Un cœur vierge/04

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Ernest Flammarion (p. 45-59).


IV


J’avais dormi à poings fermés. En ouvrant les yeux, je ne compris pas tout de suite où j’étais. Je me trouvais entre quatre murs blancs, dans une pièce étroite comme une cellule, ornée religieusement d’un portrait de l’évêque de Vannes, et d’une image d’Épinal représentant le roi David. En outre, sur une tablette, je voyais une statuette en plâtre de la Sainte Vierge. Mon lit était dur, et juste de ma largeur.

Un couvent ?… Non, à présent la mémoire me revenait… J’étais chez Germaine, la fille de Toussaint Leblanc, à Houat. L’île, hier, me faisait l’effet d’un village de rentiers, vue d’ici, de cette chambre, de ce lit, c’était un monastère…

Mais je ne m’attardai guère à mes réflexions : je me levai, m’habillai rapidement et sortis. Hélas, fini le beau ciel pur d’hier ! Ce matin il pleuvait : une pluie fine et serrée ; je me rappelai la prédiction de Toussaint. Il était donc sorcier ce bonhomme ? — En tout cas, bien plus fort que le Vieux Major !…

J’arrivais chez lui. Sa mine était renfrognée ; il me dit bonjour en grognant.

— Les Houattais sont ennuyés, fit sa femme tandis que je mangeais. Avec ce temps-là ils ne pourront pas battre…

Mais ce n’était pas là ce qui taquinait Toussaint. Avec cette pluie, pas la moindre petite risée ; aujourd’hui, encore, calme plat. Aujourd’hui encore il ne pourrait pas aller à Hoedic…

— Je vous accompagnerai, patron, quand vous irez.

— Si vous voulez…

— Ah ! dame ! fit la mère Leblanc, les Hoedicais ne sont pas comme les Houattais. Vous verrez un autre pays qu’ici, dame oui !

— Comment cela ?

— Ah ben ! on n’a pas le même caractère, vous savez. Les hommes sont plus portés à la boisson, et les femmes moins soigneuses… Pour ça, on n’a pas le même caractère…

Et comme le chat rentrait par le trou de la porte, elle lui dit d’un ton badin :

— Ah ! vous, vous avez votre paletot mouillé, vous n’aviez pas mis votre cape cirée…

Pour moi, je m’enveloppai dans mon caoutchouc et je partis me promener. Certes non, les Houattais ne battraient pas aujourd’hui… Ce matin, la paille était ramassée devant les maisons, maintenue par des filets et recouverte par des voiles… En sortant du village, je repris le chemin d’hier. Je me dirigeai vers le fort. J’y retrouverais peut-être mon ami : le vieux garde bavard. Aujourd’hui, il n’y avait guère autre chose à faire qu’à bavarder, ou bien trouver un abri quelque part et fumer sa pipe en songeant.

C’est ce qui m’occupa premièrement, en effet. Autour du grand fort, rien sous la pluie que les vaches ; elles broutaient paisiblement. Je descendis dans le fossé, la solitude y était complète ; le fort abandonné devenait une chose de la nature, il avait perdu sa signification humaine, il n’était plus que de la pierre, de l’herbe, des talus. Il était pareil à une ancienne ruine, appartenant à une époque disparue, et destinée jadis à un usage qu’on ne comprenait plus très bien maintenant. Je réfléchissais, en froissant d’un pas rêveur, l’herbe mouillée des douves, tandis que la pluie fine continuait.

Cependant quelqu’un passa sur le pont de bois et alla s’abriter sous le renfoncement de la porte. Je reconnus le garde-champêtre ; je le rejoignis. Je lui parlai du fort :

— Mais je l’ai vu construire, moi, mon bon monsieur. Ce n’est point d’aujourd’hui, vous savez. J’étais gamin, quand on l’a commencé, et j’ai eu le temps de grandir, puisque ça a duré dix ans. Il y avait cinq cents ouvriers ici, monsieur, et six vaisseaux autour de l’île pour leur porter les matériaux… On en faisait un autre tout pareil, en même temps, à Hoedic, et en même temps le fortin du Goabren où se trouve aujourd’hui le comte de Kéras.

— Et quand les travaux ont été finis, on a mis une garnison ?

— Non, monsieur, non, jamais. Il n’y a jamais eu un soldat à Houat… On a mis au fort des gardes d’artillerie. Et puis on l’a vendu. Je vous l’ai dit hier : la commune l’a acheté quinze cents francs.

