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Un Vaincu/Chapitre XIII

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J. Hetzel (p. 132-146).

xiii


frédéricksburg. — l’hiver au camp

Pendant près de deux mois, l’armée confédérée put camper en paix non loin du Potomac. Elle avait grand besoin de repos et recevait peu à peu le renfort des traînards laissés sur les routes du Maryland. Richmond parvint à la fournir de chaussures ; elle reçut aussi un nombre malheureusement trop restreint de couvertures. Mais les hommes se faisaient rares ; il n’en vint que bien peu des états envahis, et si l’armée du général Lee croissait en qualité, elle ne devait plus atteindre au chiffre de ses premiers effectifs.

Au nord, Mac Clellan restait immobile et le gouvernement de Washington lui reprochait son inaction. Nul ne savait aussi bien que le jeune général, à quel point son armée avait souffert de sa victoire et combien le système qui avait présidé à son organisation première la rendait difficile à manier. Les maladies la décimaient[1], et le manque de subordination des chefs empêchait que les ordres les plus nécessaires fussent exécutés à temps.

Tandis que le général Lee, d’un mot, envoyait Stuart avec 1 800 cavaliers jusqu’en Pensylvanie, où il coupait les routes, les télégraphes, et d’où il revenait, avec des informations certaines, et bon nombre de chevaux, Mac Clellan n’obtenait pas des commandants des forts du Potomac, qu’on tentât même d’arrêter au retour le hardi partisan[2]. Enfin, soit impossibilité de satisfaire aux ordres qu’il recevait, soit lassitude, Mac Clellan tint si peu de compte des avis de son gouvernement que celui-ci se décida à lui retirer, pour la seconde fois, le commandement, et à le confier au général Burnside.

Burnside avait fait ses preuves au pont d’Antietam ; mais, nommé pour agir, il se crut obligé d’agir vite et coûte que coûte. Il rencontra ainsi l’une des plus sanglantes défaites de cette guerre déjà si sanglante.

Frédéricksburg, au nord de Richmond, sur le Rappahannock, passait pour l’une des plus importantes positions de la Virginie. L’année d’auparavant les fédéraux l’avaient bombardée, et il avait fallu les succès de Lee pour les contraindre à en abandonner le siége. Revenir devant cette place, l’enlever à la rébellion, y prendre ses quartiers d’hiver pour se trouver au printemps tout près du théâtre probable des hostilités, à vingt et quelques lieues de Richmond capitale de la confédération, telle fut l’ambition de Burnside.

Il se hâta d’achever des préparatifs déjà considérables, et s’ébranla.

Grâce à son excellente cavalerie, le général Lee était au courant des moindres mouvements de son adversaire ; bien avant que les fédéraux pussent se présenter devant la place, il la couvrait de son armée et fortifiait les hauteurs qui l’entourent. À ce moment, Lee pouvait compter en comprenant tous les corps disséminés, 45,000 hommes sous ses ordres. Burnside en avait près de 150,000, mais il arrivait trop tard, et tout l’avantage de positions exceptionnelles était acquis au général Lee.

Les Fédéraux s’en aperçurent bientôt. Ils essayèrent de traverser le Rappahannock sous le feu des batteries sudistes, et perdirent tant de monde qu’ils renoncèrent à cette entreprise. Ils résolurent alors de bombarder Frédéricksburg de la rive qui leur appartenait. Par-dessus les têtes des soldats confédérés, le feu meurtrier passa, et sema de désastres la pauvre ville qui commençait à peine à se relever de ses ruines.

Bientôt des maisons, des églises, des rues entières s’écroulèrent. La population, même la population féminine, montra un grand sang-froid. On s’établit dans les caves. D’ailleurs, plus heureux que nos compatriotes de Strasbourg ou de Paris, les habitants de Frédéricksburg n’étaient pas investis et avaient une ressource dont ils profitèrent, celle de gagner la campagne et de s’établir dans les bois.

Le bombardement n’amenant aucun résultat et les Sudistes se gardant bien de quitter leurs positions élevées, Burnside, décidé à faire mieux que Mac Clellan, risqua son armée et attaqua.

Le 12 décembre, à l’aide de cinq ponts de bateaux, il traversa le fleuve et lança ses divisions à l’assaut des collines qu’occupaient les confédérés. Vigoureusement repoussés d’abord par Jackson, les régiments de Burnside essayèrent d’entamer un autre point, et, pour leur malheur, furent dirigés contre Marye’s Hill, la position la mieux défendue, celle qui possédait la plus puissante artillerie. Furieux du mauvais succès de ses premières tentatives, le général Burnside fit serment qu’il emporterait Marye’s Hill avant la nuit.

Six fois de suite, avec un courage et une fermeté que les troupes fédérales n’avaient jamais encore déployés au même degré, les colonnes nordistes furent lancées par masses profondes, mais six fois, décimées par la mitraille, il leur fallut se retirer.

