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Un cœur virginal/06

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Mercure de France (p. 70-84).
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VI

Les allées se dessinaient. L’une, d’un bel ovale, entourait, devant la maison, une pelouse qui, pour le moment, ressemblait à un coin de mauvais herbage, avec toutes sortes de fleurs dans l’herbe inégale, des renoncules, des pâquerettes, des gentianes roses, des centaurées ; il y avait aussi du jonc, des orties, de la ciguë et des angéliques, qui ressemblaient à de grandes filles maigres coiffées d’un chapeau blanc.

Maître Encoignard, le jardinier de Valognes, considérait cette sauvagerie d’un œil triste :

— Il faudra la charrue, monsieur des Boys, tout au moins la houe. Puis nous tamiserons la terre remuée, nous égaliserons en bombant légèrement, et nous sèmerons du ray-grass. En deux ans vous aurez là un tapis de velours vert.

Lorgnant le paysage, il continuait :

— Des tilleuls ! Il vous faudra ici un segoya et, là, un araucaria. Que vois-je ? Un pommier. Cela n’est pas convenable. Nous ôterons cela, pour y mettre un magnolia grandiflora. Un jardin anglais, vous voulez un jardin anglais, n’est-ce pas ? ne doit contenir que des plantes exotiques. Des lilas, des rosiers ? Pourquoi pas des boules de neige ? Ah ! voici un houx panaché. Nous pouvons l’utiliser, peut-être.

— Je ne veux pas, dit Rose, qui s’était approchée, que l’on touche à mes arbres.

— Elle a raison, dit M. des Boys.

— Arracher des lilas, reprit Rose, arracher des rosiers !…

— Mais, Mademoiselle, je vous mettrai à la place des fleurs plus belles.

— Les plus belles fleurs sont celles que j’aime le plus.

Elle cueillit une rose rouge et la porta à ses lèvres, la baisant comme une chose sacrée et adorée.

M. des Boys regardait sa fille avec étonnement.

— Eh bien, monsieur Encoignard, il faudra faire ce qu’elle veut. Hervart, qu’en pensez-vous ?

— Je pense qu’il faut peigner la nature le moins possible. Je pense aussi qu’il faut aimer les plantes du pays où l’on vit. Elles seules s’harmonisent avec le ciel, avec les cultures, avec la couleur des rivières, des chemins et des toits.

— C’est juste, dit M. des Boys.

— Xavier, je vous aime, murmura Rose, en prenant le bras de M. Hervart.

On continua l’inspection du jardin et il fut décidé que la collaboration de maître Encoignard serait réduite aux soins ordinaires d’un jardinier sage et docile. On admit quelques plantes nouvelles, à condition que les anciennes seraient respectées.

M. Hervart, qui s’était levé de bonne heure, se promenait depuis longtemps déjà. Il avait passé une partie de la nuit à réfléchir. Les femmes qu’il avait aimées, ou connues, s’étaient présentées à lui dans leurs attitudes préférées et leurs gestes habituels. Celle-ci, un corps charmant, se dévêtait sitôt entrée, comme une folle, en excitant son amant à une pareille et prompte nudité. Une autre semblait au contraire n’être venue que pour une visite amicale, et il fallait de réelles diplomaties pour obtenir d’elle ce qu’elle désirait très fort pourtant, au fond de son cœur. Entre ces deux-là, beaucoup de nuances se disposaient. La plupart aimaient à se livrer peu à peu, à jouer longuement avec leur pudeur et avec leur désir, à contempler la lutte des deux bêtes divines. M. Hervart croyait connaître assez bien les femmes ; il savait que celle qui se laisse toucher se laissera prendre toute.

« Une femme, songeait-il, qui aurait été aussi familière que Rose, et même beaucoup moins, serait femme donnée. Peut-être me ferait-elle attendre encore quelques jours, en maîtrisant son feu, jusqu’à l’heure propice des abandons complets, mais elle m’appartiendrait, laisserait ses yeux l’avouer, ses lèvres le dire. Il me semble même qu’une telle femme serait disposée à provoquer la venue de l’heure agréable, si je n’avais pas l’adresse de la préparer moi-même. Rose, étant une jeune fille et n’ayant que des pressentiments confus, ne sait comment hâter notre bonheur, sans quoi elle le hâterait, c’est évident. Elle est donc à moi. Je suis le maître de son heure et de la mienne. La question que j’ai à résoudre est donc celle-ci : vais-je continuer de respirer la fleur sur le rosier, ou vais-je la cueillir ? »

Cette métaphore lui parut d’une poésie un peu molle.

Alors il employa en lui-même, sans toutefois les formuler, même à mi-voix, des termes plus nets.

« Eh bien, si je la prends, je la garderai. Je n’avais jamais songé à me marier, mais il ne faut pas résister à sa vie. C’est peut-être le bonheur. Voudrais-je mettre dans ma vieillesse ce regret : le bonheur a passé à côté de moi en souriant à mon désir, et mes yeux sont restés mornes et ma bouche est restée muette ? Le bonheur, le bonheur ? Est-ce bien certain ? Le bonheur est toujours incertain. Le malheur aussi, d’ailleurs. Et il se forme, par l’amalgame de ces deux éléments, un mélange fade. »

Cette idée banale l’occupa un instant. Toutes les joies sont passagères et ensuite on se retrouve dans l’état neutre.