Et le brave Roudil m’offre de visiter ce monument. Je veux bien… Quand il est parti en vacances, le maître d’école a cloué une planche en travers de la porte, pour la fermer. Le garde-champêtre ramasse une grosse pierre, fait sauter la planche, et nous entrons.


C’est vrai qu’il est immense, ce fort. Il a deux étages, chacun comptant dix chambres de quarante hommes. Un sentiment amer, l’écœurement, le découragement vous envahissent devant un aussi grand, un aussi vain travail… Hier, comme aujourd’hui, on nous menait donc mal ? On nous a donc toujours mal menés ? Nous n’avons donc jamais eu que des gouvernements d’incapables et de voleurs ? Car enfin ce travail énorme n’était pas entrepris dans l’intérêt public, puisqu’il n’a point servi. Il a donc fallu que ceux qui l’ordonnèrent fussent au service d’intérêts particuliers… Ou bien ils étaient ignorants de ce qu’ils auraient dû savoir, à un point tel qu’ils commandaient des travaux dont l’inutilité devait être démontrée le lendemain de leur achèvement ?…

Jusqu’à Houat, jusque dans cette île perdue, rencontrer des preuves aussi fortes de la sottise et de la malhonnêteté des maîtres, des chefs, de la crédulité et de la passivité, de l’imbécillité des sujets, des peuples !

En bas du fort, on remarque une grande forge et un four de boulanger. Cela n’a jamais servi. Les chambrées, où personne jamais n’a logé, sont vides ; par les fenêtres brisées, des oiseaux sont entrés, ils se sont installés ; ils s’envolent, au bruit de nos voix, ils vont et viennent d’un bout à l’autre des immenses salles. On a placé dans l’une d’elles l’école et le logement de l’instituteur. Dans une autre on a garé toutes les charrettes de la commune. La mairie est installée dans une troisième, sur la porte de laquelle on lit encore en grandes lettres : CAPITAINE. Mais aucun capitaine n’est jamais venu ici… Tout le reste est vide, tout le reste est aux oiseaux.

Nous passons dans la cour du fort où se trouve la poudrière ; à côté, des carrés de choux et des plants de pommes de terre : le potager du maître d’école… À ce moment, un grand vent s’élève et fait se balancer des tamaris qui poussent là. Du vent !… Je suis content pour Toussaint.

— Toussaint Leblanc a logé ici avant de construire sa maison, dit le vieux. D’ailleurs, aujourd’hui, il est encore entre les pierres du fort…

Oui, il paraît que tout Houattais qui bâtit une maison n’a qu’à demander au maire l’autorisation de prendre des pierres au fort… Il élève sa maison avec. J’ai bien vu, en effet, des murs délabrés, des crêtes de parapets découronnées, mais c’est aussi insignifiant qu’une carrière dans une montagne, qu’une ébréchure au sommet d’un rocher. Pour que tout le fort y passât, il faudrait que l’île entière se couvrît d’habitations. Il faudrait que sa population décuplât.

Nous sommes montés sur le rempart d’enceinte. Je regarde l’île. Il ne pleut plus, mais l’aspect est bien différent de celui d’hier. Sous le ciel noir, avec des coulées et des trouées grises, la terre semble basse, hostile et mystérieuse. Elle est entourée d’une eau foncée, opaque et lourde. La tristesse me saisit. J’imagine la désolation de cette petite terre, en hiver, dans les mauvais jours… Je pense au comte de Kéras. Que fait-il alors ? Que font sa femme et sa fille ?

— L’hiver, il reste là-bas, dit Roudil. Il ne va presque pas au village, dans les trous du chemin on a de l’eau jusqu’aux genoux.

Novembre, décembre, janvier : trois mois — au moins — dans cette tanière, sur cette pointe à côté de l’océan, au milieu des sifflements du vent, du tumulte de la mer, du fracas de la tempête !… Quelle vie ! Quelle sauvagerie !…

— Ils sont arrivés ici avec deux garçons et deux bonnes, continue le vieux. Mais ils ont vite chassé tout cela : ça coûtait trop cher. Ils gagnent quéques sous, si vous voulez, avec leurs chèvres… Elles sont connues partout, à ce qu’il paraît, ils en envoient même en Suisse, et on dit que la comtesse a des médailles, des diplômes, pour ses poules et ses canards. Ils gagnent peut-être quéques sous, mais ils ont dépensé : ce mur qu’ils ont fait, et puis des réparations (il pleuvait partout chez eux) et puis une écurie : parce qu’ils ont un âne et une petite voiture, vous savez…

Le garde-champêtre s’interrompt pour dire :

— Son mur est sur le terrain de la commune, il a pris sur le terrain de la commune, et il ne l’a pas payé… Je ne sais même pas pourquoi que le Conseil… Mais il y a plus d’un an, maintenant, c’est fini…

Tout ce que raconte Roudil à présent m’intéresse. Cet abonné du Gaulois, l’homme du château-fort, m’apparaît de plus en plus curieux. Je fais parler le vieux :

— Eh bien, et la fille ?

