Un Vaincu/Chapitre XIV

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J. Hetzel (p. 147-161).

xiv


campagne de la boue. — chancellorsville

Nous avons dit comment se passa l’hiver de 1863 au camp du général Lee, et nous avons omis de raconter un incident qui apporta quelque diversion à la monotone attente des beaux jours.

Le général Burnside, que nous avons laissé se retirant sur la rive nord du Rappahannock, ne pouvait se résigner à sa défaite ; il combinait sans cesse une nouvelle attaque des positions de Frédéricksburg, et on aurait dit que la sanglante expérience qu’il avait faite de leur force, ne lui suffisait pas.

Le 19 janvier, il profita d’une apparence de beau temps, et dirigea son armée vers le même point du Rappahannock où il avait une première fois passé ce fleuve. Ses divisions étaient en marche, quand, dans la nuit du 20, un orage effroyable se déchaîna sur la contrée, et des trombes d’eau changèrent en lacs les vallées profondes qui sillonnent cette partie du pays. L’inondation laissa le sol détrempé à ce point que les fantassins eux-mêmes s’y enfonçaient et n’en pouvaient sortir sans aide. Il s’agissait néanmoins, pour les Fédéraux, de transporter avec eux les pontons nécessaires au passage du fleuve.

Vainement on tripla les attelages de mules et de chevaux, vainement on employa en outre cent cinquante hommes à tirer chaque bateau, les roues des fourgons, enfouies dans la vase, ne pouvaient plus tourner. L’armée dut passer une journée entière à la même place, incapable de poursuivre sa route. Le lendemain, une pluie abondante s’établit, et la situation déjà mauvaise, devint désespérée.

Un chaos indescriptible de prolonges, de canons, de voitures d’ambulances, encombrait les chemins inondés où les pontons, immobiles sur des chariots, semblaient des îles émergeant d’un nouveau déluge.

Un grand nombre de chevaux et de mules moururent étouffés dans la boue, les trois jours de vivres portés à dos d’hommes s’épuisèrent, et il était impossible qu’un convoi se risquât à en apporter d’autres : il fallut encore une fois prendre le parti de la retraite.

Cette retraite ne fut point facile. Comme l’avait fait jadis Mac Clellan, on pava un chemin de gros troncs d’arbres rangés les uns à côté des autres, et, à force de bras, on y poussa chariots et pontons. Du haut des collines qu’ils occupaient, les Confédérés assistaient, immobiles, au désarroi de l’ennemi ; descendre à sa poursuite eût été s’exposer à partager son sort.

La tentative du général Burnside est connue sous le nom de Mud-March, ou campagne de la boue, et donne la mesure des difficultés et des dangers qu’offre une campagne d’hiver en Virginie. Le malheureux commandant, découragé, aigri contre ses lieutenants par un mauvais succès qu’il leur attribuait en partie, demanda au Président ou leur remplacement, ou son rappel. Ce fut son rappel qu’il obtint, et le général Hooker, Hooker le batailleur[1], ainsi qu’on l’avait surnommé, lui fut donné pour successeur. C’était le quatrième changement qui avait lieu dans la direction de l’armée du Nord depuis que Lee commandait celle du Sud.

Le reste de l’hiver ne fut point troublé, mais quand l’éveil du printemps rendit les chemins praticables, le péril de l’armée de Lee devint visible à tous les yeux. Nous avons dit qu’il n’avait pu recevoir aucun renfort, loin de là ; en février, l’un de ses meilleurs lieutenants, le général Longstreet, avait été appelé au sud de Richmond pour défendre la ligne du James-River et y était trop nécessaire pour que son chef pût se croire le droit de le redemander. Pendant ce temps, le Nord avait redoublé d’énergie ; cent cinquante mille hommes marchaient sous les ordres de Hooker et se préparaient à envelopper la petite armée sudiste[2].

Il existe à l’ouest de Frédéricksburg de vastes landes, arides et désolées, où croissent seulement des broussailles gigantesques, et, à quelques places favorisées, des bois de pins, mêlés de joncs épineux. Cette partie de la contrée se nomme la Wilderness ou le désert. En effet, on n’y rencontre aucune habitation, et il semble que la solitude n’en doive jamais être troublée.

Sur la lisière de la lande, en descendant vers Frédéricksburg, on aperçoit un seul groupe de pauvres maisons emphatiquement nommé Chancellorsville, puis, de là jusqu’à Frédéricksburg s’étend un immense plateau dépouillé d’obstacles et très-propre aux mouvements d’une armée nombreuse[3]. C’est sur ce plateau que le général Hooker résolut de livrer bataille, et de terminer d’un seul coup une guerre trop longue.

Chargeant le général Sedgwik, avec trente mille hommes, force à peu près égale à celle dont Lee pouvait disposer sur un seul point, de renouveler, quand le moment serait venu, une attaque de front sur les fameuses positions devant lesquelles Burnside avait échoué, il remonta avec ses principales forces le cours du Rappahannock. Il le traversa assez haut pour que Lee, obligé de garder les approches de Frédéricksburg, ne pût le suivre et s’opposer à son passage, puis redescendit sur la rive droite du fleuve et vint prendre position à Chancellorsville.

