Un Vaincu/Chapitre XXI

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J. Hetzel (p. 222-230).

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les « misérables de lee ». — le rôle des femmes

L’hiver revint[1] avec un cortège plus qu’habituel de souffrances.

La disette était devenue générale. Depuis longtemps les bras manquaient à la culture des champs, et si, par hasard, quelque rare moisson levait, là où naguère avait prospéré le coton, le passage des troupes, les ravages des partisans, la détruisaient avant que le grain fût formé dans l’épi. Le blocus rigoureux des ports ne laissait pénétrer aucune denrée de l’étranger. Jusque-là, la Virginie avait pu tirer quelque subsistance de l’extrême sud, la marche victorieuse de Sherman, de l’ouest à l’est, coupa toutes les communications, et le théâtre de la guerre resta isolé du reste des États confédérés. La population virginienne, comme l’armée elle-même, eut à souffrir les plus dures privations.

Dès le 1er  décembre, Lee, n’avait plus que pour neuf jours de vivres, et il fallut l’heureuse arrivée d’un petit navire, échappé aux croisières nordistes, pour sauver les troupes de la famine. Les couvertures, les vêtements qui, on se le rappelle, avaient déjà manqué les hivers précédents, étaient devenus plus rares que jamais, et cependant l’ennemi était si proche que le séjour des troupes dans les tranchées était obligatoire.

« Les soldats avaient cent vingt-cinq grammes de lard rance pour ration journalière, écrit un témoin[2]. La farine de blé ou de maïs, dont ils recevaient une poignée, était moisie. Le café, qui se faisait avec de la poudre de pommes de terre brûlées, et le sucre, étaient un luxe accordé seulement de temps à autre, aux grandes occasions, et les rations microscopiques faisaient rire de pitié ceux qui les mesuraient… »

L’armée était en haillons. Les habits râpés, dans lesquels les hommes avaient maigri, flottaient sur leurs membres comme accrochés à un épouvantail pour les oiseaux. Leurs jaquettes grises[3], en lambeaux, ne les préservaient plus du vent aigre qui leur arrivait à travers les plaines glacées. Leurs vieilles couvertures, amincies par l’usage, ne leur donnaient plus de chaleur quand ils s’en enveloppaient, frissonnants, dans les longues nuits froides. Les chaussures montraient des trous béants. Elles avaient servi en bien des marches, en bien des batailles, et maintenant elles ne préservaient plus le pied des aspérités du sol durci par la gelée.

Les lignes offraient un singulier aspect ; depuis longtemps il n’était plus question d’uniformité dans l’habillement, et tout ce qui pouvait vêtir était employé. Les accoutrements les plus étranges n’excitaient plus la surprise, mais il y en avait de bien faits pour émouvoir la compassion. Souvent on vit des sentinelles monter leur garde à demi vêtues. Tel malheureux, pourvu d’un pantalon, devait remplacer la jaquette par un tartan roulé ; tel autre possédait la jaquette, mais il n’avait aux jambes qu’un pauvre caleçon de toile[4].

Il y avait alors peu de mois qu’un ouvrage de Victor Hugo, les Misérables, avait paru en France. On venait de le traduire, et des affiches monstres en avaient répandu le titre sur les murs de Pétersburg. Les pauvres soldats sudistes adoptèrent pour eux-mêmes ce nom de « Misérables, » et en adoucirent l’amertume en lui associant celui de leur général bien-aimé. Ils ne s’appelèrent plus que « les Misérables de Lee[5] ». Mais ce titre était l’aveu d’un fait, et non pas une récrimination.

Leur chef, hélas ! sentait profondément les privations qu’il leur voyait endurer. Aucun effort ne lui coûtait s’il entrevoyait la possibilité d’adoucir, ne fût-ce que bien peu, les souffrances de leur situation[6]. Mais le gouvernement se déclarait incapable de subvenir même aux premiers besoins.

Ce que Lee déploya de force d’âme et d’empire sur lui-même pendant les pressantes anxiétés de ce terrible hiver, ce qu’il révéla de dévouement, de sensibilité, de tendresse, dirai-je, étonnait ceux mêmes qui croyaient le mieux le connaître. Il y avait longtemps déjà que le cœur du pays, comme celui de son armée, battait avec le sien, il y avait longtemps que la confiance et l’admiration de tous lui appartenaient ; mais quand la Confédération n’eut plus que lui, quand son armée fut la seule debout, tandis que de tous les points de l’horizon, se hâtant comme pour une curée, accouraient les forces ennemies victorieuses, le pays mit en lui sa dernière espérance, et l’enthousiasme s’exalta jusqu’à la passion.

