiriez lui faire suivre les cours secondaires, avertissez-moi.

— Son oncle Joshua, le frère aîné de mon mari, voudrait nous attirer toutes deux à Warmington, où il est marchand de fer, mylady, mais je ne peux supporter l’idée de quitter la campagne pour une ville noire et enfumée...

— C’est très bien de tenir à son foyer, madame Dawson ; pourtant il faut songer à l’avenir de votre fille. Puisque son oncle est disposé à la protéger, vous auriez peut-être tort de refuser. Nous serons fâchés certainement de votre départ ; nous aimons voir nos vieux tenanciers s’attacher au sol de génération en génération, et nous nous intéresserions toujours à Nellie ; mais réfléchissez... Soyez prudente.

Là-dessus, lady Athelstone se leva satisfaite d’avoir plaidé les deux côtés de la question sans trop s’avancer.

— Avez-vous jamais vu des yeux pareils ? s’écria Wilfred, quand il fut de nouveau à côté d’elle dans la voiture ; et quelle grâce naturelle ! Sa voix est délicieuse ! Sans doute, elle a des locutions, un accent campagnards, mais le ton, ma mère !.. il est plus mélodieux que de la musique.

— Ce que c’est que d’avoir de l’imagination ! Ne parlez pas ainsi devant le monde, mon entant. Je voudrais pouvoir faire quelque chose pour cette petite, reprit lady Athelstone avec un soupir . peut-être vaut-il mieux cependant la laisser où elle est, comme dit votre papa. Il préférerait, je crois, qu’il en fût ainsi.

— Il préférerait ?.. Mais il n’est pas le maître de régler la destinée de tous les enfans de cette paroisse I S’ils meurent de faim ou s’ils tournent mal, s’en croit-il responsable, dites ? A quoi bon refuser aux gens le grand secours de l’éducation ? Il peut y avoir un Burns ou un Giotto parmi nos paysans sans que nous le sachions. Pensez-y, chère maman ! — C’est possible... Je vous supplie de ne pas contredire votre père comme vous le faites, Wilfred. Cela le mécontente et n’en vaut pas la peine...

— Désolé de le mécontenter ; mais je ne saurais renoncer à défendre la cause du peuple parce que mon père lui est hostile. Un jour ou l’autre, il comprendra que la vraie sagesse est de leur laisser plus de liberté, — liberté de conscience, liberté d’action, — de leur rendre la main, en un mot, pour qu’ils ne s’emportent pas à la fin, comme ils l’ont fait en France.

— Oh ! en France, c’est tout différent. Des catholiques romains, un clergé...

— Le clergé ici, comme ailleurs, favorise les dévots. Quand un pauvre homme sait que sa famille n’aura ni charbon de terre, ni couvertures à Noël, s’il ne croit pas tout ce que lui dit son pasteur, que voulez-vous que devienne la liberté de conscience ? Un brusque tournant de la route les mit en face de lord Athelstone au moment où Wilfred lançait cette question audacieuse. Sa mère, inquiète et scandalisée, se sentit tout heureuse d’être dispensée de répondre. Décidément il allait un peu loin, un peu vite. Où s’ arrêterait-il, grand Dieu ?


IV.

tin an après cette visite de lady Athelstone à la veuve Dawson, les négociations pendantes entre celle-ci et son beau-frère Joshua aboutirent à un compromis. Mme ' Dawson ne pouvait se résigner à quitter le lieu où elle avait vécu depuis son mariage, où son John était mort, mais elle consentait à se séparer provisoirement de Nellie, qui serait mise en pension à Warmington, sous les auspices de l’oncle Joshua. M. Joshua Dawson était un riche commerçant, lequel, ayant commencé sans un sou, se piquait de ne devoir rien à personne ; son infatigable industrie avait tout fait. Il contribuait largement aux charités publiques, et, content de lui-même, tenait à ce que chacun le sût. En cette circonstance encore, il prétendit donner le bon exemple : tout Warmington admira sa générosité. En somme, ce temps d’exil n’eut rien de pénible pour Nellie ; elle méritait régulièrement de bonnes notes dont l’oncle Joshua tirait vanité à sa manière ; il disait avec une satisfaction profonde : — Ma nièce a tous les prix... C’est une élève qui promet beaucoup,.. et la meilleure conduite en outre... Elle me doit tout cela. En réalité, la jeune fille ne possédait pas de facultés transcendantes, mais elle avait une heureuse mémoire, le désir d’arriver, et son amour pour les livres n’avait fait que grandir avec elle ; elle adorait surtout la poésie, les œuvres d’imagination ; le premier cadeau de Wilfred avait produit ce résultat.

— Elle est trop douce et beaucoup trop jolie pour réussir comme professeur, disait la directrice du pensionnat ; jamais elle ne saura tenir en bride une classe d’enfans indisciplinés. Que ferons-nous d’elle ? Sa tête est bourrée de fatras sentimental ; la fermeté manque tout à fait. Elle sera, la pauvre fille, à la merci du premier venu qu’elle aimera !

L’avenir devait prouver le peu de valeur de ce jugement : il est difficile de se prononcer sur le caractère des très jeunes personnes, de décider, quand le verger est en pleine floraison, quels boutons doivent être anéantis par la gelée, quels autres ont chance de produire des fruits.

Chaque année, Nellie passait chez sa mère un mois de vacances ; mais il n’arriva que deux fois dans le cours de quatre ans que le jeune héros de son enfance se trouvât à Athelstone, tandis qu’elle-même était à Ripple ; encore ne fut-ce que pour peu de jours. Il voyageait à l’étranger avec un précepteur, ou bien il était à Londres. Le congé de Noël attirait à son tour Mme Dawson chez l’oncle Joshua. Durant sa dernière visite, les assiduités du fils de la maison, Sam, un godelureau de dix-neuf ans, taillé en athlète, lui donnèrent fort à réfléchir. Il s’ingéniait à organiser des promenades en tête-à-tête avec sa cousine, l’attirait dans les coins pour lui parler tout bas, la comblait de petits présens. En mère prudente, Mme Dawson résolut de ne plus souffrir qu’un tel état de choses se prolongeât. L’oncle Joshua, absolument aveugle, par la raison que sa nièce lui faisait toujours l’effet d’un enfant, voulait garder Nellie une année encore ; il ne fallait pas l’irriter, sans doute, mais, dans l’intervalle, un emploi convenable pouvait être offert à la jeune fille... Mme Dawson eut recours à lady Athelstone, qui, appréciant ses motifs, appuya la candidature de Nellie pour la place de sous-maîtresse à l’école de Warley.

Quinze livres sterling d’appointemens ! c’était misérable, au dire de l’oncle Joshua, qui fit observer assez judicieusement qu’après tout ce qu’il avait dépensé pour son instruction, elle pourrait, moyennant un an ou deux d’efforts, gagner le double ailleurs. Que ferait-elle à Warley de son français et de son piano ? C’était absurde. Mais Mme Dawson s’entêta doucement et, dès le dimanche de la Trinité, Nellie entra en fonctions.

Elle se sentit un peu intimidée lorsqu’il lui fallut pénétrer dans l’église avec une armée d’enfans auxquels, par sa dignité, son attitude sévère, elle était tenue d’imposer. Une fois assise, elle regarda autour d’elle ; personne ne paraissait l’observer, sauf sa mère, dont les yeux sourians lui dirent qu’elle était satisfaite. La place réservée à l’école se trouvait juste en face du banc seigneurial, auquel donnait accès une petite porte communiquant avec le parc ; Nellie ne put donc s’empêcher de voir, au moment où ils entraient, lord et lady Athelstone, suivis de leur fils. Elle s’agenouilla, le visage enseveli entre ses deux mains pour cacher une joyeuse rougeur.


V.

Des bruits étranges s’étaient dans les derniers temps répandus au sujet de Wilfred. Le sommelier en servant à table, la femme de chambre en écoutant aux portes, avaient recueilli et propagé certains fragmens de conversations entre mylord et mylady, d’où il résultait que « master Wilfred, » comme on l’appelait encore, avait fait à Oxford quelque escapade qui lui vaudrait peut-être d’être expulsé. S’agissait-il d’un attentat contre l’église, contre l’état, ou de fredaines d’une autre sorte ?.. On n’en savait rien à l’office. Les tenanciers, instruits de ces rumeurs, témoignèrent leur regret que le fils ne fût pas plus semblable au père : un jeune gentleman qui n’aimait ni le cheval, ni la chasse, ne pouvait inspirer qu’une médiocre estime. Cependant Wilfred avait ses partisans, parmi les femmes surtout, et tandis que les uns n’hésitaient pas à croire qu’il se fût rendu coupable d’idolâtrie ou de quelque péché non moins mortel, les autres le proclamaient le plus doux, le plus poli, le plus aimable des hommes de son âge. Wilfred n’encourut pas, du reste, la disgrâce dont il était menacé ; il couronna, au contraire, ses années d’étude à Oxford par un brillant succès : le prix lui fut décerné dans le concours annuel de poésie. Ce fut une grande satisfaction pour sa mère de pouvoir colporter cette nouvelle ; quant à son père, il ne se laissa point éblouir : Wilfred aurait dû maintenant se tourner vers un but sérieux et pratique, mordre aux devoirs de sa situation future ; or il n’y semblait nullement disposé. Le jour où Nellie le vit à l’église, il n’avait quitté que pour quarante-huit heures Londres, où il était censé mener une vie fort irrégulière.

L’héritier présomptif des Athelstone venait alors d’atteindre sa majorité. Il avait changé en bien et en mal depuis l’âge de seize ans. Son antagonisme contre certaines choses avait pris racine trop profondément pour qu’il se laissât aller désormais dans le monde à de véhémentes contradictions ; aussi sa déférence silencieuse envers son père enchantait-elle lady Athelstone, qui ne creusait jamais les choses plus profondément qu’il n’était convenable. Cette fois, par exemple, il était venu à l’église, contrairement à ses convictions, afin de ménager celles de sa famille, et il s’en trouvait récompensé par le voisinage de Nellie Dawson, dont le gracieux visage l’occupa tout le temps de l’office. À peine cependant avait-il pensé à elle durant ces deux années d’université, sauf comme à un sujet favori, quand il se trouvait dans une veine poétique, ce qui ne l’empêchait pas de croire sincèrement qu’il ne l’avait pas oubliée une minute ; désormais il pourrait la voir à son aise, sans que personne se mêlât de le morigéner. La tentation de donner une suite à l’idylle de son adolescence s’empara fortement de lui. La jeune fille semblait avoir tenu bien plus que ne promettait l’enfant ; en la contemplant, cette comparaison de Roméo lui revint à l’esprit : « Une colombe blanche comme la neige perdue dans une nuée de corbeaux. » Quand elle s’agenouilla, ses yeux suivirent avec complaisance les lignes de sa taille élancée. Elle se leva ; il n’y avait rien dans ses mouvemens qui rappelât une villageoise.

— Ainsi, voilà Nellie Dawson sous-maîtresse, dit Wilfred en sortant de l’église. C’est vous, ma mère, qui avez arrangé cela, je suppose ?

— Oui. Elle a les qualités nécessaires,.. de la tenue, de la réserve, du tact,.. et elle se conduit à merveille.

— Comment pourrait-il en être autrement avec cette physionomie d’ange ? Est-elle intelligente, capable ?

— Elle a passé très bien ses examens. Quant au reste, elle n’est pas ici depuis assez longtemps pour que la maîtresse en chef puisse juger…

— Juger !.. Juger une personne qui lui est si étrangement supérieure, supérieure à tous ceux qui remplissaient l’église, en somme…

— Quoi ? dit lord Athelstone, qui, marchant en avant, s’était arrêté pour donner à sa femme et à son fils le temps de le rejoindre. Qui donc est si supérieur à tous les autres ?

