Un billet de loterie/XI

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Hetzel (p. 88-102).
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Ils l'attendaient près de la hutte du passeur. (Page 85.)

XI

Alors Joël raconta toute l’histoire de Ole Kamp. Sylvius Hog, très ému par ce récit, l’écoutait avec une profonde attention. Il savait tout maintenant. Il venait de lire la dernière lettre qui annonçait le retour de Ole, et Ole ne revenait pas ! Quelles inquiétudes, quelles angoisses pour toute la famille Hansen !

« Et moi qui me croyais chez des gens heureux ! » pensait-il.
Le professeur écrivait... (Page 94.)

Cependant, en y réfléchissant bien, il lui parut que le frère et la sœur se désespéraient, alors que l’on pouvait encore conserver quelque espoir. À force de compter ces jours de mai et de juin, leur imagination en exagérait le chiffre, comme si elle les eût comptés deux fois.

Le professeur voulut donc leur donner ses raisons – non des raisons de commande – mais très sérieuses, très plausibles, et discuter la valeur de ce retard du Viken. Pourtant, sa physionomie était devenue grave. Le chagrin de Joël et de Hulda l’avait profondément impressionné.

« Écoutez-moi, mes enfants, leur dit-il. Asseyez-vous à mes côtés et causons.

– Eh ! que pourrez-vous nous dire, monsieur Sylvius ? répondit Hulda, dont la douleur débordait.

– Je vous dirai ce qui me paraît juste, reprit le professeur, et le voici : je viens de réfléchir à tout ce que m’a raconté Joël. Eh bien, il me semble que votre inquiétude dépasse la mesure. Je ne voudrais pas vous donner des assurances illusoires, mais il importe que les choses soient remises à leur véritable point.

– Hélas ! monsieur Sylvius, répondit Hulda, mon pauvre Ole s’est perdu avec le Viken !… Je ne le reverrai plus !

– Ma sœur !… Ma sœur !… s’écria Joël. Je t’en prie, calme-toi, laisse parler monsieur Sylvius…

– Et gardons notre sang-froid, mes enfants ! Voyons ! C’était du 15 au 20 mai que Ole devait revenir à Bergen ?

– Oui, dit Joël, du 15 au 20 mai, comme le marque sa lettre, et nous sommes au 9 juin.

– Cela fait donc un retard de vingt jours sur la date extrême indiquée pour le retour du Viken. C’est quelque chose, j’en conviens ! Cependant, il ne faut pas demander à un navire à voiles ce que l’on pourrait attendre d’un navire à vapeur.

– C’est ce que j’ai toujours répété à Hulda, c’est ce que je lui répète encore, dit Joël.

– Et vous faites bien, mon garçon, reprit Sylvius Hog. En outre, il est possible que le Viken soit un vieux bâtiment, marchant mal comme la plupart des navires de Terre-Neuve, surtout quand ils sont lourdement chargés. D’autre part, il y a eu de grands mauvais temps depuis quelques semaines. Peut-être Ole n’a-t-il pu prendre la mer à l’époque que sa lettre indique. Dans ce cas, il suffit qu’il ait tardé de huit jours pour que le Viken ne soit pas encore arrivé et que vous n’ayez pu recevoir une nouvelle lettre de lui. Tout ce que je vous dis là, croyez-le, est le résultat de sérieuses réflexions. De plus, savez-vous si les instructions données au Viken ne lui laissaient pas une certaine latitude pour porter sa cargaison en quelque autre port, suivant les demandes du marché ?

– Ole l’aurait écrit ! répondit Hulda, qui ne pouvait se rattacher même à cet espoir.

– Qui prouve qu’il n’a pas écrit ? reprit le professeur. Et, s’il l’a fait, ce ne serait plus le Viken qui aurait du retard, ce serait le courrier d’Amérique. Supposez que le navire de Ole ait dû aller en quelque port des États-Unis, cela expliquerait comment aucune de ses lettres n’est encore arrivée en Europe !

– Aux États-Unis… monsieur Sylvius ?

– Cela se voit quelquefois, et il suffit de manquer un courrier pour laisser ses amis longtemps sans nouvelles… En tout cas, il y a une chose très simple à faire, c’est de demander des renseignements aux armateurs de Bergen. – Les connaissez-vous ?