Ce n’était pas tout encore. Hooker avait formé un corps de douze mille cavaliers et, le lançant entre Frédéricksburg et Richmond, lui avait donné pour mission de détruire les chemins de fer, les routes, les télégraphes, d’isoler enfin l’armée de Lee, et d’empêcher, par tous les moyens, que Longstreet pût accourir au secours de son chef.

On le voit, le plan d’Hooker était de ceux dont tout général peut être fier, aussi ne cachait-il pas sa confiance, et il annonçait d’avance la victoire. Le Général Lee, avec le petit nombre de ses troupes, représentait assez bien aux yeux de son puissant adversaire, une pauvre mouche au centre d’une toile d’araignée, et ce n’était pas un seul ennemi, mais trois, dont les mouvements allaient converger vers lui.

Le 2 mai, les dispositions étant ainsi prises : — Sedgwick devant Frédéricksburg, — les douze mille cavaliers attendant le signal, — Hooker occupé à concentrer ses forces à Chancellorsville, — un de ses lieutenants surprit sur la lisière de la Wilderness un petit détachement de Géorgiens et le captura. Comment une troupe de Sudistes se trouvait-elle si près de ses cantonnements ? Voilà ce que se demanda d’abord Hooker. Étonné, puis bientôt rassuré par un effet de sa présomption naturelle, il conclut que le corps de Jackson, auquel appartenait le contingent de la Géorgie, se retirait prudemment avant l’attaque prévue, et le général sentit sa confiance s’augmenter[4].

Le même 2 mai, à cinq heures du soir, au milieu des Nordistes occupés à faire bouillir l’eau de leur thé, Jackson tombait tout à coup comme la foudre. En un instant, avant que l’artillerie fédérale, encore rangée en colonne de marche, pût être mise en position, il détruisait deux divisions dont les débris effarés allaient répandre l’épouvante dans toutes les parties de l’armée.

On devine ce qui s’était passé. Lee, attentif aux divers dangers qui le menaçaient, avait préféré combattre Hooker avant sa jonction avec Sedgwick. À l’abri des épais fourrés de la Wilderness, le rapide Jackson, détaché en avant, avait pu surprendre les Fédéraux. Les Géorgiens faits prisonniers le matin appartenaient à son arrière-garde, aucun d’eux n’avait laissé deviner le secret de son chef.

Jackson était donc parvenu d’emblée au centre des campements fédéraux, mais le premier désordre de la surprise fut bientôt passé[5], et l’ennemi prit le loisir de reconnaître qu’il n’avait point affaire à toute une armée.

Le chef sudiste, à cheval, maintenait ses hommes groupés et pressait l’arrivée de nouveaux bataillons : « Plus vite ! plus vite ! en avant ! » répétait-il sans cesse, et son bras montrait l’ennemi, ou se levait au ciel comme implorant la victoire.

Cependant la nuit tombait. L’artillerie fédérale, rassemblée enfin, couvrait les Sudistes de mitraille et fauchait les bois et les hommes. Le sinistre éclat des obus, à courts intervalles, dissipait seul l’obscurité, et permettait aux officiers de reconnaître leurs troupes.

Des broussailles épaisses et des abattis d’arbres avaient forcé les Confédérés à rompre leurs lignes. Jackson poussa son cheval en avant vers dix heures, pour se rendre compte du progrès de l’action. Tout en donnant des ordres, il s’avança fort loin.

Comme il revenait, un détachement de ses propres soldats, que lui-même avait placé à ce poste une heure auparavant, auquel lui-même avait donné la consigne, prit son état major pour une troupe de cavaliers ennemis et fit feu. Jackson tomba frappé de trois balles. Peu de ses officiers survécurent à cette fatale décharge.

Deux d’entre eux[6] cependant, purent transporter leur chef et le ramener au milieu des siens. « Qui va là ? » demandaient dans l’ombre les tirailleurs sudistes. — « Seulement un officier confédéré… » répondait Jackson lui-même avec un grand effort ; feinte héroïque d’un puritain mourant.

Comme il l’avait souhaité, l’action ne fut pas interrompue ; à minuit, l’artillerie tonnait encore.

Le 3, la bataille recommença. Les Confédérés avaient appris que Jackson était blessé, perdu pour eux, et la fureur doublait leur énergie. Au cri de : « Souvenons-nous de Jackson ! » ils se lancèrent à découvert à l’assaut des canons et y perdirent beaucoup de monde. Les munitions vinrent à leur manquer et ils furent réduits un instant au seul emploi de la baïonnette.

C’est alors que non loin de là, une vive fusillade se fit entendre ; le général Lee arrivait à leur secours et perçait, pour les rejoindre, les masses ennemies qui déjà s’étaient refermées sur eux.

Ensemble, corps de Jackson et armée de Lee enlevèrent quatre fois, pour les perdre quatre fois aussi, les ouvrages qui défendaient Chancellorsville. Enfin Hooker dut céder et rappeler ses troupes.