— Je parle de la nouvelle sous-maîtresse, mon père. Il me semble curieux que la nature se plaise de temps en temps à marquer son ignorance de nos distinctions sociales en formant une parfaite créature comme celle-ci, tandis que tant de duchesses ont l’air de femmes de charge.

— Bah ! elle a une figure agréable, elle est très modeste, très pieuse, mais personne n’est bien qu’à la condition de rester à sa place. Mettez cette enfant-là dans un salon, au milieu de vos duchesses, et vous verrez !

Wilfred sourit avec insouciance et parla d’autre chose. Pourtant, dans l’après-midi, ses pas le portèrent comme malgré lui chez la veuve Dawson.

Les abeilles bourdonnaient dans le petit jardin, un chat ronronnait au soleil sur le seuil ; du reste, le cottage était silencieux. Il essaya en vain de soulever le loquet ; la porte avait été fermée à clé. Pourquoi ne s’assoirait-il pas sous les pommiers pour attendre Nellie ? Le lendemain, il s’en retournait à Londres avec ses parens ; rien de plus juste que de dire un mot à ses anciennes amies avant de s’éloigner.

Les heures s’écoulèrent, les abeilles continuant à bourdonner sans autre interruption que le mugissement lointain des bestiaux ou l’aboiement d’un chien sur la route, car le dimanche tout travail est suspendu, aucune charrette ne passe ; l’homme, les animaux qui le servent se reposent ; seul, ce qui est libre dans la création continue à se réjouir tout bas. Wilfred, assis à l’ombre, griffonnait au crayon des vers qui, traduisant son impatience émue, sortaient pour la première fois du moule classique où il les avait emprisonnas jusque-là. Le jour baissait ; il allait être obligé de rentrer au château sous peine de se trouver en retard pour le dîner, quand un pas léger fit crier doucement le sable de l’étroite allée. Il resta immobile, caché à demi par les branches du pommier. Nellie s’approcha de la maison. Soudain son regard rencontra le regard moqueur et gai de Wilfred. Elle tressaillit et devint pâle.

— Je crois, ma parole, que je vous ai fait peur, dit-il en riant. Où donc étiez-vous tandis que je vous attendais ?

— Je me suis promenée avec ma mère et les enfans. Ma mère est restée après l’office du soir pour visiter une malade, et je revenais préparer le thé... Mais pardon.., veuillez entrer, monsieur.

— Hélas ! je n’ai pas le temps, êtes-vous contente de votre nouvelle place ? Vous ayant vue à l’église, j’ai voulu vous le demander. Ce doit être une tâche bien ennuyeuse que de mettre tous ces marmots à la raison.

— Non, cela ne m’ennuie pas jusqu’ici.

— Cela vous ennuiera un jour. Vous n’êtes pas faite pour ce métier.

Elle rougit.

— Je suis fâchée que vous pensiez ainsi, monsieur. Je fais de mon mieux, je vous assure.

— Vous ne m’avez pas compris. Je voulais dire que vous étiez au-dessus de votre état. Il me semble impossible que vous restiez ensevelie à Ripple. Jurez-moi cependant que vous ne vous échapperez pas avant que je revienne en août pour trois mois.

Elle ouvrit ses grands yeux d’enfant et sourit :

— M’échapper ? Pourquoi ? Pour aller où ?..

— Qui sait ? De l’avancement… un mariage... Vous êtes bien jeune encore, mais les garçons disposés à courir après vous ne manquent pas, je gage, dit-il en fixant sur elle un regard interrogateur. Elle redevint sérieuse :

— Je n’ai jamais songé à cela ; je ne quitterais ma mère ni pour me marier ni pour un autre motif.

— Vraiment, vous n’avez pas d’ambition plus haute ? Voyons, Nellie, dites-moi, comme à votre ami, votre plus vieil ami... Ne s’est-il trouvé aucun jeune homme à Warmington ?..

— Jamais ! interrompit la pauvre fille avec vivacité ; jamais !

— J’en suis bien aise, sinon je me serais fait un plaisir de lui Casser la tête... Et maintenant il faut que je me sauve. Il se leva, lui prit la main, et la tenant entre les siennes :

— Depuis ce premier soir où je vous ai rencontrée, petite fille, conduisant votre vache, vous avez toujours été à mes yeux tout un poème de pureté et de simplicité. Restez ainsi,.. et souvenez-vous de moi... Je reviendrai.


VI.

Une transformation complète, quoique subtile et graduelle, commença d s lors à s’effectuer chez Nellie ; elle n’aurait osé s’ouvrir franchement à sa mère, qui ne l’eût pas comprise. Elle se tournait donc vers Dieu, vers Dieu seul, lui demandant pardon des folles et mauvaises pensées qu’elle ne réussissait pas à bannir. Mme Dawson attribuait l’air de fatigue et de mélancolie que chacun remarquait chez sa fille à un travail un peu lourd pour ses forces et à des habitudes trop sédentaires, aux chaleurs de l’été aussi.

Sur ces entrefaites, les deux femmes reçurent une visite qui fut loin de les charmer ; celle de Sam. Il vint s’installer à l’auberge du village avec l’autorisation de son père, pour rendre, disait-il, ses devoirs à sa tante et sa cousine. Mme Dawson, étonnée, inquiète, crut devoir prémunir Nellie contre les intentions probables du jeune citadin :

— Réfléchis bien à ce que tu lui répondras, s’il prend le parti de se déclarer, lui dit-elle.

Mais Nellie rejeta si loin la possibilité d’une déclaration, elle parut même si indignée de cette idée, que sa mère n’osa point insister. Tout d’abord Sam fut choqué du peu d’importance qu’on semblait lui accorder chez sa tante, tout en le traitant avec une cordialité suffisante. L’héritier du riche Joshua Dawson, la fleur des pois de Warmington, Sam l’irrésistible s’était attendu à un tout autre accueil ; en vain accablait-il Nellie de complimens, en vain lui répétait-il d’une façon significative que la maison était vide depuis son départ et que ses parens disaient sans cesse qu’ils eussent souhaité de l’avoir pour fille,.. on faisait mine de ne pas le comprendre.

Cependant, après avoir longtemps refusé de renouveler avec lui leurs anciennes promenades en tête-à-tête, Nellie finit par consentir à faire un tour sur la lisière des bois d’Athelstone, afin de ne pas paraître y mettre d’affectation.

Il va sans dire que Sam profita de la circonstance. Il peignait les délices de l’existence qu’il pouvait se promettre avec la compagne de son choix dans une arrière-boutique à Warmington, Nellie voyait avec ennui poindre l’aveu dont l’avait menacée sa mère, quand une porte qui perçait le mur du parc s’ouvrit, et Wilfred apparut. La jeune fille fut saisie au point de se cramponner à la main qu’il lui tendait comme à un point d’appui. En même temps, les deux hommes échangèrent un regard, très calme de la part de Wilfred, agressif de la part de Sam. Entre eux, le contraste était curieux ; l’un avait à ne s’y pas tromper l’air d’un gentleman, sous sa méchante veste de chasse ; l’autre, en dépit de ses habits tout neufs, de ses gants de peau rougeâtres et de la façon qu’il avait de ne pas perdre un pouce de sa jurande taille, n’était, non moins évidemment, qu’un courtaud de boutique.

— Comment va votre mère ? dit Wilfred à Nellie en tenant toujours sa main et en toisant Sam de la tête aux pieds. J’allais chez vous ;.. je ne suis arrivé qu’aujourd’hui.

— Ma mère va bien, répondit-elle faiblement.

— Et qui est ce… monsieur ?

— Le fils de mon oncle Joshua, qui est venu de Warmington pour… pour nous voir.

— De Warmington ? C’est bien loin d’ici, répliqua Wilfred s’adressant à Sam, mais sans l’ombre d’un sourire sur ses lèvres dédaigneuses. Et vous comptez rester longtemps, monsieur ?

— Aussi longtemps qu’il me plaira. Je n’ai pas pris de billet de retour, répondit Sam en dardant sur l’étranger un coup d’œil féroce.

— Vraiment ? Eh bien ! je ne veux pas interrompre votre promenade, Nelle. J’espère que vous y trouverez beaucoup de plaisir ; mais ma mère désire vous voir demain matin ; pourrez-vous venir avant onze heures, ou bien êtes-vous trop occupée de votre cousin pour en trouver le temps ?

Nellie était si confuse et si désolée qu’elle ne put que balbutier :

— Je suis, bien entendu, aux ordres de mylady.

Et Wilfred passa avec un signe de tête. Quand il eut disparu, la rage de Sam Dawson fit explosion :

— Vous avez parlé de mylady ; ainsi c’est là mylord, je suppose ? A-t-on l’idée d’une impudence pareille ?.. Me dévisager comme il l’a fait !.. et je le vaux bien, que le diable l’emporte ! Presque tous ces aristocrates crèvent de faim. Sa veste est celle d’un mendiant. Je ne voudrais pas la toucher du bout de mon doigt.

— Vous n’en êtes pas digne ! s’écria Nellie, étouffant entre la colère et les larmes. Vous devriez rougir de votre grossièreté. Il a eu la bonté devons adresser la parole, et vous lui avez répondu insolemment. Que doit-il penser de vous ?.. J’en suis honteuse... Et lui, qui a toujours été si bon pour nous !..

C’est cela !.. Il faudrait, pour vous satisfaire, me traîner dans la poussière, à ses pieds, parce qu’il daigne s’apercevoir que j’existe ! Eh bien ! sachez que je ne donnerais pas une chiquenaude (et Sam fit claquer ses doigts) de ce qu’il p3ut penser de moi, lui et une douzaine de ses pareils ; mais à présent que je le connais, qu’il prenne garde !

— Que voulez-vous dire, Sam ? Vous êtes fou, je suppose ?

— Je sais ce que je sais, je n’ai pas pour rien des yeux dans la tête. J’ai compris pourquoi vous me faites froide mine, entendez-vous ?


— Et moi, je ne vous comprends nullement, dit Nellie, qui s’arrêta court ; mais vous semblez prendre à tâche de vous rendre désagréable ; c’est la dernière fois que je sors avec vous, et dès à présent, je m’en retourne à la maison.

Elle pressa le pas pour s’éloigner de lui, et ce mouvement fit sur Sam l’effet d’une douche glacée. Il la suivit d’un air humble, la suppliant de lui pardonner, d’écouter ce qu’il avait à dire, jurant de ne plus jamais l’offenser. Elle resta inexorable. Ecouter les protestations amoureuses de Sam, maintenant, c’eut été au-dessus de ses forces. Toute cette soirée, le pauvre diable fit de vains efforts pour se réconcilier avec elle ; sous prétexte de fatigue, elle alla se coucher de bonne heure, et Sam n’eut garde, bien entendu, de souffler mot à sa tante de ce qui s’était passé.

Wilfred Athelstone cependant s’efforçait de contenir son indignation : — Cette fille angélique supporter qu’un pareil butor lui tînt compagnie ! Si Sam eût été un simple paysan, il en eût mieux pm son parti, mais un commis-marchmd prétentieux !

