Un Poète du grand monde/02

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Un Poète du grand monde
Traduction par Th. Bentzon.
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 128-166).
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UN
POÈTE DU GRAND MONDE

Poet and Peer, by Hamilton Aïdé, 3 vol. ; Hurst and Blackett ; London.


XIV.

Au mois de décembre suivant, Wilfred Athelstone vint s’installer à Rome avec sa mère au Tempietto, cette charmante demeure qui, du coin de la via Gregoriana, domine les marches de la Trinità del Monte. Il n’était arrivé que depuis peu de jours, quand un matin il entra en courant dans le salon de lady Athelstone :

— Ma mère, figurez-vous que je viens de rencontrer la plus extraordinaire, la plus intéressante créature,.. une déesse effleurant ce bas monde en costume du moyen âge… Sa robe grenat garnie de fourrure semblait taillée sur celle de la Marguerite de Goethe ;.. on l’aurait prise au milieu de la terrasse du Pincio, où elle dessinait, pour une figure de Botticelli sortie de son cadre.

— Vraiment ! s’écria lady Athelstone. Si je ne me trompe, Botticelli était un Florentin du XVe siècle. Quelle idée ridicule chez une jeune femme de nos jours de s’affubler ainsi !

— Eh bien ! non, ce n’est pas ridicule ; elle fait preuve d’une âme supérieure aux caprices absurdes des modes de Paris, voilà tout ! Attendez que vous ayez vu mon héroïne. Je l’ai suivie de loin, je sais qui elle est, et, chose singulière, j’avais déjà beaucoup entendu parler d’elle par lady Frances !

— Ah !.. Elle est du monde, alors ? Je l’aurais prise, sur la foi de votre description, pour quelque modèle ; mais me voilà forcée de changer d’avis ; lady Bannockburn est très scrupuleuse dans le choix de ses relations. Son nom ? — Miss Sylvia Brabazon... Oui, on devine en elle, au premier aspect, toutes les supériorités d’esprit et de caractère dont son amie la déclarait pourvue. Au physique, elle ne ressemble à aucune autre femme, et je suis sûr qu’il doit en être de même au moral.

— Brabazon? répétait d’un air pensif lady Athelstone; j’ai connu autrefois des Brabazon...

— Ce ne devait pas être ceux-là. Le père, qui est mort depuis plusieurs années, avait épousé une Italienne. Ces dames ont vécu principalement en Italie, et leur société se recrute surtout dans le monde artiste et littéraire. Elles sont descendues à l’Hôtel de l’Europe... Il faudra que je parvienne jusqu’à elles.

— Je vais aujourd’hui à l’ambassade et je m’informerai,.. répondit lady Athelstone avec un soupir.

Son cher fils, si brillamment doué qu’il fût, lui donnait de continuels soucis : toujours prêt à tomber d’une extravagance dans une autre !.. Cette fois cependant il lui parut que le fougueux jeune homme ne s’était pas fourvoyé : les réponses qu’elle reçut à l’ambassade furent satisfaisantes : la naissance de Mme Brabazon passait pour assez obscure, il est vrai, mais la réputation de la mère et de la fille étaient irréprochables. Quoique riches, elles vivaient sans faste et d’une vie errante : six mois dans une ville d’Italie, six mois dans une autre. L’éducation et la santé de Sylvia étaient leur unique souci ; maintenant la belle héritière avait vingt-six ans ; elle continuait d’aimer les voyages autant qu’elle dédaignait le monde proprement dit.

— Les habitués de cette singulière maison ne sont guère que des peintres et des hommes de lettres, dit à lord Athelstone un jeune attaché qu’il rencontra au club anglais, — outre les coureurs de dot italiens que devrait déconcerter la superbe indifférence de miss Sylvia. Moi j’y vais quelquefois, mais mon faible cerveau n’est pas à la hauteur de ces conversations transcendantes.

— Ne pourriez-vous me présenter ?

— Non, j’ai essayé une fois de leur conduire un ami, et elles m’ont fait entendre qu’elles ne permettaient pas qu’on leur amenât des hôtes, se réservant le droit de les choisir. La situation sociale des gens leur importe peu. Miss Brabazon désirera sans doute vous connaître parce que vous êtes un poète, voilà tout.

Rien n’aurait pu exciter davantage le désir de Wilfred d’entrer en rapport avec ces personnes originales. Fort heureusement l’occasion cherchée se présenta, dès le dimanche suivant, à l’ambassade. Lady Athelstone fut quelque peu scandalisée par le costume trop pittoresque, à son gré, de miss Sylvia, mais dut reconnaître bientôt qu’aucune prétention ne se mêlait à cette excentricité d’artiste. Elle était digne et simple autant que frappante. Ses traits sans régularité absolue avaient un charme très rare de douceur et de fermeté tout ensemble; les yeux gris lumineux éclairaient spirituellement un visage pâle encadré de cheveux épais et ondoyans d’un brun rougeâtre. Il fallait bon gré mal gré la remarquer, sans qu’elle fît pour cela le moindre effort.

Wilfred crut trouver le meilleur moyen de rompre la glace en nommant tout de suite lady Frances :

— Elle m’a tant parlé de vous... il me semblait vous connaître...

— Moi aussi, j’ai beaucoup entendu parler de vous, répondit-elle en le regardant droit dans les yeux.

Il ne broncha pas, et Sylvia reprit :

— Savez-vous qu’elle doit arriver ces jours-ci?

— Non, je l’ignorais, répondit-il négligemment, mais j’en suis bien aise. C’est une personne amusante... seulement sa mère a le tort de se mêler de tout ce qui ne la regarde pas.

— Je ne connais pas ce défaut à lady Bannockburn, et lady Frances est quelque chose de mieux qu’amusante. Elle a le caractère le plus noble et le plus élevé; j’ai pour elle autant d’estime que d’affection; ce n’est pas peu dire.

— Et vous avez raison, dit Wilfred sans se laisser déconcerter, car je n’ai jamais entendu de femme au monde faire l’éloge d’une autre femme comme elle a fait le vôtre.

— Peut-être avez-vous été malheureux dans votre expérience de notre sexe, répliqua gravement miss Brabazon.

Il devina tout. Lady Frances ou sa mère lui avait parlé de Mme Uberti : — Que le diable emporte ces mauvaises langues ! dit-il en lui-même.

— Non pas, reprit-il tout haut. J’ai connu quelques femmes dignes de tous les respects.

— Vraiment? On ne pourrait le supposer d’après vos poèmes.

— Ah! vous les avez lus?

— Je les ai lus.

Le front de Wilfred s’assombrit :

— Le ton dont vous dites cela semble indiquer qu’ils ne vous plaisent guère. Du reste, ils ne sont pas écrits pour les jeunes filles élevées selon certaines conventions...

— Si j’étais de ces jeunes filles-là, je n’y aurais pas jeté les yeux.

— Oserai-je vous demander ce qui vous a décidée à leur faire cet honneur?

Elle hésita une seconde, puis répondit franchement :

— La curiosité,.. tout ce que je savais de vous par mon amie.

— Et rien dans le livre n’a trouvé grâce à vos yeux? — Il m’a semblé que vous aviez beaucoup de talent, que vous en faisiez mauvais usage, et que vous pouviez aspirer plus haut.

— Mon Dieu ! comprenez donc que ces petits poèmes reproduisent les diverses phases de la vie intérieure d’un jeune homme : il ne faut rien dissimuler, ni les vicissitudes de l’âme, ni le débordement des passions, ni les dégoûts qui s’ensuivent : ennui de ce monde-ci, doutes sur l’existence de celui qui doit suivre. Considérez l’ensemble avant de condamner tel ou tel passage.

Miss Brabazon réfléchissait en silence :

— Si je vous dis toute ma pensée, vous ne m’en voudrez pas? reprit-elle enfin avec lenteur.

— Non, je vous le jure.

— Eh bien! je ne sens pas dans vos vers palpiter la passion vraie. On croirait plutôt à une habile imitation; je constate l’habileté, mais je reste froide. Quant aux doutes, c’est la mode d’en ressentir et d’en parler aujourd’hui quand on est très jeune. Pour ma part, j’aime la foi qui depuis des siècles console tant d’esprits troublés, apaise tant de souffrances réelles.

Elle indiqua du geste un triptyque byzantin accroché au mur :

— J’aime les vies simples et grandes qui ont produit des œuvres comme celle-ci, et je trouve misérables auprès d’elles les efforts de nos talens modernes pour agiter et souvent empoisonner les âmes sans jamais leur apporter la lumière ni la paix.

Un nuage rose était monté à ses joues pâles comme si elle eût été honteuse de se prononcer aussi ouvertement devant un étranger, mais sa hardiesse, tout en blessant Wilfred, excita en lui un sentiment d’admiration plus vif que jamais. Elle parlait sans assurance excessive et sans emportement; son regard plein de flammes était celui d’un ange réprobateur.

— Sylvia, il est temps de nous retirer, dit en se rapprochant Mme Brabazon.

Sur Mme Brabazon il n’y avait aucune remarque à faire, sauf qu’elle conservait les traces d’une rare beauté, rehaussée par cette grâce sérieuse qui est particulière aux Italiennes et par la seule toilette noire qu’il y eût dans cette réunion de femmes. Elle s’exprimait en anglais d’une façon incorrecte avec des inflexions presque enfantines. Lord Athelstone la trouva néanmoins aussi éloquente que possible lorsqu’elle reprit en s’adressant à lui :

— Je suis toujours chez moi dans la soirée et serai charmée de vous recevoir.

Ainsi se termina la première entrevue de Wilfred Athelstone et de Sylvia Brabazon.

XV.

La femme distinguée sur laquelle se concentrèrent dorénavant toutes les pensées de lord Athelstone offrait un assemblage de qualités contradictoires au dire du vulgaire. Par exemple, bien des gens ne pouvaient admettre que son goût pour la parure, et la parure étrange, fût conciliable avec la plus complète absence de coquetterie. Le fait était qu’elle aimait en artiste tout ce qui lui semblait charmant de forme et de couleur, et qu’elle ne voyait aucune raison pour ne point porter ce qui lui plaisait. Son père avait recherché la société d’hommes de talent, souvent audacieux dans leurs appréciations des choses de ce monde et ignorans des arrêts du comme il faut ou révoltés contre ces arrêts; elle avait grandi au milieu d’eux, préservée de leurs exagérations par des instincts très purs et très élevés qui lui permettaient de vivre dans une sphère à part, en compagnie de figures imaginaires bien supérieures à celles que la vie lui montrait. Jamais encore elle n’avait éprouvé de désillusion, jamais elle n’avait aimé, elle était heureuse au milieu de son rêve.

Mme Brabazon n’avait point cherché à exercer la moindre influence sur sa fille, qu’elle sentait trop au-dessus d’elle, mais une tendre affection existait entre ces deux femmes, dont l’une était douée des plus belles facultés intellectuelles, tandis que l’autre se bornait à être aimable et bonne. Profondément indolente en outre, Mme Brabazon n’avait jamais rien vu que par les yeux de son mari, puis par ceux de sa fille. Son plaisir était de rester chez elle à lire des romans français et à savourer les menus commérages de la prima sera. L’élément italien de sa société se groupait autour d’elle, tandis que Sylvia causait d’art ou de littérature avec des personnes dont Mme Brabazon ne connaissait guère que les noms. C’étaient « les amis de sa fille; » ils appartenaient à une catégorie de choses qu’elle acceptait sans les comprendre : il en avait été de même du temps de son mari.

Sur les pressantes instances de Wilfred, lady Athelstone déposa une carte à l’hôtel de l’Europe ; après tout, ces gens-là étaient reçus à l’ambassade et chez lady Bannockburn ; elle pouvait se risquer. Le soir même son fils, parut en personne dans le salon de Mme Brabazon, qui lui fit l’accueil le plus cordial. Il fut émerveillé tout d’abord de la transformation que pouvait subir un banal appartement d’hôtel. De vieilles tapisseries italiennes d’un ton harmonieux couvraient les portes et les panneaux ; des études à l’huile, œuvres de Sylvia, et un chevalet posé dans l’embrasure de la fenêtre, donnaient à cette grande pièce l’aspect d’un atelier; des livres anglais, français et allemands traînaient sur toutes les tables ; à côté du piano était jetée une mandoline ; l’air était chargé du parfum des fleurs qui s’épanouissaient dans des jarres de majolique.

Au moment où entra Wilfred, Mme Brabazon tenait tête dans sa langue maternelle à un petit marchese insinuant et à une brune comtesse, qui jasaient gaiement de la façon la plus plate du Pincio, de l’Opéra et des scandales du jour. Les Italiens, qui formaient une cour bruyante et joyeuse à la gracieuse mère de Sylvia, n’admiraient la fille que de loin et avec le sentiment que peut éprouver un essaim de mouches devant le morceau de sucre qui se dérobe sous une cloche de cristal : morceau désirable, mais inaccessible... Ils se bornaient à soupirer pour elle. L’objet de ces soupirs, très belle sous sa robe montante d’un brun sombre, dans le tissu de laquelle brillait çà et là un fil d’or, se tenait debout, appuyée à la cheminée, un éventail de plumes à la main. Dans cette pose, éclairée ainsi par le feu, elle apparut à Wilfred comme une enchanteresse du temps passé. La femme qui s’entretenait avec elle appartenait en revanche à notre XIXe siècle et aurait pu même le devancer : c’était miss Pecker, une petite Américaine de trente-cinq ans, habillée par les grands faiseurs de Paris et qui collaborait à deux journaux de New-York et de Philadelphie. Cette qualité de correspondante l’autorisait à se glisser partout, à traiter hardiment tous les sujets, et à répéter sans scrupule toutes les moindres paroles de personnages marquans qu’elle saisissait au vol. Un homme était en tiers, un homme chauve, très long, très efflanqué, à lunettes, M. Spooner, un professeur versé dans l’esthétique de l’art chrétien, sur lequel il faisait de nébuleuses conférences.

