Un bon petit diable/14

La bibliothèque libre.

XIV
charles fait ses conditions
il est délivré


La journée se termina sans accidents et sans nouveaux méfaits de l’homme noir ni des fées. Le lendemain, grand jour des révélations de Charles, Old Nick prévint les enfants que si les coupables n’étaient pas nommés à midi, les retenues et les exécutions commenceraient. Pendant l’étude de neuf heures, Charles demanda la permission de sortir. Boxear, devinant le projet de Charles, accorda la permission. Les élèves, qui le connaissaient mieux encore que Boxear, se montraient agités ; ils tremblaient pour le malheureux Charles, et ils éprouvaient une certaine reconnaissance du sentiment généreux qui le portait à s’accuser pour disculper ses camarades.

Charles se dirigea vers le cabinet de M. Old Nick.

« M’sieur ? dit-il en entrant.

old nick.

Qu’est-ce que c’est ? Que veux-tu ?

charles.

M’sieur, aucun des élèves ne veut parler, personne ne veut vous indiquer les coupables ; alors j’ai pensé que ce n’était pas bien, que vous deviez, comme chef de la maison, connaître les noms de ceux qui troublent l’ordre ici. Je me suis donc décidé à tout vous dire, M’sieur, mais à une condition.

old nick.

Comment ? Des conditions, à moi ?

charles.

Oui, M’sieur, à vous ; une condition, une seule, sans laquelle je ne dirai rien.

old nick.

Je saurai bien te faire parler, petit drôle.

charles.

Oh ! Monsieur, si je ne veux rien dire, personne ne me fera parler ; vous me tueriez avant d’obtenir de moi une parole. »

Old Nick regarda Charles avec surprise ; son air calme et décidé lui fit comprendre qu’avec un caractère de cette trempe on n’arriverait à rien par la violence. Il réfléchit un instant.

old nick.

Et quelle est cette condition ?

charles.

Il faut, Monsieur, que vous juriez de par les fées, et sur le salut de votre maison, que vous n’infligerez aux coupables aucune pénitence corporelle, aucune autre punition que de les chasser immédiatement de votre maison. Cette dernière clause est indispensable pour la sécurité de votre intérieur, car les coupables ont bien d’autres tours dans la tête dont les résultats pourraient être très fâcheux. »

Old Nick était embarrassé ; renoncer à la punition de faits aussi énormes, était déroger à la discipline terrifiante de sa maison et ébranler la soumission si péniblement obtenue. Ignorer l’auteur des dernières abominations qui s’étaient commises, garder des êtres aussi entreprenants et aussi irrespectueux, c’était prêter les mains à la décadence, à la honte de sa maison ; viendrait un jour où les enfants, perdant toute crainte, toute retenue, exerceraient des représailles terribles, maltraiteraient peut-être les surveillants et lui-même. Il perdrait alors le profit qu’il tirait des pensions payées pour ces enfants qu’il ne pourrait garder. Il se décida donc à accorder à Charles ce qu’il demandait, quelque répugnance que lui inspirât cette concession.

« Je t’accorde ce que tu exiges de moi, dit-il enfin.

charles.

Voulez-vous l’écrire, M’sieur ?

— Insolent ! s’écria Old Nick, poussé à bout.

charles.

Ce n’est pas par insolence, M’sieur, c’est pour les camarades ce que j’en fais. Vous comprenez, M’sieur, que vis-à-vis d’eux ma position est délicate, et que je leur dois de les tranquilliser pour les coupables sur les suites de ma révélation.

old nick.

C’est bon ! donne-moi une feuille de papier.

charles.

Voilà, M’sieur… N’oubliez pas, M’sieur, s’il vous plaît, que vous devez mettre : Je jure de par les fées et sur le salut de ma maison.

old nick, avec humeur.

Je le sais ; tu me l’as déjà dit. »

Et il écrivit :


« Je jure de par les fées et sur le salut de ma maison de n’infliger d’autre punition aux élèves coupables que doit me dénoncer Charles Mac’Lance, que celle d’une expulsion immédiate, m’engageant à ne faire grâce à aucun prix et à opérer l’expulsion dans les deux heures qui suivront la révélation.

« Fait à Fairy’s Hall, ce 9 août, fête de saint Amour, à neuf heures et demie du matin, par moi,

« Pancrace-Babolin-Zéphir-Rustique Old Nick. »

— Tiens ; tu es satisfait, je pense. Et maintenant, le nom des coupables.

charles.

Pardon, Monsieur ; encore cinq minutes ; je vais porter ce papier à qui de droit et je reviens. »

Old Nick voulut s’y opposer, mais il réfléchit que Charles n’avait aucun intérêt à ne pas achever sa révélation, et que ce papier ne pouvait servir qu’à ceux pour lesquels il était écrit. D’ailleurs Charles était parti si lestement qu’il eut été impossible de l’arrêter. Il fut exact ; cinq minutes après il était de retour, après avoir remis le papier à Betty en lui expliquant que c’était sa garantie contre les mauvais traitements cruels dont avaient été menacés les coupables.

« Je te le donne, dit-il, pour qu’il ne prenne pas fantaisie au vieux Old Nick de le détruire en me l’arrachant des mains.

— Eh bien ! dit Old Nick avec humeur, parleras-tu enfin ?

charles.

Oui, Monsieur, je suis prêt… Le coupable de tout ce qui s’est fait depuis quelques jours, c’est… moi, Monsieur.

— Toi ! toi ! s’écria M. Old Nick en sautant de dessus son fauteuil et en regardant Charles avec une stupéfaction profonde. Toi !

charles.