Le seul plaisir qu’il se fût promis pendant son séjour à la campagne était de voir chaque jour Nellie Dawson. Ce qui pourrait en résulter, il ne voulait pas le prévoir. Un homme plus maître de soi aurait évité le péril, mais, bien qu’il eût un trop bon cœur pour faire sciemment souffrir quelqu’un, Wilfred ne subissait jamais d’autre loi que celle de son inclination. Ce défaut ne l’avait pas conduit pourtant aux habitudes de désordre où se complaisent trop souvent les jeunes gens de son âge. Une Dalila vulgaire n’eût été capable de prendre sur lui aucune influence. Il n’avait jamais été subjugué qu’en passant. D’ailleurs ses principes au sujet des femmes comme au sujet de la religion étaient flottans ; il n’admettait pas la contrainte en amour, ne jugeait pas de la constance comme d’une vertu, et décrétait que les gens ne devaient rester unis qu’autant que persistait l’attrait réciproque. À cette époque, l’idée du mariage en tant que lien devant durer toute la vie le révoltait, bien que l’union intime de deux âmes, sœurs l’une de l’autre, séduisît singulièrement le côté poétique de sa nature. Quant à épouser jamais la petite villageoise dont le charme si doux l’avait d’abord captivé, Wilfred n’admettait pas pareille folie ; son père ne la lui eût point pardonnée ; or quelque indifférent qu’il fût, pour son compte, à toutes les distinctions sociales, Wilfred respectait les préjugés de son père et cela de plus en plus, à mesure que la santé du vieillard paraissait s’affaiblir. Depuis deux ans, lord Athelstone était souvent malade, et son fils, qui l’aimait, ne lui faisait plus d’opposition, se bornant à prendre en pitié silencieuse l’étroitesse des idées paternelles. Dans ces conjonctures, il se sentait d’autant plus irrité peut-être contre ce détestable cousin occupé à braconner sur ses terres qu’il n’avait pas le droit de le lui défendre et qu’il s’en rendait compte. Un instant il faillit se résoudre à lui abandonner Nellie, mais il faut croire que ce projet ne tint pas, car le lendemain, à onze heures, il était assis sur un banc dans la partie de la futaie que la jeune sous-maîtresse devait traverser pour regagner le village. Il savait qu’elle venait d’être introduite chez lady Athelstone.


VII.

L’entrevue entre Nellie et sa protectrice fut courte. Une femme de chambre avait recueilli certains bruits qui commençaient à circuler dans le village au sujet des prétendues fiançailles de Nellie avec le cousin de Warmington.

— Est-ce vrai ? demanda en souriant lady Athelstone.

Nellie devint pourpre :

— Non, mylady, certainement non.

— Vraiment ? J’espérais un peu... Il est certain que vous êtes bien jeune,.. mais plus tard... une aussi excellente fille ne pourra manquer de trouver un bon mari...

Avec des phrases entrecoupées de ce genre, la protectrice congédia sa protégée, qui eut à peine fait quelques pas sous la futaie qu’elle rencontra Wilfred. Que n’eût-elle pas donné pour disparaître !.. Elle avait peur de lui, peur d’elle-même. — Comme vous êtes pâle, Nellie ! lui dit-il avec bonté ; asseyez-vous là un instant. Seriez-vous malade ?

— Je n’ai pas été bien portante depuis quelque temps, monsieur,

— C’est le travail de l’école qui vous épuise. En tout cas, vous n’aurez pas à le supporter longtemps. On assure que vous vous mariez.

— Ce n’est pas vrai.

— On en parle pourtant ; ce joli garçon qui demeure à l’auberge le laisse supposer.

— Si je pouvais le croire, monsieur, je ne lui adresserais plus la parole de ma vie. Mais non, Sam est incapable d’une pareille lâcheté.

— Vous lui permettez peut-être quelques espérances ?

— Moi ?.. Ne dites pas cela, je vous en prie, monsieur Wilfred.

— Pourquoi vous promener avec lui, en ce cas ?

— Comment aurais-je pu refuser, monsieur, quand il est venu de si loin ?..

— Vous demander en mariage, sans doute ?

— Et après tout ce que mon oncle a fait pour moi ?

Elle fondit en larmes.

— Allons, ne pleurez pas... Je ne voulais pas vous faire pleurer. Seulement vous vous rappelez ce que je vous ai dit la dernière fois que nous nous sommes vus. Hier j’avais envie de casser la tête pommadé e de votre cousin. Il paraissait si bien croire que lui seul avait droit de vous tenir compagnie, et je suis un plus vieil ami que lui pourtant, n’est-ce pas ?

Elle essuya ses larmes et murmura :

— Oui.

— Et vous m’aimez mieux que lui. Dites que vous m’aimez mieux que lui, Nellie.

Elle n’osait lever les yeux et balbutia :

— Oh ! monsieur, c’est si différent ! Le respect...

— Que le diable emporte le respect ! Je veux que vous me disiez si vous m’aimez mieux que ce drôle.

Que pouvait-elle répondre ? Mentir était impossible. Elle fit un signe de tête dont se contenta Wilfred.

— Maintenant jurez que vous ne vous promènerez plus qu’avec moi.

— Non, je ne puis...

— Pourquoi ?.. pourquoi pas avec moi aussi bien qu’avec Sam ?

— Oh ! monsieur, Sam est si violent !.. Attendez au moins qu’il soit parti !

Elle joignait les mains et le regardait avec cette expression enfantine que Wilfred avait toujours trouvée adorable. Sa penchant jusqu’à ce que son visage effleurât presque le sien :

— Dites-moi, demanda-t-il, est-ce pour Sam ou pour moi que vous avez peur ?

— Pour vous…

Ces deux mots lui échappèrent involontairement. Il la saisit dans ses bras et la serra contre son cœur. La pauvre fille voulut s’échapper, mais la tête lui tourna, elle chancela et se trouva mal.

— Ma chérie, remettez-vous !.. pardonnez moi… Quelle brute je fais !.. Nellie,.. parlez,.. ouvrez les yeux…

Hélas ! elle ne pouvait lui répondre. Il se rappela qu’un ruisseau coulait près de là et y courut. Au moment même quelque chose remuait dans le fourré. L’aurait-on épié par hasard ? Il regarda autour de lui et ne vit rien… Quand il revint, rapportant de l’eau dans son chapeau, Nellie avait repris possession d’elle-même et s’éloignait aussi vite que ses jambes fléchissantes pouvaient la porter. Son premier mouvement fut de la poursuivre, mais un pas résolu broyait les feuilles mortes derrière lui. Il se retourna et se trouya face à face avec Sam Dawson.

Sam avait le visage tout blanc, les lèvres serrées ; il tenait dans sa. main un bâton énorme, et l’intensité de la colère transfigurait pour ainsi dire sa personne ordinairement ridicule.

— Puis-je vous demander ce que vous faites ici ? Ce parc n’est pas public.

Ce fut Wilfred qui parla le premier et avec une tranquillité qu’il était loin de ressentir.

— Vous savez très bien pourquoi je me trouve chez vous. Je suis le cousin de Nellie Dawson et je compte devenir son mari, répondit Sam entre ses dents.

— Voilà vos raisons pour avoir épié notre entretien ? Eh bien ! puisque vous avez entendu, vous devez être satisfait.

— Je n’ai pas entendu un mot, mais j’ai vu, c’est bien assez. Si vous croyez que je vais vous laisser rôder autour d’elle, si vous croyez que je me contenterai de vos restes, vous vous trompez, dit Sain avec un juron épouvantable.

— Je ne crois rien de semblable. D’abord Nellie Dawson ne sera jamais votre femme, elle me l’a dit. Quant à moi, je suis prêt à rendre compte de ma conduite à sa mère, mais à elle seule…

Sam le regarda et un infernal sourire passa sur ses traits :

— Si je disais pourtant à tout le village ce que j’ai vu…

— Cela ne m’étonnerait pas de votre part. Il serait digne d’un galant homme, en effet, de perdre la réputation d’une jeune fille en répandant une calomnie.

— Une calomnie ?.. C’est trop fort ! Comptez-vous l’épouser, oui ou non ?.. Et si vous n’en avez pas le projet, croyez-vous que vous ne lui ferez pas le plus grand mal en la dégoûtant de sa condition, quitte à lui tourner le dos ensuite ? Écoutez bien, ajouta-t-il en élevant la voix et en fermant le poing, je ne me laisserai pas démonter par vos grands airs, moi. Je ne suis pas une bête ; je vous connais, vous autres... Si vous poussez jusqu’au bout votre mauvaise action, j’aurai votre sang,.. oui, quand on devrait me pendre.

Sur ce, il tourna les talons, laissant Wilfred en proie à un sentiment d’humiliation étrange, comme si vraiment son grossier antagoniste avait eu le dessus en cette rencontre. D’autre part les incidens de la matinée avaient enflammé sa passion. Nellie l’aimait, il n’en pouvait douter, et ses refus pudiques ne donnaient que plus de prix à cet amour. Renoncer au trésor qu’il avait conquis parce que des lois de convention pouvaient venir le contre-carrer, c’eût été, selon lui, une misérable faiblesse ; mais que faire ? Il fallait d’abord prévenir les délations. Il alla dans l’après-midi chez Mme Dawson. Nellie ne parut pas ; la veuve le reçut avec sa politesse accoutumée, mais il y avait dans ses manières une contrainte visible. Aux questions de Wilfred concernant son neveu elle répondit qu’il était reparti.

— Si brusquement ?

— Oui, monsieur, il voulait épouser Nellie, et puis nous nous sommes querellés…

— Je devine à quel sujet. Vous vous êtes querellés à cause de moi.

— En effet, monsieur Wilfred. Il a dit des choses que je ne peux lui pardonner. Je sais que vous êtes un gentleman incapable de faire le moindre tort aux pauvres filles ; je sais que mon neveu n’a parlé que par malice, mais cependant, il faut que je vous en prie, ne cherchez plus à rencontrer Nellie dans les bois ; les mauvaises langues sont promptes, et nous autres, pauvres gens, nous n’avons pas le moyen de nous moquer de leurs propos, comme font les riches.

— Mais vous me permettrez de venir ici, madame Dawson ? dit humblement Wilfred.

— Sans doute, lui répondit la digne femme, embarrassée, et si vous entrez chez nous de temps en temps comme vous faisiez quand vous étiez tout jeune, le monde ne trouvera rien à redire ; mais il ne faudra pas que cela soit trop souvent.

Wilfred soupira en caressant la chatte qui venait de sauter sur son genou.

— Les convenances sont absurdes, répliqua-t-il avec humeur. Tout ce que je voulais, c’était élever l’esprit et l’instruction de Nellie, lui faire du bien ; et parce que le monde est méchant, vous me forcez d’y renoncer.

— L’enfant n’a que trop d’éducation, monsieur, ne vous tourmentez pas de cela. Si j’étais seulement aussi contente de sa santé ! si elle pouvait ne pas maigrir et manger mieux et dormir la nuit !

— Elle est vraiment malade ? s’écria Wilfred avec angoisse. Se pouvait-il qu’il fût cause de cette maladie ? fallait-il croire que la lutte contre un amour impossible fit souffrir Nellie jusqu’à mettre sa vie en danger peut-être ?

— Elle a vu le médecin ? demanda-t-il, oubliant tout ce qui n’était pas ce péril.

— Monsieur, je ne peux l’y décider. Elle prétend qu’elle n’a rien.

— Mais il faut qu’elle le voie. Je vais dire à ma mère de le lui envoyer. Elle ne tousse pas ? ce n’est rien de grave ? Suppliez-la de se soigner, madame Dawson ! Dites-le-lui de ma part…

Et il courut avertir sa mère que Nellie était très malade, ce qui valut aussitôt au médecin du village un billet de la châtelaine lui demandant de voir sans retard la petite Dawson et de rendre compte de son état à lady Athelstone. Mais avant que le docteur eût pu faire sa tournée le lendemain matin, il fut appelé au château en toute hâte. Lord Athelstone avait été frappé d’une attaque.


VIII.

La poste arrivait entre sept et huit heures du matin, et c’était l’habitude de lord Athelstone d’ouvrir lui-même la boite. On la lui portait donc dans sa chambre, il y prenait ses propres lettres et donnait le reste pour être distribué aux différens hôtes de sa maison. Ce matin-là il en reçut quatre, une de son notaire au sujet de l’acquisition d’une ferme, deux autres qui avaient trait aux prochaines élections, et la dernière enfin décorée de majuscules et de paraphes qui lui fit croire à quelque mémoire de fournisseur.

