Un Voyage autour du Japon, souvenirs et récits/03

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Un Voyage autour du Japon, souvenirs et récits
Revue des Deux Mondes2e période, tome 47 (p. 140-169).
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UN
VOYAGE AUTOUR DU JAPON
SOUVENIRS ET RECITS

III.
LA SECONDE CAPITALE DU JAPON. — LE CHATEAU ET LA CITE DE YEDO. — LES HABITANS.

I.

Les villes de Nagasacki, de Yokohama et de Hakoadé sont accessibles au commerce étranger depuis le 1er juillet 1858[1]. Yédo, capital du taïkoun et depuis 1859 résidence des ministres français, anglais américains et hollandais, devait être ouvert le 1er janvier 1862 ; mais à cette époque le gouvernement japonais objecta que la population se montrait trop hostile aux Occidentaux pour que le maintien des relations pacifiques pût être assuré, et l’on décida, d’un commun accord, que la capitale resterait encore fermée à notre commerce pendant un temps indéterminé, que nos ministres et consuls-généraux continueraient seuls à y résider, et que tout autre étranger, fonctionnaire, négociant ou voyageur, ne pourrait s’y rendre à moins d’être muni d’une autorisation spéciale, délivrée par le représentant d’une des nations occidentales.

Lors de ma première viside à Yédo, en 1859, j’étais parti de Yokohama sans autre guide que mon betto (espèce de groom). A Kavasacki, grand village situé au milieu de la route entre Yokohama et Yédo, j’avais rencontré le secrétaire de la légation américaine, M. Hensken, le meilleur cicerone et le plus aimable compagnon de voyage que l’on pût désirer. Après avoir congédié son betto et le mien, M. Hensken m’avait fait abandonner la grande route et m’avait conduit à Yédo pour des sentiers bien entretenus qui serpentaient à travers la campagne. Tout y respirait le bien-être et la paix : les nombreux villages, les vastes plaines couvertes de riches cultures, les travailleurs répandus dans les champs. Parfois nous gravissions de petites collines à pente douce, et du haut desquelles on découvrait un panorama enchanteur. À l’horizon s’étendait à perte de vue la mer bleue comme le ciel et sillonnée par d’innombrables barques de pêcheurs, dont on voyait glisser rapidement sur les flots les grandes voiles carrées. À nos pieds, de vertes rizières descendaient jusqu’au rivage, et formaient comme un magnifique jardin. Des bouquets d’arbres centenaires abritaient de vieux temples à la toiture énorme, à l’architecture fantastique, et de petites fermes dont les blanches murailles en papier et en bois brillaient gaiement à travers la verdure. Une brise tiède nous apportait les exhalaisons des fleurs, un calme pénétrant régnait autour de nous ; tout invitait au repos. Jamais je n’avais si bien senti le bonheur de l’homme qui vit au sein de la nature. Nous arrivâmes le soir même à Yédo sans que personne nous eût demandé d’où nous venions et où nous allions.

Tout était bien changé en 1862. M. Heusken, regretté de tous ceux qui l’avaient connu, était mort assassiné ; plusieurs étrangers avaient eu le même sort. Les représentans des puissances occidentales justement alarmés pour la sûreté de leurs nationaux, avaient adopté un ensemble de mesures qui faisaient ressembler une promenade à Yédo à une reconnaissance militaire en pays ennemi. Cependant, désireux de compléter les études que j’avais entreprises lors de mon premier séjour à Yédo, je m’empressai d’accepter la proposition du général Pryne, ministre des États-Unis, qui m’invitait à passer quelques jours dans sa résidence de Dsen-fou-dsi, où il exerçait une si large hospitalité. Un de mes amis, M. P…si, de Sang-haï, ayant manifesté le désir de m’accompagner dans la capitale, je dus à l’amabilité de M. de Wit, consul-général de Hollande, l’autorisation spéciale dont il avait besoin, et nous quittâmes Yokohama le 5 août 1862 pour prendre la route de Yédo. Afin d’éviter les fortes chaleurs de la journée, nous partîmes de grand matin, et, pour abréger la distance que nous devions parcourir à cheval, nous nous rendîmes en bateau à Kanagava, situé à 4 kilomètres de Yokohama. À Miono-kachi, lieu du débarquement, nous trouvâmes nos bettos, qui nous avaient devancés avec nos chevaux. L’escorte qui devait nous accompagner nous attendait; elle se composait de neuf yakounines (officiers). Les bettos, pour être plus propres à la longue et rapide course qu’ils allaient fournir, s’étaient dépouillés de leurs vêtemens et n’avaient gardé qu’une étroite écharpe ceinte autour des reins. Les yakounines hommes petits, maigres, nerveux, avaient un aspect tout à fait martial : ils portaient de larges chapeaux ronds et plats, excellens pour garantir de la pluie et du soleil; leurs longues robes, relevées sur le devant, laissaient voir de larges pantalons en soie de couleurs brillantes. Ils avaient pour chaussures des sandales de paille; un manteau court (haouéri) leur tombait gracieusement sur les épaules; à leur ceinture, ils portaient suspendus les deux formidables sabres sans lesquels un noble japonais ne se montre jamais hors de chez lui; leurs chevaux, petits et assez laids, étaient harnachés avec goût, même avec une certaine magnificence. Le chef de l’escorte vint à notre rencontre, nous salua avec cette politesse exquise qui caractérise toutes les classes de la société japonaise, et, après s’être assuré que nous étions bien les personnes qu’il avait reçu l’ordre d’accompagner à Yédo, il se déclara prêt à nous suivre. Nous montâmes en selle, nos bettos partirent au pas de course, et quelques minutes plus tard nous traversions Kanagava[2]. Tout le monde était encore couché; les rues, si animées au moment des affaires, étaient désertes. Quelques-uns de ces chiens-loups à moitié sauvages que l’on rencontre en grand nombre par tout le Japon montraient au coin des rues leurs mu- seaux pointus, et s’enfuyaient en hurlant et en aboyant après avoir reconnu que nous étions des étrangers. A l’extrémité de Kanagava. près de l’ancien consulat hollandais, nous arrivâmes devant un poste de police où quelques hommes, accroupis autour d’un chibats (brasero), buvaient du thé et fumaient. Le chef de notre escorte exhiba les passeports que lui avait remis le gouverneur de Yokohama, et, cette formalité remplie, nous continuâmes notre route en nous dirigeant sur Kavasacki, grand village distant de Yokohama d’environ 12 kilomètres. La route, après avoir assez longtemps suivi la plage, s’incline vers la gauche, et traverse une vaste plaine formée d’alluvions, couverte de rizières, et peuplée de hérons, de grues et d’autres oiseaux aquatiques. Des collines d’une hauteur moyenne de quatre cents pieds bordent cette plaine du côté opposé à la mer, et en marquent les anciennes limites. La route de Kanagava à Yédo fait partie du to-kaïdo (chemin de l’ouest), qui traverse tout l’empire du Japon depuis Nagasacki, à l’extrémité sud, jusqu’à Hakodadé, au nord, et qui relie entre elles les grandes cités de Kiou-sioti, de Sikokf et de Nippon. C’ést une chaussée fort bien entretenue et qui est des plus pittoresques. Dans le voisinage de Yédo et en général à proximité des grandes villes, elle est très animée, et bordée des deux côtés par de nombreux villages qui se suivent de près, et qui sont reliés entre eux par des chaumières, des fermes isolées et des maisons de thé[3]. La route entière ressemble ainsi à une longue rue. Les voyageurs qu’on y rencontre vont à pied ou se font porter soit dans de grandes litières (norimons), soit dans d’étroites et incommodes chaises (kangas). Les nobles seuls ont le droit de se servir d’un norimon. La forme et la grandeur de ces litières varient suivant le rang des personnages. Les norimons sont formés d’une caisse oblongue en bambou natté, surmontée d’un toit en bois léger, et ressemblent à une maison en miniature. Ceux des hommes sont blancs et noirs; ceux qu’emploient les femmes de distinction et les prêtres sont revêtus de laques routes ou vertes. Les voitures ne sont pas connues au Japon; à peine y voit-on quelques lourdes charrettes traînées par des bœufs[4]. Quant aux chevaux, ils font l’office de bêtes de somme, mais on ne les attelle jamais à un véhicule. Les cavaliers sont très rares sur la route, car il n’appartient qu’à des officiers d’un certain rang de monter à cheval, et l’étiquette japonaise exige que, pour se rendre d’une ville à une autre, ils voyagent en norimons, et se fassent accompagner d’une nombreuse escorte.

A mi-chemin entre Kanagava et Kavasacki, se trouve une maison de thé qui est connue sous le nom anglais de middle-way tea-house. Elle est tenue par une bonne vieille femme et sa fille, jeune et jolie créature que les résidens français de Yokohama ont surnommée la belle Espagnole. Ce fut près de cet endroit que le pauvre Lenox Richardson périt assassiné. Mourant, il se traîna jusqu’au seuil de la maison qui lui était bien connue et demanda à boire. La bonne et courageuse fille s’inquiéta peu de la présence des assassins ; se souvenant sans doute du salut amical que Richardson lui avait adressé en passant par là plein de force et de jeunesse quelques instans auparavant, elle lui apporta une coupe remplie d’eau qu’il vida avec la soif fiévreuse d’un homme blessé à mort. Peu après il expira. La jeune fille alla chercher une natte et en couvrit le cadavre. À ce moment même, des soldats, faisant partie de l’escorte du prince de Satzouma, vinrent à passer ; ils se ruèrent sur le corps inanimé, le mutilèrent, puis le jetèrent comme un objet immonde dans un champ voisin. La fille d’auberge les suivit, et pieusement elle couvrit le cadavre une seconde fois. C’est dans cet état que le trouvèrent M. du Chesne de Bellecourt, le ministre de France, MM. Vyse et de Graeff van Polsbroek, les consuls anglais et hollandais, et leur suite.

