Un Vaincu/Chapitre XX

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J. Hetzel (p. 214-221).

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grant échoue à cold-harbor. — le cratère

Qu’on se figure la situation de Richmond où convergeaient maintenant toutes les attaques.

Nous venons de voir Grant s’avancer du nord lentement et sûrement, malgré ses pertes et la résistance de Lee. Du côté de l’est, l’armée du général Butler qui avait remonté le James-River, s’était fortifiée dans la presqu’île de Bermuda à trois lieues de Pétersburg, et y restait comme une menace permanente. Du sud-ouest, avançait Meade avec l’ancienne armée du Potomac, du nord-ouest, par la vallée de la Shenandoah[1], allait arriver Sherman, le vainqueur d’Atlanta. Une seule ligne ferrée restait ouverte aux communications des villes assiégées avec les provinces du Sud, et il était aisé de prévoir le moment où elle-même serait coupée.

À la fin de mai, les progrès successifs du général Grant l’avaient amené sur les bords du Pamunkey où seize mille hommes, détachés de l’armée du général Butler, le joignirent. Ce nouveau renfort lui donna le désir de tenter une action décisive.

Lee, de son côté, avait incessamment demandé des hommes et des canons, mais il n’avait rien obtenu, et il était évident qu’il ne devait plus compter que sur lui-même. Avec sa prévoyance ordinaire, il s’était saisi des rives du Chikahominy, des positions de Cold-Harbor, où, deux ans auparavant, il se souvenait d’avoir forcé Mac Clellan à la retraite.

Le 3 juin, les Confédérés reçurent le choc d’une armée trois fois plus nombreuse, mais leurs positions, naturellement excellentes, avaient été rendues inexpugnables à l’aide de simples ouvrages de terre, habilement conçus. Abrités, les Sudistes échappaient au feu de l’ennemi, tandis qu’aucun de leurs coups n’était perdu. Ce fut une effroyable boucherie, telle que le cœur manque à la décrire. Le premier coup de canon avait été tiré à dix heures et demie. À midi, en moins de deux heures, treize mille Nordistes avaient succombé, et un si effroyable succès ne coûtait aux Sudistes que douze cents hommes !

Le général Grant n’en décida pas moins de renouveler l’attaque. Les chefs de corps transmirent l’ordre, les soldats, convaincus de l’inutilité de leurs efforts, refusèrent d’obéir.

Contraint à la retraite, Grant alla joindre l’armée de Butler. Il avait annoncé, en commençant la campagne, qu’il écraserait son ennemi à coups d’hommes, et les hommes se dérobaient au sacrifice ! Le triomphe de Lee était celui de l’art militaire sur le nombre et la force.

La population de Richmond avait entendu le canon bien près d’elle, la seconde victoire de Cold-Harbor lui sembla la délivrance. Elle crut trop aisément que son défenseur était, par lui-même, invincible, que le nombre des soldats importait peu à ses succès et que, pourvu qu’il conservât le commandement, elle serait en sûreté.

Et cependant, le danger croissait toujours. Le cercle que formaient les armées fédérales se rétrécissait d’heure en heure. Si Grant était repoussé, il n’était pas détruit, il menaçait encore Pétersburg ou Richmond ; d’ailleurs Meade et Sherman se rapprochaient, et ils allaient joindre leurs efforts aux siens.

C’est à défendre les deux villes unies entre elles par des lignes de fossés et des redoutes de terre, que se voua le général Lee pendant les semaines qui suivirent la seconde bataille de Cold-Harbor. En vain l’ennemi essaya-t-il, par des attaques réelles ou simulées, de l’appeler hors de ses retranchements ; il consentit à détacher contre lui ce qu’il fallait de troupes pour le contenir, mais lui-même restait au poste qu’il sentait le poste important sans que rien pût distraire sa vigilance.

Ainsi, le 25 juillet, plusieurs divisions fédérales attaquèrent vigoureusement Richmond. Lee se vit forcé de leur opposer des forces considérables, relativement du moins à la faiblesse de son armée, mais son instinct militaire le préserva de la faute d’oublier Pétersburg qui, en réalité, était le seul point menacé.

En effet, le 30 au matin, une formidable explosion bouleversait les remparts et lançait en l’air la moitié d’un des quartiers de cette ville. Un fort entier venait de sauter, laissant dans la muraille une brèche de cent cinquante pieds.

Dire par quels travaux les Nordistes avaient pu, dans le plus grand secret, creuser un tunnel de cinq cents pieds de long et amener sous le fort douze milliers de poudre, nous écarterait de notre sujet. Mais qu’on se figure, au moment où le canon tonne encore vers Richmond, l’effroyable commotion d’une telle explosion ; puis, avant que les tourbillons de fumée et de poussière se soient entièrement dissipés, avant que l’étendue du désastre se soit révélée, la puissante artillerie fédérale, dès longtemps en batterie, qui vomit la mitraille sur l’immense brèche qu’une colonne de seize mille hommes se prépare à franchir ! Certes, il semblait bien que Pétersburg fût perdu.

Comment les vétérans de Lee résistèrent-ils à la surprise et à l’épouvante ? Comment se trouvèrent-ils, au moment même, calmes et dévoués, garnissant de leurs poitrines, puis de canons amenés en hâte, la crête sans murailles devant laquelle l’explosion avait creusé comme un vaste fossé ? il faudrait le demander à la puissance féconde et parfois redoutable de l’exemple, qui transforme les soldats à l’image des chefs.

Les seize mille Fédéraux croyaient surprendre la ville, ils n’avaient point compté sur la fermeté de ses défenseurs non plus que sur le profond ravin creusé par l’explosion et qui fumait comme le cratère d’un volcan[2]. Ils hésitèrent un instant avant de se hasarder dans le gouffre, et cette hésitation leur fut fatale. Au moment où leur artillerie réservait son feu pour les laisser libres d’avancer, l’artillerie sudiste couvrit de projectiles leur masse flottante. Ce fut un affreux désordre. Effrayés d’avancer, effrayés de reculer, les régiments, au nombre desquels on comptait un corps de nègres, se débandèrent éperdus. Les uns fuyaient, d’autres se jetaient dans le fossé, le canon les poursuivait sans merci. Pas un seul ennemi n’atteignit la brèche fumante et quatre mille cadavres couvrirent les pentes du fatal ravin[3].

Cette affaire fut, à peu près, la dernière de la saison. Pétersburg n’eut pas à souffrir une nouvelle attaque, mais tous les efforts de Lee pour rompre ou pour élargir le cercle que formaient autour de lui les armées ennemies, restèrent vains. Les masses qui l’enserraient étaient trop considérables et trop fréquemment renouvelées pour que les luttes les plus sanglantes pussent diminuer leurs forces d’une manière sensible.

  1. Shenandoah, fille des Étoiles.
  2. La journée du 30 juillet a été nommée la bataille du Cratère.
  3. On raconte que le général Mahone, qui commandait l’artillerie sudiste, voyant les malheureux assaillants incapables de sortir du ravin où il était trop aisé de les foudroyer, ordonna de cesser le feu. « Ce carnage, dit-il, fait mal au cœur. » (Popular Life of Gen. Lee, by Miss Emily Mason.)