« Neutre, ou au-dessous du neutre. Une femme de ce tempérament ? Eh ! je puis encore la dompter ! Soit, mais dans dix ans, quand elle en aura trente ? Ah ! d’ici là ! »

M. des Boys emmena Encoignard dans son bureau. Restés seuls, Rose et M. Hervart eurent bientôt disparu derrière les massifs, bientôt franchi le ruisseau. Ils couraient presque.

— Nous voilà chez nous, dit Rose, et, de l’air le plus calme, elle offrit ses lèvres à M. Hervart.

« Elle est déjà conjugale, » se disait-il.

Cependant, ce baiser le troubla, d’autant plus que Rose, pour remercier sans doute M. Hervart d’avoir défendu son vieux jardin, laissa longtemps sa bouche unie à celle de son ami. Comme elle perdait haleine, ses seins remuèrent sous le léger corsage blanc. Il était bien tentant d’y porter la main. M. Hervart osa, et son geste fut accueilli sans indignation. Ils se regardèrent, désirant parler, mais ne trouvèrent pas de paroles. Alors leurs bouches se joignirent encore. M. Hervart pressait doucement le sein de Rose et une petite main serrait son autre main. Le moment était périlleux. M. Hervart le sentit et voulut mettre fin à ce contact. Mais la petite main serra plus étroitement sa main, cependant qu’un genou, s’ouvrant d’un mouvement légèrement convulsif, venait battre sa jambe. L’arc, à ce contact, se détendit. Les mains retombèrent, les lèvres se déjoignirent et, pour la première fois après un baiser, Rose ferma les yeux.

M. Hervart sentit une douleur à la nuque.

Il se souvint alors d’une saison d’amour platonique qu’il avait passée à Versailles avec une femme vertueuse, et il eut peur, car cette passion à baisers légers et à serrements de mains l’avait plus ravagé que les plus violents excès.

« Que vais-je devenir ? Car maintenant, c’est du platonisme aigu, avec ses manifestations les plus décisives. Tout ou rien ! Autrement, je suis perdu. »

Il regarda Rose, en croyant prendre un air glacé, mais les yeux complices le regardaient si doucement !

Ses pensées se firent confuses. Il avait envie de se coucher dans l’herbe et de dormir. Il le dit.

— Eh bien, couchez-vous et dormez. Je veillerai votre sommeil. J’écarterai les mouches de vos yeux et de vos lèvres. Je vous éventerai avec cette fougère et j’essuierai de mon mouchoir la sueur de votre front.

Elle parlait d’un ton de câlinerie passionnée. C’était une musique. M. Hervart se réveilla et dit des paroles d’amour.

« Je vous aime, Rose. Le contact de vos lèvres a rafraîchi mon sang et réjoui mon cœur. Quand j’ai posé ma main sur votre poitrine, il m’a semblé que j’étreignais un trésor. J’étais riche. Mais, dis, mon enfant aimée, ce trésor, tu me l’as donné et tu ne me le reprendras pas ?… »

M. Hervart haletait. Rose, en remuant la tête, disait : « Non, je ne le reprendrai pas », et même, pour prouver sa véracité, elle tendit sa gorge vers M. Hervart, qui effleura d’un baiser léger l’étoffe tendue.

Voyant le peu d’empressement de son amant, Rose, sans en soupçonner le mystère, devina un mystère.

« L’amour, sans doute, veut des repos. Nous allons nous promener et je lui parlerai des fleurs et des insectes. Nous ferons peut-être bien aussi de retourner au jardin, car si on avait l’idée de venir nous chercher, ce serait très ennuyeux. »

Ils se levèrent et firent le tour du bois, pour regagner ensuite la maison.

M. Hervart était distrait.

Il tenait dans sa main la main de son amie, mais il oubliait de la serrer. Pourtant ses pensées étaient des pensées d’amour. Il regardait autour de lui, semblait chercher quelque chose.

— « Que cherchez-vous ? Dites-le-moi, je chercherai aussi. »

M. Hervart cherchait un lit. Il inspectait les mousses et les feuilles sèches, examinait les berceaux, les abris, les retraites.

Il avait honte de sa quête.

« Mais, songeait-il, il le faut. Je l’aime, et ces jeux innocents sont trop pernicieux. M’en aller ? C’est me condamner à une solitude désolée ou à des consolations amères. L’épouser ? Soit, mais ce n’est pas demain, et nous sommes trop frémissants pour être patients. Et puis, retrouverions-nous les moments qu’un désir secret nous ménage ? Et si, fiancés, le sentimentalisme traditionnel allait nous soumettre à son protocole ? Non, enfants de cette terre qui nous prépare son sein, soyons des paysans. Comme eux, aimons d’abord, au hasard des sentiers et, sûrs du consentement de notre chair, nous prendrons à témoin les hommes. »

Il cherchait toujours, et il trouvait, mais quand il avait trouvé, il cherchait encore, car il avait honte de sa lâcheté.