Wilfred fut présenté à miss Decker, qui se jeta sur cette proie nouvelle avec un entrain presque alarmant et l’interrogea de primesaut sur ses vers en lui demandant sans hésiter s’il était vrai qu’ils fussent voluptueux... Lord Athelstone répondit en la regardant bien en face qu’ils l’étaient à l’excès et s’amusa un instant à la faire causer sur toutes les personnes présentes; elle épluchait, égratignait, exécutait chacun d’une façon comique et brutale à la fois, qui devait donner meilleure opinion en somme de son esprit que de son éducation. Mais c’était faute de mieux que Wilfred se contentait de ce journaliste femelle; il eût donné tout au monde pour accaparer miss Brabazon. Celle-ci avait interrompu sa discussion avec le professeur Spooner et répondait maintenant au peintre Briggs, un coloriste à outrance, qui, s’étant épris de ce qu’il y avait de vénitien en elle, faisait son portrait à cette époque. Enfin il profita d’un moment de silence pour prier Sylvia de lui montrer quelques-uns de ses dessins. C’était un moyen de la faire sortir de ce cercle d’indifférens, de la forcer à s’occuper de lui. Il réussit. Très simplement, elle marcha droit au chevalet et retira la pièce de soie qui le couvrait. Lord Athelstone vit une grande aquarelle inspirée par quelque légende mystique du moyen âge, qui comportait un mélange charmant de poésie et de naïveté. Le dessin n’était pas irréprochable, mais dans ce défaut même il crut découvrir un certain parti-pris d’archaïsme qui s’harmonisait bien avec le sujet ; quant à la couleur, elle était exquise. Son enthousiasme juvénile parut peut-être à la belle artiste plus flatteur que les critiques savantes dont elle avait l’habitude; ce qui est certain, c’est qu’elle causa ensuite quelque temps avec lui et qu’elle garda de ce second entretien une meilleure impression. D’abord le ton léger de Wilfred en parlant de lady Frances et de sa mère lui avait déplu; elle l’avait cru infatué de lui-même, trop pénétré des avantages que lui assuraient son talent et sa naissance; elle avait résolu de lui prouver qu’il ne l’éblouissait pas et s’était tenu parole; mais décidément il était aimable, elle était forcée de l’avouer :

— Je ne suis plus surprise, pensa-t-elle après son départ, de l’exaltation de cette pauvre Frances. Si jamais il aime véritablement et s’il aime la femme qu’il lui faut, on pourra, je n’en doute pas, attendre et obtenir beaucoup de lui...

Tandis que Sylvia revenait ainsi de ses préventions, Wilfred Athelstone traversait la place d’Espagne, brillamment éclairée par la lune. Au lieu de se diriger vers les marches de la Trinità del Monte, il alluma un cigare et s’en alla contempler sous ces blancs rayons la fontaine de Trevi. Wilfred ne se sentait pas disposé à dormir; son imagination était surexcitée, obsédée de fantaisies romanesques auxquelles il eût été bien fâché d’imposer silence.

— Quelle divine créature! se disait-il en marchant, la tête inclinée sur sa poitrine. C’est la seule femme qui m’ait jamais intimidé; il semble qu’elle vous pénètre, qu’elle vous cherche;.. oui, en ce moment elle cherche à démêler ce qu’il y a en moi, déjà je l’intéresse,.. il faudra bien qu’elle m’aime... Elle m’aimera, je le jure,.. A quelle fin? Les déesses ne sont pas faites pour être mariées... ni les Corinnes... mais Sylvia n’est ni l’une ni l’autre, elle n’est pas froidement parfaite, elle n’est pas follement passionnée;.. elle est sérieuse et sage autant que belle et supérieure aux petitesses de ce monde. Elle m’élèverait jusqu’à elle en m’aimant... Mais pourrai-je vivre dans cet éther?.. voilà ce que je me demande...

il continua d’errer sous l’ombre noire et nettement définie des maisons, le long des rues désertes, jusqu’à ce que le bruit des eaux bondissantes eut frappé son oreille : en tournant le coin de la rue, il se trouva en face de la fontaine colossale, dont les statues et les rochers ressortaient au clair de la lune. Assis sur le bord du bassin, il se rappela Corinne qui, à cette même place, avait vu l’image d’Oswald se refléter dans l’eau par-dessus son épaule, et soudain, grâce à une de ces transitions de la pensée qui nous paraissent inexplicables, son esprit, tout préoccupé de Sylvia, crut voir apparaître une fois de plus le visage de Nellie. Sa conduite à l’égard de cette innocente enfant lui sembla d’autant plus criminelle que l’amour qu’il avait cru ressentir pour elle était éteint, faisant place à des aspirations nouvelles. Et une année avait suffi à opérer ce changement ! — Irrité contre lui-même, il se leva et poursuivit au hasard sa promenade nocturne.

Comme il s’enfonçait dans un réseau de riccoli très étroits, assez perplexe sur le chemin qu’il allait prendre, le bruit d’une course précipitée retentit; l’instant d’après deux personnes qui se poursuivaient passèrent auprès de lui. La première n’était guère qu’un enfant, l’autre lui fit l’effet d’un homme très robuste, mais telle était l’agilité du jeune garçon qu’il aurait échappé à son persécuteur si le hasard ne lui eût fait heurter Wilfred au milieu de la ruelle. Cette minute perdue fut décisive. Tel qu’une bête féroce, l’homme fondit sur sa proie et d’un coup de pied l’envoya rouler sur le sol; mais déjà Wilfred avait saisi ce brutal à la gorge. Une lutte s’ensuivit, qui aurait pu être fatale à lord Athelstone. Prompt comme l’éclair, l’Italien tira un couteau de sa ceinture et en frappa son adversaire à l’épaule pour forcer la main qui l’étranglait à lâcher prise. Heureusement un épais pardessus protégea Wilfred, et le couteau, glissant de côté, ne lui fit qu’une égratignure, dont la douleur fut suffisante cependant pour qu’il laissât le bandit s’enfuir. Tandis que l’écho de ses pas résonnait dans le silence de la nuit, lord Athelstone se pencha vers l’enfant toujours inanimé :

— Où souffres-tu? lui demanda-t-il.

N’obtenant pas de réponse, il s’agenouilla pour redresser le pauvre petit corps, qui n’avait que la peau et les os. Cette maigreur excessive, la longueur presque féminine de ses cheveux noirs rendaient difficile de discerner son âge ; peut-être avait-il quinze ou seize ans. Les meurtrissures bleuâtres de ses paupières révélaient la souffrance et des privations de toute sorte. Que faire? Wilfred ne pouvait abandonner l’enfant pour aller chercher du secours; quelque endolorie que fût son épaule, il le souleva le plus doucement possible avec mille précautions, mais ce mouvement arracha au petit malheureux de longues plaintes.

— Qu’est-ce qui te fait mal? répéta Wilfred, averti ainsi qu’il reprenait connaissance.

Mi è rotta la gamba, sanglota l’enfant.

— Non ! du courage ! essaie de te tenir debout.

En s’efforçant d’obéir, le blessé retomba sur l’épaule de Wilfred avec un cri perçant. C’était trop vrai, il avait eu la jambe cassée soit par la violence de la chute, soit par le coup qu’il avait reçu. Où demeurait-il?

Ce furent de nouvelles larmes. Il ne voulait pas le dire ; il aimerait mieux mourir que de retourner chez sa mère,.. elle était la femme de cet homme qui avait voulu le tuer.

Wilfred ignorait les règlemens de police dans ce pays où il était étranger, il ne savait comment trouver un hôpital ; le seul parti à prendre était d’emmener chez lui son jeune protégé. Péniblement il le porta jusqu’au Tempietto et donna l’ordre à son valet de chambre de courir chercher le médecin. Celui-ci répondit à l’appel en toute hâte ; il trouva la blessure de lord Athelstone insignifiante ; la fracture chez l’enfant n’eût pas été grave non plus sans l’état de santé du petit misérable, qu’évidemment on avait laissé mourir de faim aux trois quarts.

— Vous pourrez avoir de grands ennuis en gardant chez vous ce gamin que ses odieux parens réclameront sans doute, ajouta le médecin; d’un autre côté, si je réduis la fracture, dès ce soir, il ne pourra être de sitôt transporté sans danger à l’hôpital.

— N’importe, dit Wilfred, je subirai les conséquences de cette aventure. Lui refuser les premiers secours, l’envoyer en pleine nuit frapper à la porte des hôpitaux où peut-être on ne pourra pas le loger, non, je ne saurais m’y résoudre. Il restera ici; c’est décidé.

Le docteur le trouva plus charitable que sage, mais ne fit pas d’autre objection.

Le lendemain Sylvia Brabazon apprenait par miss Decker, toujours la première informée en sa qualité de chroniqueur, que lord Athelstone avait été attaqué la veille au soir en sortant de chez elle et grièvement blessé,.. tout cela parce qu’il avait voulu protéger un enfant contre des brutalités abominables. Elle envoya sur-le-champ chercher des nouvelles et dans l’après-midi se rendit elle-même avec sa mère, chez lady Athelstone. Celle-ci, encore toute bouleversée, raconta aux deux dames que son médecin, revenu dans la matinée, avait donné le conseil, immédiatement suivi, de faire connaître les détails de cette affaire à l’ambassade anglaise. Le petit Italien n’avait pas de fièvre, mais on ne pouvait songer à le transporter, et lady Athelstone en était désolée, car elle avait une horreur toute particulière des puces,.. et naturellement ces mendians... Mais elle se rappelait pour prendre patience un magnifique sermon prononcé le dimanche précédent par son ami, l’évêque d’Oporto, sur Lazare...

Sylvia sourit et dit qu’elle serait bien aise de voir le pauvre enfant, proposition qui parut enchanter Wilfred, déjà convaincu que l’intérêt qu’elle prenait à son propre sort pouvait seul l’avoir amenée si vite chez sa mère. Il était très intéressant en effet, un peu pâle, le bras en écharpe. Ce coup de stylet lui avait rendu service.

Sans aucune pruderie la belle Sylvia le suivit auprès du lit où gisait le malade. Il y avait dans ses yeux une expression qu’il ne leur connaissait pas encore. Jusque-là elle l’avait regardé avec une certaine sévérité, une certaine méfiance, dissipées maintenant.

Le petit Italien crut voir apparaître la sainte Vierge en personne quand cette belle dame, s’asseyant à son chevet, prit une de ses mains dans les siennes. Jamais il n’avait senti le contact de doigts si blancs, si délicats. Rêvait-il? sa physionomie exprimait le doute et une crainte vague. Rien de plus curieux que cette petite figure creusée par la misère. On y lisait d’abord la ruse, une intelligence naturelle très vive encore aiguisée par le contact précoce du vice ; mais le sourire était radieux et vous rassurait ; ce jeune drôle devait être en tout cas susceptible d’affection, de reconnaissance. Sylvia lui par la couramment dans sa langue maternelle, pleine de voyelles caressantes; elle lui dit qu’on aurait soin de lui, qu’il était en sûreté, que les amis qui l’avaient recueilli ne le rendraient pas aux méchans dont il ne fallait plus avoir peur; elle l’engagea doucement à remercier Dieu qui lui avait envoyé un sauveur, et l’enfant prononça le nom de la beata Vergine, en joignant les mains, mais il ne répondait toujours pas. Sans le presser, Sylvia se mit à lui chanter à demi-voix quelques stornelli de la campagne de Rome. Alors il darda sur elle son étincelant sourire et l’envie de parler lui vint.

— Je connais cela! je l’ai appris quand je gardais les bestiaux à la Torre de’ Schiavi l’année dernière.

— Quel est ton nom?

— Lorenzo.

— Et ton autre nom ?

Il secoua la tête : — Je n’en ai pas d’autre.

— Comment appelle-t-on tes parens,.. ton père?

— Je n’ai pas de père. Le mari de ma mère s’appelle Balbo.

— Et tu dis avoir vécu dans la campagne ?..

— Oh ! pas longtemps ; j’ai pris la fièvre, et on m’a renvoyé.

— Depuis tu as habité Rome ?

Si, signora.

— Qu’est-ce que tu y fais pour vivre ?

— Balbo voulait m’employer à saigner les cochons, mais je ne suis pas assez fort ; alors on m’a envoyé à l’Apollon pour aider dans les coulisses et faire des commissions, et puis on m’a chassé en disant que j’avais volé quelque chose; ce n’était pas vrai, mais depuis Balbo me bat toujours.

Il se remit à pleurer. — Allons, un peu de courage, dit Sylvia. Il n’y a personne que tu désires voir ?

— Je n’ai pas un ami au monde, répondit l’enfant avec une emphase mélancolique.

