Un Vaincu/Chapitre XIX

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J. Hetzel (p. 203-213).

xix


grant marche sur richmond. — la wilderness.
spottsylvania

Le long hiver passa enfin, et avec le printemps, arriva jusqu’aux malheureux Confédérés le bruit des préparatifs immenses des États du Nord. Le Mississippi était maintenant conquis, les corps de Bragg et de Longstreet défaits ; les armées nordistes qui avaient doublé leur effectif depuis l’automne, se trouvaient n’avoir plus devant elles que Richmond qui semblât digne de leurs coups.

Tandis que le général Sherman, l’habile vainqueur de l’Ouest, se préparait à percer depuis le Mississipi jusqu’aux rivages de l’Atlantique, pour remonter de là vers la Virginie à travers la Géorgie et la Caroline du Nord ; une autre armée, celle du général Butler, s’avançait à l’est, le long du James-River, puis, grâce à ses canonnières maîtresses du cours du fleuve, elle s’emparait de la presqu’île de Bermuda, au cœur de la Virginie, à vingt kilomètres seulement de Richmond, et s’y fortifiait.

Mais l’adversaire le plus redoutable allait être encore le général Grant, avec la puissante armée du Potomac, forte à elle seule de cent quarante-huit mille soldats. Menaçant au nord les cinquante-deux mille hommes, dernier espoir des États du Sud, que le général Lee rassemblait à grand’peine pour lui opposer, Grant annonçait déjà quel serait son plan dans cette campagne dont il voulait faire la dernière de la guerre. « J’userai les forces de Lee avant qu’il n’use les miennes » disait-il, en homme qui a conscience de ses immenses ressources.

La presse l’exhortait pourtant à se tenir sur ses gardes. « L’armée virginienne, écrivaient les reporters qui avaient suivi de près ses longues luttes, est une armée de vétérans. C’est maintenant un instrument arrivé à sa plus haute perfection. Est-il possible de la vaincre ? Nous ne le savons. L’affaiblir à la longue, en lui tuant du monde, est peut-être la seule tactique praticable. » Et Grant avait justement, grâce à l’abondance des recrues, tout ce qu’il fallait pour suivre ce conseil.

Personne ne se rendait mieux compte du danger que le général Lee. Il avait un de ces caractères, rares chez tous les peuples et que notre pays devra produire s’il se soucie de recouvrer sa force, une de ces natures où la fermeté n’a pas besoin d’illusions. Dès le mois de mars, il avait prévenu le président Davis que le moment de négocier était venu. Une longue résistance lui semblait, dès lors, impossible. Le gouvernement de Richmond, bercé par on ne sait quelles chimères, ne tint pas compte de ses avertissements.

Mais au mois de mai, les périls de la situation étaient devenus trop évidents pour que personne les pût ignorer. De tous les côtés, de l’ouest, de l’est, du nord, bientôt même du sud, l’ennemi avançait aguerri, innombrable, pourvu en abondance de tout ce qui pouvait le rendre irrésistible. Une seule armée, peu nombreuse et en apparence épuisée, prétendait s’opposer à lui. Malgré ses succès passés, malgré son chef illustre, le pourrait-elle ?

Un sentiment de solennelle attente remplissait tous les esprits, et du cœur des femmes du Sud jaillit, au dernier moment, une adresse aux soldats confédérés, dans laquelle « leurs femmes, leurs filles et leurs sœurs » les adjuraient « au nom du salut de leur patrie sanglante, d’être fidèles à eux-mêmes et à leur glorieuse cause[1]. »

le général ulysse grant. (p. 204.)

Le 3 mai, l’armée fédérale s’ébranla, et, passant le Rapidan, se mit en devoir de traverser la Wilderness, ce même désert de broussailles et d’épines gigantesques sur la lisière duquel s’était livrée, en 1863, la bataille de Chancellorsville. Grant hâtait sa marche, il ne pensait pas que Lee osât l’attendre et la facilité avec laquelle il avait pu passer le fleuve, l’avait convaincu que l’armée des Confédérés devait être en pleine retraite. Le seul désir du général nordiste était de l’atteindre au delà des fourrés de la Wilderness, dans le large espace découvert qui s’étend de Chancellorsville à Frédéricksburg ; il savait trouver là un terrain où il ne perdrait rien de l’avantage du nombre ; un grand coup, frappé à propos, lui ouvrirait la route de Richmond et, bouillant d’espérance, tourmenté de la seule crainte que Lee ne se dérobât à sa poursuite, Grant pressait la marche de sa belle armée.

Le 5 mai, au moment où il allait sortir des fourrés épais dans lesquels il ne pouvait déployer un seul régiment, il se trouva tout à coup attaqué, et avec une vigueur extrême, sur toute sa ligne.

Lee n’avait point songé à la retraite. Caché dans ces profondeurs sauvages, mieux connues de ses soldats que des assaillants, il avait guetté le moment où les difficultés spéciales au pays viendraient en aide au petit nombre de ses troupes, et ce moment s’était rencontré.

La lutte fut opiniâtre et meurtrière. Sur tous les points, les Fédéraux durent s’arrêter, puis reculer, mais il n’y eut parmi eux ni panique, ni débandade, et le lendemain 6, dès l’aube, Lee eut à renouveler son attaque contre une armée qui, repliée sur elle-même, condensée pour ainsi dire, était loin d’avoir épuisé ses forces. Pendant quinze heures encore la lutte fut sans merci ; les bois s’embrasèrent comme à Chancellorsville, calcinant les blessés, étouffant même des soldats valides et, quand vint la nuit du 6, les deux armées étaient toujours en présence, cachant leurs plaies, masquant leurs pertes, prêtes encore pour une nouvelle lutte. Vingt mille Nordistes jonchaient le sol, Lee comptait sept mille tués ou blessés.