Avant de décacheter celle-ci, lord Athelstone médita longtemps, d’un air soucieux, les deux lettres d’amis qui lui affirmaient que, si l’honorable Wilfred Athelstone voulait se présenter à la chambre des communes, appuyé sur des principes conservateurs, son élection était presque assurée. Les opinions bien connues du père serviraient de garantie pour la ligne de conduite du fils. Fût-il même libéral modéré, ses chances seraient encore grandes, mais le bruit avait couru qu’il professait des doctrines radicales ; les deux correspondans étaient unanimes à déclarer qu’en ce cas ils renonceraient à le soutenir, et lord Athelstone sentait qu’à leur place il eût agi de même. Combien il eût été utile cependant qu’un apprentissage parlementaire précédât le temps où Wilfred serait appelé à la chambre des lords !.. un temps bien proche peut-être… Lord Athelstone avait reçu dans le courant de l’année deux avertissemens dont il tenait compte. La mort n’effrayait guère ce solide vieillard ; tout son souci était que son fils ne fût pas mûr pour les responsabilités prêtes à peser sur lui.

Lord Athelstone poussa un soupir d’inquiétude et de regret ; il avait lu ses premières lettres tout en vaquant à sa toilette, puis avait fini par s’asseoir, car il se sentait un peu étourdi. Renversé à demi-vêtu dans son fauteuil, il vit tout à coup qu’il avait oublié de décacheter ce qui lui semblait être une note de marchand. Sans se presser, il ouvrit l’enveloppe. En dépit de ses fleurons, l’écriture était très lisible et pourtant lord Athelstone resta plusieurs minutes sans réussir à comprendre :


« Mylord,

« J’ai été témoin aujourd’hui dans vos bois d’une scène qui me décide à vous écrire, il faut que vous soyez instruit de l’infâme conduite de votre fils à l’égard de la sous-maitresse de votre école paroissiale, Mlle Nellie Dawson. Il fait ce qu’il peut pour la séduire, et il y réussira si vous ne l’en empêchez pas. Vous pouvez les séparer, sinon vous vous en repentirez, vous et les vôtres. Et il ne s’agit pas du scandale seulement, mylord, j’ai fait un serment ; si cette fille, qui est ma cousine, est déshonorée, je tuerai votre fils comme un chien. Et je vous avertis en me disant l’obéissant serviteur de votre seigneurie.


« SAMUEL DAWSON. »


On ne sut jamais ce qui se passa chez lord Athelstone. Son valet de chambre entendit du bruit, accourut aussitôt, et le trouva gisant au milieu de la chambre. Personne ne put découvrir de cause à cette attaque. Les lettres avaient été jetées pêle-mêle dans un tiroir, et ce ne fut que bien longtemps après que les menaces de Sam tombèrent sous les yeux de Wilfred.

D’abord le docteur ne parut pas très effrayé ; c’était un léger accident apoplectique semblable à celui qu’avait eu déjà sa seigneurie. Néanmoins un médecin de Londres fut appelé par dépêche et, moyennant quatre-vingts guinées, prescrivit un repos complet physique et moral. Pour le moment, il n’était pas difficile de suivre l’ordonnance, lord Athelstone demeurant dans une sorte de léthargie. Sa femme et son fils ne le quittaient pas. Vers le quatrième jour, un mieux notable se produisit, et Wilfred en reconduisant le docteur, qui lui donnait beaucoup d’espoir, songea tout à coup à lui demander s’il avait vu Nellie Dawson. — Oui, elle s’est trop fatiguée dans la période de la croissance ; il lui faudrait une bonne nourriture, des distractions...

Wilfred répéta les paroles du docteur à sa mère — Vous devriez l’inviter à venir se rétablir ici, ajouta-t-il ; elle s’en trouverait bien pour son compte et se rendrait utile de mille façons.

La femme de charge, fonctionnaire important, appuya la proposition de son jeune maître, le hasard permettant qu’elle eût une grande prédilection pour Nellie ; aussi lady Athelstone, à qui le docteur avait enjoint de prendre l’air, donna-t-elle pour but à sa courte promenade de l’après-midi le cottage de Mme Dawson. La mère fut extrêmement touchée de l’invitation de mylady, qui imposait silence aux propos et d’abord assurait à sa fille souffrante un meilleur régime que celui qu’elle pouvait lui donner. Nellie seule résista quelque peu, par timidité, pensa Mme Dawson ; celle-ci, habituée à marcher droit dans la vie, était si loin de supposer que son enfant pût éprouver autre chose que de la reconnaissance et du respect pour un homme placé si haut au-dessus d’elle, et que la passion fût susceptible de se mêler à ces sentimens permis 1 Non-seulement elle eût blâmé avec sévérité un pareil égarement, mais elle eût refusé d’y croire. Nellie le savait bien ; le courage lui manqua pour se confesser. Il ne faut pas la juger sans merci ; elle n’avait que seize ans. Ce soir-là, elle prit le chemin du château, elle et sa petite malle.


IX.

Lord Athelstone allait de mieux en mieux ; il ne pouvait se lever cependant, et sa femme passait auprès de lui une bonne partie de la journée. Wilfred lui tenait aussi compagnie très assidûment ; mais à mesure que le danger semblait s’écarter, il avait plus de loisirs et il les employait à travailler dans le boudoir de sa mère, contigu à la chambre du malade. Nellie lui servait de secrétaire. Lady Athelstone n’y voyait aucun inconvénient : cette jeune fille avait une belle écriture ; le volume que préparait Wilfred avancerait beaucoup plus vite ainsi.

Toutes les fois que cette mère aveugle traversait la pièce où se tenaient les deux jeunes gens, elle trouvait la copiste assise, pâle et modeste, devant la table à écrire, et Wilfred de l’autre côté, rassemblant les feuilles éparses. Apparemment chacun d’eux était absorbé dans sa besogne.

Lord Athelstone ne se doutait guère que le danger existât si près de lui ; il fallut pour qu’il l’apprît que sa femme proposât un matin de charger Nellie du soin de lui lire les journaux. — Qui ? de qui parlez-vous ? s’écria le malade.

— Je parle de la petite Dawson que j’ai fait venir ici pour changer d’air ; sa santé l’exigeait, pauvre enfant ! elle lit très bien et, si vous voulez...

Lord Athelstone s’était mis sur son séant par un soudain effort et, le visage empourpré, chaque veine de son front gonflée comme une corde, regardait fixement sa femme, qui ne comprenait rien à une telle agitation.

— Depuis combien de temps est-elle sous notre toit ?

— Depuis huit jours.

— Et c’est vous qui avez eu cette belle idée ?.. Ou bien est-ce Wilfred qui l’a suggérée ?

— Mon Dieu ! c’est Wilfred assurément, parce que le docteur...

— Assez !.. voilà tout ce que j’ai besoin de savoir... C’était donc vrai !.. Et vous avez été un instrument docile entre les mains de ce malheureux garçon ! Il faut qu’il parte... Il partira ce soir...

— Partir... Où irait-il ?.. Que voulez-vous vous dire ? Certes, vous ne supposez pas ?..

— Je ne suppose pas,.. je sais... Il ne restera pas un jour de plus,.. et la fille.., renvoyez la fille tout de suite, entendez-vous, tout de suite... Mon fils est sorti... Je veux qu’elle ait quitté la maison avant qu’il rentre.

La foudre en tombant n’aurait pas épouvanté davantage lady Athelstone ; elle se demandait si son mari avait perdu la raison. Cependant, pour le calmer, elle obéit aussitôt et alla transmettre ses ordres à Nellie :

— Mylord est dans un état étrange, lui dit-elle doucement en guise d’excuse. Je crois que la présence d’une personne étrangère suffit à l’irriter. C’est un regret pour moi de ne pas vous garder plus longtemps ; mais nous n’y pouvons rien.

Nellie ne quitta pas le château sans angoisse ; elle y avait passé des jours si heureux ! Rien dans sa vie n’avait jamais ressemblé à cela, et jamais non plus elle ne retrouverait rien de pareil. Enfin ce serait un souvenir que personne ne pourrait lui enlever. Nellie avait le cœur très pur ; aucun rêve de vanité ni d’ambition ne se mêlait à son amour.

Lady Athelstone cependant était retournée auprès du malade. Si excité tout à l’heure, il était tombé dans une prostration complète ; effrayée, elle envoya chercher le docteur, mais celui-ci n’arriva qu’assez longtemps après, avec Wilfred.

Au contact de la main de son fils, le vieillard, insensible à tout en apparence, n’ouvrit pas les yeux d’abord ; cependant peu à peu il s’éveilla, et son regard reprit une lueur d’intelligence.

— Que tout le monde sorte, Wilfred excepté, dit-il du ton impérieux d’autrefois. — Seulement la voix était très faible.

Quand ils furent seuls, le malade se tourna lentement vers son fils, qui toujours lui tenait la main :

— Écoutez, lui dit-il, ceci est grave. Nos opinions ont toujours différé, j’en ai eu du chagrin, mais rien dans votre conduite du moins ne m’avait jamais sérieusement affligé jusqu’à ce jour. Si ce que j’ai appris était vrai pourtant, — Dieu veuille que ce soit faux !

— je dirais que vous agissez comme un misérable. Que se passe-t-il entre vous et cette Dawson ?

Wilfred tressaillit, et le sang lui monta au visage :

— Mon père, j’espère qu’aucun bruit mensonger n’est parvenu jusqu’à vous ?

Sans lui répondre, lord Athelstone poursuivit :

— Toute tentative de séduction envers une fille du peuple est, de la part des hommes de notre classe, la plus abominable action qui se puisse commettre. Un garçon de votre âge, parbleu ! ne saurait vivre comme un saint. Mais cela !.. dans notre propre village,.. une jeune fille que vous avez connue enfant,.. c’est une honte. L’indignation que j’ai éprouvée en l’apprenant a été la cause immédiate de cette attaque.

— Grand Dieu ! mon père… croyez-moi… par pitié… j’aimerais mieux me couper la main droite que de faire le moindre tort à Nellie. Il n’y a pas de fille plus irréprochable sur nos terres.

— Tant mieux ! mais la chaleur avec laquelle vous la défendez prouve l’intérêt particulier qu’elle vous inspire. Elle a demeuré ici, dans notre maison, sur votre prière. Quelle folie ! Que signifie tout cela ? Supposez-vous qu’on puisse s’amuser impunément à ce jeu ? C’est, je vous le dis, manier un charbon ardent. Vous la perdrez de réputation, et puis, avec vos idées à l’envers, je ne m’étonnerais pas que vous ne vous crussiez obligé de l’épouser. Eh bien ! si vous l’épousiez, rappelez-vous mes paroles, elle serait la plus malheureuse des femmes. Notre monde la mépriserait, eût-elle toutes les vertus imaginables, et sa vie deviendrait une suite d’humiliations.

Il parlait avec feu, et la crainte de l’agiter davantage empêcha Wilfred de répondre autrement que par des protestations d’obéissance.

— Je vous affirme que je n’ai aucun dessein semblable. J’ai pu être imprudent, mais jamais les mauvaises langues n’auront lieu désormais de s’évertuer contre Nellie. Je me rappellerai vos conseils.

— Ainsi vous promettez de ne jamais l’épouser ?

Wilfred garda le silence.

— J’ai horreur, répondit-il enfin, des engagemens de cette nature. Aucun homme n’a le droit de se lier ainsi pour l’avenir ; mais je vous donne ma parole de ne pas rechercher cette jeune fille… Est-ce assez ? me croyez-vous ?

— Oui, répondit lord Athelstone après une pause ; et, puisqu’il en est ainsi, nous n’avons qu’une chose à faire. Ma vie peut se prolonger quelques jours encore, quelques semaines, qui sait ? Eh bien ! je ne veux pas que vous restiez ici sur le chemin de la tentation que vous m’avez promis d’éviter. Nous allons nous dire adieu tout de suite, et vous partirez ce soir.