Cependant, le général Burnside maintenait son téméraire serment. « La comparaison, tant de fois employée dans les descriptions de batailles, dit un témoin[3], de vagues venant se briser contre les récifs d’une côte, ne fut jamais plus juste que dans cette lutte insensée, pendant laquelle les divisions fédérales, les unes après les autres, à intervalles réguliers, atteignaient un instant les crêtes des hauteurs, puis retombaient avec la même régularité dans l’abîme sanglant. »

Le feu de toutes les batteries convergeait sur le même point de Marye’s Hill, et couvrait d’obus les tranchées dans lesquelles s’abritaient les Sudistes. Le général Lee s’y tenait de sa personne ; un de ses futurs historiens l’aperçut au milieu des projectiles qui pleuvaient, et a consigné dans ces quelques lignes l’impression qu’il éprouva :

« Il y a peut-être présomption de ma part à tenter d’exprimer la sérénité, ou, si je puis ainsi parler, la dignité inconsciente du général sous le feu. Aucun de ceux qui connaissent sa bravoure habituelle ne s’attend à autre chose de la part d’un tel homme, si calme et toujours si peu occupé de lui même, mais le mot du maréchal Saint-Arnaud après la bataille de l’Alma, qualifiant d’héroïsme antique, l’indifférence distraite avec laquelle lord Raglan[4] supportait le feu, me semble tellement applicable au général Lee que je ne puis m’empêcher de le rappeler ici[5]. »

La nuit vint. Une à une, les batteries fédérales éteignirent leur feu, et la crête de Marye’s Hill n’était pas enlevée ! Il fallut bien que Burnside ordonnât la retraite : il laissait douze mille cadavres sur les pentes boisées si souvent gravies et descendues, et il se voyait obligé de traverser de nouveau le Rappahannock. — Pour la quatrième fois, la Virginie était délivrée, et grâce à leurs positions, les Confédérés n’avaient perdu que trois mille hommes.

Peu s’en fallut que le gouvernement de l’Union ne payât plus cher encore l’échec de Frédéricksburg. Les clameurs des partisans de Mac Clellan s’élevèrent pour accuser Burnside d’incapacité et réclamer de nouveau contre la destitution du vainqueur d’Antietam. On fut bien près d’une crise intérieure.

Le peuple des États du Nord se rendait compte de ses sacrifices, il donnait avec une générosité qui n’a jamais été dépassée, tout l’or et tout le sang qui lui étaient demandés. D’autre part, il savait combien les ressources du Sud étaient restreintes et ne pouvait s’expliquer la longueur de sa résistance. Lincoln ne céda pas à la pression populaire, il maintint Burnside, et le peuple de l’Union, malgré les agitateurs, eut la rare sagesse de persister dans sa confiance en son Président. Les primes offertes aux engagements militaires furent augmentées, une nouvelle activité fut imprimée aux fabriques d’armes, aux poudreries, et l’échec des Nordistes n’eut pour conséquences que de nouveaux et plus considérables efforts.

La bataille de Frédéricksburg avait été livrée le 13 décembre. Dès que l’ennemi eut disparu, les Confédérés entrèrent dans leurs quartiers d’hiver.

Le froid fut particulièrement rude, cette année 1863, et le séjour des troupes sous leurs abris de planches, sans couvertures, sans chaussures, pauvrement nourries, fut très-pénible à supporter. Les États du Sud formaient une contrée d’immense production qui fournissait les matières premières aux États du Nord et au monde entier. Entre le Nord et le Sud, il y avait, en temps de paix, un échange continuel de services. Le Sud envoyait le coton, la laine, les cuirs ; le Nord rendait les étoffes, les chaussures, tous les produits de son industrie. La guerre avait rompu l’accord, et les États du Sud, avec leurs ports strictement bloqués, sans machines chez eux, sans ouvriers autres que leurs nègres agriculteurs, ne savaient comment utiliser les débris de leurs richesses.

En vain, le général Lee demandait-il pour ses soldats les vêtements et les chaussures que la simple humanité eût prescrit de leur donner ; le président Davis ne pouvait lui rien fournir. Lee réclamait des recrues, des officiers, de l’artillerie, des chevaux, et bien loin de pouvoir lui envoyer de quoi augmenter son effectif, le président le diminuait de plusieurs régiments, demandés avec instance par la population de la côte de l’Atlantique, que menaçait un débarquement de l’ennemi.