— Ne dis pas cela, puisque tu nous as, répliqua-t-elle, et ce nous naturellement prononcé fit battre le cœur de Wilfred comme s’il eût établi entre eux un premier lien.

Grâce à l’intervention de Sylvia et de sa mère, qui connaissaient à fond les mœurs et les habitudes du pays, tout s’arrangea facilement. Lord Athelstone ne tenait pas à ce que le féroce beau-père fut puni, et Balbo tenait encore moins à garder dans sa maison celui qu’il appelait un vaurien. On lui fit entendre d’ailleurs officieusement qu’il ne gagnerait que de l’ennui à s’opposer aux généreuses intentions d’un riche étranger qu’il avait voulu assassiner; une petite somme d’argent acheva de simplifier les choses. Wilfred bénissait Lorenzo, car Sylvia venait presque chaque jour voir son jeune malade, et il profitait avec délices de sa présence.


XVI.

L’admiration passionnée de Wilfred pour miss Brabazon grandissait sans cesse. Sylvia captivait son imagination, elle exaltait ce qu’il y avait de meilleur en lui; tout ce qu’elle disait lui semblait exquis. Lorsqu’il se rappelait maintenant Nellie Dawson, c’était comme une figure presque effacée qui appartenait à une période antérieure de son existence ; sans doute, il aurait cueilli volontiers cette fleur sauvage dans l’ardente matinée de ses vingt ans, mais entre le brin de muguet qui se cache sous l’herbe et le lis superbe des jardins, il n’y a ni comparaison ni rivalité possible. La royale fleur cependant était avare de ses parfums. Bien que flattée de l’ascendant qu’elle prenait sur le jeune poète, elle ne lui donnait aucun encouragement, Pour qu’elle laissât paraître ce qu’il lui inspirait, il fallut l’arrivée de son amie lady Frances, qui, en compagnie de sa mère, débarqua un matin à l’hôtel d’Angleterre. Ce fut un trait d’union entre lady Athelstone et la belle amie de son fils : les manières de lady Frances à l’égard de Wilfred trahirent d’abord une légère contrainte, mais celles de Wilfred, en revanche, étaient si naturelles qu’elles mirent bientôt tout le monde à l’aise. Il était clair qu’il ne se sentait pas coupable, et lady Frances résolut par fierté d’oublier qu’il eût pu l’être à son égard. La présence de cette intelligente et agréable personne ne rendit que plus fréquentes les promenades entreprises en commun presque chaque jour; assise au fond de la voiture, auprès de Mme Brabazon, lady Frances causait avec cette dernière, de sorte que l’entretien de Sylvia et de lord Athelstone avait presque tous les avantages d’un tête-à-tête. Au milieu de considérations à perte de vue sur les arts, Wilfred trouvait moyen de demander à sa voisine si, après cette vie enchantée qu’elle avait menée depuis l’enfance, libre de soucis, de devoirs, d’entraves mesquines d’aucune sorte, elle saurait s’accommoder d’une existence monotone à la campagne, en Angleterre, et elle déclarait, sans paraître comprendre où il voulait en venir, qu’elle ne connaissait d’insupportable que la paresse et l’inutilité, que la vie était vraiment belle par les affections, les goûts, les facultés intellectuelles, qui sont indépendantes des choses extérieures.

Lady Frances écoutait d’une oreille. Parfois elle mettait quelque malice à contrarier un projet de rencontre, un rendez-vous vaguement indiqué par Wilfred ; il lui restait dans l’âme un peu de dépôt et de méfiance; elle n’aurait pas voulu voir son amie tomber dans le piège comme elle. Un matin que, suivie d’un groom, Frances parcourait à cheval avec Sylvia la campagne de Rome :

— J’aurais quelque chose à vous dire, ma chérie, commença-t-elle d’une voix émue. Il est difficile d’aborder certains sujets sans paraître solliciter des confidences, ce qui est, je vous le jure, bien loin de ma pensée. Mais je vous sais si loyale, si dévouée!.. Peut-être seriez-vous capable de vous sacrifier par excès de délicatesse, peut-être craindriez-vous de me faire de la peine en vous abandonnant à un sentiment qui ne peut désormais m’affliger...

Sylvia ressentit une émotion secrète, car son amie touchait en ce moment à des scrupules qui l’avaient tourmentée en réalité.

— Croyez-moi, continua lady Frances, j’ai pu me faire autrefois de sottes illusions, mais aujourd’hui lord Athelstone m’est aussi indifférent que cela,.. — dit-elle en désignant du bout de sa cravache un berger qui dormait, étendu tout de son long, au soleil, — et, le jugeant bien, aucune considération, quoi qu’il arrive, ne me déciderait à f épouser.

Sylvia, toujours silencieuse, tenait ses yeux fixés sur l’horizon.

— Pourquoi? demanda-t-elle enfin.

— Parce que je ne lui reconnais aucune stabilité de caractère et que, tant qu’il vivra, il sera le jouet du moindre vent qui pourra souffler.

— Vous êtes sévère pour lui, chérie. Il est jeune,

— Très jeune, en effet, et c’est ce que je vous supplie de ne pas oublier. Gardez-vous de repousser son amour à cause de moi, car il est amoureux, cela saute aux yeux de tout le monde, mais ne l’agréez qu’après une épreuve sérieuse. Je vous avertis : c’est un homme sans principes et sans aucune suite dans les idées, un tempérament de poète. Le mariage ne convient guère à ces tempéramens-là, prétend-on.

— Et l’on a peut-être raison, répliqua tristement Sylvia, dont les yeux se remplirent de larmes. — Je ne sais ce que me réserve l’avenir, poursuivit-elle, mais je n’oublierai pas votre conseil.

Les deux jeunes filles, d’un commun accord, partirent au galop, et jamais plus elles ne revinrent sur ce sujet délicat. Pendant les jours qui suivirent, Sylvia marqua une certaine froideur à Wilfred, une froideur qui le rendit très malheureux ; elle ne l’engageait plus à venir chez elle, ni au théâtre; elle évitait avec lui les conversations quelque peu intimes; c’était la ruine de ses espérances; il en avait eu beaucoup pourtant depuis un diner auquel sa mère avait invité les dames Brabazon avec les Bannockburn et l’évêque d’Oporto, dont l’opinion avait été singulièrement favorable à Sylvia, ce qui avait décidé de celle de lady Athelstone, un peu flottante jusqu’à ce qu’un pareil juge se fût prononcé.

Lady Porchester, présente à cette soirée, s’était montrée, il est vrai, moins bienveillante que l’évêque, ce qui s’expliquait, du reste, puisqu’elle aussi avait une fille à marier, et une fille fort laide. Tandis que Sylvia chantait, accompagnée par un jeune secrétaire d’ambassade, les stornelli que Wilfred aimait, cette vipère avait sifflé à l’oreille de lady Bannockburn :

— La société est terriblement mêlée à Rome; on y rencontre des gens dont jamais on n’avait entendu parler; cette femme noire, à figure tragique, par exemple, avec cette grande fille en costume théâtral...

— Parlez-vous des Brabazon? avait interrompu lady Bannockburn; elles sont de nos amies.

Lady Porchester rentra ses cornes :

— En vérité?.. Oh! puisque vous les connaissez, c’est différent. La toilette de la demoiselle est toujours si extravagante que, ne sachant qui elles pouvaient être, je supposais...

— Je suis en mesure de vous mettre au courant des moindres détails qui les concernent. Cette jeune personne extravagante, comme vous dites, aurait pu épouser, il y a cinq ans, si elle eût voulu, le duc de Marly.

Lady Porchester dressa l’oreille; elle comprenait enfin pourquoi l’on invitait Sylvia : une future duchesse peut-être...

— Mais, reprit lady Bannockburn, elle est extraordinaire, en effet, et ne veut se donner qu’à l’homme qu’elle aimera.

— En attendant on flirte ici, chuchota lady Porchester derrière son éventail; lord Athelstone n’est pas de ceux qui épousent, je suppose. On le dit bien immoral... Je serais fâchée, quant à moi, qu’il tournât autour de ma fille. Pensez donc! après tout ce qu’on a raconté au sujet de cette Uberti!.. et ce ne serait rien encore, mais auparavant il y avait eu un gros scandale à propos d’une fille de son village,.. un scandale tel qu’il a forcé lady Athelstone à voyager.

Sans doute, lady Porchester pensait que de pareils discours, tombant dans l’oreille d’une mère désappointée, ne seraient pas perdus. Avaient-ils produit des fruits, en effet? Sylvia subissait-elle de fâcheuses influences? — Wilfred, en présence de sa froideur nouvelle, se demandait avec angoisse ce qu’il deviendrait, s’il en était ainsi; sa vie tout entière serait décolorée, perdue... Non, jamais il ne pourrait éprouver pour une autre femme cet enthousiasme pareil à un culte ; nulle n’était noble, poétique, originale, spirituelle comme Sylvia; leur union, si elle l’agréait jamais, ne serait pas fondée seulement sur le désir qui périt, mais sur une sympathie profonde; même quand elle exprimait des opinions contraires aux siennes, sa parole faisait résonner en lui un écho, le seul accent de sa voix l’excitait aux grandes choses. Et, pouvant lui faire tant de bien, elle se détournait de lui ! Pour cet enfant gâté, ce fut une impression singulièrement irritante que la résistance imprévue de Sylvia, et un secret dépit lui fit précipiter l’aveu qui autrement peut-être n’eût été hasardé que plus tard.

Sylvia n’avait voulu l’entendre qu’à demi et ne lui avait pas donné d’espérance bien positive :

— Je crois, répondit-elle le soir où Wilfred se déclara, je crois qu’au début de la vie il faut éviter de prendre aucun engagement, aucune décision irrévocable. Une erreur peut avoir des conséquences si graves... et on a si vite fait à votre âge de prendre des feux follets pour le phare immobile qui ne s’éteint plus!

— J’ai eu déjà mes feux follets, répondit vivement Wilfred, mais depuis que je vous vois, je sens de jour en jour que vous êtes la lumière fixe qui doit éclairer à jamais la voie où je marcherai,.. grâce à vous et si vous le voulez, ajouta-t-il tout bas, comme lady Frances se rapprochait, répondant à un signe presque imperceptible de son amie.

Sylvia ne revint pas sur cette conversation brûlante ; elle esquiva systématiquement les tête-à-tête; n’importe, quoi qu’elle fît et malgré tous les avertissemens officieux qui lui avaient été prodigués, elle pensait beaucoup à lord Athelstone ; elle commençait à croire que cette passion, qui s’offrait spontanément, pourrait être durable. Mais la jeunesse de Wilfred?.. son passé?.. son caractère?.. reprenait la raison. Hélas ! la raison ne résiste guère au flot des sentimens tendres qui envahit, à une heure donnée, toute âme humaine pour son bien ou pour son malheur éternel! Cependant elle avait encore la force de se cramponner à la rive et de réserver sa volonté. Lord Athelstone, la voyant calme en apparence, se désespérait. Il devint si ombrageux, si taciturne, si triste que sa mère finit par s’inquiéter tout de bon. Il était éperdument amoureux à n’en pouvoir douter, et elle n’était pas sûre encore pour son compte que Sylvia fût un parti absolument digne de lui. On avait raconté à lady Athelstone que Mme Brabazon, avant son mariage, avait traversé le théâtre; sans doute, on ajoutait qu’elle y avait vécu de la façon la plus scrupuleusement honnête, jusqu’au jour où un homme du meilleur monde l’avait élevée jusqu’à lui... Mais pour épouser une actrice qui chantait dans les chœurs, il fallait que ce Brabazon eût été fou... Sa fille ne tenait-elle pas un peu de lui?.. D’autre part, l’évêque faisait de Sylvia le plus grand cas, vantait son assiduité à l’église et avait dit d’elle : — C’est un ange, non pas seulement un ange de bonté, mais un de ces anges armés de toutes pièces, puissans contre le mal, et capables de lutter contre lui.

Si elle savait lutter contre le mauvais esprit qui parfois possédait Wilfred, et s’en rendre maîtresse,.. le diriger pour son bien!..

Lady Athelstone était perplexe, indécise. C’était du reste son état habituel. Un incident survint inopinément, qui lui fit tout à coup considérer comme une planche de salut ce mariage qu’elle discutait encore la veille.


XVII.

La villa Albani ne s’ouvre aux visiteurs qu’à certains jours ; aussi, pour peu que la journée soit belle, le public y est-il habituellement nombreux. Il arriva que lady Athelstone et son fils, les Bannockburn et les Brabazon se rencontrèrent sur un point déterminé de la terrasse, décorée de statues et de cyprès. M. Spooner, le professeur d’esthétique, était là, parlant avec éloquence du paganisme dans l’art, et miss Decker, son carnet à la main, sautillait autour de lui comme un moineau effronté, ramassant les miettes de la conversation pour en tirer parti à sa manière. MM. Beauport et Carton, de l’ambassade anglaise, les rejoignirent avec la grande nouvelle du jour : l’apparition d’une beauté inédite, incomparable, qu’ils venaient de rencontrer.

— Je l’ai vue, dit M. Spooner; elle a fait sensation ici, mais elle paraît l’ignorer. Jamais je n’ai imaginé de type plus virginal : la Psyché de Naples absolument.