— Vous quitter, mon père ?.. vous quitter maintenant ?..

— Un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’importe ? Je ne peux durer longtemps et ne serai tranquille que si je ne vous sens plus là. Le fils se mit à genoux et pressa la main du mourant contre ses lèvres. Il étranglait en répétant :

— Laissez-moi, mon père, vous assister jusqu’à la fin.

— Non, vous reviendrez pour l’enterrement, et puis je désire qu’Athelstone soit fermé, que vous emmeniez votre mère très loin, à l’étranger. Au printemps, vous rentrerez en Angleterre et prendrez ma place ; j’espère que vous changerez de politique. J’espère aussi que vous vous marierez de bonne heure et que vous choisirez une fille de votre rang. C’est tout ce que j’avais à dire. Maintenant, que Dieu vous bénisse !

Comme la plupart des Anglais, lord Athelstone s’était fait toute sa vie un point d’honneur de contenir ses émotions ; l’habitude était prise, il y resta fidèle au bord de la tombe.

Wilfred baisa le front de son père, et leurs yeux se rencontrèrent dans un long regard. Puis le mourant fit un signe de tête qui congédiait Wilfred, et ce dernier se précipita hors de la chambre en sanglotant.

Le soir même, au grand étonnement de tout le pays, Wilfred partit pour Oxford.

Un notaire, mandé ensuite, ajouta au testament quelque codicille dont nous aurons l’occasion de parler ; les dernières paroles que prononça distinctement le vieux lord furent adressées à sa femme.

— Emballez-les pour l’Australie, — la mère et la fille, — si vous pouvez.

Trois jours après, Thomas, neuvième baron d’Athelstone, sortit de ce monde dans sa soixante-dixième année.

X.

L’entrée en possession de quatorze mille livres sterling de rente fut loin d’adoucir la douleur filiale de Wilfred : il ne faisait aucun cas de l’argent, il avait peur des responsabilités ; rien ne vint donc le consoler d’avoir été pour son père un sujet de cruel souci et d’avoir peut-être précipité sa fin par une imprudence dont il se repentait.

Lady Athelstone, à qui feu son mari avait prescrit une ligne de conduite qu’elle était résolue à suivre, bien que, faute de discernement, il dût lui arriver quelquefois de l’embrouiller un peu, fit appeler Mme Dawson le lendemain des funérailles :

— Je n’ai pas voulu, lui dit-elle, qu’un homme d’affaires vous instruisît des dernières intentions de mon cher lord à votre égard. Il vous a laissé un legs par testament...

— Un legs ! est-il possible, mylady ?

— Attendez, il vous l’a laissé sous de certaines conditions : cinq cents livres sterling pourvu que vous consentiez à émigrer, si vous en avez le désir.

— Le désir d’émigrer ? répéta Mme Dawson abasourdie. Non, je n’y ai jamais songé. Certainement c’est une grande générosité de la part de sa seigneurie, mais...

De nouveau, lady Athelstone l’interrompit.

— Ne répondez pas trop vite. Mylord s’intéressait beaucoup à Nellie, et il y a une autre somme de cinq cents livres pour elle, pourvu qu’elle se marie d’une façon que je puisse approuver. Mme Dawson se croyait le jouet d’un rêve :

— Mon Dieu ! c’est à peine si je peux me figurer que mylord ait jamais seulement fait attention à Nellie... Que de bontés ! j’en suis toute saisie. Mais pour ce qui est de l’émigration, je n’ai pas besoin de réfléchir. A mon âge, c’est impossible. J’espère que mylady ne m’en voudra pas.

— Oh ! certainement non, répondit lady Athelstone avec un peu d’impatience, mylord agissait dans votre intérêt ; il supposait que Nellie, instruite et jolie comme elle l’est, se marierait mieux à l’étranger qu’ici, et je dois vous dire qu’au cas où vous refuseriez d’émigrer, il m’a recommandé de la placer comme gouvernante dans quelque famille honorable. Vous consentiriez à vous séparer d’elle, je suppose ?

— Franchement, mylady, j’espérais la garder encore un peu. Mais si c’est pour son bien, je n’ai rien à dire. Seulement, elle n’est pas très forte... — Vous avez raison ; l’école ne lui vaut rien ; il lui faudrait une meilleure nourriture, moins de travail. Voilà pourquoi je compte la placer à ma guise.

— Tout ce que vous voudrez, mylady, excepté l’émigration.

Lady Athelstone regardait fixement devant elle, en se demandant si elle avait insisté autant que l’eût exigé le défunt :

— Je vais partir pour l’étranger avec mon fils, dit-elle ; nous serons absens tout l’hiver. J’ai recommandé Nellie de plusieurs côtés. On se renseignera sur elle auprès de moi et de la maîtresse d’école. Je ne vous retiens plus, madame Dawson ; si un jour vous changiez d’avis quant à cette proposition d’émigrer, je serais heureuse de faire pour vous ce que souhaitait mylord.

— Je ne trouve pas de paroles, mylady. pour vous remercier, dit Mme Dawson d’une voix tremblante, et j’espère que vous m’excuserez si je prends la liberté de vous dire que je partage bien votre peine ; j’ai connu la même, moi aussi. Que Dieu vous aide, mylady, dans cette perte ! C’en est une pour nous tous, car jamais on n’a eu de seigneur pareil dans le pays,.. quoique je ne doute pas que M. Wilfred, je veux dire, mylord, ne marche sur les traces de son père et ne soit une consolation pour vous, mylady, en faisant honneur à son nom.

Ce qui part du cœur va au cœur. Lady Athelstone n’avait pas versé beaucoup de larmes, depuis cette mort à laquelle l’avait préparée une longue maladie et qui avait été suivie pour elle de tant de préoccupations graves, mais les paroles de la pauvre veuve dans leur simplicité toucheront une corde sensible au fond de l’âme de cette autre veuve noble et riche. Elle tendit affectueusement la main à l’humble femme qui savait la comprendre :

— Merci, je me rappellerai votre sympathie avec reconnaissance et je protégerai toujours Nellie ; comptez sur moi.

Avec quelle vivacité ces paroles, peu importantes au moment où elles étaient prononcées, lui revinrent-elles à l’esprit par la suite ! Le lendemain, qui était un dimanche, Wilfred assista au service par une dernière condescendance à la volonté paternelle. Il était seul dans le banc seigneurial et s’y tint gravement, pénétré d’une unique pensée, le souvenir de son père, le besoin de le revoir. Vers la fin de l’après-midi, il fit une visite au cimetière ; l’épaisseur des ifs et des cyprès dans ce champ du repos l’empêcha, jusqu’à ce qu’il eût atteint la balustrade qui fermait le tombeau de famille, d’apercevoir une femme occupée à semer des roses, les dernières de l’automne, sur la pierre funéraire nouvellement scellée. Au bruit du pas de Wilfred, cette femme se retourna ; un rayon de soleil égaré dans les lourdes branches d’un vert sombre mit une auréole à ses cheveux fins et légers, donnant au jeune visage qu’ils encadraient l’expression d’une figure de sainte. C’était Nellie. Wilfred s’arrêta soudain, puis il ébaucha un mouvement de retraite, et elle s’en aperçut… Très émue, hésitante, elle faisait un pas vers lui, quand soudain avec un regard étrange, qui l’arrêta, pétrifiée, le jeune homme s’éloigna précipitamment.

Nellie appuyée à la balustrade sanglotait. Qu’avait-il contre elle ? Que pouvait-il lui reprocher ? Jamais il ne l’avait traitée ainsi. Était-ce parce qu’elle était venue au cimetière ? Elle avait cru pourtant qu’il serait bien aise de trouver des fleurs sur la tombe de son père.

— Il s’en va, répétait la pauvre enfant, il s’en va irrité contre moi, et je ne le reverrai plus !


XI.

Dans le courant de l’hiver, la jeune lady Frances, fille d’une ancienne amie de lady Athlestone, qui était descendue à Florence dans le même hôtel que cette dernière, écrivait à miss Sylvia Brabazon des lettres très significatives dont voici quelques fragmens :

« Je voudrais, chère, pouvoir vous peindre lord Athelstone. Il me fait l’effet d’un héros admirablement ébauché en marbre par un sculpteur habile qui aurait manqué de matériaux pour achever son œuvre. D’abord il est trop petit (étant moi-même une naine, j’aime les géans, cela va sans dire), mais il a une belle tête et une physionomie parlante, dont l’expression, à moins qu’on ne l’ennuie, est singulièrement agréable ; sa voix, ses manières sont séduisantes, et surtout il diffère de tous les autres jeunes gens. Je crois qu’il se plaît avec nous ; bien que nous ne nous connaissions que depuis huit jours, nous sommes amis intimes déjà. Naturellement le grand deuil de lady Athelstone l’empêche de se montrer nulle part, de sorte que son fils, jusqu’à notre arrivée, ne voyait personne ; quoiqu’il parle beaucoup et fort bien des délices de la solitude, il ne refuse jamais de se joindre à nos promenades, et certainement il paraît plus gai que lorsque je l’ai rencontré une première fois en cherchant qui pouvait bien être ce sombre personnage semblable à Manfred. Sa conversation me ravit et quelquefois me déconcerte, mais je pardonne tout à l’originalité… C’est un poète, ma chère, un poète de l’école moderne la plus avancée, j’imagine, car on ne me laisse rien lire de lui. Pourtant ce qu’il écrit, à en juger par ce qu’il dit, ne saurait manquer de mérite… Mais je m’arrête,.. autrement je ne sais ce que vous penseriez de votre absurde et fidèle


« FRANCES. » Quinze jours après une autre lettre fut adressée à Naples, où demeurait miss Brabazon :

« Lord Athelstone m’a récité hier quelques-uns de ses vers. Rien de plus musical, de plus exquis... mais je ne comprends pas tout... Il me semble qu’il a dû être très malheureux... Est-il possible à son âge d’avoir déjà souffert par l’amour ?.. Et comment une femme a-t-elle pu résister à son affection ?.. — En ce moment, il est assis au coin de notre feu, lisant le journal. La lumière de la lampe tombe sur sa tête. Je veux l’esquisser pour vous : front superbe, que laisse entièrement découvert la lourde masse de ses cheveux noirs, rejetée en arrière sans souci de la mode ; des yeux d’un gris clair ombragés par de longues paupières et au-dessus desquels les sourcils se rejoignent en une ligne droite quand l’émotion ou un sentiment vif ne les rend pas mobiles en allumant le feu intense de la prunelle ; une moustache trop légère encore pour voiler le seul défaut de ce visage : une bouche trop grande et sensuelle. Sauf cette moustache enfantine, le visage est imberbe et la forme de la mâchoire se dessine énergique jusqu’à l’obstination ; une cravate lâche à la Byron fait valoir un cou pareil à celui d’Antinoüs. Par parenthèse, lord Athelstone est très épris de Byron, qu’il est de mode depuis quelques années de diminuer, prétend-il ; si maman voulait l’entendre, je lirais Don Juan, mais maman tient ferme. Il y a eu entre eux une curieuse discussion, lord Athelstone affirmant qu’il considérait comme une injure à toute fille honnêtement douée de supposer qu’elle pût être pervertie par la lecture de Don Juan, dont les beautés sans nombre l’enchanteraient, tandis que les souillures ne lui inspireraient que du dégoût ; ma mère répondant que les jeunes esprits féminins ne gagnent rien à tout connaître, le mal comme le bien, que leur jugement ne s’en forme pas plus vite et que la fleur de l’âme, en revanche, s’envole pour ne jamais revenir, malheur sans compensation possible, ajoutait-elle.

