Un cœur vierge/05

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Ernest Flammarion (p. 60-67).


V


Nous sommes partis au petit jour. Quand Yvon a frappé à ma fenêtre, il faisait nuit encore. Du vent comme hier, mais très beau temps. L’aube est sans nuages.

Nous avons retrouvé le Stiren er Mor dans la crique. On l’a rejoint en barque, à la godille. Quand on a levé l’ancre, la chaîne a fait un grand bruit dans le silence. Yvon a hissé le foc. On est sorti de la baie et le vent nous a soufflé aux oreilles. Je suis debout contre le mât. Je regarde l’horizon très clair. Le ciel est nacré, strié de mauve, de longues traînées comme des algues. Puis du rose naît, et du vert. Puis le fond devient d’or, et tout à coup, éclatant, formidable, triomphal, le soleil surgit de la mer. Mousse, tourné vers cette boule de feu, aboie de toutes ses forces, Mousse, c’est le chien d’Yvon, une petite bête agitée. Le soleil monte. Le père Leblanc le regarde avec une certaine sympathie ; il enlève son béret, en retire sa chique et se l’enfonce dans la bouche. Cependant il n’est pas absolument content, et après avoir dit : « Il fait beau… beau tout à fait… » il ajoute, en faisant une grimace : « Grand soleil, petit vent. »

Yvon qui tout à l’heure mangeait un gros bout de pain, après avoir bu un coup d’eau fraîche à la dame Jeanne, roule une cigarette. Maintenant il joue avec son chien, pour me montrer. Il tape sur le bordage, en disant : « Marsouin, marsouin ! » Alors Mousse court d’un bout à l’autre du bateau en aboyant, furieux. Car il est l’ennemi des marsouins, des marsouins terreur du pêcheur, des marsouins qui mangent tout, qui dévorent le filet avec le poisson.

Nous marchons, le courant porte sous Hoedic qui se rapproche rapidement.

Je regarde l’eau si calme, si unie, si pure, et je lance à Toussaint : « Bon temps pour la pêche ?… »

Il fait la lippe, hausse une épaule : « Peuh ! le poisson ne travaille pas, l’eau est trop claire, il voit les mailles… »

Nous sommes tous les trois, Toussaint et Yvon ; le gendre est resté à la maison. Yvon n’est point taciturne comme le gendre, comme son beau-frère ; lui, au contraire, il aime à parler. Il parle d’Hoedic : ce n’est pas là qu’il se mariera. D’ailleurs jamais les Houattais et les Hoedicais ne se sont mariés ensemble. Chacun dans son île. Ceux d’Houat ne se plaisent pas à Hoedic, ni ceux d’Hoedic à Houat. On se marie entre soi. Il n’y a que trois ou quatre noms de famille dans chaque île, tout le monde est cousin. Et personne de l’île ne s’en va sur la côte, ni personne de la côte ne s’en vient dans l’île. On naît, on vit, et on meurt à Houat ou bien à Hoedic.

Toussaint approuve, hochant la tête, et lentement il répète la phrase de sa femme, l’autre matin : « Dame, eux et nous… eux et nous, on n’a pas le même caractère… » Puis il regarde fixement l’île qui est maintenant tout près, et il donne des coups de barre pour éviter les récifs…

Je vois une terre sablonneuse, une dune à l’aspect ingrat. Nous abordons. Je marche. Yvon est resté à bord avec Mousse. Il va laver le pont pour s’occuper. Le père Leblanc, après avoir débarqué ses ballots, une caisse, trois sacs, sur un rivage qui semble tout à fait sauvage, s’en va je ne sais où. Je suis seul, j’avance dans un sable sec, où je n’aperçois même pas d’ajoncs, mais seulement des touffes de plantes piquantes, pauvres, auxquelles il ne faut presque rien pour vivre. Le soleil me tape sur la tête, la réverbération me pique les yeux. Je croise quelques naturels. Ils me disent tous bonjour, cordialement. Ils vont pieds nus, vêtus juste d’une chemise et d’un pantalon. J’engage la conversation. Ils me suivent. Ils ont l’air inoccupé, frustes et hospitaliers cependant. Me voilà tournant dans l’île, me déplaçant péniblement dans le sable qui enfonce. Le village est disséminé. Il n’est pas rassemblé comme à Houat. Je vois un bâtiment carré : la mairie… une église, un sémaphore… tout cela s’ensable, le sable monte. Il n’y a pas de terrain stable. On cherche le roc.

L’aspect est plus pauvre qu’à Houat, moins administré, moins tenu. Le grand fort est en ruines. Ici ce n’est pas la commune qui l’a acheté, c’est un monsieur de Quiberon. Alors les Hoedicais le démolissent peu à peu, pierre à pierre. Ils en emportent ce qu’ils peuvent. Le pont de bois a disparu, les escaliers sont partis, tout s’en va.

Ces pauvres gens sont autour de moi, bonnes gens, l’air un peu ivrogne, c’est vrai. Nous allons à une cantine. On boit, on boit à la bouteille, sans façons. Là encore ce n’est pas comme à Houat. C’est sale. Des coquilles de crabes, des arêtes et des têtes de poissons traînent par terre, il y a des mouches. Justement, dans la société avec laquelle je suis attablé, se trouvent le maire et l’adjoint. Ils se plaignent de l’abandon où on les laisse. Ils voient que j’ai un petit Kodak. Ils regrettent que, personne, jamais, ne les photographie. Il n’y a pas de cartes postales d’Hoedic… Eh bien, je vais faire leur portrait ! Les voilà enchantés. Ils sortent, ils se groupent, l’un d’eux va chercher son gosse, deux ou trois prennent à la main une bouteille, un verre. J’enverrai la photo au maire.

Puis nous causons.

Quand je dis : « Vous ne vous mariez pas avec ceux d’Houat… » ils font la grimace. Le ressentiment du pauvre contre le riche… Et quand je dis : « Il y a plus de sable à Hoedic qu’à Houat… » ils ajoutent : « Et ce n’est pas le même sable ! À Houat, il y a du sable rouge… »

De retour au Stiren er Mor, je retrouve Toussaint et Yvon. On hisse la voile, on démarre. Il y a cinq ou six Hoedicais qui nous regardent, alignés sur la triste plage.

Je dis à Toussaint Leblanc : « Ils sont bien pauvres… » Il me répond : « Ils boivent tout à la cantine… »

L’éternel argument du riche contre le misérable, de celui qui possède à l’égard de celui qui n’a rien. C’est sa faute… Toussaint Leblanc, qui pourtant est un brave homme, ne tient pas compte de la différence du sol à Houat et à Hoedic, de la terre ingrate, de la vanité ici de l’effort. Il ne voit pas qu’ici, à Hoedic, tout porte au découragement, et il ne se dit pas que l’alcool ou le vin donnent l’oubli…