– Oui, répondit Joël, messieurs Help frères.

– Help frères, Fils de l’Aîné ? s’écria Sylvius Hog.

– Oui !

– Mais moi aussi je les connais ! Le plus jeune, Help junior, comme on dit, bien qu’il ait mon âge, est un de mes bons amis. Nous avons souvent dîné ensemble à Christiania ! Help frères, mes enfants ! Ah ! je saurai par eux tout ce qui concerne le Viken. Je vais leur écrire aujourd’hui même, et, s’il le faut, j’irai les voir.

– Que vous êtes bon, monsieur Sylvius ! répondirent à la fois Hulda et Joël.

– Ah ! pas de remerciements, s’il vous plaît ! Je vous le défends bien ! Est-ce que je vous ai remerciés, moi, pour ce que vous avez fait là-bas ?… Comment, je trouve l’occasion de vous rendre un petit service, et vous voilà tout en l’air !

– Mais vous parliez de partir pour retourner à Christiania, fit observer Joël.

– Eh bien, je partirai pour Bergen, s’il est indispensable que j’aille à Bergen !

– Mais vous alliez nous quitter, monsieur Sylvius, dit Hulda.

– Eh bien, je ne vous quitterai pas, ma chère fille ! Je suis libre de mes actions, je suppose, et, tant que je n’aurai pas tiré cette situation au clair, à moins qu’on ne me mette à la porte…

– Que dites-vous là ?

– Et tenez, j’ai bonne envie de rester à Dal jusqu’au retour de Ole ! Je voudrais le connaître, ce fiancé de ma petite Hulda ! Ce doit être un brave garçon – dans le genre de Joël.

– Oui ! tout comme lui !… répondit Hulda.

– J’en étais sûr ! s’écria le professeur, dont la belle humeur avait repris le dessus, à dessein, sans doute.

– Ole ressemble à Ole, monsieur Sylvius, dit Joël, et cela suffit pour qu’il soit un excellent cœur.

– C’est possible, mon brave Joël, et cela me donne encore plus le désir de le voir. Oh ! cela ne tardera pas ! Quelque chose me dit que le Viken va bientôt arriver !

– Dieu vous entende !

– Et pourquoi ne m’entendrait-il pas ? Il a l’oreille fine ! Oui ! je veux assister à la noce de Hulda, puisque j’y suis invité. Le Storthing en sera quitte pour prolonger mon congé de quelques semaines. Il l’aurait prolongé bien davantage, si vous m’aviez laissé tomber dans le Rjukanfos, comme je le méritais !

– Monsieur Sylvius, dit Joël, que c’est bon de vous entendre parler ainsi, et quel bien vous nous faites !

– Pas aussi grand que je le voudrais, mes amis ; puisque je vous dois tout, et que je ne sais…

– Non !… n’insistez plus sur cette aventure.

– Au contraire, j’insisterai ! Ah ! çà ! est-ce que c’est moi qui me suis tiré des griffes de la Maristien ? Est-ce moi qui ai risqué ma vie pour me sauver ? Est-ce moi qui me suis rapporté jusqu’à l’auberge de Dal ? Est-ce moi qui me suis soigné et guéri sans le secours de la Faculté ? Ah ! mais je suis entêté comme un cheval de kariol, je vous en préviens. Or, je me suis mis dans la tête d’assister au mariage de Hulda et de Ole Kamp, et, par saint Olaf ! j’y assisterai ! »

La confiance est communicative. Comment résister à celle que montrait Sylvius Hog ? Il le vit bien, quand un demi-sourire éclaira le visage de la pauvre Hulda. Elle ne demandait qu’à le croire… Elle ne demandait qu’à espérer.

Sylvius Hog continua de plus belle :

« Donc, il faut songer que le temps va vite. Allons, commençons les préparatifs du mariage !

– Ils sont commencés, monsieur Sylvius, répondit Hulda, et déjà depuis trois semaines !

– Parfait ! Gardons-nous de les interrompre !

– Les interrompre ? répondit Joël. Mais tout est prêt !

– Quoi ! la jupe de mariée, le corset aux agrafes de filigrane, la ceinture et ses pendeloques ?