Dans le jardin qui s’étend derrière la maison du mi-chemin, il y a une éminence d’où l’on plane sur le golfe de Yédo. Devant nous, ce golfe magnifique se déployait comme un immense lac ; à notre droite s’ouvrait le port de Yokohama. Une vingtaine de navires européens y reposaient sur leurs ancres ; un bateau à vapeur, marchant à grande vitesse, vint prendre place au milieu de la petite flottille ; c’était le Yang-tse, le fameux bâtiment de M. Dent, que tous les Européens, résidant en Chine et au japon connaissent et aiment, parce que bien souvent il leur a apporté des nouvelles d’Occident un ou deux jours plus tôt que les autres navires partis en même temps de Hong-kong ou de Shang-haï[5]

De la maison du mi-chemin, une route bien entretenue nous conduisit en une demi-heure à Kavasacki. La chaussée, qui traverse des champs de riz, est coupée vers son extrémité par une petite rivière sur laquelle on a jeté un pont de bois. Les rares passans que nous rencontrâmes à cette heure matinale ne firent pas grande attention à nous ; mais la présence de notre escorte leur inspira un certain respect : tous s’empressèrent d’ôter leurs chapeaux dès qu’ils nous virent arriver, et ils n’osèrent les remettre que lorsque nous les eûmes dépassés de beaucoup. Un seul homme, volontairement ou par oubli, nous regarda passer, la tête enveloppée dans un grand mouchoir. Un de nos officiers s’approcha vivement de lui, et, le frappant d’un violent coup de cravache à la tête, il lui parla avec colère. L’homme se jeta immédiatement à genoux . en se décoiffant et en implorant son pardon. Dans nul pays au monde, on ne tient autant qu’au Japon à la stricte observance des lois de l’étiquette et de la civilité. Cela s’explique en partie par la bienveillance propre au caractère japonais, et surtout par les mœurs régulières qu’entretient le système politique, purement féodale, de l’empire. Le respect dû à la noblesse est la religion du Japon. Cette religion est intolérante et fanatique ; elle a ses martyrs et ses victimes. L’histoire japonaise fourmille d’exemples qui prouvent que tout samouraï (noble) doit être préparé à faire le sacrifice de sa vie pour donner la mort à celui qui a offensé son suzerain[6]. Aussi une insulte est-elle chose fort grave au Japon; on y a grand soin de ne point faire d’offense inutile, et l’on y observe, dans tous les rapports de la vie, une politesse accomplie, exagérée même. Il suit de là naturellement qu’un acte d’incivilité, étant plus rare, est en même temps plus grave au Japon que partout ailleurs, qu’un manque d’usage équivaut à une insulte, et qu’un homme mal élevé est regardé comme un être dangereux, sinon criminel.

Kavasacki est un gros bourg qui peut renfermer environ dix mille habitans. Les maisons, de bonne apparence, sont neuves pour la plupart, un incendie ayant récemment détruit une grande partie des anciennes habitations. Nous passons devant la poste et devant l’hôtel de ville, résidence d’un officier ayant rang de vice-gouverneur et remplissant les fonctions de maire. A quelques pas de là, nous rencontrons un de ces coureurs qui sont au Japon chargés du service postal. Hiver comme été, on les voit, lorsqu’ils exercent leur métier, presque entièrement nus; ils n’ont qu’une étroite ceinture en coton blanc autour des reins et des sandales en paille[7]. Sur l’épaule gauche, ils portent un bâton en bambou; à l’une des extrémités est attachée une boite ficelée et cachetée contenant les lettres, à l’autre pend une lanterne en papier où sont pointes les armes du prince au service duquel est entré le coureur. Dans la main droite, il tient une sonnette, et en balançant le bras, pour faciliter sa course, il la fait tinter à des intervalles courts et réguliers. Cette sonnette tient lieu du cor de nos postillons. En l’entendant à la station qui marque le terme d’une course, l’homme de service se prépare à partir immédiatement; il reçoit le paquet de lettres apporté par son camarade, et s’éloigne au pas gymnastique. La poste japonaise parvient de cette manière à faire parcourir en vingt-quatre heures une distance de plus de 200 kilomètres. Le service postal ordinaire ne se fait pourtant pas avec la même célérité, car, pour recevoir à Yokohama une lettre de Nagasacki, il faut compter huit jours, bien qu’il n’y ait entre ces deux villes que 1,100 kilomètres. Les coureurs japonais possèdent un grand fonds de résistance : ils vont les genoux pliés, les épaules rejetées en arrière; ils rasent le sol de leurs pieds et ils respirent avec bruit.

A l’extrémité de Kavasacki, au bord d’un petit fleuve, le Lokoungo, qui va se jeter dans le golfe de Yédo, on trouve une auberge (tkcha-ja), qui, semblable au middle-way tea-house, est bien connue de tous les étrangers de Yokohama. Le Lokoungo marque la limite du territoire franc. Kavasacki est le dernier village, du côté de Yédo, que les étrangers aient le droit de visiter, et comme dans les environs il y a un temple fort curieux, et que le tscha-ja est bien tenu, ceux qui habitent Yokohama s’y rendaient assez fréquemment, et parfois en nombreuse et joyeuse compagnie. On les recevait jadis à bras ouverts, car ils payaient sans regarder ou sans comprendre, quand ils s’avisaient de jeter les yeux sur la note que leur présentait l’hôtelière; aujourd’hui nous ne sommes plus les bienvenus. Le maire de Kavasacki, agissant sans aucun doute d’après des instructions reçues de haut lieu, n’a pas voulu souffrir que les todjins (hommes de l’Occident) se rendissent trop familiers avec les gens du village. Il n’a pas permis qu’ils y répandissent de l’argent, et le tscha-ja est non-seulement placé sous une surveillance sévère, nais il est soumis à des impôts extraordinaires et tellement considérables, que les propriétaires, tout en volant les étrangers de leur mieux, souffrent plutôt de leur venue qu’ils n’en profitent. Aussi la vieille femme qui tient l’auberge de Kavasacki s’est empressée, bien malgré elle, d’en faire disparaître ce qui peut en rendre le séjour agréable. Les servantes jeunes et alertes, qui s’ingéniaient en 1859 à nous préparer de bons repas, ont cédé en 1862 leur place à de vieilles maritornes qui nous regardent de travers et mettent très peu de bonne grâce à nous servir.

Près de Kavasacki s’élève le vaste temple de Daïsi-Guavara-Hegensi. On le compte parmi les plus beaux du Japon. C’est un ancien édifice, couronné d’uni large toit, orné de belles et curieuses sculptures, placé au centre d’une vaste cour dallée, et entouré d’un épais bouquet d’arbres de haute futaie. Comme dans un grand nombre de temples bouddhistes, la disposition intérieure présente beaucoup de ressemblance avec celle des églises catholiques. Le maître-autel est suivi d’un sanctuaire auquel on arrive par plusieurs marches, et il est accompagné à droite et à gauche d’autres autels qui portent des images en bois doré; plusieurs d’entre elles, avec l’auréole qui ceint leur tête et les nuages sur lesquels leurs pieds reposent, semblent être des copies de nos vierges et de nos saints. Des ex-voto couvrent les murailles. Près de la porte d’entrée se tient un homme qui vend des images, des médailles, des chapelets et des prières imprimées; il nous rappelait involontairement notre donneur d’eau bénite. Des nattes d’une propreté irréprochable garnissent le parquet; on y voit agenouillés à et là des moines dont le couvent se trouve dans l’enceinte du temple; leur tête rasée et leurs vêtemens rappellent les moines et les prêtres catholiques : ils ont, comme ces derniers, l’aube, le surplis, le chapelet, les sandales. En général il est difficile de ne pas admettre, lorsqu’on se trouve dans un temple japonais, qu’il existe de nombreuses relations entre les cultes de l’Orient et de l’Occident. On n’en est que plus surpris de la tenue des Japonais; si leur dévotion est sincère, il faut avouer qu’elle ne les astreint pas à des pratiques extérieures bien sévères. Ceux qui entrèrent avec nous à Daïsi riaient et causaient à haute voix; ils nous appelaient d’un bout du temple à l’autre pour attirer notre attention sur tel ou tel objet, et faisaient de bruyans commentaires lorsque nous prenions une note, ou que nous demandions une explication. A la fin, fatigués de nous suivre, ils s’accroupirent autour d’un brasero, et se mirent à boire du thé et à fumer. Je m’approchai alors d’un moine qui, depuis notre entrée, officiait, et qui avait à peine levé la tête pour nous regarder. A genoux devant une table large et basse, chargée de fruits et de grains, il murmurait des prières et alimentait avec de petits morceaux de bois et des gouttes d’huile odoriférante le feu qui brûlait dans un antique vase de bronze ; de temps en temps, il choisissait des feuilles ou des grains qu’il jetait parmi les flammes. C’était un jeune homme à la figure fine et intelligente, comme on en voit beaucoup au Japon; il était vêtu d’une longue robe blanche, et, s’il ne lui eût manqué le capuchon, on l’eût pris pour un moine de l’ordre des chartreux. En sortant du temple, nous fûmes abordés par un gros bonze, qui paraissait être le supérieur de la communauté, et qui, avec beaucoup de bonne grâce, nous pria d’entrer au réfectoire pour y prendre quelques rafraîchissemens.

A la porte de Daïsi, des mendians lépreux, infirmes ou estropiés, d’un extérieur pitoyable, nous entourèrent, implorant notre charité. En général, il y a peu de misère au Japon : la vie matérielle coûte si peu, que les mendians mêmes ne sont pas dans une position précisément affligeante ; de plus les Japonais, sans avoir, à ce qu’il me semble, l’âme très compatissante, n’en font pas moins de fréquentes aumônes. Rarement on rencontre des mendians dans les rues ou sur les grandes routes ; presque toujours on les voit se tenir aux abords des temples. Ils attirent l’attention en poussant des cris plaintifs, en récitant certaines formules de prière, ou en frappant avec un marteau de bois un vase creux en bois verni qui est placé devant eux. Ils appartiennent à une caste particulière, regardée en quelque sorte comme impure. La saleté et les difformités les rendent souvent si hideux, qu’ils inspirent encore plus de dégoût que de pitié. On remarque parmi eux beaucoup de lépreux, d’aveugles ; un grand nombre de ces malheureux est atteint de la hideuse éléphantiasis.

Avant d’arriver au petit fleuve de Lokoungo que j’ai déjà nommé, il faut traverser une porte en bois gardée par un poste de police. On y examina nos passeports, puis nous entrâmes avec nos chevaux dans le bac, qui nous mena de l’autre côté du fleuve, sur le territoire de Yédo. Les approches des grandes capitales ont, dans tous les pays du monde, un caractère particulier : les routes s’animent d’une population qui a un air plus vif et plus intelligent ; les maisons, plus vastes et plus riches, sont ornées avec plus de goût et de luxe ; les animaux mêmes semblent embellis par le voisinage d’un grand centre de civilisation. Telle est aussi la physionomie des environs de Yédo. La route qui part de Kavasacki, et qui mesure environ 12 kilomètres de long, est entretenue avec plus de soin encore que celle de Kanagava. De jolies habitations, reliées entre elles par de grands jardins, forment une ligne à peine interrompue par des villages et des bourgades. À Omori, nous nous arrêtâmes, selon l’habitude des Europées, dans le principal tscha-ja de l’endroit. Cette maison de thé est charmante ; deux jeunes filles modestes et bien élevées y servent des rafraîchissemens aux voyageurs ; elles m’avaient vu en 1860 dans la société du pauvre Hensken, qui leur faisait de fréquentes visites, et elles ne parlèrent de sa mort en témoignant de vifs regrets.