Toutes les dames se montrèrent curieuses de voir cette merveille, sauf miss Brabazon, qui se tenait un peu à l’écart avec Wilfred. Ni l’un ni l’autre évidemment n’avait rien entendu. Jamais Sylvia n’avait senti aussi vivement que ce jour-là qu’elle appartenait à Wilfred. Pâle et l’air souffrant, il lui parlait du songe pénible qui avait terminé pour lui une nuit d’insomnie. Il avait rêvé qu’il tombait d’une grande hauteur et restait paralysé de tous ses membres : — Est-ce prophétique? ajouta-t-il. Dois-je, en effet, tomber de si haut pour perdre du coup toutes les énergies de mon âme ?

Sylvia hésitait. Elle se demandait s’il fallait lui tendre la main et l’aider à aborder sur les sommets? L’appel de sa mère l’invitant à passer dans les galeries du Casino lui vint en aide :

— Notre pique-nique à Castel-Fusano aura lieu après-demain... Alors je vous répondrai, dit-elle.

Il y a dans une salle de la villa Albani un bas-relief appartenant à la plus belle période de l’art grec et qui représente, assure-t-on, la séparation d’Eurydice et d’Orphée, coupable d’avoir désobéi à l’ordre souverain de ne point tourner la tête. La douleur d’Orphée, la soumission navrée d’Eurydice qui s’éloigne, conduite par Mercure impassible, sont divinement exprimées. Point de violent désespoir; le sentiment est à la fois intense et contenu. Devant cette majestueuse composition se tenaient deux dames ; l’une d’elles, vêtue de velours et de fourrures, encore jolie, bien que d’une complexion évidemment maladive, s’appuyait au bras de sa compagne, en grand deuil, la Psyché signalée par M. Spooner. Tandis qu’elle contemplait le bas-relief, une mélancolie profonde se reflétait sur les traits de celle-ci. N’était-ce pas la plus pathétique des allégories? Elle y voyait le danger de regarder derrière soi, le crime de rappeler par le désir les rapides délices envolées à jamais.

Par hasard, lady Athelstone et lady Bannockburn entrèrent dans cette salle, précédant de quelques minutes le reste de la société.

— Voilà, je suppose, ce que le Guide Murray enjoint d’admirer, dit lady Athelstone en s’approchant du marbre attique.

Au son de sa voix, la jeune fille en deuil tourna vivement la tête avec un cri de surprise,

— Grand Dieu! est-ce possible?.. Nellie Dawson !

— Oh ! mylady !

Elle luttait contre son émotion, mais ce fut en vain; la pauvre enfant fondit en larmes.

— Nellie est orpheline; peut-être l’ignoriez-vous ? murmura Mme Goldwin. Il n’y a pas un mois que je l’ai envoyée faire ses adieux à sa mère avant de partir ; rien chez Mme Dawson ne semblait indiquer une fin prochaine, et cependant, à peine avions-nous eu le temps d’atteindre Paris que la nouvelle de sa mort nous est parvenue.

— Mon Dieu !.. Je suis désolée !.. Une si digne femme !.. La mort subite est quelque chose d’affreux...

— Pour ceux qui survivent, interrompit Mme Goldwin. Pour une personne aussi bien préparée que l’était la mère de Nellie, c’est une bénédiction au contraire, mais j’ai cru que la malheureuse enfant ne pourrait supporter ce coup ; sa santé ne s’est rétablie que peu à peu. J’espère que le voyage lui sera salutaire.

— On m’avait dit déjà, madame, combien vous étiez bonne. Il est si rare que les gouvernantes soient traitées de cette façon ! Laissez-moi vous remercier personnellement...

La langue de lady Athelstone s’embarrassa; elle venait de voir entrer Wilfred et Sylvia. Comment son fils allait-il aborder Nellie? Que se passerait-il ?

Nellie cependant était redevenue jusqu’à un certain point maîtresse d’elle-même ; abaissant un voile de crêpe sur son pâle visage, elle fit bonne contenance devant l’épreuve.

— M’évitera-t-il encore ? pensait-elle en se rappelant leur dernière rencontre et comme il s’était détourné d’elle sur la tombe de son père.

Mais non,.. il ne lui donna pas ce nouveau chagrin. Wilfred Athelstone ignorait les demi-mesures. D’abord une rougeur fugitive lui monta aux joues,.. étonnement, hésitation?.. Quoi qu’il en fût, il se remit très vite, traversa la salle et vint tendre la main à Nellie avec un affectueux sourire. Ce qu’il lui dit, ce qu’elle parvint à répondre, elle ne se le rappela jamais ; elle eut le sentiment que la foule passait, les laissant seuls... seuls auprès de lady Athelstone, car Mme Goldwin causait maintenant avec les dames Brabazon, qu’elle avait rencontrées autrefois durant un séjour à des eaux quelconques et qui semblaient la retrouver avec plaisir.

Ce que Nellie se rappela jusqu’à son dernier jour, ce fut le regard de tendre compassion que Wilfred arrêta sur ses vêtemens de deuil. Ils restèrent un grand quart d’heure ensemble. Lady Athelstone était sur les épines ; elle comptait cependant que sa présence empêcherait cet entretien d’être compromettant.

— Je vous inviterai à dîner, ma chère Nellie, en allant rendre visite à Mme Goldwin, dit-elle pour mettre fin à la conversation; ne venez pas me voir jusque-là. Vous avez une situation excellente... Gardez-la bien et ne vous laissez pas gâter surtout,.. ce serait dommage.

Qu’éprouvait Wilfred cependant? se demanda-t-il si sa passion presque enfantine pour Nellie avait survécu à une séparation de dix-huit mois? la pitié que lui inspirait le deuil de l’orpheline se mêla-t-elle à une émotion plus tendre ou bien la vanité satisfaite fut-elle seule en jeu chez lui lorsqu’il vit combien sa présence remuait jusqu’aux profondeurs de son être cette ravissante fille qui était l’objet de la curiosité générale? D’autres pouvaient s’y tromper, mais l’accent brisé de sa voix, le frémissement de ses petites mains gantées de noir l’avertissaient assez pour sa part qu’elle n’avait rien oublié... — Qui est-elle? demanda Sylvia.

Mme Goldwin vous l’a dit, la gouvernante de ses enfans, répondit lady Frances d’un ton qui impliquait qu’elle en savait plus long.

— Mais qu’était-elle avant cela ?

— Ne vous rappelez-vous pas les méchancetés que maman vous a rapportées sur cette amourette de village ?

— Une villageoise, cette jeune fille?.. C’est impossible...

— C’est vrai pourtant. Vous n’avez donc pas vu que lady Athelstone était au supplice ?

— J’ai vu que l’affectueuse déférence de lord Athelstone à son égard n’avait rien de commun avec les manières d’un homme qui... En somme, je ne sais que penser...

Elle s’informa aussitôt de la façon la plus franche, questionnant Wilfred sans détours, quand il la rejoignit. Le jeune homme répondit avec une sincérité relative, c’cst-à-ire qu’il lui raconta tout ce qui concernait Nellie, sauf le goût qu’il avait eu pour elle, sa fameuse querelle avec le cousin Sam et les mesures prises par feu son père en conséquence : — Certainement elle vous intéressera quand vous la connaîtrez, ajouta-t-il.

— Je n’en doute pas, répondit Sylvia pensive.

Le lendemain, miss Brabazon alla, en effet, voir Mme Goldwin et fut reçue, bien qu’une heure auparavant la porte eût été fermée à Wilfred Athelstone. Sylvia, qui avait été frappée la veille de la beauté du jeune visage voilé de crêpe, le fut plus encore envoyant à découvert cette petite tête d’un dessin classique, cet ovale pur, ces yeux limpides. Plus elle étudiait Nellie, plus elle s’éprenait de sa douceur. Comme une fleur qui s’entr’ouvre pétale par pétale sous la chaude influence du soleil, l’âme de Nellie s’ouvrit aux rayons de la bienveillance de Sylvia. Il lui semblait, en la regardant, en l’écoutant, avoir affaire à une sorte de déité placée bien au-dessus de tout ce qu’elle avait jamais rencontré. La grâce lente de ses mouvemens, la douceur sérieuse de ses manières, la bizarrerie même de sa toilette, tout contribua à la pénétrer d’admiration pour une nature supérieure aux choses mesquines et artificielles. Quant à l’idée d’être mise en balance avec cette créature incomparable, elle ne traversa pas, fût-ce une seconde, l’esprit de la pauvre enfant... La rivalité, la jalousie étaient impossibles;.. elle n’existait plus pour Wilfred, c’en était fait, et à la question qui lui revenait souvent à l’esprit depuis la veille : — Est-il aimé de la belle dame qui marchait à ses côtés et l’aime-t-il ? — elle ne put s’empêcher de répondre après son entrevue avec Sylvia : — Il doit l’aimer... Sa femme sera digne de lui.

Que de larmes elle versa cette nuit-là en priant pour Wilfred à deux genoux ! Cependant elle se croyait capable d’affronter maintenant sa présence avec calme ; la première illusion dont elle se fût bercée était anéantie. Il appartenait ou appartiendrait bientôt à une autre; elle n’avait plus qu’à se soumettre. Chose étrange ! il lui semblait qu’elle pourrait sans trop d’effort s’attacher à Sylvia Brabazon.

Cette dernière, de son côté, réfléchissait beaucoup. A ceux qui lui demandèrent comment elle avait trouvé miss Dawson et si le ramage répondait au plumage, elle répondit brièvement que cette jeune fille lui faisait l’effet d’un ange attristé par le contact des douleurs et des péchés de ce monde.


XVIII.

La pluie tomba plusieurs jours de suite, comme elle ne tombe qu’à Rome, par torrens, et le pique-nique à Castel-Fusano dut être retardé. Wilfred continuait à passer toutes ses soirées chez Mme Brabazon et Sylvia causait volontiers avec lui, mais en éloignant systématiquement le seul sujet qui lui tint au cœur. Sa mère, bien médiocre observatrice pourtant, remarquait qu’en l’absence de Wilfred elle restait silencieuse, absorbée, son crayon sur ses genoux, les yeux fixés une demi-heure de suite sur le ciel de plomb ou sur les toits ruisselans. Une fois, Nellie lui amena les petites Goldwin, et tandis que Mme Brabazon bourrait ces enfans de bonbons, elle esquissa la tête de leur jolie gouvernante.

Wilfred, pendant ce temps, ne vit pas Nellie une seule fois. Quand il rendait visite à Mme Goldwin, elle n’était jamais dans le salon, soit hasard, soit parti-pris; mais partout où il allait, au club anglais, dans les salons ou dans les ateliers, il entendait vanter sa beauté. L’attention générale décernée à l’idole de son adolescence le flattait secrètement. Certes il persistait plus que jamais dans le culte craintif qu’il rendait à Sylvia, mais en se réjouissant d’autre part de n’avoir fait aucun toit à Nellie, qui n’était pas à plaindre, en somme. Cette certitude lui était un demi-soulagement et calmait les remords qu’il avait commencé à concevoir.

Le premier jour où le soleil reparut après la pluie, Wilfred vit de sa fenêtre Nellie et les enfans de Mme Goldwin gravir les degrés qui conduisent au Pincio.

— Mon chapeau ! cria-t-il à Lorenzo, qui exerçait maintenant auprès de lui les fonctions de page.

Jamais il ne résistait à un premier mouvement; or son premier mouvement était cette fois de rejoindre sa petite amie et de causer avec elle en tout bien tout honneur. Wilfred ne se doutait guère que les yeux noirs de Lorenzo le guettaient de loin et qu’ils étincelaient de colère : — La noble signorina serait-elle bien aise d’apprendre que milordo se promenait avec des jeunes filles? Les vœux du petit vagabond s’étaient réalisés à demi le jour où il était entré au service de sa seigneurie ; mais il conservait l’idée fixe de pouvoir se dévouer à la fois aux deux bienfaiteurs que le ciel lui avait donnés; pour cela, il fallait que milordo, comme il l’appelait, épousât sa chère dame. Lorenzo était parfaitement résolu à faire tout son possible pour qu’il en fût ainsi. Quand lady Athelstone demanda Wilfred une heure après, il eut donc soin de l’informer en détail de l’excursion matinale de son fils au Pincio, en appuyant sur toutes les circonstances qui pouvaient l’alarmer.

Pendant ce temps, Mme Goldwin recevait une visite imprévue. Saint-John tombait chez elle, venant de Paris d’une traite. Elle le trouva changé ; mais la longueur du voyage pouvait expliquer un air de fatigue. La conversation s’engagea très vite sur miss Dawson.

— La mort de sa mère l’avait accablée, pauvre petite, dit Mme Goldwin ; elle commence pourtant à prendre le dessus. J’ai modifié mon opinion en ce qui la concerne... Je crois comme vous que le mariage sera son meilleur refuge. Lord Athelstone et sa mère sont ici...

Saint-John tressaillit; il l’ignorait évidemment.

— Et vous avez des soupçons, Mary, quoiqu’elle m’ait dît elle-même...

— Qu’elle était libre. Oh ! elle l’est, je n’en doute pas. Nous avons rencontré tout à fait par hasard ce jeune lord byronien;.. il a été fort convenable et sa mère très gracieuse.

— Mais continue-t-il à la voir? Répondez-moi, de grâce.

— Je les sépare le plus que je peux. Moins elle le verra, mieux cela vaudra pour son propre bonheur. Quant à lui, il n’est certainement pas amoureux d’elle..; je le crois très occupé ailleurs; mais c’est un homme dangereux et sur lequel une femme aurait tort de compter...