Ainsi, non-seulement le général Lee devait se suffire à lui-même, mais l’hiver pendant lequel les armées du Nord perfectionnaient leur armement et doublaient leur effectif, l’hiver n’amenait pour lui qu’un inévitable et considérable affaiblissement. Il savait quel danger grossissait non loin de lui, il savait que partout où il n’était pas, au Kentuky, en Tennessee, les troupes du Nord avaient gagné du terrain, il prévoyait le moment où elles pourraient unir toutes leurs forces pour l’accabler, mais il n’était pas dans sa nature de négliger le jour présent en contemplant l’avenir. Quoi qu’il dût arriver dans un lointain qui ne lui appartenait pas, ce qu’il pouvait faire au moment même pour ses soldats, il le fit. Il sut comprendre qu’il avait charge d’âmes, et réussit à inspirer à son armée quelque chose des sentiments qui l’enflammaient lui-même.

Quel fut son secret pour parvenir à un tel résultat, dira-t-on ? Tous les documents, livres, journaux, correspondances que nous avons feuilletés concordent sur ce point : il donna l’exemple, il se donna de plus en plus lui-même, il vécut avec ses soldats, il les anima de son esprit, il leur souffla son ardeur.

Le camp couvrait un plateau élevé où quelques maisons de pierres étaient restées, une ferme considérable en occupait le centre, et, dans toute autre armée, eût servi de quartier général au commandant en chef. Malgré la rigueur d’un froid américain, Lee préféra habiter une baraque à peine mieux construite que celles des simples soldats. Les maisons de pierres furent réservées aux malades, à eux seuls aussi allaient les nombreux envois de vivres et de vin que les amis du général lui adressaient.

Les Européens, que la curiosité attirait au camp, s’étonnaient de l’absence complète de cette sorte de pompe militaire qui semble, dans l’Ancien Monde, être l’accompagnement obligé de la guerre.

Le quartier général consistait en sept ou huit baraques adossées à une haie. Çà et là quelques fourgons dételés, ni gardes ni sentinelles dans le voisinage, nulle part cette foule d’aides de camp causant ou flânant, prêts à éviter aux généraux l’invasion des intrus. Un respect enthousiaste défendait seul des importunités celui que les soldats aimaient à nommer « Uncle Robert », et qui semblait n’avoir pas de meilleur plaisir que de se mêler à eux pour leur dire de ces mots qui fortifient et qu’on n’oublie pas.

Jamais, par contre, on ne l’entendait appliquer une expression violente ou haineuse aux formidables ennemis qu’il aurait eu quelque droit d’accuser de manque de générosité. Ses biens avaient été confisqués, et une sorte d’acharnement avait présidé à la destruction des deux demeures qu’il avait aimées ; cependant il ne laissa jamais deviner aucune amertume, et on remarquait que quand il parlait de ses anciens camarades restés dans l’armée fédérale, c’était avec la même affection qu’autrefois.

Il n’est point très-naturel au cœur humain de conserver cette modération dans les grandes épreuves, si cuisantes parfois, qu’amène la vie. Mais le général Lee avait reçu les hautes leçons de l’Évangile, ses soldats le savaient, et leur respect pour lui en était augmenté. Sa foi était forte et simple, et avait profondément agi sur sa vie. Il ne se proclamait point un chrétien, on sentait combien il l’était ; on savait que, quand le général, la tête découverte, se joignait aux prières du camp, ce n’était point pour se soumettre à un usage, mais parce que tout son cœur appelait le secours divin auquel il croyait.

Un moment vint, pendant cet hiver, où le général Lee eut doublement besoin de ce secours. Les douleurs privées se joignirent aux douleurs publiques ; il perdit, sans avoir pu la revoir, une jeune et charmante fille. Il l’avait laissée fraîche et forte, une maladie survenue à Richmond la rendit languissante, et les médecins conseillèrent le climat plus doux de la Caroline. Elle partit sans que son père, bien près d’elle cependant, pût quitter un seul jour son armée afin de l’embrasser encore ; elle partit, et ce fut pour mourir.

« La mort de ma chère Annie, écrivait-il à sa fille aînée[6], a été pour moi une amère douleur, mais le Seigneur me l’avait donnée, le Seigneur me l’a ôtée, que le nom du Seigneur soit béni ! — Dans les heures tranquilles de la nuit, quand rien ne vient du dehors détourner mes pensées, je sens mon chagrin avec tout son poids, et il me semble que j’en resterai écrasé.

« J’avais toujours compté, si Dieu voulait me laisser quelques jours de paix après que cette cruelle guerre sera terminée, que je l’aurais enfin près de moi… Mais mes espérances s’enfuient année après année, et cependant je ne dois pas murmurer. »


  1. Il y avait alors cent trente mille malades militaires dans les hôpitaux du Nord.
  2. Pendant cette brillante reconnaissance, le général Stuart fit 80 milles (environ 110 kilomètres) par chaque vingt-quatre heures.
  3. Le capitaine Pollard.
  4. Commandant des troupes anglaises devant Sébastopol.
  5. Mac Cabe’s Life of Lee.
  6. 26 novembre 1862.