« Lord Athelstone n’a pas cédé, bien entendu : il ne cède jamais ; mais, malgré tout son esprit, je crois que maman devait avoir raison. »

Trois semaines après :

« Mon cher cœur, je suis alternativement au septième ciel et désespérée. Vos avertissemens sont arrivés trop tard, et puis à quoi servent les conseils en pareil cas ? Tous les conseils du monde, si je les avais reçus avant de le rencontrer, n’auraient pu me sauver. A-t-il vraiment du goût pour moi ?.. Les six dernières semaines ont passé comme un rêve. Vais-je me réveiller en sursaut et découvrir que ce n’était qu’un rêve en effet ? Hélas ! je commence à trembler. Toutes ses soirées jusqu’à vendredi dernier, il nous les a consacrées, s’emparant de moi sans cesse, tirant au dehors, comme il dit, tout ce que je pense, tout ce qui paraît lui plaire en ma pauvre petite personne. Et puis, le lendemain, il s’est excusé pour ne pas nous accompagner dans une promenade convenue, et quand je lui ai demandé où il allait, il m’a répondu : « Rendre visite à des Italiens avec lesquels j’ai fait connaissance à la Pergola. » Maman prétend que je n’aurais pas dû le questionner ; je ne vois pas pourtant quel mal j’ai fait, intimes comme nous l’étions. Hier il nous a apporté une grande corbeille de camélias, mais sans rester plus de dix minutes. Plus tard, aux Cascine, nous l’avons vu appuyé à la portière d’une de ces voitures qui s’arrêtent là chaque jour vers la même heure, à la mode florentine, — une mode idiote ! Rester en place à grelotter pour écouter les complimens de la jeunesse dorée... quelle existence ! Mais les dames du cru trouvent cela délicieux. Est-il possible qu’un homme de son mérite s’égare dans cette mêlée vulgaire ? Et la femme qui l’accaparait était vieille, une noiraude sans beauté !.. J’en suis bien aise...»

A dix jours de là, lady Frances terminait ainsi ses confidences à son amie Sylvia :

« Tout est fini... tout a changé pour moi, je n’ai plus d’illusion. Nous nous rencontrons encore tantôt chez sa mère, tantôt dehors, et il nous a fait deux visites... pas davantage. Qu’en dites-vous ? Il s’efforce d’être le même, c’est en vain... maman elle-même s’aperçoit d’une différence. Pauvre maman, elle ne se doute guère de ce que je souffre, car j’ai de l’empire sur moi-même, je ris toutes les fois qu’il est question des caprices du poète .. mais chaque mot entre comme un poignard dans mon pauvre cœur... Et maintenant, me demanderez-vous la cause de ce changement ?.. C’est l’influence d’une certaine Mme Uberti, qui n’est point jeune et quia la plus déplorable réputation. N'est-ce pus affreux de penser qu’avec son grand esprit, ses a-pirations si élevées, il se laisse prendre à de pareils pièges ? Quelquefois je refuse d’y croire, mais il est trop certain qu’il est toujours dans sa loge à l’Opéra et qu’après la représentation il s’en va fumer chez elle. Maman est indignée ; elle le laisse voir ; j’ai beau lui dire que ce ne sont pas nos affaires, sa froideur finira par le dégoûter tout à fait de revenir. Quant à lady Athelstone, qui est très aimable sans doute, mais que l’on pourrait appeler une dinde bourrée de sages opinions, elle ne cesse de se réjouir que son cher Wilfred recommence à sortir un peu, le cinquième mois du deuil étant expiré : « La société étrangère, dit-elle, est si avantageuse pour un jeune homme ! »

Maman ne se soucie pas de prolonger notre séjour à Florence ; peut-être a-t-elle raison. Partout je serai malheureuse, mais du moins, les humiliations et le dépit que j’éprouve ici quotidiennement me seront épargnés. C’est fini, aucun homme ne me plaira plus. J’ai eu la sottise de mettre tous mes œufs dans le même panier, sans réfléchir qu’il y avait bien des chances pour que l’ingrat qui m’avait charmée s’efforçât naturellement de paraître charmant à toutes les femmes desquelles les hasards de la vie le rapprocheraient. Notre lot, à nous autres, pauvres filles, est bien dur, chère Sylvia. »


XII.

La personne qu’avait jugée si sévèrement lady Frances, en la qualifiant De noiraude sans jeunesse ni beauté, avait cependant de grands succès auprès de l’élément masculin. Très peu d’hommes eussent critiqué son visage après une demi-heure de conversation, et il fallait moins de temps encore pour s’apercevoir qu’elle était admirablement faite ; mais c’était surtout le naturel, la bonhomie tout italienne, la façon qu’elle avait de mettre chacun à son aise qui rendaient Mme Uberti irrésistible. Son salon était fort à la mode, bien qu’on ne se gênât pas derrière elle pour en médire.

L’objectif de Mme Uberti était simple : rendre tout le monde heureux y compris son mari, qui, n’ayant pas plus de principes qu’elle-même, ne l’importunait par aucune velléité de jalousie malséante. Les adorateurs se succédaient donc sans secousse dans la loge de l’aimable femme ou dans certaine bergère bleu de ciel au coin de son feu, l’un chassant l’autre, pour voir à son tour, le temps venu, son étoile s’éteindre, quelquefois brusquement, quelquefois peu à peu. Ce genre de femme était entre toutes celui qui avait le plus de chance de subjuguer Wilfred Athelstone à cette époque de sa vie. Elle l’attaquait du côté faible : sa nature italienne, avec les flatteries sincères et les enthousiasmes aussi ardens que fugitifs qui !a caractérisaient, avait pour lui l’attrait de l’inconnu, de même que le sans-gêne, l’agréable facilité de mœurs qui régnait à la casa Uberti. Tout cela le reposait de l’esprit très cultivé, agressif parfois et prompt à la riposte qui lui avait plu chez lady Frances, mais en le fatiguant aussi, en le tenant sans cesse sur une sorte de qui-vive intellectuel. Il s’enfonça donc deux mois de suite dans les profondeurs de la moelleuse bergère de satin bleu, en suivant d’un œil extatique la fumée de sa cigarette, en égrenant au hasard des strophes très libres qui détaillaient les grâces de Mme Uberti, depuis les pulsations capricieuses de son cœur jusqu’à l’ensorcelant parfum de ses cheveux, et en se rappelant avec complaisance Byron aux pieds d’une autre Florentine.

Nous sommes forcés de croire cependant que les chaînes dont l’avait Chargé cette Armide sur le retour n’étaient pas bien fortes, car il n’opposa que peu d’objections au désir de sa mère quand elle lui proposa de rentrer en Angleterre. Ce désir semblait inexplicable vu la maison, — à peine avait-on atteint les derniers jours de février, — mais il avait suffi pour le faire naître de la flèche de Parthe lancée par lady Bannockburn, la mère de lady Frances, en quittant Florence : « Si vous avez souci des intérêts véritables de votre fils, avait dit à lady Athelstone cette mère frustrée dans ses secrètes espérances, emmenez-le loin d’ici au plus tôt. Il respire un air corrompu ; pour n’être pas ce qu’on appelle la mauvaise compagnie, la société qu’il fréquente n’en est que plus dangereuse ; à moins que vous ne l’arrachiez à ce péril, croyez-en mon amitié, il est perdu ! »

Lady Athelstone avait grande confiance dans le jugement de lady Bannockburn ; son parti fut pris en un clin d’œil ; elle se mit à redouter les vents printaniers de Florence, et Wilfred dut céder à ce qui lui semblait une fantaisie singulière. Comme il allait prendre congé de sa belle amie avec quelque regret, il se heurta en suivant, tout pensif, le Lung’Arno, contre un grand jeune homme, lourdement bâti, qu’à sa veste de chasse et son chapeau rond il était facile de reconnaître pour un Anglais. Wilfred ne leva pas la tête ; il répétait à part lui la scène qui allait se jouer à la casa Uberti. Tout à coup une main se posa sur son épaule :

— Tiens ! Athelstone !

— Bah ! mon vieux Saint-John !… D’où tombez-vous, après si longtemps ?

— Je tombe d’Angleterre ; je suis arrivé hier soir et déjà je pense à filer sur la Corse. Venez-vous ?

— Je ne demanderais pas mieux, mais ma mère…

Les deux amis ne s’étaient pas rencontrés depuis plusieurs années. Un peu plus âgé que Wilfred, Hubert Saint-John avait formé avec lui, dès le temps de leur intimité à Eton, un frappant contraste : sa figure franchement laide était néanmoins intéressante ; elle appartenait à un homme d’action plutôt qu’à un penseur ; le regard était clair et direct, l’expression habituelle de la physionomie un peu triste, à moins qu’une expression de tendresse ne vînt l’embellir. Déjà la vie lui avait été rude, son caractère s’était formé au milieu de difficultés de toute sorte ; aussi paraissait-il beaucoup moins jeune qu’il ne l’était réellement.

— Est-il vrai que vous vous mariez ? dit Saint-John. On en a parlé à Londres.

— C’est la première nouvelle… Et à qui me mariait-on ?

Saint-John lui nomma lady Frances ; il en parut contrarié. — Quelle sottise ! nous étions de bons camarades, voilà tout... D’ailleurs, je n’abdiquerai pas de sitôt ma liberté. Subir un entraînement passager,.. à la bonne heure !.. mais quant à me marier, je n’y ai jamais songé.

Tandis qu’il parlait, il crut voir soudain devant lui le visage de Nellie, un petit visage fin et doux, dont les yeux pleins de reproches tristes arrêtèrent sur ses lèvres ce qui eût été un mensonge.

— Et vous ? dit-il en se remettant très vite. Vous venez de passer trois ans aux Indes. Racontez-moi ce que vous y avez fait.

Un nuage glissa sur le front de Saint-John :

— J’y ai perdu mon père. Il était magistrat là-bas, vous savez.., et après, j’ai renoncé à mon emploi, je suis revenu en Europe.

— Pourquoi ?

— Oh ! pour plusieurs raisons qui me rendaient pénible le séjour de Calcutta. D’ailleurs, mon père m’a laissé une fortune sur laquelle je ne comptais pas... Non que je prétende avoir le droit de vivre en paresseux, mais malheureusement je suis trop vieux pour choisir une nouvelle profession..

— Laissez-vous aller à vos goûts d’artiste... Vous avez beaucoup de talent.

— Pour un amateur, peut-être...

— Quelle folie ! la moitié des peintres qui exposent chaque année vous sont inférieurs.

— Je ne me soucie pas d’ajouter à la masse des médiocrités... Jusqu’ici je ne fais rien que regarder, apprendre et digérer ce que je rencontre de beau. Si un jour vous voyez fleurir en moi le critique d’art, n’en soyez pas trop étonné.

— Bon ! cela vous permettra de combattre les préjugés. Vous apprendrez aux gens à secouer le joug des vieilles routines. La critique comprise ainsi possède ma sympathie.

— Vous êtes toujours, à ce que je vois, le même briseur d’idoles, dit Saint-John en souriant.

— Mes opinions n’ont fait que se fortifier au lieu de s’affaiblir.

— De sorte que nous verrons à la chambre un lord radical ! Cela sera une variété de l’espèce.

Wilfred se mit à rire :

— Venez donc dîner avec moi à sept heures. Nous causerons.

Comme c’est singulier qu’un garçon de cette nature se soit attaché à moi ! pensait-il, tout en continuant de marcher. Je me rappelle le premier jour, quand il a assommé ce taureau, Norton, qui voulait me battre... Notre intimité date de là. Je le trouvais si chevaleresque dans sa perpétuelle défense des opprimés !.. J’ai fait un poème là-dessus. Il l’a déchiré en m’appelant imbécile. Mes vers ne l’ont jamais enthousiasmé,.. loin de là ! Changera-t-il d’avis ? Et son avis vaut-il quelque chose ?.. Il remportait tous les prix à Eton, mais c’était la force de sa volonté, j’imagine, plutôt que des facultés exceptionnelles qui le faisait réussir. Toujours sérieux ! voilà ce qui lui donne cette mine refrognée... Mais des passions fortes couvent là-dessous... C’est un homme... De tous ceux que j’ai connus aucun ne m’inspire autant de confiance.