— Il ne l’aime pas, dites-vous?.. C’est tout ce que je demande. Et elle pense toujours à lui ?

— Je le crains, bien qu’elle ne m’en ait jamais rien dit...

— Comment ne comprend-elle pas que cet engouement déplorable est sans espoir ?

— Une femme ne raisonne guère quand il s’agit d’amour, mon cher cousin : la fierté peut l’aider à cacher sa blessure, mais le temps seul guérit...

Après un silence, Saint-John reprit très bas :

— Ma vie est liée à la sienne. Vous savez si je suis faiseur de phrases et sentimental... Eh bien! à moins d’épouser miss Dawson, je ne me marierai jamais.

— Tâchez donc de la conquérir. Vous allez me trouver encore mondaine et positive, n’importe;.. comme toujours je serai sincère... Si j’approuve votre projet de mariage après l’avoir blâmé, ce n’est pas seulement parce que mon affection pour Nellie s’accroît tous les jours, c’est surtout parce que j’ai pu constater que sa beauté, sa tenue parfaite lui faisaient vraiment une situation exceptionnelle et qu’au point de vue social, vous n’auriez pas à souffrir d’un lien disproportionné. Mais ne soyez pas trop impatient... Laissez lord Athelstone épouser d’abord sa divine Sylvia... Oh! vous n’avez pas entendu parler encore de miss Brabazon?.. C’est une personne originale et accomplie. Vous la verrez.

— Les enfans sont sortis? demanda Saint-John, devenu rêveur.

— Oui, ils sont allés au Pincio.

Peu d’instans après, le jeune homme prit congé; on devine pourquoi. Il s’en alla explorer la terrasse, presque déserte à cette heure, puis ces longues allées où les bustes des grands hommes du passé assistent aux flâneries des badauds de nos jours. En tournant un angle, celle qu’il cherchait lui apparut, mais non pas seule; lord Athelstone marchait à ses côtés... Le cœur lui manqua; il fut tenté de battre en retraite... Impossible!.. Les enfans l’avaient vu :

— Cousin Hubert ! cousin Hubert !

Il fallut se prêter à leurs bruyantes démonstrations, les embrasser... Quand sa figure barbue, après s’être appuyée une seconde à ces petites joues roses, se montra enfin à Nellie, toute trace d’émotion en avait disparu, chassée par un effort énergique ; sa main ne trembla pas en serrant celle de lord Athelstone : comme il souffrait pourtant ! Aucune parole qu’il n’eût pu entendre n’avait été en réalité échangée entre les deux promeneurs, mais hélas ! les yeux de Nellie rayonnaient de joie. Un peu effrayée d’abord à l’approche de Wilfred, elle s’était livrée bien vite au plaisir d’écouter cette voix chérie lui parlant de sa mère, du pays, de tout ce qu’elle avait aimé. Une fois par mégarde, la main de Wilfred avait effleuré la sienne et envoyé un tressaillement dans tout son être ; que le ciel lui semblait bleu et le soleil brillant ! Une odeur de violettes arrivait jusqu’à eux portée par la brise. Ce parfum, bien des années après, la ramena toujours à cette matinée d’enchantement sur le Pincio. Du monde et de sa malice elle ne savait rien ; elle s’inquiéta fort peu de voir passer dans l’allée lady Porchester, qui ricana en répondant au salut de Wilfred. L’apparition de Saint-John en revanche lui fut singulièrement pénible. Elle ressentait pour ce jeune homme des sentimens mêlés de reconnaissance, d’estime et de crainte: — Que pensera-t-il? se demanda-t-elle soudain. — Et il lui sembla qu’elle le haïssait presque. Il avait interrompu son rêve.

— Saint-John! par ma foi! Il tombe toujours des nues, ce Saint-John ! Depuis quand êtes-vous ici, mon camarade?

— Depuis ce matin. — Et, surprise sur surprise, vous connaissez miss Dawson?

— Naturellement. Mme Goldwin est ma cousine. Nous nous sommes rencontrés à la campagne.

Wilfred eut conscience d’une froideur insolite dans l’accent et les manières de son ami.

— Je m’empare de vous, dit-il cordialement. Nous irons philosopher ensemble parmi les ruines tous les jours.

— Merci. J’aurais bien peu de temps pour cela.

— Que diable a-t-il donc contre moi ? se demanda Wilfred. Est-il possible qu’il soit féru de ma petite Nellie?.. Que dis-je? elle n’est plus à moi... il n’a pas lieu d’être jaloux. — Et telle est l’étrangeté de notre nature humaine qu’il éprouvait un vague ressentiment à la seule pensée qu’un autre prétendit conquérir le domaine abandonné par lui.

Saint-John reconduisit Nellie, en prêtant une oreille distraite aux questions intarissables que les enfans adressaient sans trêve à leur cousin Hubert. Lui aussi avait de secrètes pensées : — Cet égoïste ne se fera pas un jeu de son honneur, elle ne lui servira pas de passe-temps, j’y veillerai! se disait-il.


XIX.

Le lendemain, Mme Goldwin reçut de Sylvia un billet ainsi conçu : « Voudrez-vous bien être de la partie que nous comptons faire lundi à Castel-Fusano ? Nous partirons à dix heures. Bien entendu, vous amènerez vos enfans et miss Dawson. »

Cette invitation fut communiquée à Saint-John :

— Quelle réponse comptez-vous faire? demanda-t-il.

— J’irai volontiers, mais l’emmener, elle, serait absurde.

— Pourquoi?

Mme Goldwin ouvrit de grands yeux : — Pourquoi?.. parce que je veux éviter autant que possible de la placer sur le chemin de lord Athelstone.

— Bah ! ils peuvent se rencontrer tous les jours...

— Ils ne se rencontreront plus. Je me fie à la parole de Nellie. Elle m’a raconté leur promenade sur la terrasse du Pincio, et je lui ai fait remarquer que certaines choses innocentes en elles-mêmes pouvaient être mal interprétées. La pauvre fille m’a promis de ne plus autoriser lord Athelstone à la joindre, mais si elle est du pique-nique, elle ne pourra éviter son contact.

— C’est justement pour cette raison que je vous engage à la prendre avec vous. Il sera possible de me faire inviter, je suppose ?

— Assurément, mais expliquez-vous.

— Eh bien ! si vous ne vous trompez pas dans vos conjectures, il ne s’occupera que de miss Brabazon ; en tout cas, il ne pourra facilement partager ses soins. Nellie ouvrira les yeux et sera guérie peut-être. J’y ai beaucoup pensé, ma cousine; il faut que cette enfant sache la vérité, il faut que je la sache aussi...

Le lendemain, quatre voitures découvertes partirent à la fois de la place d’Espagne; celle des dames Brabazon, au grand regret de Wilfred, n’avait que deux places ; aussi le jeune homme déclara-t-il qu’il irait à cheval.

Les conversations engagées dans les différentes voitures ne manquèrent pas d’un certain intérêt.

— Oui, disait lady Athelstone à l’évêque assis auprès d’elle, l’avenir de mon fils m’inquiète; je n’aurai pas de repos avant que Wilfred soit marié, convenablement marié...

— Oserai-je vous faire remarquer, chère lady Athelstone, répliqua l’aimable prélat, qu’il y a bien de chances pour que les choses tournent selon vos désirs ? Vous ne pouvez être qu’heureuse et fière du choix qu’il ne manquera pas de faire sous peu.

— Sans doute, quoique la famille du côté de la mère,.. mais je n’ai pas de vanité... Nous sommes tous égaux devant lieu, et d’ailleurs votre approbation est d’un si grand poids!.. Par malheur, mon pauvre fils se laisse entraîner facilement de côté et d’autre, de sorte qu’une influence contraire pourrait bien au dernier moment...

— Quelle influence actuelle redouteriez-vous?

— Mon Dieu! je sais à peine,.. c’est-à-dire que je ne puis expliquer... enfin je crains que miss Brabazon ne se trompe sur l’excès de bonté qu’il témoigne à cette gouvernante des Goldwin. Si vous lui faisiez comprendre qu’il a grand tort, car il compromet la petite, et du même coup son propre avenir...

— Avec un jeune homme impétueux, ce dernier argument ne porterait pas, répliqua l’évêque en secouant la tête, outre que je ne saurais prendre la liberté d’aborder un sujet si délicat, à moins d’y être autorisé par les circonstances.

Dans la calèche de Mme Goldwin, les enfans gazouillaient comme des oiseaux, interrompus de temps à autre par une admonestation de leur gouvernante, qui ensuite reportait ses yeux tantôt sur l’horizon lointain de l’immense plaine, tantôt sur les asphodèles fleurissant au bord du chemin. Saint-John était plongé dans le « Murray. » Tout à coup l’attention de Tricksy, l’aînée des petites Goldwin, se fixa sur un cavalier lancé au galop.

— Regardez, regardez, miss Dawson ! ce monsieur, comme il va vite! Nellie n’eut pas besoin de regarder, elle l’avait vu : oui, vraiment,

il avait grand air à cheval ; un sentier vert à Ripple, un jeune garçon passant le long des haies en fleur sur son poney blanc, lui revinrent à la pensée.

— Mais c’est le monsieur qui s’est promené avec nous l’autre jour ! s’écria Tricksy.

— Oui, c’est lord Athelstone, répliqua-t-elle tranquillement.

— Nous approchons des marais d’où les Romains extrayaient du sel dès le temps des rois, dit Saint-John pour rompre un silence embarrassant ; mais personne ne parut s’intéresser à cette remarque.

Dans la Victoria de Mme Grabazon, la mère disait à sa fille :

— Très certainement, tu le connais assez pour savoir à merveille la seule chose qui importe : s’il te plaît, oui ou non…

Sous la fourrure qui les enveloppait toutes deux Sylvia serra la main de sa mère.

— Une autre chose importe encore… il faut être sûre de l’homme qu’on épouse. Je ne suis pas sûre de lui ; autrement… — Elle s’arrêta une seconde, puis reprit : — J’ai du mariage une si haute idée qu’à moins de posséder cette confiance absolue…

— O mon enfant, n’en demande pas trop ; fie-toi à l’ascendant que tu prendras sur lui. Lord Athelstone a pu être léger, il a, dit-on, écrit des extravagances, mais il a du cœur et un cerveau bien organisé ; ces ressources-là suffisent. Va ! crois-moi, épouse-le.

— Non, tant qu’il y aura dans mon esprit l’ombre d’un doute, je ne l’épouserai pas ; je suis fière et je me connais. Je me donnerai tout entière à mon mari, je vivrai, je mourrai pour lui, mais d’abord je veux savoir s’il est réellement à moi, lui aussi. Pour cela il me faut une épreuve.

— Tu as tort !.. Admettons que cet homme ne soit ni meilleur ni pire que le reste de ses semblables, qu’il soit un peu volage, tranchons le mot,.. il te reviendra toujours. Jamais on ne pourra délaisser une femme telle que toi ; ton influence grandira, j’en jurerais, à mesure que s’écouleront les années. Il t’aime maintenant avec passion ; quand il te connaîtra bien, il t’adorera, mon enfant : sinon il ne serait qu’une brute.

— Je n’ai aucun droit à l’adoration, hélas ! et j’ai quatre ans de plus que lui…

— Bon ! l’accident d’être né un an ou deux trop tôt ou trop tard doit-il faire hésiter des gens qui se conviennent d’ailleurs ?

— Et si une femme plus jeune, plus belle, d’un caractère plus souple, allait exercer sur lui de l’empire quand je serai moi-même vieille et fanée ? Je suivrai le conseil de Frances, je le ferai attendre.

— Réfléchis bien… il ne t’est pas indifférent. Tu le perdras, et tu en auras regret.

— S’il est si facile de le perdre, j’aurais tort de rien regretter… Enfin, ma mère, agir autrement me serait impossible.

Une heure après ils étaient tous réunis à déjeuner dans le vieux casino des Chigi, situé au milieu de la forêt de pins. Miss Decker fut l’âme de la partie. Son insouciance personnelle, son talent pour stimuler les conversations générales, qui faisaient venir, comme elle disait, la farine à son moulin, les fusées inattendues qu’elle lançait à droite et à gauche, empêchèrent que la gaîté ne tarît une seule minute en dépit des préoccupations de celui-ci ou de celle-là.

Chacun sortit de table réconforté, animé, tout à des idées riantes et débarrassé, provisoirement du moins, de ses ennuis ; c’est l’effet immanquable de la bonne chère précédée par un exercice vivifiant au grand air. Lord Athelstone l’éprouva ; il était parti fort maussade et avait formulé ses révoltes contre la vie dans le plus amer des sonnets, tout en galopant à travers la campagne ; mais aussitôt que miss Brabazon lui eut permis de s’asseoir à ses côtés, il recouvra sa belle humeur.

Deux par deux, trois par trois, les convives s’égarèrent sous les pins qui découpaient leurs troncs rouges élancés et leurs dais de noir feuillage sur le ciel d’un bleu intense jusqu’à la mer immobile.

Sans aucune affectation de timidité, Sylvia pénétra au bras de Wilfred dans cette majestueuse solitude ; elle savait que le moment approchait d’une explication décisive, et tout en la redoutant un peu était résolue à ne pas s’y dérober.

— Éloignons-nous, lui dit Wilfred avec vivacité. Vous m’avez promis cette heure-ci. Elle est à moi seul. Je ne m’en laisserai pas ravir une seconde.