Renonçant alors à s’ouvrir un passage de vive force, Grant voulut du moins contraindre Lee à reculer. Il résolut dans ce but d’aller se placer entre lui et Richmond. Continuant à occuper par des escarmouches le front de bataille, il achemina peu à peu ses troupes par son flanc gauche vers Spottsylvania, position importante à quelques lieues au sud-est.

Les Fédéraux faisaient la plus grande diligence, ils ne doutaient pas du succès de leur manœuvre, aussi, quel fut leur étonnement, en débouchant à Spottsylvania, après une marche de nuit, de trouver en face d’eux l’armée confédérée établie sur les positions qu’ils convoitaient ! Elle était couverte déjà par des ouvrages en terre[2] et, ainsi que dans les fourrés de la Wilderness, elle leur barrait résolument le passage. Lee avait deviné ou prévu le mouvement de Grant, et la route de Richmond était encore une fois défendue par sa vaillante épée.

Le 9, le 10, le 11, le 12, furent quatre jours de combats acharnés. Les corps isolés subirent des fortunes diverses, mais la ferme attitude des troupes, dans les deux camps, resta la même ; les adversaires étaient dignes les uns des autres.

Il y eut, parmi les Sudistes, un seul et court moment de désordre. C’était au début de la seconde journée, les Fédéraux faisaient converger sur un seul point, sur le centre même des Confédérés, le feu de toute leur artillerie. Lee s’aperçut d’une sorte d’ébranlement dans la brigade du Texas que labourait le canon, un moment de faiblesse pouvait compromettre toute l’armée.

Reformant lui-même les Texiens, et ôtant son chapeau pour être mieux reconnu, il s’élança à leur tête. Les branches fauchées par la mitraille pleuvaient sur le vieux guerrier tandis que l’œil en feu, il montrait l’ennemi de son épée, mais un cri sortit de toutes les poitrines : « Lee à l’arrière ! Lee à l’arrière !… Nous irons bien tout seuls !… » Et ceux des Texiens qui se trouvaient le plus près de lui l’entourèrent, le suppliant de se retirer et lui jurant de reprendre le terrain perdu. « Nous n’avancerons pas d’un pouce, criaient quelques-uns, tant que vous serez là ! » Le général céda. Il retint son cheval, et l’élan des Texiens l’eut bientôt dépassé. Peu d’instants après, ils avaient dégagé leur parole et les Fédéraux, rejetés sur leurs canons, leur abandonnaient le terrain.

La bravoure sous le feu n’est point chose rare, il semble même qu’elle soit indispensable à un chef d’armée ; mais un autre souvenir a été conservé du général Lee, à cette bataille de Spottsylvania, et il nous fera comprendre combien l’âme de cet énergique lutteur était, même dans la chaleur de l’action, pure de tout sentiment de haine contre ses adversaires.

C’était le quatrième soir de la bataille ; le général parcourait le front de ses troupes, encourageant partout à la vigilance. Il arriva à l’extrémité des lignes et s’arrêta pour considérer les retranchements fédéraux qui, hérissés d’artillerie, s’étendaient à perte de vue devant lui. Il causait avec trois de ses officiers de ce qui pourrait être tenté le lendemain, il y avait bien peu d’espoir de déloger l’ennemi : « Je les voudrais tous morts, ces Yankees ! » s’écria soudainement et avec une singulière énergie, l’un de ses aides de camp.

« Comment pouvez-vous dire cela, général ? interrompit Lee, dont la politesse naturelle ne dissimula qu’à demi la désapprobation. Pour moi, je désirerais qu’ils fussent tous au logis, travaillant à leur besogne et nous laissant faire la nôtre. »

Les quatre journées de Spottsylvania coûtèrent au Sud sept mille hommes et au Nord non moins de dix-huit mille. Si riche en soldats que fût le général Grant, c’étaient là de lourdes pertes si tôt après celles de la Wilderness et il crut devoir, sans retard, demander des renforts à Washington. Huit jours durant, il demeura immobile à les attendre.

Lee, trop faible pour attaquer, restait aussi dans ses lignes où, du moins, il surveillait l’armée ennemie. Une pointe hardie de la cavalerie fédérale, qui une fois parut en force aux portes de Richmond, vint l’obliger à se rapprocher de la capitale virginienne[3]. Il quitta ses positions sans être inquiété et, reculant peu à peu, manœuvra de manière à se tenir toujours entre l’ennemi et Richmond. Grant, le suivant pas à pas, essaya plusieurs attaques partielles dont aucune ne lui réussit, il ne put surprendre Lee hors de garde ; deux fois même, ce dernier s’arrêta, s’établit sur le passage des Fédéraux, leur offrant le combat et repoussant toutes leurs tentatives pour le tourner. Les journaux nordistes eurent la franchise de déclarer que jamais partie guerrière n’avait été plus habilement jouée.

  1. Quelques-unes poussèrent même l’enthousiasme jusqu’à proposer de former un régiment de femmes, qui auraient pu remplacer, croyaient-elles, les soldats réguliers pour la garde d’une forteresse. À défaut de ce régiment féminin, qui ne s’est jamais organisé, on vit plus tard s’en former un composé d’enfants de quatorze à dix-sept ans. Il fut employé à garder les prisonniers.
  2. Les ouvrages en terre, qui jouent un si grand rôle dans l’histoire de la guerre d’Amérique étaient souvent soutenus par des troncs d’arbres. V. l’ouvrage de M. Lee Childe, Le général Lee, sa vie et ses campagnes, p. 290.
  3. Lee avait détaché Smart à la poursuite de la cavalerie fédérale. Le brillant sabreur sudiste l’atteignit à Yellow Tavern, la défit et trouva la mort dans le combat.