Dans les environs d’Omori, nous rencontrâmes le cortège d’un daïmio (prince féodal. À cette vue, nos gardes japonais parurent très inquiets, et voulurent nous faire entrer dans un chemin de traverse, afin d’y attendre que le cortège fût passé ; mais, comme la route était fort large et que nous pouvions continuer d’y marcher sans gêner personne, nous nous refusâmes à prendre cette précaution[8]. Nous vîmes donc défiler l’imposante escorte avec laquelle le puissant prince de Fossokawa se rendait de la capitale dans sa province. Deux hommes, marchant tête nue malgré l’ardeur du soleil, précédaient le cortège ; ils criaient à de courts intervalles le mot staniero, qui annonce à la population l’approche d’un de ses maîtres. A cet appel, un silence respectueux se fait de toutes parts : les travaux s’interrompent beaucoup de maisons se ferment, et les habitans se hâtent de renter ; les bêtes de somme sont rangées sur les bords de la route, ou même emmenées au milieu des champs : les voyageurs se jettent à genoux et attendent, le front incliné jusqu’à terre, que le norimon (litière) du prince ait passé. Derrière les hérauts marchaient une quarantaine de soldats armés les uns de fusils, les autres de lances, tous les deux sabres passés dans la ceinture ; le fer des lances et les canons des fusils étaient enfermés dans de solides étuis en cuir, portant peintes en or les armoiries du prince de Fossokawa. C’est en vertu d’une loi fort sage que les armes sont ainsi enveloppées. Le Japon étant de tous les pays civilisés celui où l’usage de porter des armes est le plus répandu, on a été forcé d’adopter des mesures sévères afin de parer le mieux possible aux inconvéniens de cette dangereuse coutume. Personne ne peut dans la rue, si ce n’est dans le cas de légitime défense, tirer son sabre sans encourir les peines les plus graves : le coupage s’expose à être condamné à mort après avoir été déclaré déchu de sa noblesse. Dans le Satzouma, province du midi dont les habitans passent pour avoir le caractère ardent et querelleur, la loi se montre plus sévère encore. Si en public un homme, sous n’importe quel motif, a tiré son sabre contre quelqu’un, il ne lui est plus permis de le remettre au fourreau avant d’avoir terminé un combat à mort : d’après la loi, il doit lutter jusqu’à ce qu’il tombe ou qu’il tue son adversaire. Sort-il vainqueur de ce duel à mort, il n’est point à l’abri, s’il a été l’agresseur, de l’impitoyable loi qui le condamne à la cruelle alternative de s’ouvrir le ventre ou de subir la peine capitale. Si au contraire il a versé le sang en défendant légitimement sa vie, il n’est ni puni ni même blâmé et sa considération personnelle ne peut qu’y gagner ; mais s’il a déserté le champ de bataille sans y laisser le cadavre de son agresseur, il n’est pas jugé digne de survivre à cette honte, et il faut aussi qu’il choisisse entre une mort volontaire et l’échafaud. C’est en vertu de ces injonctions rigoureuses qui défendent en temps de paix d’exposer au jour une arme quelconque, que les fers de lance et de pique, les canons même de fusil, sont enveloppés soigneusement dans des étuis; on ne les ôte qu’en cas d’expédition militaire en pays ennemi, ou lorsqu’il s’agit d’escorter un criminel au lieu de son exécution. Aussi sir Rutherford Alcock, le ministre anglais, qui avait l’habitude de se faire accompagner à Yédo par des lanciers de sa propre nation, fut-il invité par le gouvernement japonais à dissimuler les fers de lance de son escorte pour éviter de faire naître chez les habitans la supposition qu’il nourrissait à leur égard des projets hostiles. Les lois japonaises relatives au port d’armes ont eu, il faut le reconnaître, de bons résultats, car il est remarquable que dans un pays où l’on rencontre un aussi grand nombre de gens armés qu’au Japon les collisions sérieuses soient si rares. Revenons au cortège du prince de Fossokawa.

Après l’avant-garde venaient huit soldats portant de longues hallebardes et des insignes dont la forme particulière indiquait le rang élevé du maître. Parmi ces marques de distinction, il y en avait une singulière, un chapeau en plumes de corbeau, qui servait plus spécialement à désigner la dignité de daïmio. Je vis ensuite s’avancer, comme une maison roulante, le lourd norimon (litière) : il reposait sur les épaules de douze hommes qui marchaient d’un pas égal, la tête et les jambes nues, comme l’exige l’étiquette japonaise. A peine fûmes-nous en vue, qu’un officier, qui se tenait hors des rangs, courut à la portière du norimon, probablement pour annoncer au prince que des étrangers se trouvaient dans le voisinage. On tira aussitôt les rideaux de telle façon qu’il nous fut impossible de rien entrevoir de la personne du grand seigneur qui passait si près de nous. A droite du norimon, un olhcier portait, enveloppé dans un drap de velours, un sabre, l’arme précieuse et honorée du prince. Derrière la litière, quatre palefreniers conduisaient deux beaux chevaux de selle, magnifiquement harnachés; puis suivait en bon ordre le reste de l’escorte militaire, composée d’environ quatre cents hommes, tous bien armés, et dans une tenue irréprochable. Les officiers supérieurs se faisaient porter dans des litières plus petites que celle de leur maître. L’imposant cortège s’avançait, comme nos troupes en marche, sur deux files, et couvrait une étendue considérable du to-kaïdo. Il était fermé par une multitude de domestiques (deux ou trois cents au moins), qui portaient chacun, aux extrémités d’une perche posée sur l’épaule, deux coffres en bambou contenant la garde-robe et autres effets de voyage de leurs maîtres respectifs. Tout le cortège défila en silence devant nous. Çà et là, des soldats ou même quelque officier nous lançaient des regards peu aimables; mais nous ne fûmes l’objet d’aucune démonstration ouvertement hostile. Nos yakounines, qui avaient ôté leurs chapeaux et qui osaient à peine lever les yeux, avaient l’air fort embarrassé; ils ne reprirent leur bonne humeur qu’en voyant enfin la route libre devant eux, et ils parurent très contens d’être sortis sains et saufs de la situation où le hasard nous avait placés.

Au-delà d’Omori, la route s’anima de plus en plus. Après avoir franchi plusieurs ponts en bois et traversé de jolis villages dont chaque habitation était une boutique, un restaurant ou une auberge, nous tournâmes à droite, nous rapprochant ainsi de nouveau de la mer, que, depuis Kavasacki, nous avions perdue de vue, et tout à coup nous aperçûmes en face de nous Yédo, la seconde et la plus opulente des deux capitales du Japon[9]. La situation de cette ville est des plus heureuses. D’une étendue plus vaste que les grandes métropoles de l’Europe, elle est située sous un beau ciel et sur un terrain doucement ondulé, au bord d’un golfe magnifique dont elle suit la courbe gracieuse. Les parcs et les jardins la couvrent en si grand nombre, qu’ils lui donnent de loin l’aspect d’un parc immense. De toutes parts on aperçoit des arbres disposés en massifs ou en allées ; leur épais feuillage masque les modestes habitations bourgeoises, et ne laisse voir que les temples et les innombrables palais des familles princières qui, depuis deux siècles, sont obligées de résider à Yédo, dans le voisinage et sous la surveillance du taïkoun. On voit dans le golfe des bâtimens de toute espèce, tels que bateaux à vapeur d’Occident, acquis à grands frais par la cour de Yédo, navires à voiles, également de construction européenne, jonques plaquées de cuivre, à la lourde mâture et aux voiles carrées, bateaux de pêche à la poupe effilée en bec de canard, enfin petites embarcations en nombre incalculable. Au milieu du golfe, à 3 ou 4 kilomètres du rivage, on a construit, il y a peu de temps, cinq forts, dont les murailles en granit clair forment un contraste pittoresque avec la fraîche verdure qui tapisse les remparts et avec le sombre azur de l’eau qui les entoure. Dans le lointain, vers l’ouest, court la chaîne des hautes montagnes de Hankoni, et au-dessus d’elle se détache, dans sa solitaire et incomparable magnificence, le pic de Fousi-yama.

Nous traversons une petite place carrée où l’herbe pousse, et qui renferme au centre une statue en pierre d’un Bouddha. Une douzaine de chiens à demi sauvages s’enfuient en hurlant à notre approche. C’est la place des exécutions capitales, située comme une menace à l’entrée même de Yêdo. Un peu après, nous entrons dans un village d’assez pauvre apparence et dont les habitans semblent, pour la plupart, se livrer à la pêche ; au bout de ce village s’ouvre une longue rue bordée de chaque côté par de grandes et belles maisons. Nous sommes à Sinagava, faubourg de Yédo, fameux par ses maisons de thé et le plus mal famé des quartiers de la ville. Toute la jeunesse désoeuvrée s’y donne rendez-vous, et un grand nombre de crimes et de complots y prennent naissance. Notre escorte se serre plus étroitement autour de nous, ; l’officier nous invite à presser l’allure des chevaux ; deux hommes s’élancent au galop en criant haï ! haï ! abonaï ! (attention ! prenez gare) et ces cris sont répétés par nos compagnons. La rue est pleine de gens d’un aspect peu rassurant : ils sont armés de deux sabres formidables, et, suivant un usage très répandu, ils portent autour de la tête un mouchoir qui ne laisse voir de leur visage qu’une paire d’yeux noirs qui brillent à travers une étroite fente, comme derrière un masque. Tous se hâtent pourtant de nous livrer passage, mois à nous peut-être qu’à nos chevaux) dont ils ont peur, mais quelques-uns nous poursuivent d’injures et de menaces. Notre marche devant de plus en plus rapide. Les chevaux, qui tout à l’heure étaient harassés de fatigue, semblent comprendre que nous touchons au but de notre voyage : excités par les cris de nos compagnons et des passans, ils sont devenus intraitables, et c’est au galop que nous franchissons, à l’extrémité du faubourg, la porte en bois qui marque la limité entre Sinagava et Yédo. Le chef de l’escorte, le front baigné de sueur, vient à nous : il nous félicite d’être arrivés à bon port, et il est évidemment satisfait de s’être acquitté d’une mission peu dangereuse à mes yeux, mais qui laisse peser sur lui une certaine responsabilité. Nous passons devant la colline de Goten-yama, où l’on construit en ce moment les nouvelles légations anglaise[10], française, américaine et hollandaise; nous laissons à droite le grand. Temple de Toden-si, résidence du ministre britannique, puis nous tournons à gauche, et, après avoir traversé un quartier fort tranquille, presque désert, nous pénétrons dans Dsen-fou-si, le siège de la légation américaine[11].

