Un cœur vierge/26

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 223-229).


XXVI


Assis dans l’herbe, sur un talus du grand fort, je regardais mourir le jour. Encore quelques heures et nous allions entrer dans l’action… Soudainement, je sentis une humidité froide me tomber sur les épaules, m’envelopper ; puis des nuées qui venaient de derrière moi me dépassèrent, s’étalèrent sur l’herbe, remplirent l’atmosphère et, presque aussitôt, je me trouvai au milieu d’une brume épaisse. J’avais entendu parler de ce phénomène, assez fréquent à cette époque proche de l’automne : il arrivait parfois qu’un brouillard se levât tout à coup sur la mer et envahît l’île ; cependant, je ne l’avais pas encore vu. Ce soir, il se produisait : je ne distinguais plus rien, j’étais muré dans une ouate glaciale… Il ne faisait pas encore tout à fait nuit. Je décidai de profiter des dernières lueurs du jour pour aller immédiatement à la petite crique où nous devions attendre le Stiren er Mor, et je me mis à descendre le talus avec précaution pour gagner la campagne. Je m’orientai soigneusement pour ne pas m’égarer ; je partis et j’eus la chance, en effet, dans ce brouillard, de suivre exactement la bonne sente et d’arriver.

En marchant, je n’avais guère réfléchi. J’étais trop occupé par l’idée de ne pas sortir du droit chemin. Lorsque je me trouvai assis sur un rocher, à côté de mes bagages, dans la nuit et, avec la perspective de rester là sans bouger une heure ou deux, je commençai à m’inquiéter. Quelle malencontre que cette brume ! Est-ce qu’elle n’allait pas faire échouer nos plans ? Moi qui avais été si heureux dans la journée, en voyant le beau temps, et qui m’étais persuadé que toutes les puissances mystérieuses, que tous les hasards s’étaient ligués pour me faire réussir ! À présent, n’étais-je pas en face d’un coup traître du sort ? La mer était toujours calme, je l’entendais se briser faiblement sur le sable, la tempête que j’avais redoutée jusqu’au dernier instant ne s’élèverait sans doute pas… Mais cette brume n’était-elle pas aussi dangereuse ? N’allions-nous pas naviguer à l’aveuglette ? Et d’abord, Anne, ma bien-aimée Anne, pourrait-elle trouver cette crique, ne se perdrait-elle pas dans l’obscurité et le brouillard ? Je tremblais, à présent, je n’étais pas éloigné de tout croire compromis… Et alors, il faudrait retarder notre fuite, la remettre à plus tard ? Mais quand, désormais, se présenterait-il un jour favorable ! Ne serions-nous pas contrariés encore par le mauvais temps ? Et Yvon, pourrait-il de nouveau prendre les dispositions qu’il avait arrêtées pour ce soir ? Et si les choses traînaient en longueur, notre projet ne risquait-il pas d’être découvert, d’être rendu impossible ? Ce contre-temps était décourageant. Comment traverser, une fois encore, ces alternatives brisantes d’espérance et de déception ?… Cela épuiserait Anne. Cela m’épuiserait. Cela userait notre énergie et notre volonté. J’étais désespéré ; de sombres pensées m’assiégeaient. J’étais malheureux ; je tremblais.

Cependant, j’entendis un petit bruit, comme un piétinement léger sur la roche, et une ombre basse s’approcha de moi, me frôla : je reconnus Laouen. Puis Anne tomba dans mes bras, le cœur battant, palpitante. Je la sentis vêtue d’un épais manteau et sa tête n’était plus coiffée du chapeau de paille de Fleur-des-Bois, mais d’un feutre entouré d’un voile. Elle était mouillée par le brouillard, mais elle m’embrassait, et un immense bonheur rentrait dans mon cœur.

Subitement, toutes mes appréhensions s’évanouissaient. Elle était là : tout allait bien, tout réussirait, plus rien à craindre. Je la baisais longuement, ne pouvant détacher mes lèvres des siennes. J’y parvins enfin et je lui parlai. Elle avait posé sur mon bagage un petit paquet de linge qu’elle avait pu emporter et son livre de contes de fées qu’elle n’avait pas voulu laisser. Elle paraissait joyeuse. Je lui disais qu’Yvon ne tarderait certainement pas, que cette brume tombait à merveille, qu’elle nous cacherait, qu’ainsi personne ne pourrait nous voir, et que rien ne pouvait mieux convenir à notre départ.


Et, à présent que je disais cela, je le croyais. En convainquant Anne, je me convainquais moi-même. En effet, il ne s’écoula pas un bien long temps jusqu’à ce que nous entendîmes, venant de la mer, une voix qui faisait doucement : Ho ! Ho ! Ho !

Je reconnus la voix d’Yvon. Je dis :

— C’est toi, Yvon ?

Il répondit :

— C’est moi…

Et il continua à faire de temps en temps : Ho ! Ho ! Ho ! pour que nous sachions où se trouvait le bateau.

Je repris :

— Nous venons tout de suite.

Je me déchaussai et remontai les jambes de mon pantalon. Puis je me chargeai de nos bagages et j’entrai dans l’eau. Je fis quelques mètres, sentant le sable sous mes pieds nus, et me guidant sur la voix de mon ami. J’aperçus bientôt l’ombre du bateau. Je l’atteignis, j’y vidai mes bagages, puis je revins à terre.

Alors, je pris Anne dans mes bras, ce cher fardeau, ce léger fardeau de mon amour, et je retournai à la barque. Et en la portant, et en quittant la terre d’Houat, je me rappelais la nuit déjà si lointaine, dont il me semblait que des siècles maintenant me séparaient, cette nuit où j’avais débarqué sur les épaules de Toussaint Leblanc.