– Même ses pendeloques !

– Et la couronne rayonnante qui vous coiffera comme une sainte, ma petite Hulda ?

– Oui, monsieur Sylvius.

– Et les invitations sont faites ?

– Toutes faites, répondit Joël, même celle à laquelle nous tenons le plus, la vôtre !

– Et la demoiselle d’honneur a été choisie parmi les plus sages filles du Telemark ?

– Et les plus belles, monsieur Sylvius, répondit Joël, puisque c’est mademoiselle Siegfrid Helmboë, de Bamble !

– De quel ton il dit cela, le brave garçon ! fit observer le professeur, et comme il rougit en le disant ! Eh ! Eh ! Est-ce que par hasard mademoiselle Siegfrid Helmboë, de Bamble, serait destinée à devenir madame Joël Hansen de Dal ?

– Oui, monsieur Sylvius, répondit Hulda, Siegfrid, qui est ma meilleure amie !

– Bon ! Encore une noce ! s’écria Sylvius Hog. Et je suis sûr qu’on m’y invitera, et je ne pourrai faire moins que d’y assister ! Décidément, il faudra que je donne ma démission de député au Storthing, car je n’aurai plus le temps d’y siéger ! Allons, je serai votre témoin, mon brave Joël, après avoir d’abord été celui de votre sœur, si vous le permettez. Décidément, vous faites de moi tout ce que vous voulez, ou plutôt tout ce que je veux ! Embrassez-moi, petite Hulda ! Une poignée de main, mon garçon ! Et maintenant, allons écrire à mon ami Help junior, de Bergen ! »

Le frère et la sœur quittèrent la chambre du rez-de-chaussée, que le professeur parlait déjà de prendre à bail, et ils revinrent à leurs occupations avec un peu plus d’espoir.

Sylvius Hog était resté seul.

« La pauvre fille ! la pauvre fille ! murmurait-il. Oui ! j’ai un instant trompé sa douleur !… Je lui ai rendu quelque calme !… Mais c’est un bien long retard et dans des mers très mauvaises à cette époque !… Si le Viken avait péri !… Si Ole ne devait plus revenir ! »

Un instant après, le professeur écrivait aux armateurs de Bergen. Ce que demandait sa lettre, c’étaient les détails les plus précis sur tout ce qui concernait le Viken et sa campagne de pêche. Il voulait savoir si quelque circonstance, prévue ou non, n’avait pu l’obliger à changer son port de destination. Il lui importait de savoir au plus tôt comment les négociants et les marins de Bergen expliquaient ce retard. Enfin il priait son ami Help junior de prendre les informations les plus précises et de l’aviser par le retour du courrier.

Cette lettre si pressante disait aussi pourquoi Sylvius Hog s’intéressait au jeune maître du Viken, de quel service il était redevable à sa fiancée, et quelle joie ce serait pour lui de pouvoir donner quelque espérance aux enfants de dame Hansen.

Dès que cette lettre fut écrite, Joël la porta à la poste de Mœl. Elle devait partir le lendemain. Le 11 juin, elle serait à Bergen. Donc, le 12, dans la soirée, ou le 13 dans la matinée au plus tard, M. Help junior pouvait avoir répondu.

Près de trois jours à attendre cette réponse ! Comme ils parurent longs ! Cependant, à force de paroles rassurantes, d’encourageantes raisons, le professeur parvint à rendre moins pénible cette attente. Maintenant qu’il connaissait le secret de Hulda, n’avait-il pas un sujet de conversation tout indiqué, et quelle consolation c’était pour Joël et sa sœur de pouvoir sans cesse parler de l’absent !

« À présent, ne suis-je pas de votre famille ? répétait Sylvius Hog. Oui !… quelque chose comme un oncle qui vous serait arrivé d’Amérique – ou d’ailleurs ? »

Et, puisqu’il était de la famille, on ne devait plus avoir de secrets pour lui.

Or, il n’était pas sans avoir remarqué l’attitude des deux enfants vis-à-vis de leur mère. La réserve dans laquelle dame Hansen affectait de se tenir devait avoir, selon lui, un autre motif que l’inquiétude où l’on était sur le compte de Ole Kamp. Il crut donc pouvoir en parler à Joël. Celui-ci ne sut que lui répondre. Il voulut alors pressentir dame Hansen à ce sujet ; mais elle se montra si fermée qu’il dut renoncer à connaître ses secrets. L’avenir les lui apprendrait sans doute.