II.

La ville de Yédo est située au nord du golfe qui porte son nom, entre 139° 35’ de longitude est, 35° 39’ de latitude nord; elle a une circonférence de 38 kilomètre et couvre une surface de 85 kilomètres carrés[12]. Un fleuve large et majestueux à son embouchure, mais d’ailleurs sans importance, l’O-kava (grande-rivière), la traverse du nord au sud et la divise en deux parties inégales ; la plus petite, à l’est du fleuve, porte le nom de Hondjo ; l’autre, située à l’ouest, est Yédo proprement dit.

Hondjo est une île entourée, à l’ouest par l’O-kava, à l’est par un autre fleuve qui court parallèlement au premier, au nord par un canal, et au sud par la mer. La circonférence de cette partie de la ville est de 13 à 14 kilomètres, et sa superficie de 12 kilomètres carrés. Cinq grands canaux, dont deux vont du nord au sud, et trois de l’est à l’ouest, se coupant à angles droits, divisent Hondjo en huit quartiers, qui sont presque entièrement occupés par des temples, des palais de daïmios et des chantiers du gouvernement. Le temple des cinq cents images (Goïaka-Lakan), situé dans la partie nord-est de Hondjo, mérite une mention particulière : il est formé de deux édifices antiques qui ont eu beaucoup à souffrir d’un tremblement de terre et qui menacent ruine; les nombreuses idoles qui le décoraient, et auxquelles il doit son nom, sont placées à présent dans un vaste hangar, près de leur ancienne demeure. Le sud de Hondjo, qui touche au rivage de la mer, contient quelques habitations de bourgeois, d’artisans, et de pêcheurs; mais on y trouve en bien plus grand nombre les palais et les temples, dont le plus vénéré est celui d’Hadsima, dieu de la guerre. La partie orientale est peu habitée; quelques temples, des palais et des fermes s’élèvent çà et là au milieu des champs cultivés[13]. Hondjo, quartier aristocratique, a peu d’animation. Les quais larges, bien entretenus, bordés d’un grand nombre de palais, sont une des promenades les plus agréables de la capitale; ils offrent sur l’O-kava et sur Yédo des points de vue variés et pittoresques : le fleuve est garni de jonques et de petites barques, surmontées, pour la plupart, de tentes en bambou tressé, et dont un certain nombre, occupées par des jeunes filles, ont une destination semblable à celle des bateaux de fleurs de la rivière de Canton. Quatre ponts en bois d’une construction solide et simple réunissent Hondjo à Yédo; ils portent les noms de Hadsouma-bassi Liogokou-bassi, O-bassi et Yetaï-bassi ; le plus long, O-bassi (grand pont), mesure 160 mattes[14] japonaises, c’est-à-dire 320 mètres environ[15].

Yédo est divisé en trois parties : Siro (le château), Soto-siro (les environs du château), et Midsi (la ville). Une visite à ces trois parties de la seconde capitale japonaise nous fera pénétrer, sinon dans l’intérieur à peu près inaccessible des grandes familles du pays, au moins dans la vie publique de cette société pendant longtemps si peu connue et dont le caractère original se révèle dans les monumens mêmes que nous essaierons de décrire.

Siro, la résidence du taïkoun se trouve au centre de Yédo; de hautes et fortes murailles en font une espèce de citadelle ayant 8 kilomètres de circonférence. Outre le palais du taïkoun, on y voit celui de l’héritier présomptif, ceux des trois gosankios ou princes du sang royal, et d’une vingtaine de daïmios, enfin les habitations des membres du conseil d’état et la mairie, l’hôtel du gouverneur de Yédo. Les palais du taïkoun et de l’héritier présomptif sont séparés des autres par une enceinte particulière. Avant d’arriver à cette enceinte, que les hauts fonctionnaires et les domestiques attachés au service du château ont seuls le droit de franchir, il faut traverser deux larges fossés, sur lesquels sont jetés dix-huit ponts à des distances à peu près égales. La résidence du taïkoun a été visitée dernièrement par les ministres français, anglais, hollandais et américain, ainsi que par plusieurs membres des différentes légations; je tiens de la bouche même des visiteurs que, bien loin d’atteindre à la magnificence dont quelques voyageurs ont parlé, cette résidence est au contraire d’une simplicité qui contraste vivement avec le luxe, des autres cours orientales. Les nattes qui revêtent les appartemens sont, il est vrai, d’une extrême finesse; les sculptures qui décorent les piliers des portes, les colonnes qui supportent le plafond et le plafond même, sont artistement travaillées et soigneusement finies; mais rien d’ailleurs dans les salles et les chambres n’attire spécialement l’attention : une simplicité sévère règne dans tout l’édifice. C’est un trait général et l’un des plus remarquables du goût japonais que cette simplicité. Les palais des daïmios et des autres grands seigneurs présentent le même caractère : bâtis en pierre ou en pisé, blanchis au lait de chaux, ils ne s’élèvent que d’un étage et ressemblent à de vastes hangars; à l’extérieure, ils n’ont d’autre ornement que des plaques de cuivre fixées sur les portes en bois massif et disposées de manière à représenter les armoiries du propriétaire ou différens dessins. On ne sait rien de précis sur l’intérieur de ces hôtels, où aucun étranger n’a encore pénétré; mais on peut admettre presque avec certitude que là, comme chez toute la bonne société japonaise, la simplicité s’unit à un grand ordre et à une propreté parfaite.

D’agréables promenades larges et sablées entourent le château et en longent les fossés, qui sont littéralement couverts d’oiseaux aquatiques. Ces oiseaux vivent dans une complète sécurité; la troubler serait un sacrilège. Dans l’enceinte de Siro s’élèvent deux collines que tous les étrangers s’empressent de visiter : l’une est située près des palais des trois gosankios; on y monte à cheval; on gravit l’autre par un large escalier en pierre de plus de cent marches. Du sommet de ces hauteurs, on jouit d’une vue immense sur la ville et le golfe. Yédo est une ville de jardins; elle figure un parc dont l’œil ne découvre pas les limites, qui est baigné par la mer, traversé par un grand fleuve, et orné de nombreuses villas. On aperçoit bien dans certains quartiers des suites non interrompues de maisons qui forment des rues régulières; mais à chaque instant des temples, des jardins et des palais viennent briser l’uniformité des lignes, et rétablissent cette physionomie particulière qui fait de Yédo une ville unique dans le monde, et dont le premier aspect produit sur les voyageurs la plus vive et la plus agréable surprise.

Le second quartier de Yédo, Soto-siro, entoure le château, et, comme celui-ci, est de forme presque circulaire. Il a une circonférence de 15 kilomètres 3/4, et couvre une surface de 12 kilomètres carrés. Séparé du château par un fossé, de Hondjo par l’O-kava, et du reste de la ville par un canal qui porte le nom de Chori il est relié au château par douze ponts, à Hondjo par trois des grands ponts que j’ai nommés, Liogokou-bassi, O-bassi et Yetaï-bassi, et il se rattache à la ville par trente ponts, dont le plus remarquable est le fameux Nippon-bassi, ou Nihhon-bachi, comme prononcent quelques personnes (le pont du Japon), qui a été choisi pour point de départ dans le calcul des distances de Yédo à toutes les parties de l’empire, et qui par là même est considéré comme le centre géographique du Japon. Les palais de daïmios occupent à Soto-siro 7 kilomètres carrés, les maisons bourgeoises 4, et les temples un seul. Parmi les édifices sacrés, il faut mentionner Mondseki, la plus grande tera de Yédo, et Sanno, une des principales mias[16].

La partie de Soto-siro qui renferme les habitations bourgeoises est une des plus importantes de la ville et de tout l’empire; elle est traversée par la grande route[17], qui amène à Yédo les habitans des provinces, et tout le commerce de la capitale s’y trouve concentré : c’est la Cité de Yédo. Cette cité forme un parallélogramme entouré de canaux ; celui de l’ouest la sépare du château, les trois autres du quartier même de Soto-siro: La cité comprend cinq rues longitudinales et vingt-deux rues transversales qui se coupent à angles droits, et forment soixante-dix-huit îlots réguliers, tous séparés les uns des autres par des grilles en bois. Ces grilles, ordinairement ouvertes, sont toujours gardées par des postes de police, et peuvent se fermer aussitôt que l’on veut isoler un îlot d’un autre. Dans la cité et dans ses environs immédiats, il n’y a ni palais ni temple C’est la seule partie de Yédo qui ait d’ailleurs quelque ressemblance avec nos villes d’Europe. Les rues y sont larges, droites, très animées et bordées à droite et à gauche de maisons encombrées de marchandises de toute espèce. L’absence complète de voitures rend cependant la circulation facile dans ce quartier. Tandis que la plupart des habitations japonaises sont bâties avec des matériaux aussi légère qu’inflammables, comme le bois et le papier, on trouve dans la cité de Yédo un grand nombre de magasins dont les solides murailles en pisé offrent au feu une excellente barrière. Si l’on n’avait usé de cette précaution, les richesses des marchands auraient été bientôt consumées, car les incendies sont d’une fréquence exceptionnelle au Japon. Au nord et au sud de la cité s’étendent des quartiers qui en sont pour ainsi dire les dépendances ét qui servent aussi de demeure et de marché aux commerçans et aux artisans. Midsi (la ville) a 38 kilomètres carrés[18] de superficie. Une partie, Hondjo, située à l’est du château, a déjà été décrite. Le quartier qui est au ord du château couvre une surface de 26 kilomètres carrés, dont le tiers environ est consacré à des édifices religieux. Le mausolée du taïkoun seul, placé dans un beau parc d’une lieue de circonférence, est environné de trente-huit temples. On doit mentionner encore dans le même quartier les temples de Quannon, d’Amida, de Confucius et de Kanda, le patron de Yédo. Le temple de Quannon. — les Européens le désignent généralement sous le nom d’Akatsa, — est un des plus beaux et des plus vénérés du Japon. De toutes parts on y vient en pèlerinage. Il est bâti près du fleuve O-kava, non loin du pont d’Adsouma, et au centre d’un vaste parc où l’on voit plusieurs maisons de thé ainsi que des boutiques remplies de rosaires, d’images et de livres de piété. Ce jardin se transforme à certains jours en un véritable champ de foire ; on y montre et on y vend des animaux privés et sauvages, des plantes rares, des statuettes en cire, et beaucoup d’autres choses propres, à attirer l’attention des nombreux pèlerins, qui viennent faire leurs dévotions. Le sanctuaire qui renferme l’idole sacrée est au bout d’une longue avenue dallée en pierres et plantée d’arbres au pied desquels on élève les baraques des marchands et des saltimbanques. Cette avenue est infestée de mendians qui étalent là leur hideuse misère et implorent par leurs cris pitoyables la charité des passans. A l’entrée de l’allée, on trouve un portail en bois verni rouge au milieu duquel sont suspendues trois lanternes colossales en papier de couleur; le vernis du portail n’a rien perdu de son éclat ni de sa fraîcheur, quoique depuis bien des années il ait été exposé à toutes les intempéries de l’air. A l’extrémité de l’allée, près du temple, on voit dans une écurie, soigneusement entretenue un cheval sacré, dont la robe sans tache est d’une blancheur de lait. Chaque jour, à la même heure, il est magnifiquement harnaché et conduit en grande cérémonie auprès de l’idole. Un des prêtres demande à la déesse Quannon-sama si elle désire sortir de sa demeure, et ordonne, après avoir attendu, une réponse qui ne vient jamais, que l’on ramène l’animal à l’écurie, Le temple, grand édifice carré, est exhaussé, de quinze à vingt pieds au-dessus du sol. Un perron donne accès à l’intérieur, qui le soir, est fermé par des partes massives en bois couvertes de lames de cuivre. A gauche du maître-autel, dans une chapelle latérale, on y voit un tableau qui offre un curieux échantillon des mœurs du Japon : il représente .des courtisanes qui se sont rendues fameuses par leurs attraits et par leur charité, et auxquelles les djoros et autres habitantes des maisons de thé décernent des hommages presque divins. L’intérieur du sanctuaire n’a pas ce caractère de propreté scrupuleuse que j’ai observé dans plusieurs édifices de ce genre; en revanche, il ne cesse de se remplir de dévots qui y accourent de tous les points de l’empire, et dont la curiosité indiscrète rend pour les étrangers l’examen attentif du temple chose fort difficile. On voit, à la droite du bâtiment principal, une pagode semblable aux pagodes chinoises, mais d’une construction plus lourde, et deux statues colossales en pierre représentant l’image d’un Bouddha.

