Un cœur vierge/25

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 215-222).


XXV


Le matin du grand jour s’était levé. Naturellement je n’avais pu fermer l’œil de la nuit. Et bien avant l’aube, j’étais monté sur les talus du fort, fiévreux. Le ciel blanchit, l’aurore parut. Il faisait beau !

En voyant le soleil monter dans un ciel sans nuages, mon cœur bondit d’allégresse et de reconnaissance. Je tombai à genoux. Est-ce que vraiment quelque puissance divine nous protégeait ?

Je ne doutais plus à présent, j’étais sûr du succès. La journée s’annonçait belle comme un jour d’été. Je voyais clairement que j’avais raison, que j’agissais bien, que c’était mon devoir d’écouter mon cœur, d’enlever Anne. J’obéissais aux forces mystérieuses de la vie et de la nature. Ces mêmes forces, d’accord avec moi, me soutenaient dans mon entreprise. Le soleil m’approuvait : il m’offrait son alliance.

Je me sentais léger, triomphant. Dans les sombres escaliers du fort, je volais. Je parcourais en chantant ses galeries presque obscures. Je n’avais pas été long à faire mon sac, à ranger ma boîte de couleurs, à ficeler mes toiles, et maintenant je marchais de long en large dans cette vaste casemate qui m’avait servi de chambre. Je l’examinais d’un œil à moitié ironique, à moitié attendri. Je regardais les cartes de géographie au mur, les pupitres et les bancs des écoliers dans un coin ; je considérais le parquet de terre battue, la fenêtre grillée, la vue sur le fossé, arrêtée par les fortifications gazonnées, et je faisais la grimace. Ce n’était vraiment pas confortable, ici, et maintenant, avec l’arrière-saison, cela devenait assez sinistre. Mais je pensais à tout ce que j’avais vécu, à tout ce que j’avais éprouvé, à tous les sentiments qui m’avaient ému, à tous les rêves qui m’avaient visité sous ces voûtes, entre ces murs épais, et je fermais à demi les yeux, en souriant tendrement.

J’avais rejoint Anne, entre les roches, devant la mer, à l’endroit où nous nous retrouvions chaque matin, où nous nous étions tant aimés, où nous avions connu un bonheur si pur… Elle était pâle, elle était fragile. Je n’oublierai pas l’expression de ses beaux yeux levés sur moi, lorsqu’elle me vit. Je la pris dans mes bras ; elle s’abandonnait, elle se blottissait contre moi comme une enfant. Je sentais toutes les émotions par lesquelles elle passait en ces dernières heures. J’étais sa force, j’étais sa vie… Mais nous nous redressâmes. Je lui montrai le soleil éclatant, la mer radieuse, nous sourîmes, remplis de bonheur et d’espoir. Maintenant elle parlait, fébrile, un peu tremblante, agitée jusqu’au fond d’elle-même par ce départ, par cette fuite, le premier événement d’une existence toujours si simple et si unie, auparavant.

Nous arrêtions les détails de l’opération. Ses parents se couchaient aussitôt après dîner. Elle attendrait qu’ils fussent endormis. Puis elle se glisserait hors de sa chambre, sortirait du Goabren, et me rejoindrait dans une petite crique où Yvon, avec le Stiren er Mor, devait venir nous prendre, et où je serais à partir de 9 heures… C’était facile. Il faudrait un funeste hasard pour que cela ne réussît pas. Les Kéras dormaient bien. Ils ne s’apercevraient de la disparition d’Anne que le lendemain matin. Nous serions déjà loin. Et d’abord on la chercherait dans l’île ; on ne pourrait supposer qu’elle en était sortie. Ce n’est que plus tard, après des jours peut-être, qu’on comprendrait, qu’on entreprendrait sans doute des recherches sur le continent. À ce moment-là, nous serions tout à fait hors d’atteinte. Et nous serions déjà mariés en Angleterre… D’ailleurs le monde est vaste. Retrouver Anne : autant espérer retrouver un diamant dans la mer !

Nous nous embrassâmes passionnément. Elle reprit le chemin du Goabren. Je me dirigeai vers le grand fort. Je désirais transporter tout de suite mes bagages à la petite crique, afin d’en être débarrassé. Cela se passa sans anicroche, je ne rencontrai personne. Un trou dans une roche me servit de consigne.

À présent, je n’avais plus qu’à attendre le soir. Mais j’avais faim : sans doute l’insomnie et l’inquiétude de ce départ me creusaient. Quelques provisions me restaient ; je les attaquai avec appétit. Puis je m’allongeai sur mon lit, j’aurais voulu dormir un peu… je n’y réussis pas encore. Alors j’essayai de lire. Mais je ne pus rassembler mon attention sur une page.

Je sortis. Je me mis à marcher. Je n’osai pas descendre au village, de crainte qu’on y remarquât ma surexcitation. Et, aussi, je préférais éviter l’émotion que j’éprouverais peut-être devant le calme quotidien de ces braves gens, pour qui ce jour était un jour comme les autres, tandis que pour moi c’était un jour unique entre tous les jours. Je ne voulais pas non plus, que plus tard, ils pussent penser que je les avais trompés, que je leur avais joué une comédie. Je marchais donc à travers l’île déserte, à grands pas, pour vaincre mon énervement. Je considérais tout, de ce regard rêveur qu’on pose sur les lieux que l’on va quitter, et que l’on contemple pour la dernière fois. L’immobilité, le silence, la paix profonde de l’île me pénétraient, s’enfonçaient en moi. Je songeais au grand bonheur que j’avais rencontré ici, alors que j’étais loin de tout, alors que j’étais séparé du monde… Le monde : je me demandais ce que j’y trouverais en y rentrant avec Anne. Que nous réservait la destinée capricieuse ? J’examinais la mer qui, de tous côtés, m’entourait, qui était autour de moi comme une ceinture infranchissable, qui semblait m’interdire de sortir d’ici. Mais non ! le temps était beau, le ciel pur, l’eau inerte. Aucune difficulté à craindre de ce côté ; tout irait bien. Pourvu, seulement, que les parents de ma bien-aimée ne se doutent de rien, qu’ils se couchent de bonne heure, comme d’habitude, et qu’ils s’endorment… Quant à Yvon, j’avais sa parole, il n’y avait qu’un cataclysme pour l’empêcher de la tenir…

J’avais revu chacun des paysages que j’aimais, qui m’étaient devenus familiers depuis tant de semaines que je vivais ici. J’avais examiné de loin le village, j’avais rôdé, aussi, aux alentours du Goabren. Rien d’insolite nulle part : l’île vivait son existence calme de tous les jours et, certainement, personne ne se doutait de ce que j’avais préparé pour cette nuit.

… Pour cette nuit qui, enfin, maintenant, approchait. Le jour diminuait. Le soleil était très bas sur l’horizon, il allait disparaître.

Bientôt, l’obscurité, propice à l’amour, régnerait sur la terre et la mer.