Ainsi que l’avait prévu Sylvius Hog, la réponse de Help junior arriva à Dal dans la matinée du 13. Joël était allé, dès l’aube, au-devant du courrier. Ce fut lui qui apporta la lettre dans la grande salle où le professeur se trouvait avec dame Hansen et sa fille.

Il y eut d’abord un moment de silence. Hulda, toute pâle, n’aurait pu parler, tant l’émotion lui faisait battre le cœur. Elle avait pris la main de son frère, aussi ému qu’elle.

Sylvius Hog ouvrit la lettre et la lut à haute voix.

À son grand regret, cette réponse de Help junior ne contenait que de vagues indications, et le professeur ne put cacher son désappointement aux jeunes gens qui l’écoutaient, les larmes aux yeux.

Le Viken avait effectivement quitté Saint-Pierre-Miquelon à la date indiquée dans la dernière lettre de Ole Kamp. On l’avait appris de la façon la plus formelle par d’autres bâtiments qui étaient arrivés à Bergen depuis son départ de Terre-Neuve. Ces navires ne l’avaient point rencontré sur leur route. Mais eux aussi avaient éprouvé de gros mauvais temps dans les parages de l’Islande.
Quel accueil... (Page 90.)

Cependant, ils avaient pu s’en tirer. Dès lors, pourquoi le Viken n’en aurait-il pas fait autant ? Peut-être était-il en relâche quelque part. C’était d’ailleurs un excellent bateau, très solide, bien commandé par le capitaine Frikel, de Hammersfest, et monté par un vigoureux équipage qui avait fait ses preuves. Toutefois, ce retard ne laissait pas d’être inquiétant, et, s’il se prolongeait, il serait à craindre que le Viken se fût perdu corps et biens.

Help junior regrettait de ne pas avoir de meilleures nouvelles à donner
« Reçois-le avec ma dernière pensée… » (Page 102.)

du jeune parent des Hansen. En ce qui concernait Ole Kamp, il en parlait comme d’un excellent sujet, digne de toutes les sympathies qu’il inspirait à son ami Sylvius.

Help junior finissait en assurant le professeur de son affection, en y joignant les amitiés de sa famille. Enfin, il promettait de lui faire parvenir, sans délai, toute nouvelle qui pourrait arriver du Viken en n’importe quel port de Norvège, et se disait son tout dévoué, Help frères.

La pauvre Hulda, défaillante, était tombée sur une chaise, pendant que Sylvius Hog lisait cette lettre ; elle sanglotait, quand il en eut achevé la lecture.

Joël, les bras croisés, avait écouté sans mot dire, sans même oser regarder sa sœur.

Dame Hansen, après que Sylvius Hog eut cessé de lire, s’était retirée dans sa chambre. Il semblait qu’elle se fût attendue à ce malheur comme elle s’attendait à bien d’autres !

Le professeur fit alors signe à Hulda et à son frère de se rapprocher de lui. Il voulait encore leur parler de Ole Kamp, leur dire tout ce que son imagination lui suggérait de plus ou moins plausible, et il s’exprima avec une assurance au moins singulière après la lettre de Help junior. Non ! – il en avait le pressentiment ! – non, rien n’était désespéré. N’y avait-il pas maint exemple de plus longs retards éprouvés au cours d’une navigation dans ces mers qui s’étendent de la Norvège à Terre-Neuve ? Oui, sans aucun doute ! Le Viken n’était-il pas un solide navire, bien commandé, avec un bon équipage, et, par conséquent, dans des conditions meilleures que les autres bâtiments qui étaient revenus au port ? Incontestablement.