Le temple de Confucius n’est pas ouvert aux étrangers. Dans l’enceinte du parc qui l’environne est établie l’université de Yédo, où les fils des grandes familles japonaises terminent leurs études : ils y apprennent les élémens de la géographie, de l’histoire générale et des sciences physiques, les langues étrangères, et avec un soin plus particulier l’histoire naturelle, et surtout l’histoire nationale; mais les objets essentiels de l’enseignement sont les écritures japonaise et chinoise, et la haute littérature japonaise, qui emprunte ses œuvres à la littérature classique de la Chine. Les difficultés de ces dernières études sont presque insurmontables, et exigent un temps si long que les jeunes gens peuvent à peine effleurer les autres parties de l’enseignement[19]. Aussi les meilleurs élèves, en sortant des écoles, ne savent-ils que lire et écrire le chinois et le japonais, et demeurent-ils, à peu d’exceptions près, dans une complète ignorance sur tout le reste. On a exagéré en général l’intelligence des Japonais. Bien élevés, patiens, sachant tout écouter avec une bonne grâce qui ne les compromet guère, ils ont l’esprit fin, subtil, rusé; mais ils ne possèdent certainement pas cette pénétration, cette largeur de vues, cette puissance créatrice qui font la force des races de l’Occident. Il semble décidément qu’il faille attribuer leur état intellectuel à une infériorité de race plutôt qu’à une infériorité de civilisation. Sans doute un daïmio est plus instruit, plus éclairé que ne l’étaient nos châtelains du moyen âge; mais il serait absurde de prétendre que le Japon peut produire des esprits philosophiques et spéculatifs comme en a produit chez nous cette époque. Les sources inépuisables de philosophie, de poésie et d’art, qui, descendant des hauteurs de notre antiquité classique, ont régénéré et fertilisé le monde occidental, n’ont jamais vivifié les champs arides de la philosophie et de la littérature japonaises. De nombreux palais de daïmios occupent, dans le quartier où s’élèvent les temples de Quannon et de Confucius, des terrains considérables (5 kilomètres carrés). On y remarque ceux des princes de Mito et d’Owari, proches parens du taïkoun, et celui du prince de Kanga, le plus riche des dix-huit gokchis ou pairs du Japon[20]. Le même quartier contient aussi le grand théâtre, Oki-chibaya ; Yosirara, la ville des djoro-jas ou maisons de tolérance, en dépend également. Le grand théâtre, vaste édifice construit en bois léger, peut recevoir de six à huit mille spectateurs. Yosivara forme une sorte de ville à part, isolée du reste de Yédo par des murailles et des fossés; on y pénètre par une seule porte, qui est gardée nuit et jour par un poste de police. C’est un parallélogramme régulier, mesurant 1 kilomètre 1/4 en circonférence. Quatre rues longitudinales et trois rues transversales, coupées à angles droits, le divisent en neuf quartiers séparés par des grilles en bois, que l’on ferme à volonté et qui permettent d’exercer une surveillance sévère, dont les mauvaises mœurs des habitans expliquent la nécessité. Ce rendez-vous de la débauche n’est fréquenté que par le bas peuple. Les officiers ne s’y aventurent qu’en cachette; ils préfèrent de faubourg de Sinagava.

Le nord de la capitale touche à des jardins de plaisance comme Aska-yama, et à de petits villages qui rappellent les promenades des environs de Paris. Tous les Européens résidant à Yédo ont visité Od-si, le plus remarquable de ces villages par la beauté du site. Il est adossé à une riante colline, près d’une petite rivière aux eaux limpides. Pendant la belle saison, des familles bourgeoises viennent fréquemment s’y reposer à l’ombre des vieux arbres ou dans les maisons de thé, qui y sont en grand nombre ; elles prennent un repas simple, entendent de la mauvaise musique, et paraissent heureuses de ces plaisirs innocens. Bien rarement des discussions ou des querelles troublent le calme de leurs réunions, et un étranger ne peut s’empêcher de se plaire à ces mœurs aimables. Un temple érigé près de Od-si par Hiéas, le fondateur de la dynastie des taïkouns actuels, a été consacré plus tard à ce prince avec la dénomination de gongen-sama-no-tera. On se rappelle que Gongen-sama est le nom sous lequel on rend à Hiéas des honneurs presque divins. L’édifice est de peu d’importance, mais il se trouve dans un beau parc et est entretenu avec le plus grand soin. Les successeurs de Hiéas s’y rendent annuellement pour y adresser des prières aux mânes de leur illustre aïeul.

Le Midsi comprend encore un quartier beaucoup plus petit que celui dont nous venons de parler ; situé à l’ouest du château, il ne couvre qu’une surface de 12 kilomètres carrés ; les temples et les résidences des grands en occupent les trois quarts. Parmi ces derniers, il faut citer le palais du prince de Ki-siou, père du taïkoun actuel, et celui de la famille du régent Ikammono-kami, qui a succombé à une mort si tragique[21]. Le temple le plus intéressant de ce quartier porte le nom de Mio-hoodchi : il est au milieu d’une véritable ville de couvens, à laquelle on arrive par un sentier de 2 kilomètres environ, bordé de maisons qu’habitent des prêtres ou des moines, et dans lesquelles on vend des objets sacrés semblables à ceux que l’on trouve au temple de Quannon. Le temple de Miohoodchi, vaste, beau, bien tenu, se compose de plusieurs corps de logis, dont le plus remarquable, une vaste salle ouverte à gauche du sanctuaire principal, renferme des milliers d’ex-voto suspendus le long des murs. Ce sont en général des tableaux peu différens de ceux qui décorent certaines chapelles catholiques, comme Notre-Dame-de-la-Garde à Marseille : ils représentent des navires faisant naufrage, des enfans devant un lit de mort, et d’autres scènes de détresse ou de deuil. Souvent, dans un coin du tableau, apparaît le dieu auquel le croyant adressait sa prière. Un ex-voto, le plus curieux de tous, se trouve dans un coin de la salle : c’est une énorme tresse de cheveux, un câble plutôt, qui a neuf pouces de tour et près de cent pieds de long. Quand on réfléchit que les Japonais considèrent la chevelure comme un des plus précieux ornemens de l’homme, et qu’ils ne consentent que pour d’impérieux motifs à en faire le sacrifice, on a le droit de s’émerveiller à la vue de cet ex-voto, preuve colossale de la superstition humaine, et à la formation duquel des millions d’hommes doivent avoir contribué.

La troisième et dernière partie du Midsi s’étend, au sud du château, sur une superficie de 19 kilomètres carrés, dont un seul à peine est couvert d’habitations bourgeoises ; le reste est consacré aux palais, aux jardins et aux édifices religieux. Ce quartier de Yédo est celui que les étrangers connaissent le mieux à cause des quatre légations européennes qui y sont établies.

La légation britannique est à Todensi. Placée au bord de la mer, dans le voisinage de Sinagava et sur le to-kaïdo, la grande route de l’empire, elle a des abords faciles. Le ministre et sa suite occupent un corps de logis affecté auparavant à la demeure des prêtres qui desservaient le temple de Todensi, situé au bout d’une avenue ombragée et dallée de pierres. La légation anglaise de Yédo a été le théâtre de plusieurs événemens qui marquent des phases douloureuses dans l’histoire des relations de l’Occident avec le Japon : là fut poignardé l’interprète de sir Rutherford Alcock ; là ce ministre lui-même fut assailli la nuit par une bande de lonines[22], qui laissèrent cinq des leurs sur le champ de bataille, après avoir tué oou blessé plusieurs personnes, telles que M. Oliphant, attaché de la légation et écrivain distingué, et M. Morrison, consul à Nagasacki ; là enfin périrent deux matelots anglais en » défendant la vie du colonel Neal, le successeur par intérim de sir Rutherford Alcock.

