Un cœur vierge/02

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Ernest Flammarion (p. 20-30).


II


Je suivais les deux hommes. Nous étions maintenant en palier. Il me semblait qu’à gauche s’étendait une lande, tandis que nous dominions la mer à droite. Bientôt, au bord de la route, j’aperçus une maison basse, qui semblait endormie profondément dans la nuit. Toussaint s’arrêta devant la porte et frappa. Nous attendîmes. On remua dans la maison ; la porte s’ouvrit ; mes deux compagnons entrèrent. Quant à moi je restais sur le seuil… J’entendis craquer une allumette : de la lumière se fit. Alors j’avançai, et je me trouvai dans une chambre assez grande, où il y avait trois lits bretons semblables à des armoires, qui paraissaient très pleins. Dans l’un, on dormait, on ne s’était point éveillé, la respiration régulière continuait ; dans un autre on se retournait en grognant. Du troisième une voix s’éleva, une voix de femme, et je compris que c’était la mère qui parlait. Elle s’inquiétait de cet étranger qui était là.

— « Il couchera dans le grenier, c’te nuit… Pas, l’ami ?… » fit Toussaint Leblanc.

Je répondis qu’oui, naturellement…

Nous étions autour d’une table ronde, au centre de la pièce, sous la lampe. Je voulus sortir mes provisions. Toussaint s’y opposa. Il avait encore du pain et du fromage. Nous mangeâmes paisiblement, tandis que la mère se rendormait.

— Au fait, je ne vous l’ai pas dit, c’est mon gendre, le gars, là… fit soudainement le brave Toussaint en désignant son matelot, lequel hocha la tête et me sourit, de même qu’à mon embarquement.

Là-dessus, Toussaint ajouta :

— Allons, j’m’en vas vous montrer vot’lit… Ah ! vous allez dormir sur la paille, pauvre homme !

Par un étroit escalier, nous gagnons le grenier ; la lumière de la lune s’y jetait par une lucarne. Toussaint me touche la main et disparaît.

Je m’allongeai, mais je ne m’endormis pas tout de suite. J’entendais la voix monotone de la mer très proche, les vagues qui se brisaient doucement sur le rivage… Ce voyage, cette arrivée, — et puis j’étais à Houat… À Houat !… Je me tournais et je me retournais sur ma couche craquante. Une sèche odeur me montait à la gorge et à la tête. Et un petit bruit incessant vrillait le silence du grenier : des insectes, sans doute, qui, tout près de moi, paraissaient remonter infatigablement, avec acharnement, des petites montres…


Quand je rouvris les yeux, à l’aube, je souris : j’étais au milieu de filets, de paires de bottes, d’une vieille carcasse de lit, de toutes sortes de choses cassées et abandonnées, et que mon sommeil fût agité, je roulais sûrement dans un tas de farine dont je me trouvais à peine à deux doigts et que je n’avais nullement aperçu la veille.

Je m’accoudai à la lucarne : quelques sillons de pommes de terre, un puits, un petit mur démoli. La mer semblait immobile, les rochers suspendus dans la brume.

Cependant, en bas, on remua ; j’entendis des galoches claquer sur le sol. Tout à coup la porte s’ouvrit, et une voix, la voix de la mère Leblanc que déjà je connaissais, cria :

— « Prenez-vous du café ou du lait chaud ?… »

— « Café !… »

Aussitôt, un moulin à café commença son bruit de crécelle.

Quand je descendis, il y avait une serviette blanche sur la table, un beau bol, la cafetière, du lait, du sucre, un petit pain ! J’étais émerveillé. Madame Leblanc, qui avait une bonne figure, me présenta sa fille, la femme du matelot, laquelle était jeune et fraîche… Je regardais autour de moi. Sur un lit s’étalait le courrier que nous avions rapporté hier de Quiberon. Peu important ce courrier ! Quelques journaux, deux lettres…

— On n’écrit pas beaucoup à Houat, fis-je.

— Oh ! mais non ! Il n’y a que le recteur et le comte de Kéras.

— Qu’est-ce que c’est que ce monsieur-là ?

— Un homme qui a eu une haute position. Il l’a perdue. Il s’est retiré du monde. Le v’là là avec sa femme et sa fille…

— Et qu’est-ce qu’il fait, il pêche ?

— Non. Il avait un canot, mais il l’a vendu. Ils élèvent des chèvres ; ils veulent faire une race, je ne sais pas quoi… Et puis ils ont de la volaille.