Les deux jeunes gens marchèrent quelque temps très vite en silence, puis, se tournant vers elle :

— Sylvia, dit-il, vous me torturez, vous savez que je vous aime éperdument, et j’ignore jusqu’ici quels sont vos véritables sentimens à mon égard. N’est-ce que de l’amitié, une compassion vague ? Si ce n’est que cela, de grâce, dites-le-moi tout de suite.

— C’est mieux que cela, répondit-elle, mais je ne vous dirai rien de plus, sinon que, si vous étiez moins jeune, si je pouvais croire vos résolutions inébranlables, je vous accorderais ma main sans hésiter.

Ce qu’elle venait de représenter si sagement à sa mère sur la différence d’âge qui existait entre eux et qui la laisserait toujours inquiète, elle le lui répéta, sans se laisser interrompre par les protestations, par les prières. En vain essaya-t-il de l’émouvoir en jurant qu’il se connaissait lui-même, qu’il était sûr de l’adorer toujours, qu’il courrait les plus grands périls au contraire, qu’il s’en irait fatalement a la dérive si elle ne consentait à être son ange gardien. Elle lui répondit qu’elle voulait n’être que son amie jusqu’à nouvel ordre, et ne plus parler de mariage pour le moment.

Tant de précautions exaspéraient Wilfred :

— On n’est pas prudent, s’écria-t-il, quand on aime, on ne se préoccupe pas de l’avenir, on croit, ou doit croire le présent éternel. Discuter les effets de l’absence et du temps !.. non, l’amour vrai en est incapable... vous ne m’aimez pas, vous ne m’aimerez jamais!

Et dans sa colère il ne voyait point de grosses larmes gonfler la paupière de Sylvia ; il n’entendait pas trembler cette voix qui parlait de raison et de patience.

Quand miss Decker, qui s’était promenée de son côté avec le professeur Spooner, en essayant de tirer de cet homme distingué les matériaux nécessaires à son prochain article intitulé : Causeries avec un essayiste éminent, quand miss Decker les rejoignit, ils étaient debout sur le sable, Sylvia très pâle, Wilfred les lèvres serrées et occupé en silence à jeter des cailloux dans la mer. Une Américaine ne tire pas grande conséquence du tête-à-tête sous les ombrages d’un jeune homme et d’une jeune femme. Miss Decker, dont les talens d’observation étaient tout au service de ses propres intérêts, ne soupçonna donc rien ; il n’en fut pas de même pour Nellie, qui, en faisant jouer les enfans le long de la plage, n’avait perdu aucun des mouvemens de ces deux figures découpées sur le ciel bleu. Elle ne pouvait se faire illusion désormais. Wilfred, qui ne lui avait adressé que deux ou trois bonnes paroles, était absorbé corps et âme par miss Brabazon. La pauvre enfant considérait leur mariage comme chose faite ; il restait cependant plus problématique que jamais : Sylvia était romanesque, elle attendait trop de la vie ; l’amour qu’elle ressentait était un motif de plus pour qu’elle se tînt sur ses gardes. Sa propre volonté devait être ici l’obstacle au bonheur.

Le soir même, elle eut avec sa mère une brève conversation :

— Maniait, si nous allions passer quelques semaines à Naples? Mon oncle Giorgio vient d’y arriver, vous serez bien aise de le voir.

Milordo vient-il aussi, cara? demanda Mme Brabazon inquiète.

— Je ne crois pas...

— Et vraiment tu veux y aller?.. Tu es sûre?..

— Je suis sûre qu’il vaut mieux pour moi être absente de Rome jusqu’à Pâques.

Elle se pencha vers sa mère et l’embrassa. Mme Brabazon soupirait, mais elle n’osa discuter davantage une résolution qui, — elle connaissait sa fille, — devait être bien mûrie et tout à fait inébranlable. Il fut décidé que le départ pour Naples aurait lieu deux jours après. La consternation de leur coterie à cette nouvelle fut extrême et s’exhala en cris d’étonnement. Wilfred seul garda le silence; son orgueil était blessé trop profondément pour qu’il pût s’arrêter au projet de poursuivre Sylvia; elle s’était jouée de lui, pensa-t-il. Lorenzo fut seul à deviner ce qu’il souffrait. Le gamin, encore boiteux, descendit, en s’aidant d’un bâton, l’escalier d’Espagne pour se rendre à l’hôtel où demeurait Sylvia. Il la trouva emballant ses esquisses.

— Tu viens me souhaiter bon voyage? dit-elle avec son doux sourire.

— Ah! signorina, s’écria le jeune garçon, se jetant devant elle d’un mouvement passionné,.. ne partez pas, ne partez pas,.. ou s’il faut que vous partiez, revenez bien vite.

— Oui, dans deux mois au plus...

— C’est bien long, deux mois...

Et Lorenzo se mit à pleurer.

— Tu es heureux chez ton maître? demanda Sylvia inquiète.

— Je serais heureux si vous étiez toujours là, répondit-il en soupirant.

— Tu sais bien que c’est impossible; enfin mylord est bon pour toi...

— Oh! oui, très hon, mais cela rend les autres domestiques jaloux, et puis je ne parle pas leur langue. La mère de mylord ne m’aime pas non plus.

— Ne te figure donc pas de pareilles choses. Fais ton devoir sans te préoccuper de ce qu’on pense de toi.

— Je ne peux pas m’empêcher d’être malheureux. Mylord est bien malheureux aussi!

— Mylord? que veux-tu dire?

— Il reste assis à rêver comme cela...

Et Lorenzo, contrefaisant son maître, ensevelit sa tête entre ses mains; puis, la relevant, il fixa sur elle ses yeux de charbon ardent qui prirent leur expression pénétrante et astucieuse, tandis qu’il ajoutait : — Je crains bien... — Mais il n’osa en dire davantage et s’arrêta brusquement avec un geste expressif.

— Que crains-tu?

— Je crains que, quand vous serez partie, il n’ait tant de chagrin, tant de chagrin qu’une autre signorina, quella biondina...

Elle l’interrompit avec une sévérité dont il n’eût jamais cru capable cette dame angélique.

— Tais-toi... tu ne sais ce que tu dis;.. je te pardonne pour cette fois, mais que cela ne recommence jamais, autrement je ne te connaîtrais plus.

Lorenzo essaya de protester ; elle sonna et lui montra la porte.


XX.

Elles étaient parties... Les journées se traînaient dorénavant pour Wilfred avec une lenteur désespérante, mais aucun être humain ne reçut la confidence de son désappointement, et son vieil ami, Hubert Saint-John, moins que qui que ce fût. Une barrière s’élevait de plus en plus entre ces deux camarades si étroitement liés jusque-là; cependant Hubert jugeait Wilfred moins mal qu’il ne l’avait fait un instant ; il savait de source certaine que lord Athelstone, loin de chercher les occasions de rencontrer Nellie, semblait plutôt l’éviter, qu’il n’allait presque jamais chez Mme Goldwin et passait toutes ses matinées à écrire. Dans le monde, quelque coquette endurcie était généralement l’objet de ses hommages. Une nouvelle venue à Rome causa des inquiétudes à lady Athelstone ; on l’appelait Mme Crosbie. Le professeur Spooner lui reconnaissait un type primitif de la plus grande pureté, l’air d’une sainte de Cimabue sur fond d’or ; elle le savait et mettait tous ses soins à se présenter de profil. A l’ambassade et dans les autres maisons où il la rencontrait, Athelstone trouvait, de son côté, quelque distraction à contempler le profil prèraphaélique de Mme Crosbie et à parler sentiment avec elle. Ce n’était pas bien dangereux; toutefois lady Athelstone disait souvent à l’évêque : — Quel dommage que miss Brabazon ait quitté Rome ! Le cher enfant est si inflammable, et cette Crosbie si sournoisement accaparante !..

Elle répéta les mêmes paroles aux Bannockhurn, et lady Frances crut de bonne foi rendre service à son amie Sylvia en l’avertissant de ce qui se passait : « Non pas qu’il prenne au sérieux l’innocence d’emprunt et la simplicité affectée qui ravissent le professeur Spooner, ajoutait-elle; certes, il a trop d’esprit pour cela, mais elle flatte sa vanité que vous avez froissée ; cela suffit pour expliquer une flirtation qui désole sa mère. »

Nous n’avons pas à parler, quant à présent, de l’effet que cette nouvelle produisit sur Sylvia; ce qui l’affligea probablement réjouit en revanche Mme Goldwin et surtout Saint-John : déçu dans ses plus sérieuses espérances, le jeune lord se consolait sans le secours de Nellie Dawson ! Celle-ci, pour sa part, accepta la flirtation avec Mme Crosbie, comme elle avait accepté l’intimité avec miss Brabazon, sans laisser rien paraître. On en parlait souvent, avec intention, en sa présence; elle ne levait pas les yeux de son ouvrage, mais peut-être le soir, dans la solitude de sa petite chambre, les sanglots étouffés tout le jour s’échappaient-ils enfin de son cœur oppressé. Mme " Goldwin comptait cependant plus qu’elle ne l’avait fait jusque-là sur la guérison ]de sa protégée; ce qui lui donnait de l’espoir, c’était un retour de franchise affectueuse dans ses manières avec Saint-John; il eût été impossible, du reste, pour toute femme douée d’un peu de cœur, de rester insensible à autant de dévoûment et de fidélité.

Tout l’hiver, les charmes de la jeune gouvernante anglaise défrayèrent les conversations; partout où se rendait le trio, — Mme Goldwin, miss Dawson et Saint-John, — visitant une villa, une galerie, une église, il se trouvait un groupe de jeunes gens pour suivre à distance, avec l’admiration sans déguisement que les Italiens considèrent comme un hommage naturel rendu au beau sous toutes ses formes. Mme Goldwin eut à repousser mainte prière de faire le buste, le portrait ou la photographie de la signorina: enfin le succès de Nellie s’établit de la façon la plus éclatante le jour où, sur certain billet qui invitait les petites Goldwin, — Tricksy et Flossy, — au bal d’enfans donné chez l’ambassadrice d’Angleterre, lut ajoutée une ligne concernant miss Dawson : on espérait qu’elle viendrait aussi.

La fête devait commencer et finir de très bonne heure. Tricksy et Flossy s’y préparèrent avec l’entrain du premier âge; malheureusement, la veille, leur mère prit froid et, délicate comme elle l’était, se vit dans l’impossibilité de les conduire, mais elle ne pouvait songer à désappointer les chères petites ; miss Dawson était là, spécialement invitée, un peu inquiète sans doute, car, comme ses élèves, elle allait dans le monde pour la première fois, mais rassurée par la pensée que personne ne ferait attention à elle. Tout son rôle se réduisait à surveiller les gambades de Tricksy et à empêcher que Flossy ne se donnât une indigestion. Elle ignorait, hélas ! que Mme Crosbie eût notifié à lord Athelstone qu’elle honorerait le bal de sa présence avec ses fils, comme la mère des Gracques avec ses bijoux... Il était invité, sans doute?.. Non?.. Oh! assurément, il connaissait assez l’ambassadrice pour savoir qu’il serait le bienvenu. Ne dansant jamais, il causerait avec elle, tandis qu’elle regarderait sauter les enfans. — Et lord Athelstone avait promis qu’il viendrait, mais il oublia sans doute pourquoi il était venu, lorsque, en entrant dans le salon, il aperçut miss Dawson toute seule dans un coin. En vain Mme Crosbie lui décocha-t-elle ses regards rêveurs de vierge primitive, il négligea complètement cette suave personne, ce qui fut, nous ne le nions pas, d’une odieuse impolitesse. Comme la dernière heure de cette courte soirée passa vite ! Nellie dut l’abréger cependant pour aller chercher Tricksy, qui dévorait à pleines mains un plumcake. Wilfred la suivit emportant dans ses bras Flossy, qui, peu habituée à veiller jusqu’à neuf heures et demie, devenait grognon par excès de fatigue.

La pluie tombait à verse quand ils descendirent dans la rue. La voiture de Mme Goldwin attendait, mais lord Athelstone n’avait pas demandé la sienne, et aucun fiacre n’était disponible.

— Ayez pitié de moi, donnez-moi une petite place, dit-il à Nellie.

Certes, elle aurait dû refuser; toute jeune personne bien élevée eût compris l’inconvenance de laisser un jeune homme s’asseoir en face d’elle dans une calèche close, bien que deux enfans fussent entre eux, et l’aurait laissé prendre plutôt une fluxion de poitrine. Nous n’excuserons pas Nellie.

Ils roulèrent rapidement de la porta Pia à la via Gregoriana, où Athelstone mit pied à terre, non sans avoir recueilli de la bouche de Tricksy quelques renseignemens précieux.

— J’espère qu’il fera beau demain, dit la petite fille dans son zézaiement enfantin, nous irons après déjeuner cueillir des anémones. Maman l’a promis parce que c’est le jour de naissance de miss Dawson. Elle aura dix-huit ans,... elle est bien vieille... Je vais lui offrir un cadeau... et vous?..

— Tricksy, vous me faites honte ! dit Nellie en la grondant.

— Voulez-vous que j’aille vous aider à cueillir des anémones? chuchota Wilfred à l’oreille de Tricksy.