Saï-kaï-dsi, la légation française se trouve dans une rue parallèle au to-kaïdo, et sur une éminence d’où l’on jouit d’une vue admirable sur le golfe. Le consul-général hollandais occupe, lorsqu’il est à Yédo, un petit temple appelé Chio-dsi, qui est situé dans un quartier assez misérable, entre la légation d’Angleterre et celle de France. Il y vit comme un prisonnier d’état, car toute sa maison est envahie par des soldats japonais qui ne le perdent pas de vue pendant la journée, et qui pendant la nuit veillent jusqu’à la porte de sa chambre à coucher. Aussi s’expose-t-il le moins possible aux inconvéniens de la position qui lui est faite à Yédo, et passe la plus grande partie de l’année soit à Decima, colonie hollandaise de Nagasacki, soit à Yokohama, dans le voisinage de ses compatriotes. Pendant longtemps, le ministre des États-Unis seul a continué de résider d’une manière permanente à Yédo ; mais depuis: l’incendie de Dsen-fou-si, siège de la légation américaine, le général Pryne, successeur de M. Towsend Harris, a été obligé de suivre l’exemple de ses collègues et de s’établir aussi à Yokohama. Dsen-fou-si était un temple situé dans l’intérieur de Yédo, à 3 kilomètres de Toden-si et à 2 kilomètres de Saï-kaï-dsi. Il avait été autrefois l’habitation des bonzes attachés au service d’une grande tera ; le parc qui l’entourait était mal entretenu, mais vaste et rempli de beaux arbres ; on y admirait surtout un figuier des pagodes (ficus religiosa) aux dimensions colossales. Les Japonais l’avaient en vénération, y suspendaient des ex-voto, et s’y réunissaient en foule tous les soirs pour faire leurs prières. C’est dans l’enceinte du temple de Dsen-fou-si que logeait Henry Heusken, le secrétaire de M. Harris ; c’est de là que pendant trois années il partit presque tous les jours pour faire des promenades à cheval dans Yédo ou dans les environs de la ville, qu’il avait étudiée avec le goût d’un antiquaire : on le connaissait jusque dans les ruelles et les quartiers les plus reculés. Durant les trois mois que je passai à Dseo-fou-si, il fut mon compagnon et mon guide en toute occasion : je lui dois la plupart des renseignemens précis que j’ai pu recueillir sur Yédo. Heusken périt assassiné un soir qu’il sortait d’Akabané, résidence du comte d’Eulembourg, ministre de Prusse; il a été inhumé auprès de l’interprète de sir Rutherford Alcock, l’infortuné Denkouchki, dans un parc qui dépend d’un temple et qui servait de cimetière. Aujourd’hui ce cimetière est abandonné : on dirait que les Japonais poursuivent de leur haine jusqu’après la mort les innocentes victimes de leurs préjugés nationaux. Le monument que M. Alcock a élevé à la mémoire de son fidèle serviteur porte une inscription rappelant que Denkouchki a été massacré par des assassins japonais. Quant à M. Harris, il n’a pas voulu perpétuer le souvenir d’un crime qui fit naître une si grande et si juste indignation; la pierre qui couvre les restes de Henry Heusken ne présente que les dates de sa naissance et de sa mort.

Outre les légations étrangères, le quartier qui s’étend au sud du château renferme le temple de Megouro, une des plus grandes feras de Yédo, le cimetière des grands-prêtres, le palais du puissant prince de Satzouma, qui passe pour le plus vaste et le plus riche de la capitale, enfin l’ancien palais et l’ancien mausolée des taïkouns. Ce magnifique tombeau se reconnaît de loin à une haute pagode qui s’élève au milieu d’un parc : il est composé de plusieurs temples et entouré d’arbres centenaires qui répandent l’ombre et la fraîcheur, et qui protègent d’un silence imposant la dernière demeure des anciens chefs militaires du Japon.

Au terme de cette course à travers la capitale japonaise, qui nous en a montré surtout les aspects extérieurs, on voudrait se recueillir et observer la vie morale des habitans, rapprocher aussi quelques données sur le chiffre de la population et les divers groupes qui la forment. C’est un dernier côté de notre sujet, sur lequel il nous reste à interroger nos souvenirs et à résumer nos recherches.


III.

Il est impossible de fixer d’une manière précise le chiffre de la population de Yédo, le gouvernement japonais n’ayant pu y établir aucun cens régulier. On connaît exactement le nombre des bourgeois, des marchands et des artisans, lequel montait en 1858 à 572,848; mais la bourgeoisie, comparée à la noblesse et au clergé, n’a même, au point de vue numérique, qu’une importance secondaire. Yédo est avant tout une ville de fonctionnaires, d’officiers et de prêtres : l’étendue des terrains occupés par les habitations des princes et par les temples le démontre suffisamment[23]. On sait d’ailleurs que, d’après les lois qui régissent le Japon, une moitié des seigneurs féodaux entre lesquels est partagé l’empire doit habiter Yédo, et que l’autre moitié doit y être représentée par les plus proches parens des chefs de famille[24]. Les daïmios, en quittant la capitale, emmènent avec eux toute leur cour, et cette cour est quelquefois nombreuse, puisqu’elle ne se compose pas seulement de fonctionnaires et de domestiques, mais aussi d’un corps d’armée dont le chiffre varie de quelques centaines à plusieurs milliers de soldats[25]. Le prince qui part est à la vérité remplacé par un autre; mais l’armée du nouveau-venu peut être inférieure ou supérieure en nombre à celle de son devancier; il en résulte dans la population de Yédo des fluctuations continuelles et considérables, dont on ne peut se rendre compte, puisque les grands daïmios ne permettent au taïkoun aucun contrôle sur le nombre ou la qualité des personnes qui les suivent. On estime que les grands et petits daïmios sont représentés dans la capitale par un demi-million de personnes environ, hommes, femmes et enfans. La maison du taïkoun, en y comprenant les fonctionnaires, soldats et domestiques, compte, à ce que l’on dit, 180,000 personnes. En ajoutant à ces chiffres, ainsi qu’à celui que j’ai donné pour les bourgeois et artisans, 200,000 prêtres, moines et nonnes qui habitent les couvens et les temples, 200,000 voyageurs et pèlerins, 50,000 parias, c’est-à-dire hettas[26], christans[27] et mendians, on trouve que la population entière de Yédo ne monte pas à moins de 1,700,000 individus[28]. Ce chiffre est encore inférieur à celui que certains voyageurs, M. de Siebold entre autres, ont indiqué ; mais je pense qu’on peut s’y arrêter, comme n’étant pas trop faible. Il correspond d’ailleurs à l’étendue de Yédo, à l’animation de ses rues, comparée à celle des villes dont on connaît le nombre d’habitans, enfin à la distribution particulière de la superficie de Yédo. Il est probable cependant qu’il cessera bientôt de donner une idée exacte de la vérité. La révolution radicale qui se prépare au Japon, et dont les origines nous ont paru mériter une étude spéciale, s’est déjà manifestée par quelques signes éclatans. Le chef du pouvoir exécutif, le taïkoun, que l’on regarde comme le représentant du libéralisme, a été appelé à comparaître devant le mikado, l’empereur légitime, afin de se justifier de l’accusation d’avoir violé la constitution en concluant des traités avec les étrangers. Après avoir résisté pendant quelque temps, il a été forcé de se rendre aux ordres de son souverain. Rien n’a été divulgué de ce qui s’est passé entre les deux princes; mais les étrangers résidant à Yokohama et à Nagasacki ont noté avec surprise, les uns l’émigration des familles princières de Yédo, les autres le départ de Nagasacki de presque tous les ouvriers employés dans la construction des maisons. On a bientôt compris, et des renseignemens puisés aux sources japonaises ont confirmé cette supposition, que le siège du gouvernement allait être transféré de Yédo à Kioto, que les daïmios seraient à l’avenir dispensés de l’obligation de passer la moitié de leur vie dans le voisinage et sous la surveillance du taïkoun, et que ce dernier, dépouillé du prestige de la souveraineté, allait rentrer dans son véritable rôle, qui est celui de lieutenant du mikado. Quant à la ville de Yédo, l’on peut prévoir le moment où elle ne sera plus qu’une ville marchande. Sans doute, avec les 500,000 commerçans et artisans qui l’habitent, elle comptera encore parmi les premières de l’empire; mais en perdant plusieurs centaines de familles princières et les armées de fonctionnaires, de soldats, de domestiques, qui entourent les daïmios, elle perdra la plus brillante partie de sa population, le principal élément de son opulence et de son importance politique: elle ne sera plus que l’ombre de la brillante capitale que les traités devaient ouvrir au commerce des nations occidentales. Voilà le prix dont le taïkoun aura payé son alliance avec les étrangers : ses nouveaux amis auront amené sa ruine, à moins qu’ils ne s’unissent un jour à lui pour restaurer sa puissance et faire valoir les droits et les prérogatives qu’il tient des lois sacrées de Gongen-sama.

Lors de mon premier séjour à Yédo, cette ville n’avait encore rien perdu de son éclat et de sa vie. Dans les longues rues de la cité se pressait une multitude affairée. Des hommes de peine, aux membres robustes, brûlés par le soleil et bizarrement tatoués, traînaient de lourds chariots sur lesquels étaient entassées des marchandises de toute espèce; ils avançaient d’un pas lent et cadencé, poussant à intervalles réguliers des cris perçans pour chasser l’air engagé dans leurs poumons[29]. Des marchands ambulans, des charlatans, tenaient boutique en plein air, et vantaient avec volubilité la qualité de leurs marchandises ou l’efficacité de leurs drogues. Dans les carrefours étaient réunis des prestidigitateurs, des jongleurs, des lutteurs, des diseurs de bonne aventure et des chanteurs de complaintes qui expliquaient des tableaux grotesques représentant des assassinats, des incendies, des batailles. Un public nombreux entourait ces spectacles. Dans les rues plus retirées, une foule d’enfans, qui n’étaient surveillés par personne, dormaient, mangeaient, jouaient ou travaillaient, et passaient ainsi hors de la maison paternelle presque toute la journée. Leur récréation principale était le cerf-volant : des milliers d’entre eux se livraient à cet amusement, et des personnes plus âgées ne dédaignaient pas de le partager lorsque la brise devenait favorable.