La première marque de confiance que Wilfred donna à son ami, en le retrouvant, le soir, fut de lui communiquer quelques-uns de ses manuscrits.

Saint-John loua sincèrement la versification élégante, le rythme mélodieux.

— Mais, ajouta-t-il, les mots ne suffisent pas à m’émouvoir ; je veux des pensées que je puisse comprendre. Il me semble que les mots, même magiques, ne sont qu’une draperie faite pour voiler de belles formes qu’il faut deviner dessous.

— Si vous aimez les belles formes, en voilà, dit Wilfred avec un léger accent de dédain, et il se mit à lui lire un poème inspiré par les charmes de Mme Uberti.

— Eh bien ! cela je le comprends, dit Saint-John, qui l’avait écouté en fumant son cigare ; je le comprends très bien, et j’avoue que je ne l’admire pas. A quoi bon dresser, sur un pareil sujet, cette espèce d’inventaire de commissaire-priseur ?

— Comment ! c’est anacréontique... Il est certain que, si vous n’entrez pas dans l’esprit de l’amoureux... Mais vous avez beau dire, toute passion renferme en elle-même quelque chose de sacré... L’amour, — peu importe celle qui l’inspire, — est un beau thème...

— J’en conviens. Cependant vous étiez attiré autrefois par des sujets plus virils que celui-ci. Y avez-vous renoncé ?

— Oh ! non !

Et, passant à une autre feuille, Wilfred lut certaine pièce dirigée contre toutes les manifestations extérieures de la foi avec une ardeur plus intolérante que l’intolérance même qu’elle était censée attaquer. Les vers étaient sonores et pleins de feu, mais ils n’exprimaient rien de nouveau. Saint-John avait souvent déjà entendu des cris de révolte, des blasphèmes du même genre.

— Vous ne pouvez croire tout ce que vous dites là, fit-il observer tranquillement. Ces doctrines, dont l’effet, à vous entendre, est de tout attrister, de tout glacer, de tout détruire, vous les avez rencontrées chez d’honnêtes gens qui ne perdaient rien à les pratiquer, qui n’en étaient, au contraire, que meilleurs et que plus heureux.

— Vous parlez d’exceptions. En général, je vois le mensonge, la cupidité, toutes les petitesses mondaines s’allier à la prière et au jeûne ; je vois la religion déposée à propos comme on fait des babouches à la porte d’une mosquée.

— Le manque de sincérité peut se glisser dans l’exercice de la religion comme ailleurs, répliqua Saint-John, il est partout ; quel système connaissez-vous qui soit parlait et tout d’une pièce ? Vos utopies auront leurs hypocrites.

Wilfred entama une virulente sortie contre les superstitions ennemies de la science, l’influence dégradante pour l’esprit humain du clergé et de sa tyrannie, du dogme et de ses inflexibilités absurdes.

— Et vous voulez remplacer cela par une sorte de panthéisme nuageux ? demanda Saint-John.

— Je ne me soucie pas du nom que vous donnez à mes croyances, répondit Wilfred. Je crois à une cause première, aux lois de la nature, à cette religion absolue qui se cache dans les diverses religions, mais je hais toute entreprise contre la raison et la justice.

Saint-John répondit que la justice et la raison, déterminées par une conscience humaine, étaient sujettes à erreur, et la discussion continua une partie de la nuit, sans qu’aucun des deux adversaires fût converti le moins du monde, comme il arrive presque toujours. Néanmoins lady Athelstone eut tort d’opposer un veto à la vague envie exprimée par son fils d’accompagner Hubert en Corse. Il aurait subi à la longue, peut-être, l’influence d’une nature droite, qui avait appris, en souffrant tout de bon, à penser et à vivre. Mais cette mère plus tendre qu’éclairée craignait sans doute que de la Corse on ne revînt trop aisément à Florence. Elle préféra le ramener dans ses terres d’Athelstone, d’autant que l’ennemi, c’est-à-dire Nellie Dawson, avait quitté le voisinage. Grâce aux efforts incessans que de loin elle avait faits pour cela, la jeune fille était entrée, comme gouvernante de deux petits enfans, chez une Mme Goldwin, mariée à un riche constructeur de navires et qui habitait le Northumberland.


XII.

Wilfred prit possession de son siège à la Chambre des lords avant les vacances de Pâques, qu’il s’en alla passer assez tristement à Athelstone. Il savait qu’il n’y retrouverait plus Nellie, que la douce lumière de son regard, le son pur et tendre de sa voix lui manqueraient dorénavant, et il regrettait tant de biens perdus, mais sans oser se plaindre, car l’ombre de son père semblait être là toujours présente pour lui rappeler sa promesse. S’il avait pu croire seulement que le temps et l’absence ne feraient pas de tort à son souvenir dans le cœur de cette charmante fille ! Wilfred alla voir la veuve Dawson pour entendre parler d’elle, et il apprit que Nellie était parfaitement heureuse chez Mme Goldwin. Cette assurance ne parut lui procurer qu’une médiocre satisfaction ; il interrompit l’interrogatoire commencé, en annonçant à Mme Dawson qu’il avait résolu de contribuer à son bien-être en la déchargeant d’un loyer peu considérable, mais lourd pour elle cependant. Sa vie durant, le cottage lui appartiendrait ; des mesures allaient être prises à cet effet.

Comme elle se confondait en remercîmens : — Dites à Nellie que j’ai été heureux de faire cela pour vous et à cause d’elle, ajouta-t-il avant de prendre congé.

Mme Dawson écrivit le fait à sa fille brièvement et sans y joindre le message du jeune lord.

Elle était trop sage pour ranimer au souffle de la reconnaissance un sentiment dont elle avait fini par se douter l’année précédente, alors que Nellie, dans son désespoir du brusque départ sans adieu de celui qu’elle adorait était tombée gravement malade. Quelques paroles, échappées pendant une nuit de souffrance à la pauvre abandonnée l’avaient trahie. Mme Dawson, sans en demander davantage, s’était appliquée à la consoler d’abord, à la raisonner ensuite, et peu à peu l’affectueuse fermeté de la mère semblait avoir triomphé des rêves de l’enfant : celle-ci était redevenue, en apparence du moins, maîtresse d’elle-même ; elle avait quitté le pays, bien pâle, bien faible encore, mais victorieuse dans sa lutte contre le premier chagrin. Mme Goldwin s’était attendue certainement à trouver plus de gaîté chez une personne de dix-sept ans. Elle fut étonnée d’abord de ce calme plein de mélancolie qui s’alliait à une stricte observance du devoir, puis elle en fut touchée, car sa perspicacité féminine eut bien vite démêlé quelque douleur secrète au fond d’une si jeune âme, et le désir généreux lui vint de la guérir. Elle lui témoigna donc une touchante bonté ; autour d’elle chacun disait qu’elle gâtait la jeune gouvernante, qui, traitée en égale, était toujours auprès d’elle, dans son salon, dans sa voiture, à lire, à causer ; mais Mme Goldwin ne se laissa pas détourner par les propos du voisinage de cette bonne œuvre qui était du reste une distraction pour elle au milieu de la monotonie d’un long séjour à la campagne.

L’esprit de Nellie se développa singulièrement, grâce à la société de cette femme distinguée, en même temps que son cœur se réchauffait sous l’impression d’une sincère bienveillance manifestée à tout propos. Jamais une question indiscrète sur son passé ; Nellie, du reste, serait morte plutôt que de se confesser à qui que ce fût. Elle priait matin et soir pour Wilfred ; voilà tout. Un jour qu’elle arrangeait des fleurs sur la cheminée du salon, Mme Goldwin, étant entrée à l’improviste, l’entendit répéter à demi-voix des vers qui ne lui étaient pas inconnus,

— Qu’est-ce que cela, ma chère ? lui demanda-t-elle.

Nellie balbutia en rougissant le nom de lord Athelstone. Ce nom, elle ne le prononçait jamais, bien qu’elle aimât parler du château, des bois, de l’ensemble de ce beau domaine où elle était née et sur lequel désormais Wilfred régnait en maître. Déjà Mme Goldwin avait tiré des conclusions de cette réserve.

— Je suppose, dit-elle en souriant, que vous ne connaissez que bien peu les poésies de lord Athelstone.

— Oh ! j’en ai copié beaucoup, au contraire, quand j’étais au château.

Elle hésita une seconde, puis reprit très vite, sans lever les yeux :

— Elles sont publiées en volume ; j’ai vu l’annonce dans le journal. Vous n’aimeriez pas les lire, madame ?

— Non, mon enfant, je ne crois pas que ce soit une sorte de lecture qui puisse me plaire.

Nellie rougit encore et se tut.

Le premier volume de vers signé du nom de lord Athelstone venait de paraître en effet et avait causé une vive sensation. La société ne savait que penser des audaces de ce jeune poète patricien : fallait-il les condamner ou bien les excuser comme on excuse toujours les écarts du génie ?

Le monde se partagea en deux camps qui répandaient avec une égale exagération les anathèmes et les éloges ; la critique prit feu et certaines dénonciations virulentes contribuèrent plus que tout le reste à faire atteindre immédiatement au livre sa seconde édition. Les femmes ne le laissaient pas traîner sur la table du salon, mais elles le cachaient sous le coussin de leur causeuse ; généralement on le trouvait bourré d’impiétés, mais il se rencontrait des rêveurs pour soutenir qu’une sorte de religiosité vague et à leur gré suffisante y flottait, montant vers le ciel comme le cri de la tempête ou le soupir de la brise, aussi pathétique en somme que la plus belle prière.

Vers la fin de juillet, Hubert Saint-John revint à Londres, après avoir visité les îles de la Grèce et remonté la côte de Dalmatie ; la nouveauté des spectacles, l’influence bienfaisante de la nature avaient fait leur œuvre et guéri peu à peu de secrètes douleurs qui, depuis longtemps déjà, le rendaient incapable de goûter la vie. A vingt-six ans, un homme solidement bâti au moral et au physique est toujours capable de reprendre le dessus. Saint-John revenait donc avec une puissance nouvelle d’énergie et de dévoûment qui ne demandait qu’à trouver un emploi immédiat.

Sur les marches du club, il rencontra Athelstone dès le lendemain de son arrivée ; tout d’abord il fut question entre eux de ce livre nouvellement paru. Hubert n’en avait encore lu qu’une critique assez anodine.

— C’était l’œuvre d’un ennemi en ce cas, dit gaîment lord Athelstone. Mes seuls amis, parmi les critiques, sont ceux qui déplorent « qu’un jeune homme pourvu de si grands dons, » etc.. Ceux qui, au contraire, saluent obligeamment en moi un « jeune lord qui, en dépit de sa naissance, a vraiment quelque talent et pourra faire mieux peut-être... » oh ! ceux-là, je voudrais les étrangler. Je vous saurais gré de rendre compte du livre, Hubert ; il vous sera envoyé ce soir.

Saint-John secoua la tête en riant :

— Vous n’aurez pas lieu de vous plaindre de mon indulgence ! Rappelez-vous ce que je vous ai dit à Florence.

— Je me rappelle ; notre manière de voir diffère sur bien des points, mais vous n’avez pas de préventions arrêtées... Venez du moins à Athelstone la semaine prochaine, nous nous disputerons à loisir sous les ombrages.

— Mon regret est grand de ne pouvoir accepter ; je suis invité d’un autre côté, dans le Northumberland, chez une cousine...