Elle lui répondit oui, tout bas, avec le sentiment vague et triomphant néanmoins de vexer sa gouvernante, qui venait de la gronder trop fort.

Et cette enfant terrible n’était pas seule à conspirer contre le repos de Nellie. Mme Crosbie, elle aussi, allait se venger à sa manière. Elle avait vu du vestiaire, où elle se drapait dans son manteau bleu de madone, Wilfred et miss Dawson monter en voiture ensemble :

— C’est navrant, dit-elle à tous ceux qu’elle rencontra, oui, c’est trop triste... Une si jeune créature et déjà perdue! Après s’être laissé faire la cour toute la soirée par lord Athelstone, elle l’enlève... Quelle conduite choquante ! Mme Goldwin n’est pas de ma société, mais quelqu’un devrait l’avertir.

Lorenzo, de son côté, entrevit une jolie figure de femme dans la voiture qui ramenait son maître; il remarqua, avec cet instinct bien plus vif chez les êtres sans éducation que chez tous les autres, l’agitation de milordo, tandis qu’il se déshabillait, et la rêverie profonde dans laquelle il tomba ensuite, tout en fumant au coin du feu.

— Celle-là, pensait Wilfred, ne me demanderait pas de devenir parfait pour lui plaire, elle m’aimerait comme je suis, avec mes faiblesses. Oh! je voudrais n’avoir rencontré d’autre femme que Nellie!.. Hélas! je ne sais ce que je dis; ma pauvre petite Nell ! pardon!.. Je ne te mentirai pas, je ne mentirai pas à moi-même. Je t’aime parce que tu m’aimes,.. ta chère présence me calme et me console, mais jamais tu ne pourras être pour moi ce qu’est cette femme aux sens glacés, au jugement inflexible !

Il dormit peu, et le lendemain, de bonne heure, donna l’ordre à Lorenzo de faire conduire son cheval au club anglais, puis d’aller jusqu’à la maison de Mme Goldwin, et de tâcher de savoir là, en rôdant devant la porte, de quel côté la signorina irait se promener avec ses petites élèves. Il viendrait le lui apprendre ensuite. Lorenzo obéit à cet ordre ; mais auparavant il épia son maître et le vit entrer chez un bijoutier de la via Condotti; à travers la vitrine, il le regarda choisir un médaillon en or. Une heure après, il l’avertissait que la signorina s’était dirigée du côté de la villa Doria.

Ce n’était pas la première fois que Lorenzo servait d’espion dans une intrigue d’amour; il avait fait son apprentissage à l’Apollon et savait comment se comportent les jaloux. Le souvenir lui revint donc d’un certain écrivain public auquel il dicta lestement trois lettres anonymes dans l’intérêt de sa chère dame absente : la première, adressée poste restante à Naples, qui suppliait Sylvia de revenir en toute hâte si elle ne voulait être supplantée par une rivale anglaise, laquelle se faisait reconduire la nuit et acceptait des bijoux; la seconde précisant les mêmes détails pour l’édification complète de lady Athelstone; la troisième, pleine de menaces et de nature, croyait-il, à l’empêcher d’agréer des hommages déjà offerts à une autre, était pour Nellie ; mais, ignorant le nom de famille de cette dernière, il remit à plus tard de la faire parvenir. Les deux autres furent jetées précipitamment à la poste.


XXI.

Si Hubert Saint-John, par égard pour les désirs de sa cousine et pour la réputation de celle qu’il aimait, s’interdisait maintenant d’aborder Nellie dans ses promenades, il ne laissait pas, quand l’occasion s’en présentait, de suivre la jeune fille à distance, savourant ainsi le plaisir de veiller sur elle sans être aperçu. La belle matinée printanière durant laquelle furent expédiées les lettres anonymes le trouva donc dans les jardins désignés par Lorenzo, guettant de loin les jeux des enfans sur le gazon émaillé de cyclamens et d’anémones, et surtout la svelte figure en robe noire qui se mêlait à ces jeux avec une gaîté de bon augure, pensait-il, tandis que sa voix claire et son rire joyeux arrivaient jusqu’à lui. Celle qui pouvait rire et s’ébattre ainsi dans l’innocence et l’expansion de son cœur, sous ce radieux soleil, ne devait pas être inconsolable. Saint-John se prit à espérer. Ce ne fut point pour longtemps ; le pas d’un cheval résonna sur le gravier, et les cris de joie des enfans saluèrent un jeune homme qui, sautant avec vivacité à terre, s’avança vers Nellie, très confuse, évidemment embarrassée. Il vit les mains de la pauvre fille s’abandonner un instant aux mains de Wilfred, il la vit secouer obstinément la tête, puis accepter cependant sur son instante prière un écrin enveloppé qu’il avait tiré de sa poche. De son côté, elle semblait supplier,.. qu’il s’en allât sans doute,.. car, d’un air d’hésitation et d’impatience, il finit par enfourcher son cheval et s’éloigner à regret, en se retournant plus d’une fois sous prétexte d’envoyer un signe d’adieu aux deux petites filles, consternées qu’il ne fût pas resté avec elles à cueillir des fleurs.

Si Nellie se fût doutée que quelqu’un l’observât, peut-être ne se serait-elle pas assise sous un arbre pour contempler quelque chose qu’elle tenait à la main et le presser contre ses lèvres. Les impressions du spectateur silencieux de ce petit drame sont faciles à concevoir. A sa douleur profonde se mêlait une indignation inexprimable contre l’homme qu’il appelait naguère son ami et qui venait aujourd’hui sans remords jouer auprès d’une créature aussi naïve que Marguerite elle-même le rôle criminel de Faust. Comment défendre Nellie ? Tandis qu’en regagnant sa demeure Hubert se posait cette question, le hasard plaça devant lui la figure imposante et courtoise de l’évêque. Il allait passer en saluant, car ses relations avec ce dignitaire de l’église anglicane n’étaient rien moins qu’intimes, mais au moment même il s’entendit interpeller par son nom :

— Je désirerais avoir quelques minutes d’entretien avec vous, monsieur, dit l’évêque. Si vous n’êtes pas trop pressé, voudrez-vous bien monter chez moi? nous serons mieux que dans la rue.

Saint-John s’inclina sans répondre et accompagna son interlocuteur jusqu’à l’appartement austère, encombré de livres et de paperasses, qu’il occupait au premier étage d’une grande maison triste.

— Monsieur, dit aussitôt l’évêque en lui offrant l’unique fauteuil qu’il y eût dans la chambre et en prenant lui-même une chaise, je m’adresse, si je ne me trompe, au proche parent de Mme Goldwin, à l’ami intime de lord Athelstone ?

Hubert fit un signe affirmatif.

— Eh bien ! lady Athelstone, qui m’honore de sa confiance, m’a demandé des conseils qui m’embarrassent beaucoup. D’abord, je m’étais récusé ; mais une nouvelle qui est parvenue jusqu’à moi ce matin m’a fait tant de peine que j’ai promis d’intervenir entre une mère justement inquiète et son fils qu’il faut arrêter sur la pente fâcheuse où il s’engage. L’idée m’est venue tout à coup que vous pouviez agir plus efficacement que moi.

L’évêque s’arrêta une seconde, puis il poursuivit, tandis que Saint-John fixait sur lui un regard direct et interrogateur.

— Vous n’ignorez pas que lord Athelstone a été arrêté autrefois, grâce à la prudence de son père, dans une folie dont miss Dawson était l’objet. Malheureusement il s’est laissé ressaisir depuis peu par le même vertige. Hier soir, à l’ambassade, il a compromis, dit-on, cette jeune personne en lui faisant toute la soirée une cour assidue et a fini par monter en voiture avec elle. Les renseignemens très positifs qu’a reçus lady Athelstone sont confirmés par une lettre anonyme. Sans doute nous savons ce que valent de pareilles dénonciations ; mais cette fois il est question d’un bijou offert et accepté. Naturellement, il ne peut être question de mariage... Lord Athelstone est jeune, il s’amuse sans songer aux conséquences, je veux le croire..; toutefois nous n’avons pas de peine à deviner l’interprétation que le monde donnera à ses rapports avec une personne dans la situation de miss Dawson.

Hubert continuait de regarder fixement l’évêque sans pouvoir articuler un mot. Il était atterré; ce nouveau coup le frappait comme une massue. N’était-ce pas assez, grand Dieu ! de l’angoisse qu’il avait éprouvée tout à l’heure en assistant aux manœuvres coupables d’Athelstone? Fallait-il admettre une complicité qui souillait Nellie à ses yeux? Sa physionomie bouleversée fut pour l’évêque toute une révélation. Il se détourna l’espace d’une minute sous prétexte de tisonner, puis s’adressant de nouveau à Saint-John :

— La question, monsieur, est celle-ci : Dois-je parler à lord Athelstone? Je ne me dissimule pas que, tenant l’église en respect fort médiocre, il n’accordera aucune importance à mes admonestations. Quelques paroles de Mme Goldwin auraient plus de poids; cette dame a toute autorité, puisqu’il s’agit de la conduite de quelqu’un de sa maison, dont elle est pour ainsi dire moralement responsable. Mais je connais bien peu Mme Goldwin. Il me semble que vous, monsieur, qui êtes lié avec toutes les parties intéressées, vous pourriez mieux que moi exposer les faits.., empêcher le mal...

Hubert se leva et d’une voix sourde :

— Je vous remercie, mylord, dit-il pâle et tremblant, ce dont l’évêque, en homme souverainement poli, ne parut pas s’apercevoir, je vous remercie de vous être fié à moi. En effet, il vaut mieux que j’agisse seul... Oui,.. je saurai empêcher le mal. La bonne renommée de miss Dawson est chère à ma cousine et à moi-même. Seule son ignorance du monde a pu la conduire à d’imprudentes démarches. Sa pureté est celle d’un enfant. J’en jurerais sur ma vie.

— Et je n’en ai jamais douté, monsieur... Avec cette physionomie ingénue... Me ferez-vous la grâce de m’avertir de ce qu’aura décidé Mme Goldwin ?

— Mme Goldwin sera fort peu mêlée à tout ceci. Je me charge de tout arranger. Il n’y aura plus de scandale... Voilà ce que je puis promettre... Vous avez ma parole, mylord.

Et Saint-John se retira, reconduit par l’évêque enchanté d’avoir placé en si bonnes mains une affaire délicate.

Saint-John cependant n’avait qu’une idée, provoquer Wilfred Athelstone, quand il se présenta chez celui qu’il nommait tout bas un misérable. Lorenzo l’introduisit dans le cabinet où son maître s’occupait à corriger des épreuves. Les Fleurs du mal de Baudelaire étaient sur la table ; il venait de les lire. Levant la tête au bruit d’une porte qui s’ouvrait, il accueillit amicalement Saint-John: — Asseyez-vous donc, allumez un cigare, dit-il, étonné que son ami ne prît pas la main qu’il lui tendait.

— Merci, j’aime mieux rester debout pour ce que j’ai à vous apprendre. En ce moment, toute notre colonie anglaise déchire à belles dents la réputation de miss Dawson, et vous en êtes cause. Wilfred rougit jusqu’au front.

— Je ne comprends pas… Je n’ai rien fait pour cela… Vous savez quel intérêt je porte depuis son enfance à la personne dont vous parlez.

— Il ne lui a été que funeste. Mais prenez garde, vous n’êtes plus ici le seigneur du village à qui tout est permis, vous êtes…

— L’objet de la curiosité, de la malveillance, des commérages d’une coterie d’infernales vieilles sorcières qui ne me pardonnent pas de ne pouvoir être amoureux de leurs filles, interrompit violemment Wilfred. Comment écoutez-vous de pareils propos ?

— Je n’écoute rien… Je me sers de mes yeux… J’ai vu ce matin tout ce qui s’est passé entre vous et miss Dawson.

— Bah ! vous prenez la peine de jouer le rôle d’espion pour si peu de chose ? Cette rencontre a été un effet du hasard ; nous avons causé cinq minutes.

— Passons à un fait plus grave : votre retour de l’ambassade avec elle. Vous connaissez le monde aussi bien que moi. Vous savez si l’opinion publique souffre qu’on la défie… Mais vous n’êtes qu’un égoïste…

— Je ne supporterais ce langage d’aucun autre que vous, Saint-John, dit Wilfred en se mordant les lèvres ; si je l’excuse, c’est à cause seulement de l’intérêt personnel très vif que vous semblez prendre…

— Ne vous inquiétez pas de mes motifs… Je cite des faits que vous ne pouvez nier. Si Mme Goldwin renvoyait aujourd’hui son institutrice, la pauvre fille ne trouverait plus de place nulle part.

— Et quel droit avez-vous de me faire de la morale à propos de miss Dawson ?

— Mes droits, les voici, répondit Saint-John, parlant très lentement et très distinctement. Je lui ai demandé d’être ma femme, je suis prêt à la couvrir de la protection de mon nom, ce que vous ne ferez jamais. Vous êtes fier d’afficher la plus belle fille de Rome, voilà tout… Eh bien ! vous ne continuerez pas votre œuvre, je le jure ;.. toute relation entre vous et miss Dawson doit cesser sur-le-champ.

Avec ses grandes qualités, Saint-John manquait de tact. Il le prouva en appuyant trop. Les yeux d’Athelstone, qui avaient perdu d’abord quelque chose de leur éclat hostile, étincelèrent de plus belle comme une épée que l’on tire du fourreau.