Les quartiers aristocratiques semblaient déserts, comparés aux rues bruyantes de la cité. Les palais, qui, avec leurs jardins et leurs vastes parcs, occupent des rues entières, demeuraient fermés; on ne rencontrait guère que des fonctionnaires et des soldats, ou le norimon de quelque grand personnage, dont le cortège défilait en silence, tandis que le peuple s’écartait respectueusement. Autour des temples, ce n’étaient que prêtres, moines, mendians[30], en un mot toute la gent fainéante qu’abritent les églises bouddhiste et sintiste. Pour retrouver l’animation et le bruit, il fallait aller jusqu’aux extrémités de Yédo, à Sinagava ou aux faubourgs du nord et de l’ouest. Là, les maisons de thé et autres lieux de débauche attiraient la foule avide de plaisir. On y menait grand tapage, on s’échauffait la tête par de fréquentes rasades de sakki, on se querellait. Les étrangers ne s’y hasardaient pas volontiers et n’y allaient que bien armés, en société de quelques compatriotes et avec l’escorte d’officiers japonais. On leur livrait passage de mauvaise grâce, il ne fallait pas s’arrêter, et il était expressément interdit d’entrer dans une maison de thé. Au coucher du soleil, ces rues s’animaient d’une façon particulière et prenaient un aspect vraiment sinistre. Partout on rencontrait des individus qui, la figure masquée d’un mouchoir et la main sur la poignée d’un de leurs sabres, ressemblaient beaucoup plus à des brigands qu’à d’honnêtes citoyens. Un étranger n’aimait pas à voir ces vilaines figures à ses côtés ou sur ses talons; il se dérobait vite à leurs regards, et apprenait aux nouveaux débarqués que c’était parmi ces hommes masqués qu’il fallait chercher les assassins de Heusken, de Voss, de Decker, et des autres victimes du fanatisme japonais. Lorsque la lumière du jour avait complètement disparu, ces quartiers s’éclairaient d’illuminations fantastiques. Chaque passant était muni d’une lanterne en papier qui portait écrit en gros caractères le nom du propriétaire ou, peintes à l’encre de Chine, les armoiries du maître. Dès l’entrée de la nuit, les maisons de thé étaient fermées, mais à travers les barreaux d’une épaisse grille on pouvait jeter un coup d’œil dans les salles du rez-de-chaussée, où se tenaient les djoros, parées de leurs plus beaux atours, et les ghékos, qui jouaient et chantaient pour attirer sur leurs compagnes l’attention des curieux. Peu à peu les bruits cessaient, le nombre des lanternes, que l’on voyait dans la rue, diminuait; on masquait les grilles des maisons de thé derrière un rideau de planches. A dix heures, les rues étaient presque désertes; à onze, il y régnait un profond silence. Tout Yédo dormait alors, mais bien souvent ses habitans s’éveillaient au glas sinistre du tocsin. On frappait sur une petite cloche à coups pressés et retentissans. Un gardien de nuit, placé sur un belvédère, comme on en voit par milliers à Yédo au-dessus des temples et des plus hautes habitations, avait aperçu un incendie et appelait au secours. Le signal d’alarme se répétait de toutes parts. On imagine quelles scènes de désordre accompagnent un de ces incendies. Les maisons s’ouvrent. Les habitans s’élancent au dehors : ils questionnent, ils interpellent les passans, ils courent vers l’endroit menacé; beaucoup ont grimpé sur les toits pour mieux apprécier le danger en ce qui les regarde. Le feu est loin encore; mais, alimenté par tant de matériaux combustibles, il s’avance, il dévore l’espace. Ce n’est plus une maison qui brûle, c’est une rue, un quartier entier qui est envahi par les flammes. Les travaux de sauvetage sont conduits avec activité et intelligence, mais ils sont impuissans en présence de l’élément qu’ils doivent combattre. Il faut se résigner à faire au feu une part très large, car le plus souvent rien n’est capable d’en arrêter le progrès, si ce n’est l’espace vide.

Grâce à l’active surveillance des gardiens de nuit et à l’institution bien organisée des sapeurs-pompiers, grâce à la fréquence extraordinaire des incendies qui fait que tout le monde y est habitué et connaît la manière de les combattre[31], beaucoup de sinistres sont étouffés dès leur origine. Dans le cas contraire, il y a presque toujours des catastrophes à déplorer, à moins qu’un calme complet ne favorise les travaux de sauvetage, ou qu’une pluie un peu forte n’éteigne le feu. La principale cause des incendies doit être attribuée à l’usage du brasero que l’on tient allumé jour et nuit dans la maison. La nature très inflammable des matériaux qui servent à la construction des maisons japonaises explique les grandes proportions des sinistres. On bâtit en pierre et pisé les magasins destinés aux marchandises précieuses, ainsi que les palais des daïmios et d’autres grands personnages ; mais les matériaux légers sont entassés en si grande quantité dans toutes les habitations que ces édifices mêmes ne sont plus à l’abri du feu, qui y cause de fréquens ravages. En 1859, l’ancien palais du taïkoun et celui de l’héritier présomptif furent entièrement détruits par les flammes; l’année suivante, un semblable sinistre couvrit de ruines les vastes terrains occupés à Yédo par les nombreux corps de logis dont l’ensemble constitue le palais du puissant prince de Satzouma. Pendant mon premier séjour à Yédo, en 1859 et 1860, Saï-kaï-dsi, siège de la légation française, n’échappa à une destruction complète que grâce aux courageux efforts des pompiers pour préserver ce temple, construit du reste de matériaux fort solides. M. du Chesne de Bellecourt fut obligé de chercher refuge auprès de son collègue, sir Rutherford Alcock. La malveillance des lonines pouvait n’être pas étrangère à cet accident, et on appréhendait une attaque à main armée sur la personne du représentant de la France; aussi fut-il conduit à la légation britannique sous bonne escorte. M. du Chesne de Bellecourt, en racontant plus tard les événemens de cette nuit, se plaisait à rendre justice à l’adresse et à l’activité des pompiers japonais : son déménagement avait été opéré en un clin d’œil; aucun des meubles ou des objets de son appartement n’avait été cassé ou égaré, et lui-même avait été traité avec les plus grands égards.

Le gouvernement du taïkoun a ainsi, dans mainte occasion, fait preuve de bonnes intentions envers ses nouveaux alliés; mais il n’est point parvenu à établir avec eux des relations véritablement amicales. La crainte d’effaroucher les susceptibilités du parti patriotique, qui a vu avec regret l’intrusion des étrangers dans les affaires intérieures, a imposé à la cour de Yédo une réserve qui s’est manifestée chez tous les fonctionnaires qu’elle a désignés pour traiter avec les représentans de l’Occident. Ceux-ci, en vertu du caractère officiel dont ils étaient revêtus, n’ont pu faire des avances trop directes, et, après avoir acquis la certitude que la froideur avec laquelle on les recevait était le résultat d’un parti-pris, ils ont à leur tour gardé les mêmes apparences, corroborant ainsi malgré eux un état de choses qui rend leur séjour à Yédo et leurs rap ports avec le gouvernement de plus en plus difficiles. Aucun lien d’amitié n’existe entre les fonctionnaires japonais et les membres des diverses légations occidentales, et la vie que ces derniers mènent à Yédo est fort monotone et triste. Jusqu’au moment où M. Heusken fut assassiné, cette existence n’était cependant pas dépourvue de distractions. Les attachés formaient une société de jeunes gens assez nombreuse ; les chefs de légation exerçaient à l’envi la plus large hospitalité. Il y avait toujours des invités d’Europe ou d’Amérique à Saï-kaï-dsi, à Toden-si et à Dsen-fou-dsi, et on se faisait un plaisir de leur montrer la ville et les environs, qui sont charmans. C’étaient chaque jour de longues promenades à cheval; on allait au château, on traversait la cité on visitait le temple de Quannon, on faisait des parties de plaisir à Odsi. Sans doute il fallait être armé et se tenir sur ses gardes, mais sans appréhensions sérieuses, et il n’y avait point d’imprudence à s’aventurer, quelle que fut l’heure de la journée, dans les parties les plus reculées de la ville. Je me souviens d’une promenade faite en compagnie des attachés de la légation anglaise et de M. Heusken. Nous partîmes de bonne heure de Toden-si sans autre escorte que celle de nos bettos (on était alors en 1860). Nous traversâmes le quartier du château, Soto-siro et toute la cité ; nous nous arrêtâmes longtemps dans les temples du dieu de la guerre, des cinq cents images et de Quannon-sama; puis nous arrivâmes, après avoir visité les quartiers aristocratiques aussi bien que les rues habitées par la lie de la population, jusqu’au village d’Odsi, à une distance de 15 à 18 kilomètres du siège de la légation anglaise. Là nous fîmes une halte qui dura plusieurs heures, et la nuit nous surprit lorsque nous étions encore loin de Toden-si; nos chevaux étaient harassés de fatigue, et nous n’avancions plus qu’au pas. Nous ne rentrâmes chez nous que vers minuit, ayant passé quinze heures dans les rues de Yédo sans que rien de fâcheux nous fût arriva.

Nos excursions n’étaient pas toujours aussi prolongées ; elles duraient d’ordinaire trois ou quatre heures. On se réunissait ensuite, soit à Toden-si, soit chez le ministre français ou américain[32]. On se communiquait les observations faites dans l’excursion du jour, on discutait des projets de promenade pour le lendemain, on préparait son courrier pour l’Europe, ou bien on lisait les lettres et journaux qu’avait apportés le bateau de Shang-haï. Souvent il fallait se rendre en audience auprès d’un des membres du gorodjo (conseil des cinq), ou recevoir la visite officielle d’un gouverneur des affaires étrangères. Le temps était donc assez bien rempli, et les membres des diverses légations échappaient ainsi aux ennuis de l’isolement. L’assassinat de M. Hleusken vint changer la situation. Après cet événement, le ministre des États-Unis resta seul à Yédo ; les ministres français et anglais partirent pour Yokohama. Ils revinrent, il est vrai, plus tard dans la capitale du taïkoun ; mais la surveillance sévère qui s’exerçait autour d’eux leur fut insupportable, et, deux tentatives d’assassinat sur le représentant de la Grande-Bretagne ayant causé la mort de deux sujets anglais et prouvé trop évidemment l’existence de dangers sérieux, MM. Alcock et du Chesne de Bellecourt décidèrent qu’ils retourneraient temporairement à Yokohama. Le ministre des États-Unis lui-même, M. Pryne, malgré le dessein bien arrêté de maintenir son droit de résidence à Yédo, se vit enfin obligé de quitter cette ville, sa demeure étant devenue la proie des flammes, et les gouverneurs de Yédo l’ayant supplié de partir, parce qu’ils craignaient de ne pouvoir le protéger à l’avenir contre la haine de ses ennemis.

La ruse, le crime, les complications politiques amenées au Japon par l’arrivée des Européens, ont ainsi chassé les hôtes étrangers de la capitale du taïkoun, qui, après une lutte de plus de trois années, se trouve rendue tout entière à ses anciens possesseurs ; mais, on ne peut en douter, nos représentans retourneront tôt ou tard à Yédo. L’Occident est trop puissant, trop supérieur à l’Orient, pour qu’il ne lui soit pas facile de donner à sa volonté la force d’une loi ; il a décidé, en imposant son amitié au Japon, que cet empire sortira de l’état d’isolement où il a vécu pendant des siècles, qu’il s’unira aux autres nations civilisées du globe, et qu’à cet effet il souffrira dans sa capitale la présence des représentans des puissances occidentales.