— La fille du comte, avant, elle gardait les chèvres, maintenant ils ont pris un garçon. Mais il paraît que c’est lui, le comte, qui fait leur cuisine… Ah ! pour ça, ils ont une bonne citerne !… Il vient l’après-midi au village. Il blague avec les uns les autres. Il va à la cantine… Et pourtant, non, il n’est pas beaucoup aimé.

Je suppose que cela choque les Houattais de voir un noble pauvre, et un noble qui mène cette vie-là. Un noble qui travaille, et un noble qui blague avec eux, cela les gêne et cela les scandalise un peu. Il a déchu, il n’est plus à sa place. Il n’appartient plus à une catégorie sociale délimitée. Il est forcément seul au milieu de ces gens qui ne l’acceptent pas comme un des leurs. Et puis il est venu du dehors, c’est un étranger, il n’est pas Houattais. Et les deux femmes, la comtesse et sa fille, doivent se tenir à l’écart, ne pas frayer avec les femmes et les filles de pêcheurs, lesquelles pensent : « Elles ne sont pourtant pas plus riches que nous », mais sentent en même temps qu’elles ne sont pas pareilles à elles. C’est une vie difficile. Ils sont contraints de rester séparés. Comment en serait-il autrement ?…


Je suis rentré. J’ai mangé : du saucisson, du poisson bouilli, des pommes de terre. J’ai vu Toussaint. Il souriait : il paraît que le vent durera, demain on ira jusqu’à Hoedic… Puis je suis reparti. J’ai envie d’aller rôder du côté du Goabren cet après-midi.

J’avance dans la terre mouillée. Le ciel est bas, le vent souffle, il m’exalte, le paysage devient tragique. Mais le chemin dont parlait Roudil, à peine si c’est une piste. J’ai dépassé maintenant la croix. Je suis en pleine lande… Des touffes d’ajoncs, une herbe maigre, un sol sablonneux d’où, de loin en loin, émerge la roche. Trois petites filles me croisent, dont les jupes longues et les mouchoirs de tête volent à la bise. Elles se retournent sans s’arrêter et me regardent, étonnées. Je poursuis ma route. Cette île prend étrangement mon cœur et le vent me fait frémir. La mer semble aujourd’hui traîtresse et dangereuse. Je vois là-bas l’écume blanche sauter sur les récifs. Je songe aux pauvres corps gonflés et livides qu’elle roule dans ses fonds, qu’elle écorche aux pierres, qu’elle crève aux pointes, aux dures aiguilles du roc. Je songe à tous les drames de la mer, aux angoisses, aux épouvantes des naufrages, à l’étouffement atroce de ceux qui se noient. Je suis haletant. Mes tempes battent. Ce vent me souffle d’horribles pensées.

Mais j’ai beaucoup marché, je m’arrête. Je me retourne. D’ici on ne voit plus le village, on ne voit plus le grand fort. Il n’y a plus rien. Rien. Quelle solitude affreuse ! Quel désert !… Mais là-bas ne serait-ce pas ce que je suis venu chercher ? Ces taches blanches, mobiles : des chèvres ? Oui… Oui certainement… Et plus loin, au-delà, le fortin sans doute : ce carré gris, caché à demi dans un creux, et entouré de rochers rouges ?… Je m’approche. C’est bien cela. Et voilà le mur dont le vieux garde parlait ; il est percé d’une porte, un écriteau y est fixé : Défense d’entrer sur cette propriété. La construction a l’air abandonné. Où sont les habitants ? Personne. Je ne vois personne. Les chèvres se sont interrompues, elles ont cessé de brouter. Elles me regardent, farouchement. Je suis intimidé. Que dirait ce vieux loup de comte, s’il me surprenait là, épiant curieusement sa retraite ? J’ai eu honte. J’ai tourné les talons et je m’en suis allé.