Un cœur vierge/27

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Ernest Flammarion (p. 230-236).


XXVII


Yvon était assis sur le banc de barre.

Je lui dis, en guise de bonsoir :

— Eh bien ! bon temps, ami ?

Il me répondit par un grognement. Il avait l’air d’exécrable humeur.

Je n’y fis pas autrement attention. S’il était venu, c’est qu’il comptait bien nous mener à bon port.

Je l’aidai à hisser la voile. Puis je ne voulus plus penser qu’à mon bonheur. Je m’assis, je pris contre moi et je serrai tendrement mon adorable épouse frissonnante.

Ainsi nous étions partis ! Le sort en était jeté. Nous entrions dans notre nouvelle existence. Très doucement. Car le Stiren er Mor glissait sur l’eau sans bruit. J’écoutais attentivement : rien d’autre que la plainte de la mer que fendait notre barque. La nuit était profonde. Je me demandais comment Yvon pouvait se diriger, il est vrai qu’il connaissait toutes les passes, tous les entours de l’île : il lui était permis d’y naviguer les yeux fermés. Je me sentais maintenant pleinement rassuré. Je tenais Anne sur mon cœur. Nous étions enveloppés dans la même couverture. Il me semblait que désormais personne au monde ne pourrait me l’enlever.

Nous ne parlions pas. Mais je la devinais heureuse. Bien qu’elle vécût dans une île, elle était allée rarement en barque. Ce léger bercement, cette douceur de voler sur l’eau, emportée par la voile, cela qui était nouveau pour elle, elle s’y abandonnait avec délice ; cela accompagnait son rêve. Sans voir ses traits, je savais qu’elle souriait. Elle me pressait tendrement la main, et je baisais ses yeux. Elle n’éprouvait aucune crainte. De quoi eût-elle pu avoir peur, puisqu’elle était avec moi, puisqu’elle était dans mes bras ?…

Je songeais au bonheur vers lequel Yvon, à la barre, nous menait… Quelle vie parfaite serait la nôtre ! Quelle félicité ! Nous vivrions, cœur à cœur, elle et moi, nous ne ferions plus qu’un seul être… Devant nous s’ouvrait une large et lumineuse carrière, de longues années d’amour, de joie, de possession complète.

À la pensée de cet avenir si pur, de ce ciel sans nuages, mon âme se dilatait, elle se gonflait d’allégresse, je poussais de profonds soupirs, je serrais contre moi ma bien-aimée, je lui répétais tout bas : « Je t’adore ! »

J’étais loin de cette barque, du brouillard qui nous transperçait, de la mer obscure sur laquelle nous voguions. J’étais en plein éden, j’étais au paradis des âmes bienheureuses.

Cependant Yvon que, depuis notre départ, je n’entendais pas davantage que s’il n’eût point été là, se mit tout à coup à siffloter rageusement, puis il marmotta je ne sais quoi entre ses dents.

Au même moment, une grosse vague souleva le Stiren er Mor qui monta sur sa crête, puis redescendit profondément, comme au fond d’un abîme.

Un grain s’était élevé subitement.

Je serrai Anne contre moi.

J’entendis Yvon jurer, et aussitôt après un craquement affreux, terrible, qui me fit penser que le bateau était en deux. Il avait dû toucher un récif. Avant que j’eusse eu le temps de me rendre compte de rien, je me trouvai dans la mer, glacé et suffocant…

Le brouillard s’était dissipé : la nuit semblait moins noire. Des vagues d’une hauteur prodigieuse me soulevaient comme une bille de liège, puis me précipitaient dans des gouffres sans nom, parmi des avalanches et des cataractes, au milieu d’un tumulte épouvantable…

La lune parut à cet instant, et me fit voir, flottant comme une épave, ses cheveux allongés sur l’eau comme des algues, Anne !…

Je poussai un cri de douleur, et de toutes mes forces, je me mis à nager pour l’atteindre… Arriverais-je, arriverais-je à temps ?… J’étais éperdu. Je donnais dans le flot des coups de pied furieux. Je me ramassais sur moi-même, puis je me détendais, forcené, farouche. Mais il ne me semblait pas me rapprocher d’elle. Je hurlais. Je maudissais la mer atroce, j’injuriais Dieu. J’étais fou. Cependant une vague me jeta contre elle. Je la saisis avec passion, avec désespoir. Elle avait les yeux fermés ; sa tête retombait en arrière : était-elle morte ? J’essayai de la maintenir au-dessus de l’eau, et je continuai à nager, mais j’étais épuisé, je n’avais plus de force… Les vagues, comme des montagnes, continuaient à m’entourer, à m’attaquer, à s’écrouler sur moi. Au sommet de l’une, un instant, j’aperçus Yvon accroché à une planche je l’entendis me hêler. Mais un formidable mur liquide s’effondrait. Tout s’évanouit, tout disparut…


Quand je me réveillai, j’étais dans un lit.

Je vis, penchés sur moi, les sourcils froncés, des visages inquiets : la mère Leblanc, Toussaint, Yvon.

Plusieurs minutes, je les regardai sans comprendre. Puis, tout me revint en même temps. Alors je n’eus plus qu’une pensée : Anne ! Anne !

Hélas ! ils n’ont pas répondu ! Hélas ! j’ai bien vu leurs figures !… Ah ! pourquoi Yvon m’a-t-il sauvé ? Yvon !… Yvon qui était mon ami !…

Elle est morte. Mais pourquoi ne suis-je pas mort ? Pourquoi, mon Dieu ! m’avoir conservé la vie, cette vie qui ne peut plus être pour moi qu’un supplice ?… Pourquoi ? En châtiment ? J’aurais injustement agi ?… Alors il y a un Dieu, et qui juge ?

Non, c’est un mauvais dieu plutôt, un dieu sauvage et lâche, un dieu qui hait.

Ou rien ?… Le ciel vide…

Oui : rien là-haut et, ici-bas, de pauvres hommes, au milieu d’un univers aveugle.

FIN
Paris et Marseille,
Juin-décembre 1919.