— Les menaces n’ont pas de prise sur moi. Quand Mme Goldwin chassera Nellie, ma mère sera là pour la recueillir, et je voudrais bien savoir qui se permettra de dire un mot là-dessus.

— Mme Goldwin se gardera bien de chasser une personne qu’elle estime, mais elle quittera Rome plutôt que de la laisser exposée à vos poursuites, et lady Athelstone, j’en suis sûr, lui donnera raison. Nous ne permettrons pas que votre misérable entêtement nuise à cette honnête fille en l’empêchant d’être heureuse.

— Si elle ne croit pas pouvoir l’être en vous épousant, dit Wilfred d’un ton sarcastique, je n’y peux rien.

Les lèvres pâles de Saint-John frémirent, mais son dévoûment généreux eut raison aussitôt de l’orgueil offensé.

— Vous pouvez tout, au contraire. Dites-lui la vérité, dites-lui que votre cœur est à une autre, détournez-la d’une fausse espérance, et elle saura se résigner. En tout cas, elle n’aura pas été le jouet de votre caprice...

La porte s’ouvrit brusquement sur ces entrefaites, et Lorenzo vint dire à son maître que lady Athelstone le demandait tout de suite; en réalité il avait couru avertir celle-ci que milordo était enfermé avec un signor anglais, que leurs voix s’élevaient au diapason de la colère, et lady Athelstone, avertie par les propos de Mme Crosbie, puis par la lettre anonyme, sachant d’ailleurs que Saint-John était le cousin de Mme Goldwin, n’avait pu douter du sujet de la querelle. Son imagination maternelle avait conçu aussitôt la crainte affreuse d’un duel. Wilfred ne fut pas fâché du reste d’être dérangé au milieu de cet entretien plus qu’embarrassant :

— Je réfléchirai à ce que vous m’avez dit et j’agirai en conséquence. — Telles furent les dernières paroles qu’il adressa d’un ton sec à Saint-John. Cinq minutes après, il entrait chez sa mère, nerveux, agité comme l’est toujours un homme mécontent de lui-même. Il la trouva éperdue, demandant à grands cris ce qui s’était passé,

— Saint-John est amoureux de Nellie.

— O mon Dieu! s’il pouvait l’épouser... quel débarras!.. mais après cet esclandre, je crains, hélas!.. Vous lui avez juré qu’il n’y avait rien,.. rien du tout, n’est-ce pas?

— Que voulez-vous dire?

— Enfin que c’était pure étourderie de votre part... Quant à elle, assurément, elle est coupable, très coupable;.. si elle ne vous avait pas encouragé, vous n’auriez pas manqué de la sorte à tous les usages. Naturellement je ne crois pas le quart de ce que dit le monde; cependant l’évêque lui-même... — Que le diable emporte l’évêque ! se mêle-t-il aussi de ce grabuge?

— Quel langage, Wilfred!.. Oh ! si votre pauvre père vivait, s’il vous voyait apporter cette honte sur le noble nom que vous portez!

— La honte serait de délaisser à l’heure du péril une pauvre fille calomniée. Allez-vous aussi vous tourner contre elle, ma mère?

Lady Athelstone, pour la première fois de sa vie, essaya d’être ferme, bien mal à propos. Elle croyait agir pour le mieux.

— Il est évident que je ne puis continuer à patronner ostensiblement une personne qui a fait preuve au moins de légèreté. Ma désapprobation...

— Votre désapprobation ne doit s’adresser qu’à moi. Vous savez très bien que, si quelqu’un est coupable, c’est moi, et moi seul.

Lady Athelstone tordait son mouchoir entre ses mains.

— Cependant, à son âge, elle doit savoir qu’une jeune fille, quelle que soit sa position dans le monde, ne peut recevoir des bijoux de la main d’un jeune homme ! Miss Brabazon ne l’eût pas fait, ajouta-t-elle, s’imaginant que ce nom, ainsi jeté, impressionnerait son fils.

— Non, répondit-il amèrement, elle n’aurait rien accepté parce que son orgueil l’en eût empêchée, parce qu’elle ne m’aimait pas... C’est odieux, s’écria Wilfred en s’interrompant avec rage, d’incriminer une chose aussi naturelle : un simple cadeau de fête... Ma mère, vous irez trouver Mme Goldwin, vous l’inviterez à venir chez vous avec Nellie...

— Impossible!.. ne me demandez pas cela.

— Je vous dis que c’est le seul moyen de prouver à votre monde que vous méprisez ces mensonges ourdis par les Porchester et autres langues empoisonnées. Ne voulez-vous pas sauver Nellie ?

— Soyez raisonnable, mon cher enfant... Naturellement je la défendrai... en paroles,.. mais quant à la rapprocher de vous, tout le monde me blâmerait, et nous n’y gagnerions rien.

— Soit; puisque c’est à votre conscience que vous obéissez, je n’ai plus rien à dire. Seulement ne vous étonnez pas si je suis, de mon côté, la ligne de conduite que me dicte la mienne.

Et lady Athelstone ne le revit plus de la journée. Pour être juste, il faut reconnaître que la promesse qu’elle avait faite autrefois à une pauvre mère de n’abandonner jamais son enfant lui revint maintes fois à l’esprit. Cette promesse, la tenait-elle? Quel était son devoir en somme? Elle ne le discerna que trop tard.


XXII.

Nellie comprenait fort mal l’italien ; elle porta donc tout simplement à sa bienfaitrice la lettre anonyme que Lorenzo avait enfin trouvé moyen de lui faire tenir ; en la lisant, Mme Goldwin rougit comme si elle eût reçu une insulte personnelle,-puis elle fit asseoir Nellie auprès d’elle et parla très sérieusement en lui montrant quelles conséquences funestes pouvaient résulter d’une passion qui de sa part sans doute était sincère, mais qui chez Athelstone n’était qu’un vain caprice ; elle fut éloquente et sévère. Mme Goldwin n’ignorait pas qu’en matière d’amputation, le scalpel doit faire son œuvre d’une façon rapide, et impitoyable : or il s’agissait d’arracher une fois pour toutes du cœur où il s’était développé au point de le remplir tout entier ce fatal amour. Nellie pleura beaucoup ; pour la première fois peut-être elle voyait complètement clair au dedans d’elle-même. Touchée de cette agitation, qui ressemblait à de l’épouvante, Mme Goldwin écrivit à son cousin de ne pas venir ce soir-là, car sa présence ne pourrait, en de telles conjonctures, que troubler et humilier profondément la pauvre fille ; Saint-John obéit deux jours de suite. Le troisième jour, il rencontra lord Athelstone, qui sortait de chez Mme Goldwin la tête haute, l’air victorieux. S’arrêtant droit devant lui :

— Eh bien ! dit Wilfred, vous le voyez, tout est arrangé !

Sur ces mots ambigus, il lui serra la main avec force, et Hubert répondit à son étreinte.

— Il a vu ma cousine, il s’est excusé, il a promis tout ce qu’elle a voulu… Allons ! il est encore capable d’un mouvement généreux, pensa l’honnête garçon en montant l’escalier de la maison où demeurait Mme Goldwin.

Celle-ci le reçut d’un air triste et contraint ; ses yeux exprimaient une pitié profonde. Mais ce fut à peine s’il y prit garde.

— J’apporte, dit-il, une grande nouvelle. Miss Brabazon est de retour ; cela nous sauve,.. vous comprenez ?

Mme Goldwin secoua la tête.

— Trop tard ! murmura-t-elle. Hélas ! elle revient trop tard.

— Trop tard ! que voulez-vous dire ? Parlez, Mary.

— Il vient de faire la démarche la plus imprévue,.. je refuse encore de me rendre à l’évidence,.. cependant… Bref il a demandé Nellie en mariage, et elle l’a agréé.

Il supporta le coup comme un homme doit tout supporter : avec fermeté, en silence. S’asseyant, il cacha son visage entre ses mains pendant quelques minutes.

— Vous croyez, demanda-t-il enfin d’une voix rauque, que c’est irrévocable ? Sa mère…

— Il affirme qu’il l’amènera à consentir… Mon pauvre Hubert, ne vous désolez pas trop… C’était impossible, voyez-vous,.. elle l’aime tant ! Elle l’aime au point de préférer le malheur avec lui à une vie douce et calme auprès d’un autre. Il se leva, et marchant vers la porte :

— Je partirai demain, rien ne me retient plus!.. Dites-lui... Non, ne lui dites rien. Sans doute nous nous reverrons quand elle sera mariée. Que Dieu ait pitié d’elle! Pauvre, pauvre enfant!

Tandis qu’il s’éloignait, navré, Nellie s’abîmait dans un ravissement sans bornes. Passer de la honte et de la douleur de cette matinée de larmes à un pareil dénoûment, l’avoir entendu dire que le bonheur de sa vie reposait entre ses mains, qu’il avait besoin de confiance, de tendresse absolue, et savait ne pouvoir trouver tout cela qu’auprès d’elle, c’en était trop... Son âme ne pouvait supporter une pareille somme de surprise et de joie; assise devant l’âtre, sur le tapis, les mains jointes, les yeux fixes, elle évoquait chacune des paroles amoureuses et persuasives de Wilfred, n’osant encore y croire, craignant de s’éveiller...


XXIII.

Ce n’était pas l’appel de Lorenzo qui ramenait Sylvia. Le moment de son retour était déjà fixé quand la dénonciation anonyme lui était parvenue; elle n’en avait pas parlé à sa mère, elle avait laissé les choses suivre leur cours naturel, avec quelle angoisse. Dieu seul et elle-même le savaient!

— Comme je l’ai aimé! pensait-elle, comme je l’aime! S’il avait seulement été assez fort pour attendre un peu !

Le voyage lui parut long ; cependant elle voulait espérer en dépit de cette lettre infâme et de ses propres pressentimens.

A peine arrivée, le doute ne lui fut plus permis. Lady Athelstone vint en pleurant lui parler de la funeste détermination de son fils et la supplier de l’en détourner :

— Oh! si vous l’aviez agréé il y a deux mois, s’écria-t-elle. Et aujourd’hui encore son salut dépend de vous seule!.. C’est une douloureuse déception qui l’a jeté dans cette folie... Le moindre mot d’espoir...

Sylvia, muette jusque-là, se redressa vivement :

— Quand j’ai quitté Rome, dit-elle d’une voix oppressée, c’était parce que je croyais votre fils trop jeune pour savoir au juste ce qu’il voulait. Vous voyez que je ne m’étais pas trompée, mais jamais je ne supposerai lord Athelstone capable de faire rien contre l’honneur. S’il a donné sa parole, il la tiendra, et je rougirais de l’y faire manquer en admettant que ce fût en mon pouvoir.

Hélas! le stoïcisme de la pauvre Sylvia céda aussitôt qu’elle fut seule. Elle s’enferma dans sa chambre sous prétexte d’une violente migraine, refusant de voir aucun des visiteurs qui affluaient chez Mme Brabazon, puis, le soir venu, elle alla chercher dans l’église silencieuse de Santa-Maria del Popolo ce refuge que les plus grands esprits comme les plus humbles trouvent auprès de Dieu contre les cruels assauts et le vain fracas du monde. C’était la première fois qu’elle souffrait réellement... Il lui semblait aimer plus que jamais cet homme si indigne d’elle... Sans doute, sa légèreté, son inconstance, dépassaient tout ce qu’elle avait pu imaginer de pire, et pourtant... Sylvia n’avait plus ni force, ni courage; elle sentit qu’elle devait en chercher là-haut ; étouffant un sanglot, elle s’agenouilla dans l’ombre, au pied d’un autel peu éclairé. Quelques minutes après, sa méditation fut troublée par le bruit que faisait en retombant le rideau de cuir qui sert de porte... Nellie Dawson était auprès d’elle et murmurait timidement :

— Pardon, je vous ai vue passer et je viens à vous.

Sylvia, qui s’était levée, lui prit la main.

— Avez-vous besoin de moi? dit-elle, penchée sur la jeune fille comme un ange de miséricorde.

— Beaucoup... oh! oui, beaucoup... Je suis si malheureuse! Venez à mon secours... je vous en prie... Vous êtes au courant de tout, n’est-ce pas? Eh bien ! sa mère me dit des choses qui me rendent folle : qu’il se perd en m’épousant, qu’il ne veut de moi que par dépit, qu’il vous aime encore et que vous l’aimez, que seul un malentendu vous sépare, et que j’aurai à me reprocher son éternel regret. Est-ce vrai? Oh ! je mourrais plutôt!.. De grâce, dites-moi la vérité avant qu’il soit trop tard!.. Ne craignez rien, ne m’épargnez pas...

— Oui, je vous dirai la vérité, ma chère enfant, répondit Sylvia d’une voix frémissante, je vous la dirai en ce qui me concerne, quelque humiliante qu’elle soit pour mon orgueil. Je me suis crue aimée de lord Athelstone... J’avais tort... Je pense maintenant qu’il n’a aimé que vous, et vous seule, au fond de son cœur, depuis votre enfance à tous deux... il s’est trompé un instant,.. je me suis trompée plus encore... Il retourne à sa première chaîne, qu’il n’avait jamais cessé de porter. Soyez en paix.

Un mois plus tard, le mariage de Wilfred Athelstone et de Nellie Dawson fut célébré à l’ambassade anglaise de Paris.


HAMILTON AÏDE.


Traduction de TH. BENTZON.