– Espérons donc, mes chers enfants, ajouta-t-il, et attendons ! Si le Viken eût fait naufrage entre l’Islande et Terre-Neuve, les nombreux navires qui suivent constamment cette route pour revenir en Europe n’en auraient-ils pas retrouvé quelque épave ? Eh bien, non ! Pas un seul débris n’a été rencontré dans ces parages si fréquentés au retour de la grande pêche ! Néanmoins, il faut agir, il faut obtenir des renseignements plus certains. Si, pendant cette semaine, nous sommes encore sans nouvelles du Viken ou sans lettre de Ole, je retournerai à Christiania, je m’adresserai à la Marine, qui fera des recherches, et, j’en ai la conviction, elles aboutiront pour notre satisfaction à tous !

Quelque confiance que montrât le professeur, Joël et Hulda sentaient bien qu’il ne parlait plus maintenant comme il le faisait avant d’avoir reçu la lettre de Bergen – lettre dont les termes ne devaient leur laisser que bien peu d’espoir. Sylvius Hog n’osait plus à présent faire allusion au mariage prochain de Hulda et de Ole Kamp. Et, pourtant, il répéta avec une force qui imposait : – Non ! Ce n’est pas possible ! Ole ne plus reparaître dans la maison de dame Hansen ! Ole ne pas épouser Hulda ! Jamais je ne croirai possible un tel malheur !

Cette conviction lui était personnelle. Il la puisait dans l’énergie de son caractère, dans sa nature que rien ne pouvait abattre. Mais comment la faire partager à d’autres, et surtout à ceux que le sort du Viken touchait si directement ?

Cependant, quelques jours se passèrent encore. Sylvius Hog, complètement guéri, faisait de grandes promenades aux environs. Il obligeait Hulda et son frère à l’accompagner, afin de ne pas les laisser seuls à eux-mêmes. Un jour, tous trois remontaient la vallée du Vestfjorddal jusqu’à mi-chemin des chutes du Rjukan. Le lendemain, ils la descendaient en se dirigeant vers Moel et le lac Tinn. Une fois même, ils furent absents vingt-quatre heures. C’est qu’ils avaient prolongé leur excursion jusqu’à Bamble, où le professeur fit la connaissance du fermier Helmboë et de sa fille Siegfrid. Quel accueil celle-ci fit à sa pauvre Hulda, et quels accents de tendresse elle trouva pour la consoler !

Là encore, Sylvius Hog rendit un peu d’espoir à ces braves gens. Il avait écrit à la Marine de Christiania. Le gouvernement s’occupait du Viken. On le retrouverait. Ole reviendrait. Il pouvait même revenir d’un jour à l’autre. Non ! le mariage n’aurait pas six semaines de retard ! L’excellent homme paraissait si convaincu que l’on se rendait peut-être plus à sa conviction qu’à ses arguments.

Cette visite à la famille Helmboë fit du bien aux enfants de dame Hansen. Et, quand ils rentrèrent à la maison, ils étaient plus calmes que lorsqu’ils l’avaient quittée.

On était alors au 15 juin. Le Viken avait donc maintenant un mois de retard. Or, comme il s’agissait de cette traversée, relativement courte, de Terre-Neuve à la côte de Norvège, c’était véritablement hors de mesure – même pour un navire à voiles.

Hulda ne vivait plus. Son frère ne parvenait pas à trouver un seul mot qui pût la consoler. Devant ces deux pauvres êtres, le professeur succombait à la tâche qu’il s’était donnée de conserver un peu d’espoir. Hulda et Joël ne quittaient le seuil de la maison que pour aller regarder du côté de Mœl, ou pour s’avancer sur la route du Rjukanfos. Ole Kamp devait venir par Bergen ; mais il pouvait se faire qu’il arrivât aussi par Christiania, si la destination du Viken avait été modifiée. Un bruit de kariol qui se faisait entendre sous les arbres, un cri jeté dans les airs, l’ombre d’un homme se dessinant au tournant du chemin, cela leur faisait battre le cœur, mais inutilement ! Les gens de Dal veillaient de leur côté. Ils allaient au-devant du courrier, en amont et en aval du Maan. Tous s’intéressaient à cette famille si aimée dans le pays, à ce pauvre Ole qui était presque un enfant du Telemark. Et pas une lettre ne venait de Bergen ou de Christiania apporter quelque nouvelle de l’absent !

