Un cœur vierge/21

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Ernest Flammarion (p. 183-188).


XXI


Septembre était né, septembre avait grandi, septembre !… Je n’avais pas senti tout de suite le mal dont l’été était frappé, mais à mesure que passait ce mois hésitant, ce mois trouble, je devenais sensible à des détails, à des nuances, lesquels peu à peu se liguaient contre ma quiétude et contre mon bonheur. Les jours étaient plus courts, le temps avait changé. Ce n’était plus ce temps radieux, chaud, qui semble immuable, qui paraît devoir durer toujours, devoir ne jamais finir, dans l’allégresse constante de la nature, dans un épanouissement absolu. Maintenant aux plus belles journées il se mêlait un sentiment subtil de fin prochaine, de froid à venir, d’hiver possible. Le ciel était bleu, le plein soleil était brûlant, — mais les matins étaient acides. L’avertissement des mauvais jours flottait épars dans les plus beaux. D’ailleurs ceux-ci étaient entrelacés de jours de brume et de pluie… Ils devinrent bientôt rares, et je les attendis. Puis ils furent l’exception. Si alors un beau jour arrivait, j’en jouissais tant que je pouvais, dans la pensée qu’il était le dernier peut-être. Et si, par hasard, il s’en suivait deux, je les comparais, je supputais de combien le second était moins pur, moins chaud, moins vrai que le premier… Car c’était à présent de fausses journées d’été, il y avait un ver, à présent, dans le fruit. L’été agonisait, son glas sonnait ; les jours mélancoliques d’automne, et puis les jours désespérés d’hiver étaient proches. On avait encore de délicieuses matinées : l’eau bleue, comme en Méditerranée, d’un bleu épais, le ciel plus pâle : laiteux, aucune brume, l’atmosphère complètement nettoyée et, sur une mer saphir, un ciel turquoise… mais c’était un faux matin d’été, tout n’était plus que tromperie, tout qu’apparence : un jeu cruel pour nous illusionner, pour endormir notre inquiétude, pour engourdir notre pressentiment…

Le vent se leva… le vent méchant, le vent sinistre, le vent si dur aux gens de l’île… Il soufflait sans cesse, tantôt grondant sourdement, d’une voix basse et continue, tantôt furieux, comme s’il eût voulu tout enfoncer et tout crever, arrivant au grand galop, avec un roulement de canon… Je me tenais dans la salle du fort, j’étais triste et inquiet, j’étais énervé. J’écoutais, assis, les yeux fixés au sol. Dehors, je ne sais quoi de disjoint, de descellé, de démanché, tremblait, cliquetait, tapait à petits coups… J’écoutais. Le vent bougonnait. Il élevait la voix, il se fâchait, il grondait, puis, subitement, baissant le ton, il susurrait, sifflait, prenait un accent pleurnichard, pour redevenir bientôt autoritaire, impétueux et dominateur. Alors toute la troupe des autans se mettait à crier, à grogner, à huer, dans un vacarme, dans une cacophonie sauvage, jusqu’au moment où une voix surpassait peu à peu les autres, telle que la voix d’un orateur qui fait enfin entendre ses raisons, donne des coups de gueule, hurle, et puis subitement se tait.


Une accalmie, le vent est tombé, grand silence… Je sors. Le temps est gris, l’humidité me pénètre, tout est triste… Le ciel est une voûte grise d’où ne tombe aucune lumière… pas un trou, pas une percée claire dans cette morne grisaille uniforme…

Parfois, quand il soufflait ce vent violent, je m’allais gîter dans un trou de rocher pour regarder la mer. Le ciel était ballonné de gros nuages noirs, l’eau sombre, glauque, dans une agitation perpétuelle, moutonnante, encrêtée, écumeuse, balancée par un écœurant mouvement… Les vagues couraient perpétuellement à l’assaut du rivage, se chevauchant, se dépassant, entêtées, hardies, méchantes, menaçantes, grosses et puis se brisant en dessinant de blanches volutes… Autour des rochers qu’elles submergeaient, sur lesquels elles se roulaient et s’étiraient, tous les verts d’émeraude, d’absinthe et d’opale, tous les bleus, et des blancs de savon, d’écume et de dentelle.

J’écoutais le bruit de la mer, suçant et roulant les galets, et les explosions dans les fosses des rocs. J’écoutais ce bruit profond et tragique. Le vent me claquait, j’avais le visage mouillé par les embruns, mais je continuais à écouter, et je continuais à regarder le spectacle passionnant des vagues qui se dressaient comme des chevaux sur leurs pattes de derrière pour bondir en avant, ou bien tout à coup, dans une accalmie, mutines et redevenues petites, qui jouaient, félines avec des mouvements de jeunes chats…