On eut alors un spectacle effrayant. Allumés par les éclats d’obus, les bois de pins s’étaient embrasés jusqu’à une grande distance ; le sol était couvert de blessés que rien ne pouvait sauver, et auxquels la vue des flammes prêtes à les consumer, arrachait des cris de détresse. L’incendie n’interrompait pas les luttes corps à corps d’hommes acharnés à se détruire. Les misérables maisons de Chancellorsville brûlaient aussi et le feu, gagnant jusqu’aux broussailles de la Wilderness s’étendit au loin, comme l’un de ces gigantesques embrasements par lesquels les Indiens dépouillent des contrées entières.

À ce moment horrible, mais qui marquait cependant le début de la retraite de l’ennemi, une mauvaise nouvelle parvenait à Lee.

Ses magnifiques positions de Frédéricksburg, illustrées par sa défense du 12 décembre, cette colline de Marye, si fatale à Burnside, il avait dû les dégarnir de troupes pour voler au secours de Jackson, et l’armée de Sedgwik venait de les enlever[7] ! Maintenant, pour rejoindre Hooker, cette armée s’avançait et allait prendre la sienne entre deux feux.

Les circonstances étaient graves, elles n’étaient pas au-dessus du génie ou de la force d’âme du général.

Laissant le corps de Jackson, bien réduit alors, faire à Hooker l’illusion d’une armée, il marche en toute hâte au devant des Fédéraux de Sedgwik, qui, victorieux, viennent à sa rencontre. Il les joint le 4 à Salem Church, les culbute par une seule et impétueuse attaque, et les rejette sur l’autre rive du Rappahannock ; c’est à grand’peine qu’ils parviennent à emmener leurs prisonniers de la veille.

Débarrassé de Sedgwik, Lee change subitement de front, et revenant, toujours en hâte, vers Chancellorsville, se retrouve appuyer les débris de Jackson avant que Hooker se soit douté de ses mouvements.

Dans la nuit du 5 au 6 mai, ce fut au tour d’Hooker de repasser le Rappahannock. Contraint à une prompte retraite, il ne put emmener qu’un seul canon, et, désespéré, abandonna le sol de la Confédération ; encore une fois la Virginie était délivrée !

Elle avait acheté bien cher son salut.

Si vingt-cinq mille Fédéraux jonchaient le terrain calciné de Chancellorsville, la petite armée virginienne comptait douze mille hommes tués ou blessés, et parmi eux, Stonewall Jackson ! — « Toute victoire, ainsi que l’écrivit le général Lee, serait chère au prix d’un tel homme. »

Il avait été le héros de la première victoire du Sud, le plus populaire peut-être de ses généraux. Il avait su obtenir une telle obéissance de ses troupes que l’ordre le plus bizarre et le plus dangereux, venant de lui, eût été exécuté avec enthousiasme. L’habitude des marches rapides, auxquelles il avait dû ses plus beaux succès, avait donné une telle célérité à ses soldats qu’on les nommait la « cavalerie pédestre » de Jackson. En lui, le général Lee perdait son bras droit, le confident de toutes ses pensées, et il allait rester seul à porter le fardeau, chaque jour plus lourd, du commandement.

Deux ans après, quand la guerre fut terminée, l’Union, si souvent vaincue par Jackson, mais fière de ses exploits, se fit gloire de le réclamer pour un de ses enfants. Il l’était bien en effet. À l’Amérique seule semble appartenir ce type étrange à nos yeux, mélange du puritain exalté et du grand homme de guerre. Simple, résolu, ardent à la prière, ardent à la bataille, doux au soldat, Jackson n’avait vu, dans la terrible crise qui déchirait l’Union, que le péril de son pays natal, de la vieille Virginie. Il mourut avec la paix d’un croyant. Les dernières paroles que son délire laissa entendre furent : « Traversons la rivière, reposons-nous à l’ombre des arbres… »

Le repos lui était acquis ; à son chef restait le labeur, toujours plus rude, de la défense.

  1. « Hooker, qui est un admirable soldat.… » (M. le prince de Joinville, Campagne du Potomac.)
  2. Elle comptait quarante-cinq mille hommes à la reprise des hostilités.
  3. On compte de Chancellorsville à Frédéricksburg, 16 milles américains (environ 22 kilomètres).
  4. Nous savons que l’ennemi est en fuite, essayant de sauver son matériel.… » (Hooker).
  5. « La panique commença dans le corps d’armée du général Seigel où l’on comptait 4,500 soldats allemands. Une masse confuse d’hommes effrayés, s’en vint, en dépit des efforts du commandant et de ses officiers, donner contre le corps du général A. Von Stemmehr.… »
    (Lossing, History of the War, vol. iii, p. 29).
  6. Un de ceux-là fut tué un peu après, toujours portant Jackson, mais par l’ennemi.
  7. On se souvient que Hooker avait destiné le général Sedgwik, avec trente mille hommes, à cette attaque.