Le nom de cette cousine était Mary Goldwin, et pour la première fois Saint-John se décidait à lui rendre visite depuis son mariage, qu’il avait considéré comme une trahison. Le départ de Hubert pour les Indes et le séjour de cinq années qu’il s’était vu forcé d’y faire avaient suffi, en effet, pour éteindre dans le cœur de la cousine, fort jolie, mais sans le sou, une inclination naissante dont son cousin était l’objet. A vingt-quatre ans, elle s’était donnée à un très digne homme qui l’avait transportée dans une atmosphère de luxe et de bonheur négatif pour ainsi dire. Absorbé par ses affaires, M. Goldwin était rarement chez lui ; au reste, il avait, avec raison, une confiance absolue dans sa femme ; celle-ci, depuis la naissance de son dernier enfant, était devenue si maladive que la plupart des hivers se passaient pour elle dans le midi, ce qui rendait la séparation plus complète encore, bien qu’affectueuse au demeurant : la jeune femme estimait son mari, lui était reconnaissante et l’aimait en la personne de deux enfans qu’elle lui avait donnés ; mais entre eux la communauté d’intérêts existait seule ; Mme Goldwin ne pouvait pas plus se soucier de métallurgie et de commerce que M. Goldwin ne se souciait lui-même de littérature, de beaux-arts, de tout ce qui, en un mot, formait le fond de la vie délicate, presque éthérée de sa femme ; il l’admirait sans la comprendre, et c’était tout. En somme, si elle avait eu à recommencer, Mary eût agi de même, étant ce que le monde appelle très raisonnable. Comment allait-elle retrouver Hubert ? Tout prêt sans doute à rajeunir sous un amour nouveau... Les hommes sont ainsi. Avec une sollicitude quasi maternelle, avivée par l’ombre d’un remords, Mme Goldwin se promit que cette fois le roman aurait une heureuse fin et à cet effet invita, pour l’époque de la visite de Saint-John deux de ses plus aimables voisines, bien nées, bien élevées, pleines de mérite. Quel fut son étonnement, presque son dépit, de voir les yeux de la victime qu’elle voulait dédommager à sa guise se fixer d’eux-mêmes et tout d’abord sur la gouvernante de ses petites filles ?

Elle se hâta de l’avertir que Nellie Dawson était de très basse origine, une tenancière des Athelstone, qui l’avaient patronnée, placée et qui continuaient de s’intéresser à elle d’une façon toute particulière. Peut-être de son côté, eut soin d’ajouter Mme Goldwin, s’intéressait-elle un peu trop, malgré sa grande honnêteté, au jeune lord.

Cette insinuation bien féminine ne fut pas perdue pour Saint-John, mais ne parut diminuer en rien la curiosité mêlée de sympathie que lui inspirait Nellie. Il persista, quoi que pussent faire pour le captiver les invitées si accomplies de sa cousine, à rester de glace devant leurs perfections ; en revanche, il jouait volontiers avec les deux enfans, qui s’étaient pris de passion pour leur cousin Hubert, parce qu’il les gâtait et se laissait tyranniser. C’était un moyen de la voir, elle, si gracieuse, si élégante sous sa robe de laine bleu foncé et son chapeau de jardin à larges bords. Quant à la faire causer, l’entreprise était difficile, mais le nom d’Athelstone eut raison de sa réserve. Elle osa répondre, et Saint-John fut enchanté de la distinction qui, chez elle, n’existait pas à la surface seulement. Huit mois de perpétuel contact avec une femme telle que Mme Goldwin avaient élargi son intelligence plus que des années entières passées à Ripple n’eussent pu le faire ; elle avait le jugement formé sur bien des points ; toutefois elle ne devait jamais apprendre à parler avec aplomb le langage vide et léger du monde ; cela n’était pas dans sa nature, et les jeunes gens qui avaient essayé de lier conversation avec la jolie gouvernante se plaignaient de son mutisme, de sa froideur, de sa tenue presque rigide. Mais les façons sérieuses de Saint-John la rassurèrent apparemment, et puis n’était-il pas le meilleur ami de Wilfred ?

— Je ne souffrirai pas que vous tourniez la tête à miss Dawson, Hubert, dit avec quelque vivacité Mme Goldwin huit ou dix jours après l’arrivée de son cousin ; vous n’avez d’yeux que pour elle décidément. Vos attentions marquées lui feront des ennemies. En agissant ainsi, vous me désolez, car je l’aime et je l’estime.

Hubert sourit et s’efforça d’être plus attentif auprès des demoiselles de province que l’on offrait à son choix, sans y réussir néanmoins d’une façon satisfaisante.

— Le proverbe a raison, pensait sa cousine : on peut mener un cheval à l’eau, on ne peut le forcer à boire.

Elle était décidée cependant à ce qu’il ne s’attardât pas auprès de Nellie.

— C’est, lui répétait-elle, une âme charmante qu’il faut respecter et protéger ; elle a été un instant éblouie par votre ami, le jeune lord byronien, mais elle se remettra, je n’en doute pas, avec le temps, et alors nous la marierons bien à quelque instituteur de campagne, à quelque pasteur de village.

Toute allusion à l’engoûment présumé de Nellie pour Wilfred Athelstone était désagréable à Saint-John, et Mme Goldwin s’en était aperçue.

— Comme vous ajustez nettement la balance sociale ! s’écria-t-il ce jour-là, non sans une nuance d’ironie. Vous voulez que votre protégée s’élève, mais pas trop cependant... Un maître d’école, un pasteur de village, voilà tout ce que vous daignez lui accorder.

— Dans son propre intérêt, mon cousin. Je crois qu’une femme ne gagne rien à épouser un homme placé dans la vie trop au-dessus d’elle. Certainement une pareille union lui procure de l’éclat, un éclat inespéré, mais quant à du bonheur…

— Cela dépend... Si le mari dédaigne sincèrement les conventions sociales en matière de naissance et de fortune, et si la femme possède une distinction native que bien des grandes dames pourraient lui envier, je ne vois pas ce qui s’opposerait à leur entente intime.

— J’espère que nous nous en tenons à de vagues théories et que vous n’auriez garde de vous mettre en scène, mon cher ami, interrompit Mme Goldwin avec une soudaine audace ; autrement, je vous dirais : Vous êtes sur la pente d’une folie, partez sans retard, fuyez le danger.

— Pourquoi ?.. Je m’étais figuré que vous vouliez me marier, Mary ?

— Sincèrement je n’avais pas de meilleur espoir en vous attirant ici, mais vous avez tourné le dos à deux charmantes personnes qui l’une et l’autre vous eussent si bien convenu !

— L’une et l’autre ?.. Nous ne pouvons décidément nous entendre. J’admets, moi, que, lorsqu’un homme a le bonheur de rencontrer la femme, la femme unique qui a en elle le pouvoir de compléter sa vie, aucune considération ne doit l’arrêter... Mme Goldwin haussa légèrement les épaules.

— Je devine ce que vous pensez, dit Hubert d’un ton grave ; vous vous dites que je n’en suis pas à ma première rencontre... Ne me forcez pas à rappeler qu’à vingt-deux ans on peut être fou, et se tromper, et souffrir, et se consoler, après quelles luttes et quelles angoisses !.. A l’âge que j’ai aujourd’hui, on voit plus clair et on agit autrement. Celle-ci, je la comprends bien, je suis sûr de la connaître et je crois pouvoir me fier à elle.

— Eh bien ! si vous voulez vous noyer, malgré tout, noyez-vous donc, répliqua Mme Goldwin, qui s’était troublée un peu pendant l’étrange sortie de son cousin. — Mais lorsqu’elle fut seule, cette femme, bonne et généreuse au fond, réfléchit que personne, n’était plus que Saint-John maître de disposer de sa vie. Libre de tout lien, de toute responsabilité, en possession pleine et entière d’une fortune très ronde, il ne faisait de tort à qui que ce fût en commettant ce qu’elle appelait une folie. Le monde proprement dit ne l’attirait guère. Ses ambitions n’appartenaient pas à la sphère commune ; il nourrissait des rêves philanthropiques et le goût d’une vie laborieuse, retirée. Seule, une femme formée par lui, façonnée à son gré, pourrait lui convenir, et cette petite fille, si un jour elle l’aimait, serait évidemment la douceur, la soumission, la gratitude mêmes.

Pendant que Mme Goldwin pesait le pour et le contre, Saint-John et Nellie étaient assis sur un banc, au bord de la rivière qui séparait le parc des jardins. Les enfans absorbés dans la fabrication d’une couronne de pâquerettes se taisaient par miracle ; ils cherchaient des fleurs sur la pelouse à quelque distance, tandis que Nellie tirait l’aiguille, les yeux baissés sur son ouvrage, écoutant avec intérêt Saint-John l’entretenir d’un grand projet, la création d’une bibliothèque et d’un journal à l’usage de la classe ouvrière des pauvres quartiers de Londres.

— Donner son argent est peu de chose, disait-il avec chaleur, il faut encore pouvoir donner son temps et tout l’effort de sa pensée. Je suis, grâce à Dieu, en situation de le faire.

— J’aimerais aussi entreprendre une telle tâche, dit simplement Nellie, si j’en étais capable.

Il se tenait un peu courbé, la tête sur sa main, le coude appuyé à son genou, de sorte qu’il pouvait observer sous les bords abaissés du grand chapeau de paille la physionomie de la jeune fille.

— Eh bien ! dit-il brusquement et très bas, voulez-vous m’aider ?.. oh ! pas tout de suite... plus tard... peu à peu... vous ne me connaissez pas encore assez, quoique je sache si bien, moi, tout ce que vous valez et que... — Il s’arrêta déconcerté, Nellie le regardait en face d’un air stupéfait : — Vous aider ? Et comment serait-ce possible ?

— En devenant ma femme... Ne prenez pas cet air effrayé : je vous ai donné mon cœur sans le dire, il est à vous, quoi que vous décidiez. Je ne vous demande aucune promesse immédiate. Vous êtes très jeune, vous ne connaissez rien du monde. Attendons si vous voulez... Moi, je ne changerai pas... Vous aurez toujours un ami, et, croyez-moi, un véritable ami est quelque chose dans la vie.

— Oh ! monsieur... Si Mme Goldwin savait !..

— Soyez en repos, elle sait, elle approuvera.

— Je vous en prie, n’insistez pas, je ne peux répondre... je pensais si peu...

— Aussi tout ce que je vous demande est de penser maintenant, à moins poursuivit-il, en pâlissant, qu’il n’y ait quelque obstacle, que vos affections ne soient engagées.

— A personne ! non ! à personne ! s’écria la pauvre enfant épouvantée, comme s’il allait lui arracher son secret.

Elle fondit en larmes, en larmes indignées. C’était mal, c’était cruel de la faire mentir, et tandis qu’elle pleurait, son cœur s’endurcissait contre l’honnête homme qui lui demandait si franchement sa main et qui eût donné son sang pour elle.

— Calmez-vous, mon enfant ; je ne veux savoir rien de plus ; demain je m’éloigne. Ma cousine désire, et elle a raison, que je ne vous revoie pas ici, mais cet hiver elle vous emmènera, je pense, en Italie, et là nous nous rejoindrons. Si vous pouvez me donner alors quelque espérance, je serai le plus heureux des hommes. Que Dieu vous garde !.. Au revoir !

Il prit sa main et la tint un moment dans la sienne avec émotion.

— Maman, demandèrent ce soir-là les petites filles à leur mère, qu’est-ce que cousin Hubert a donc pu dire à miss Dawson pour la faire pleurer au bord de l’eau ?

Les pâquerettes n’avaient pas tant absorbé leur attention qu’elles ne se fussent aperçues de ce qui se passait.


HAMILTON AÏDE,


Traduction de Th. BENTZON.