Oui, Monsieur, moi seul.

old nick.

C’est impossible ! tu mens.

charles.

Non, Monsieur, je dis vrai, très vrai ! Moi seul ait tout inventé et tout exécuté.

old nick.

Comment, c’est-il possible ?

charles.

Je vais tout vous expliquer, Monsieur, à commencer par la cloche.

old nick.

La cloche ! C’était toi qui empêchais de sonner ? Mais je te répète que c’est impossible ; on t’aurait vu, entendu ; d’ailleurs comment empêcher une cloche de sonner ? »

Charles sourit et commença ses explications. L’audace de la conception, de l’exécution, la simplicité des moyens, surprirent tellement le vieux Old Nick, que, malgré son indignation, sa colère, il n’interrompit pas une fois le récit de Charles ; ses narines gonflées, son visage empourpré, indiquaient la colère toujours croissante, la rage qui bouillonnait dans sa tête et dans toute sa personne.

Quand Charles eut fini, Old Nick lui dit avec fureur :

« Je crois, en vérité, brigand ! scélérat ! que si tu ne m’avais extorqué la promesse que j’ai signée, je t’aurais mis en pièces moi-même, de ma main. Mais j’ai signé, tu as mis le papier en sûreté ; je m’abstiens. Quant à te faire partir d’ici et ta Betty avec toi, le plus tôt sera le mieux ; tu es trop dangereux dans ma maison ! Tu as trop d’invention, d’imagination, de volonté, d’audace ! D’ailleurs, ta pension n’étant pas payée d’avance, j’y perds au lieu de gagner. Tiens, drôle, voici un billet de sortie !… Et un autre pour ta gueuse de Betty ! Partez, et à ne jamais nous revoir ; j’espère bien !

Amen, Monsieur, sans revoir. »

Charles salua, sortit et courut avertir Betty, qui partagea sa joie ; elle abandonna ses casseroles, jeta son tablier, alla à la lingerie, fit en dix minutes son petit paquet et celui de Charles, et tous deux se dirigèrent vers la porte à laquelle veillait le sonneur. Il ne les voyait pas, puisqu’il leur tournait le dos, et il les entendait encore moins, puisque sa surdité était complète.

Charles, s’approchant, lui tapa sur l’épaule.

le sonneur.

Quoi ? Qu’est-ce ? Comment osez-vous me toucher, mauvais sujet ? Attendez un peu ! Vous verrez aujourd’hui même comment je touche, moi ! À midi la première exécution ! Vous êtes le numéro 1, rien que ça ! le meilleur ! Avant que le bras soit fatigué, on tape plus ferme et on fait plus de besogne à la minute. C’est aujourd’hui à la minute qu’on fouette ! Grande exécution ! M. Boxear, qui a réparti le temps, vous a désigné pour cinq minutes. Je les emploierai bien, allez.

charles.

Eh bien, Betty, je l’ai échappé belle ! Fais voir nos billets de sortie à ce méchant homme. »

Betty fit voir les billets au sonneur stupéfait, qui ne put faire autrement que d’ouvrir la porte. Avant qu’elle ne fût refermée, Charles fit au portier un salut moqueur, y ajouta les cornes, un pied de nez et lui tourna le dos.

Les élèves attendirent vainement le retour de Charles, dont ils étaient fort inquiets. Au dîner, ne le voyant pas paraître, ils pensèrent que M. Old Nick l’avait enfermé dans un cachot souterrain, et pendant la récréation ils firent des suppositions plus terribles les unes que les autres sur les tortures que subissait certainement leur malheureux camarade. À la rentrée de l’étude, Boxear, qui avait été mis au courant par M. Old Nick, fit aux élèves un discours énergique qui les impressionna vivement :

« Il y a aujourd’hui une place vacante parmi vous, tas de polissons ! Celui qui l’occupait a été honteusement chassé par notre père, notre juge, M. Old Nick. (Boxear enlève sa calotte et la remet.) Ce vaurien, ce malfaiteur a eu l’audace de déclarer à votre maître vénérable que tous les méfaits, les crimes de ces derniers jours provenaient de lui, Charles Mac’Lance, qu’ils avaient été conçus par lui, exécutés par lui. La présence parmi vous d’un être aussi corrompu, de ce véritable Méphistophélès (c’est-à-dire Diable), ne pouvait être tolérée ; il a été chassé ! Il avait une complice, Betty, qui a subi la même ignominie ! Nous voici donc rentrés dans l’ordre, dans le régime salutaire du fouet, qui va être appliqué avec plus de rigueur que jamais, au moindre symptôme d’insubordination, de négligence. Vous êtes avertis ! Il dépend de vous que les sévérités paternelles, exécutées par la main vigoureuse du sonneur, vous atteignent ou vous épargnent. »

Boxear s’assit ; les malheureux élèves, tremblants, mais ruminant la vengeance à l’imitation de Charles, se mirent au travail en songeant aux moyens de s’en affranchir. Nous allons les laisser continuer leur vie de misère pour suivre Charles, qui n’oubliera pas ses malheureux camarades, et qui terminera promptement leurs souffrances en leur faisant à tous quitter, sous peu de jours, la maison de Fairy’s Hall par ordre du juge de paix.

Mais il songea d’abord à lui-même, et, avant d’aller chez Marianne et chez Juliette, il alla chez le juge de paix solliciter sa protection pour ne pas être remis sous la tutelle de la cousine Mac’Miche, et pour être confié à la direction de Marianne.