Il fallut que la Convention virginienne cédât au vœu populaire en remettant au général Lee le suprême pouvoir militaire, il fut nommé commandant en chef de toutes les armées quand il n’en existait plus d’autre que la sienne, que celle-là même était réduite à trente-trois mille hommes, et avait à garder, contre les cent cinquante mille hommes de Grant, pour ne parler que de lui seul, une ligne de soixante-quatre kilomètres de longueur

Un de ses premiers actes, sous son nouveau titre, fut de répéter la demande si souvent formulée déjà : des hommes — des soldats.

On ne trouvait plus d’hommes blancs — le Congrès décréta l’enrôlement des nègres.

Le général insista alors pour qu’il fût bien spécifié que « les nègres enrôlés seraient d’abord affranchis. Il ne serait ni juste ni sensé, écrivait-il, de les exposer au plus grand danger : la perte de la vie, et de leur refuser la plus belle récompense : la liberté. » La loi proposée et votée trop tard pour avoir aucun effet, fut rédigée d’après l’inspiration du général.

Nous avons beaucoup parlé des souffrances de l’armée et de sa patience, nous n’avons rien dit de la population civile qui, dans ses murailles, souffrait, elle aussi, se dévouait et mourait. Et pourtant c’est une belle page de l’histoire de ce pauvre cœur humain, que certaines gens aiment à faire si noir, que celle où on lit que toute une population, égarée si l’on veut, mais certainement sincère, a choisi de souffrir jusqu’aux extrêmes limites de ses forces, parce qu’elle croyait que là était le devoir. Les femmes du Sud ont une large place dans cette page. Elle contient de ces choses dont les femmes de Strasbourg, de Metz et de Paris ont le droit de dire : Nous aussi, nous savons ce que c’est !

Il y avait quatre ans que sur tous les champs de bataille, dans tous les hôpitaux, l’initiative privée dans les deux partis, employait les femmes par milliers au service des malades et des blessés. Mais à mesure que la lutte devenait plus grave, et pour le Sud plus désespérée, un patriotisme ardent et douloureux passionna les âmes à l’égal de la charité. Le domaine des femmes s’étendit des hôpitaux aux ateliers militaires, aux administrations diverses, partout où leur présence et leur travail put remplacer la présence et le travail des hommes et donner ainsi quelques soldats de plus à la patrie[7]. Une telle nation explique une telle armée, et fait comprendre sa longue résistance. Autre chose est l’élan du soldat qui court à la victoire, autre chose la persévérance du guerrier : déçu par la fortune, mais qui sent que tous ceux qui lui sont chers, attendent de lui, à défaut du succès, qu’il honore la défaite.

Les peuples n’ont guère que l’armée qu’ils méritent. S’il arrivait que l’un d’entre eux ne se crût pas bien servi par les bataillons de ses enfants, il devrait peut-être, avant de les accuser, se frapper lui-même la poitrine.

  1. Celui de 1863-64.
  2. Cookes.
  3. Une teinte gris-brun avait été adoptée faute d’autre teinture par l’armée des États confédérés. C’était la seule que ses ressources lui permissent d’employer. Elle était obtenue au moyen de la noix indigène appelée butternut.
  4. Historique.
  5. Lee’s miserables.
  6. Mrs Lee centralisait chez elle les produits du travail des femmes de Richmond. Jamais le général ne manqua de distribuer lui-même à ceux qui en avaient le besoin le plus urgent, les gants, les bas, etc…, que lui adressaient sa femme et ses filles.
  7. « Il a fallu quatre ans et sept cent mille hommes pour venir à bout de Richmond, la capitale du Sud. Quels hommes ! et aussi, et surtout, quelles femmes ! Filles, épouses, mères, les Américaines du Sud ont fait revivre en plein dix-neuvième siècle, le patriotisme, le dévouement, l’abnégation des Romaines au plus beau temps de la République. » — Montalembert (Correspondant du 25 mai 1865).