RODOLPHE LINDAU.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet et du 1er août 1863.
  2. Kkanagava servait jadis de résidence aux consuls de France, d’Angleterre, d’Amérique et de Hollande. Depuis deux ans environ, tous se sont retirés à Yokohama, à l’exception du consul américain. Avec ce fonctionnaire, un missionnaire et un docteur forment en ce moment toute la population étrangère de Kanagava.
  3. Il ne faut point confondre ces maisons de thé situées sur la grande route, ou tscha-jas, avec les djoro-jas, dont j’ai déjà parlé. Les tscha-jas sont des établissemens respectables où le voyageur trouve du repos et des rafraîchissemens.
  4. C’est dans des chariots ainsi attelés que voyagent quelquefois les membres de la famille du mikado.
  5. On construit pour les mers de Chine et du Japon les meilleurs bateaux à vapeur qui puissent se construire en Angleterre et en Amérique, et les grandes maisons de commerce de Shang-haï et de Hong-kong rivalisent entre elles pour avoir les bateaux les plus rapides. Plusieurs de des bâtimens valent des sommes énormes : il en est un qui ne charge que quelques centaines de tonneaux de marchandises, et qui a coûté à ses propriétaires plus de 2 millions de francs ; mais aussi le service maritime entre Hong-kong et Shang-haï est-il fait avec une précision admirable, et cela malgré les ouragans terribles qui visitent si fréquemment ces parages.
  6. Un fonctionnaire d’un rang élevé, ayant été insulté par un de ses collègues, se retira de la cour, et, après avoir fait son testament, se donna solennellement la mort au milieu des siens. Un certain nombre de ses amis, devenus fameux dans l’histoire du Japon, entreprirent de le venger. Ils se rendirent nuitamment au palais de celui qui avait causé la mort de leur chef, massacrèrent une foule de domestiques, et s’emparèrent de la personne de leur ennemi; ils le mirent à mort en lui coupant la tête. Ensuite ils plaçèrent ce trophée sanglant sur la tombe de celui qu’ils avaient promis de venger. Le lendemain, ils s’assemblèrent autour de cette même tombe, et, après avoir adressé une longue allocution aux mânes de leur chef et prononcé une courte prière, chacun d’eux tira son sabre, s’ouvrit le ventre et mourut sur la place. Cette histoire, appelée l’histoire des trente-cinq lonines, est populaire au Japon; chaque enfant la sait par cœur et a appris à l’admirer. Véridique ou non, elle prouve chez le peuple qui s’en glorifie un sentiment de l’honneur personnel extrêmement développé.
  7. Les chaussures japonaises sont d’un bon marché extraordinaire : une paire de sandales communes, telles que le bas peuple en porte en voyage, ne coûte pas même un sou; elle s’use assez vite, et on la remplace. On en voit un très grand nombre sur les routes, et personne, pas même un mendiant, ne se donner la peine de les ramasser.
  8. On sait que M. Lenox Richardson fut massacré à l’occasion de sa rencontre avec le cortège d’un daïmio ; mais il ne faut pas oublier que cette rencontre eut lieu dans un chemin étroit et encaissé, et que M. Richardson et ses compagnons, involontairement sans doute, jetèrent plus ou moins de trouble dans l’ordonnance du cortège.
  9. La première et l’ancienne capitale du Japon est, on le sait, Kioto, où réside le mikado, le souverain légitime; elle se trouve dans l’intérieur du pays, à 50 kilomètres d’Osakka, le plus grand entrepôt du commerce japonais, et figure sur nos cartes sous le nom de Miako, qui signifie simplement capitale.
  10. Celle de la Grande-Bretagne a été incendiée et entièrement détruite au moment où elle venait d’être terminée Goten-yama était jadis un but favori de promenade, et on dit que la concession de cette colline aux étrangers a été fort mal accueillie par la ville de Yédo et principalement par le faubourg voisin de Sinagava. Aussi ne serait-il point impossible que la jouissance en fût vendue au public afin d’enlever un motif de mécontentement, et qu’on désignât aux envoyés étrangers un autre emplacement où serait transféré le siège de leurs légations respectives. Ce qui paraît certain, c’est que tous les Européens résidant à Yédo seront à l’avenir réunis dans un quartier isolé et fortifié sur lequel il sera facile d’exercer une rigoureuse surveillance.
  11. Dsen-fou-si vient de partager le sort de la légation anglaise de Goten-yama : ce temple antique et vénéré est devenu la proie des flammes; mais, tandis qu’il est certain que la destruction de la légation anglaise est l’œuvre de mains criminelles, on attribue à un accident le sinistre de Dsen-fou-si.
  12. Yédo n’a point de mur d’enceinte, et il est impossible de fixer exactement ses limites; la ville se confond avec les faubourgs, et ceux-ci avec les villages qui les entourent. J’ai extrait les mesures que je donne ici d’une excellente carte japonaise, dont je me servais pendant mes promenades à Yédo, et que j’ai toujours reconnue parfaitement exacte.
  13. Les chiffres suivans, auxquels je ne me suis arrêté qu’après un mûr examen, donnent une idée de la proportion où se trouvent à Hondjo les divers élémens de la population : des 12 kilomètres carrés dont se compose la surface de ce quartier, 3 sont occupés par des rizières et des jardins, 5 par les résidences des daïmios, 1 1/2 par les temples, et 1 1/2 par les fortifications et les chantiers du gouvernement. Il ne reste aux demeures bourgeoises qu’un seul kilomètre carré.
  14. Le pied japonais (kaneschiak), à très peu de chose près, a la longueur du pied anglais; il mesure 303 millimètres. Pour mesurer les distances, on se sert des multiples de la matte (ken), dont la longueur est de 1m,908. L’unité des mesures de superficie est un carré appelé le tsbou, dont chaque côté mesure 1 ken (1m, 908). L’unité des mesures de capacité est le sio ’ou itcimas (1/16e de pied cube japonais), qui contient 0,01738645 mètre cube. L’unité de poids est le kin ou katty de 60 centigrammes, ou, livre anglaise, 1,323. L’unité monétaire enfin est la pièce d’or, rio ou kobang , qui vaut, suivant le cours, de 10 à 11 francs.
  15. Un cinquième pont a été jet récemment sur l’O-kava au nord de la ville ; il s’appelle Oskio-kaïdo-no-o-bassi (le grand pont du chemin du nord).
  16. On se rappelle que tera est le nom donné aux temples bouddhistes, et que les mias sont consacrés au culte primitif du Japon.
  17. La grande route du Japon porte, de Nagasacki à Yédo, le nom de To-kaïdo (chemin de l’ouest) ; en traversant la capital, elle porte le nom de O-tori (grande rue), et au nord de Nihhon-bachi elle est appelée Oskio-kando (chemin du nord).
  18. En ajoutant à ce chiffre 4 kilomètres carrés pour la surface du château et 12 kilomètres carrés pour la surface du Soto-siro, on retrouve l’aire totale de Yédo, qui est de 85 kilomètres carrés.
  19. Il y a cinq manières d’écrire le japonais : en kaï-cho, en gio-cho, en sosho, en hiragana et en katagana. Les deux dernières écritures s’apprennent sans trop de difficulté; mais l’étude approfondie des trois autres suffit à remplir la vie entière d’un homme.
  20. Les revenus du prince de Kanga sont évalué à 1,200,000 kokf de riz, ce qui équivaut à 30 millions de francs environ.
  21. Voyez la Revue du 1er  mai 1863.
  22. Les lonines se recrutent parmi les gens déclassés, etc. Les étrangers désignent sous le même nom des bandits et autres malfaiteurs dangereux qui se sont montrés hostiles aux rapports entre Japonais et Occidentaux. Chez les Japonais, le terme de lonine n’a rien de méprisable et signifie « homme sans emploi ».
  23. L’étude du plan japonais dont j’ai parlé, et dont l’exactitude m’a été démontrée par l’expérience, m’a conduit à des résultats fort curieux sur la proportion des terrains occupés par les divers élémens de la population. La superficie totale de Yédo, qui est de 85 kilomètres carrés, se distribue de la manière suivante :
    Palais des daïmios et du taïkoun. Parcs, jardins, terres cultivées et fortifications. Temples et dépendances. Habitations bourgeoises. Total.
    Ile de Hondjo 5 4 1/2 1 1/2 1 12
    Quartier du château 4 « « « 4
    — en dehors du château 7 « 1 4 12
    — au nord du château 5 11 8 2 26
    — à l’ouest du château 5 2 1/2 4 « 1/2 12
    — au sud du château 3 10 5 1 19
    29 28 19 1/2 8 1/2 85
  24. Voyez, dans la Revue du 1er mai dernier (le Japon depuis l’ouverture de ses ports), le passage relatif à la constitution politique du Japon ou lois de Gongen-sama. Cette constitution vient de subir des réformes radicales, dont on ne peut encore apprécier la portée, et qui ont trait surtout aux obligations du taïkoun envers le mikado, et des daïmios envers le taïkoun.
  25. L’armée du daïmio de Satzouma s’élève, assure-t-on, à 25,000 hommes, et 8 ou 10,000 l’accompagnent ordinairement lorsqu’il se rend à Yédo.
  26. Ce sont des artisans qui travaillent le cuir et touchent le sang des animaux; on les regarde comme impurs, et ils sont parqués dans des quartiers particuliers.
  27. Les descendans des anciens chrétiens japonais. Ils vivent à Yédo dans un quartier particulier, se marient entre eux et sont profondément méprisés. L’exercice de la religion chrétienne leur est sévèrement interdit, et ils en ont perdu tout souvenir.
  28. En récapitulant, on voit que les élémens de la population de Yédo se divisent ainsi :
    Bourgeois, marchands, artisans 572,848 habitans.
    Les daïmios et leurs maisons 500,000
    Maison du taïkoun 180,000
    Clergé 200,000
    Voyageurs et pèlerins 200,000
    Mendians hettas et christans 50,000
    Total 1,702,848 habitans.
  29. L’habitude de crier pendant le travail est très répandue dans l’extrême Orient : à Shang-haï surtout, les cris aigus des portefaix chinois remplissent les quais et les carrefours d’un bruit assourdissant.
  30. Parmi les mendians, qui forment une caste particulière, on remarque surtout les mendians dits à la corbeille. Ce sont d’anciens nobles dégradés qui, honteux de l’état auquel ils sont réduits, portent sur la tête un tube en bambou tressé qui repose, comme le ferait un chapeau trop large et trop long, sur leurs épaules, et qui cache leurs traits complètement. — Il est défendu sous des peines sévères de vouloir pénétrer l’incognito de ces lonines.
  31. Les maçons, charpentiers et beaucoup d’autres ouvriers sont, au nom de la loi, embrigadés dans le corps des pompiers; ils ont une grande habitude des travaux de sauvetage, et s’en acquittent avec autant de zèle que de courage. Dans chaque maison de Yédo, l’on trouve des pompes à incendie, et devant presque toutes les portes on remarque de grands cuviers remplis d’eau, et qui ne sont là que pour servir en cas de sinistre.
  32. Alors comme aujourd’hui, le représentant des Pays-Bas résidait ordinairement à Décima, celui de la Russie à Hokodadé, et le Portugal n’avait qu’un consul, habitant Yokohama. La Prusse, qui venait de conclure un traité avec le Japon, ne l’avait pas encore fait ratifier lorsque je quittai Yédo pour la dernière fois.