Je levai mon bol à deux mains, j’avalai la dernière goutte de mon café. Là-dessus je me mis debout et je m’approchai du lit. Je pris le journal, le Gaulois, qui était sous bande et je lus tout haut : « Madame la comtesse de Kéras. Château-fort du Goabren, île de Houat, Morbihan. »

— Alors ils habitent un château-fort ?

— Un château-fort !… s’écria la mère Leblanc. C’est un vieux fortin abîmé. Il y en a deux dans l’île, l’État les a vendus pour rien. Ça ne servait pas. Je crois bien qu’il l’a payé trois cents francs, son château-fort… Mais, dites, monsieur, vous voulez vous passer un peu d’eau sur la figure ?

Elle m’a préparé une cuvette au bout de la table… Je me débarbouille.

Toussaint entre. Il me dit bonjour. Il n’est pas content : aujourd’hui impossible d’aller à Hoedic où il a des lettres à porter. Calme plat et courants contraires… L’île d’Hoedic est toute voisine, c’est la jumelle d’Houat… Toussaint est là avec son fils, Yvon, un grand gars de dix-huit ans, déluré, à la physionomie ouverte. Ce gamin-là, parti à seize ans, a déjà fait le tour du monde.

Il me plaît et je sors avec lui.

Nous voilà dans le village. On y est affairé : on bat le blé. Au milieu des maisons, trois chevaux tournent en rond dans des pistes de paille sur des bâches étalées ; on ramassera le grain ensuite. Les femmes font le travail ; de la langue elles excitent les chevaux qui vont sans s’arrêter, d’un pas machinal.

Propre, le village. La plupart de ses petites maisons sans étage sont crépies de neuf.

Je veux voir le chemin que nous avons fait hier dans la nuit. Nous descendons à la grève. C’est là que Toussaint m’a débarqué sur son dos au clair de lune… Cinq ou six tonneaux se trouvent de-ci de-là, sur le sable.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Le vin du recteur, me répond Yvon.

Il paraît que c’est le recteur qui tient la cantine. Il vend à boire aux hommes. Il est d’usage à Houat que les hommes aillent manger à la cantine ; ils apportent de la maison une assiette avec leurs pommes de terre et leurs poissons, ils s’assoient et ils mangent ensemble en prenant une chopine. C’est une réunion : on cause, on se dit les nouvelles, on voit ceux qui sont allés sur le continent… Ses tonneaux, le recteur les envoie remplir de cidre ou de vin à Auray sur son bateau, le Grand-Saint-Gildas.

— Si on y montait, à la cantine ?… dis-je à Yvon.

— Y a point d’hommes à c’t’heure-ci…

Nous y allons quand même.

C’est une salle aux fenêtres grillées d’où l’on voit la mer. Des tables et des bancs. Nous prenons chacun un bol de cidre. Une religieuse en cornette nous passe nos bols d’une pièce voisine, par une demi-porte.

— Oui, il y a cinq sœurs à Houat… Il y en a une qui tient la boutique, elle s’occupe de l’épicerie. Une autre qui fait la classe aux filles. Une, aussi, qui est très utile : elle est pharmacienne, c’est elle qui soigne le monde. C’est qu’ici on est loin des médecins ! Aller chercher le docteur à Quiberon, — et s’il n’y a pas de vent ?… On a bien le temps de passer. La pharmacienne, elle a des remèdes pour toutes les maladies…

J’examinais les murs de la cantine. Quelques affiches manuscrites les ornaient. L’une signée de Toussaint Leblanc. C’était le tarif des commissions pour le continent… Mon Toussaint, décidément, est un des principaux de l’île. Je m’en suis déjà rendu compte ; toute sa famille, que je connais maintenant, comme lui-même, a un air respectable, vous a des façons bourgeoises de gens posés. Je suis bien tombé, j’ai eu raison de me fier à cet homme-là… À côté de l’affiche des commissions, une affiche du maire, qui défend de laisser brouter dans l’île les chèvres et les moutons sans qu’ils soient attachés à un piquet. Je lis aussi l’avis du syndic des gens de mer : l’avertir si on retrouve une torpille perdue, et, du même : formalités à remplir pour laisser à terre un homme blessé ou malade à bord, afin qu’il ait droit à une pension sur la caisse des gens de mer.

Quelque chose d’important plus loin : le tarif des transports de la marée par vapeur. Un bateau passe à Houat périodiquement, et transporte la pêche des habitants de l’île sur le continent, où elle est vendue.

J’ai l’impression qu’Houat est ordonnée, sérieuse, bien administrée. Ces gens perdus au milieu de la mer, si loin du monde, doivent former une petite république très sage, et ils doivent être heureux.