« Et, se répondait-il, s’il faut être lâche pour être heureux ? Quoi, je me soumettrais aux préjugés, au moment que la vie envoie sous mes lèvres une vierge qui les ignore ? J’aurai le courage de ma lâcheté. »

Peu à peu, il regarda d’un œil plus distrait les tapis de feuilles. Son imagination revenait avec complaisance aux délices de la minute précédente, et il souhaita appuyer encore une fois sa main tremblante sur le sein gonflé de Rose, cependant qu’il boirait son haleine et sa salive.

« Car tel est l’amour que de nos muqueuses il coule une manne plus douce et plus nourrissante que le lait des mamelles maternelles ! »

M. Hervart retrouvait tout son aplomb. Il conclut :

« Bien curieuse aventure et qui augmente le trésor de ma science et celui de mes plaisirs. »

Rose, sentant la pression de ses doigts, osa enfin le regarder. Il souriait. Elle fut contente.

— Vous ne me quitterez pas ? dit-elle. Promettez-le-moi. Quand nous serons mariés, nous demeurerons où vous voudrez, mais, d’ici là, je vous veux près de moi, dans ma maison, dans mon jardin, dans mes bois, dans mes champs, sur nos routes. Comprenez-vous ?

— Enfant, je vous aime et je comprends que vous m’aimez aussi…

— Pourquoi aussi ? C’est moi qui ai aimé la première ; je ne veux pas de ce mot ; il exprime une sorte d’imitation.

— C’est vrai, dit M. Hervart, notre tendresse réciproque fut simultanée. Mais il est toujours convenu que c’est l’homme qui aime le premier et que la femme ne fait que consentir à ses désirs.

— Que pouvez-vous désirer que je ne désire moi-même ?

« Son innocence est délicieuse », pensa M. Hervart.

Il reprit :

— Mais je désire peut-être plus d’intimité encore, un abandon entier, Rose…

— Eh bien, ne suis-je pas tout entière à vous ? Mais je vous veux en échange, Xavier, je vous veux aussi tout entier.

M. Hervart ne sut que dire. Il devenait timide. Une si charmante naïveté le troublait plus que les images mêmes de la volupté.

« Elle ne savait pas, pensait-il. Elle n’a même pas rêvé. Quelle chasteté ! Quelle grâce ! »

Il répondit :

— Je vous appartiens, Rose, de tout mon cœur…

— Vous étiez distrait, il y a un instant ?

— Les premiers mouvements de mon bonheur…

— Oh ! Vous avez eu bien des bonheurs, depuis que vous existez, Xavier, vous en avez donné, vous en avez reçu…

— J’ai vécu, dit M. Hervart.

— Oui, et moi je suis une jeune fille de vingt ans.

— Avoir vingt ans !

— Si vous aviez vingt ans, je ne vous aimerais pas.

M. Hervart ne répondit que par un sourire qu’il fit le plus jeune possible, le plus délicat. Il savait bien ce qu’il aurait voulu dire, mais il sentait qu’il ne le dirait pas. D’ailleurs, il se demandait si Rose et lui-même parlaient la même langue.

« Cette conversation doit être absurde. Je lui dis que je désire qu’elle m’abandonne son corps, et elle me répond sans doute qu’elle m’a donné son cœur. Évidemment, elle n’a aucune idée de ce qui pourrait se passer entre nous… Ces menues privautés, qu’est-ce que cela pour elle ? Des marques d’affection… Pourtant, n’y avait-il pas de la volupté dans ses gestes, dans ses baisers, dans ses yeux ? Son corps n’a-t-il pas tremblé sous mes lèvres impérieuses ? Oui, elle connaît l’amour ! Quel enfantillage ! Pourtant, avec beaucoup d’adresse… »

— Ne croyez pas, Rose, que j’aie encore jamais eu l’occasion de donner mon cœur. Cela n’arrive pas toujours, au cours d’une vie, cela ; et quand cela arrive, cela n’arrive qu’une fois. … Un homme a bien des aventures qui n’engagent pas sa volonté… L’homme est un animal, en même temps qu’il est un homme…

— Et la femme ?

— Il est convenu, dit M. Hervart, que la femme est un ange.

Rose, à ce propos, se mit à rire, avec beaucoup d’innocence, semblait-il, puis elle dit :

— Je n’ai pas la prétention d’être un ange. Cela ne m’amuserait pas, d’ailleurs. Les anges, mon père les met dans ses tableaux. Moi j’aime mieux être une femme. Est-ce que vous aimeriez un ange ?

M. Hervart riait aussi. Il expliqua cependant que les jeunes filles avaient droit à ce titre délicieux d’anges, à cause de leur innocence…

— Quand on aime, est-on encore innocent ?

— On ne l’est pas longtemps, si on l’est encore.

Ils ne purent en dire davantage. Ils étaient revenus près du ruisseau, et ils apercevaient M. des Boys qui montrait son domaine à deux messieurs inconnus, dont l’un semblait de son âge, dont l’autre était un homme d’une trentaine d’années.