Le 16, rien de nouveau. Sylvius Hog ne pouvait plus tenir en place. Il comprit qu’il fallait donner de sa personne. Aussi annonça-t-il que, le lendemain, s’il n’avait rien reçu, il partirait pour Christiania et s’assurerait par lui-même que les recherches étaient activement faites. Certes ! il lui en coûterait de laisser Hulda et Joël ; mais il le fallait, et il reviendrait, dès qu’il aurait achevé ses démarches.

Le 17, une grande partie du jour s’était déjà écoulée – le plus triste de tous, peut-être ! La pluie n’avait cessé de tomber depuis l’aube. Le vent se déchaînait à travers les arbres. De grands coups de rafale crépitaient sur les vitraux des fenêtres du côté du Maan.

Il était sept heures. On venait d’achever le dîner, en silence, comme dans une maison en deuil. Sylvius Hog n’avait même pu soutenir la conversation. Les paroles lui manquaient avec les idées. Qu’aurait-il dit qui ne l’eût été cent fois déjà ! Ne sentait-il pas que cette prolongation d’absence rendait inacceptables ses arguments d’autrefois ?

« Je partirai demain matin pour Christiania, dit-il. Joël, occupez-vous de me procurer une kariol. Vous me conduirez à Mœl, et vous reviendrez aussitôt à Dal !

– Oui, monsieur Sylvius, répondit Joël. Vous ne voulez pas que je vous accompagne plus loin ? » Le professeur fit un signe négatif en montrant Hulda qu’il ne voulait pas priver de son frère.

En ce moment, un bruit, peu sensible encore, se fit entendre sur la route, du côté de Mœl. Tous écoutèrent. Bientôt, il n’y eut plus de doute, c’était le bruit d’une kariol. Elle se dirigeait rapidement vers Dal. Était-ce donc quelque voyageur qui venait passer la nuit à l’auberge ? C’était peu probable, et rarement les touristes arrivaient à une heure aussi avancée.

Hulda venait de se lever toute tremblante. Joël alla vers la porte, l’ouvrit, regarda.

Le bruit s’accentuait. C’était bien le pas d’un cheval et le grincement de roues d’une kariol. Mais telle fut alors la violence de la bourrasque qu’il fallut refermer la porte.

Sylvius Hog allait et venait dans la salle. Joël et sa sœur se tenaient l’un près de l’autre.

La kariol ne devait plus être qu’à une vingtaine de pas de la maison. Allait-elle s’arrêter ou passer outre ?

Le cœur leur battait à tous – horriblement.

La kariol s’arrêta. On entendit une voix qui appelait… Ce n’était pas la voix de Ole Kamp !

Presque aussitôt, on frappa à la porte.

Joël l’ouvrit.

Un homme était sur le seuil.

« Monsieur Sylvius Hog ? demanda-t-il.

– C’est moi, répondit le professeur, en s’avançant. Qui êtes-vous, mon ami ?

– Un exprès qui vous est envoyé de Christiania par le directeur de la Marine.

– Vous avez une lettre pour moi ?

– La voici ! »

Et l’exprès tendit une grande enveloppe qui était cachetée du cachet officiel. Hulda n’avait plus la force de se tenir debout. Son frère venait de la faire asseoir sur un escabeau. Ni l’un ni l’autre n’osaient presser Sylvius Hog d’ouvrir la lettre. Enfin, il lut ce qui suit :

« Monsieur le professeur,

« En réponse à votre dernière lettre, je vous adresse sous ce pli un document qui a été recueilli en mer par un navire danois, à la date du 5 juin dernier. Malheureusement, ce document ne laisse plus aucun doute sur le sort du Viken… »

Sylvius Hog, sans prendre le temps d’achever la lettre, avait tiré le document de l’enveloppe… Il le regardait… Il le retournait…

C’était un billet de loterie, portant le numéro 9672.

Au revers du billet, on lisait ces quelques lignes :

« 3 mai. – Chère Hulda, le Viken va sombrer !… Je n’ai plus que ce billet pour toute fortune !… Je le confie à Dieu pour qu’il te le fasse parvenir, et, puisque je n’y serai pas, je te prie d’être là quand il sera tiré !… Reçois-le avec ma dernière pensée pour toi !… Hulda, ne m’oublie pas dans tes prières !… Adieu, chère fiancée, adieu !…

« Ole Kamp. ».............