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Un cœur virginal/07

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Mercure de France (p. 85-99).
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VII

M. Hervart reconnut bientôt dans l’un des visiteurs son ami d’autrefois, l’architecte Lanfranc. Il apprit ensuite que le jeune homme était le neveu, l’élève et le successeur probable de Lanfranc. Enfin, il fut informé que les deux architectes étaient installés au vieux château de Barnavast, dont ils avaient entrepris la restauration pour le compte de Mme Suif, veuve du célèbre Suif, l’homme qui avait donné un si bel essor à la statuaire sulpicienne. Lanfranc, qui avait rejointoyé et enluminé toutes les églises de la basse Normandie, se fournissait depuis vingt ans chez Suif, et sa veuve l’avait toujours apprécié. De là cette entreprise de Barnavast, qui allait achever sa fortune et lui permettre de regagner Paris et d’arriver à l’Institut.

Dès qu’on se fut assis à l’ombre des marronniers sur le banc et les chaises rustiques, Lanfranc commença l’histoire de Mme Suif, que tout le monde connaissait. Rose y fut attentive. Dès que Lanfranc pouvait réunir un auditoire bienveillant, il racontait l’histoire de Mme Suif, qui était un peu la sienne. Mme Suif avait été sa maîtresse, puis il s’était marié, puis il avait renoué avec elle, enfin, la tiédeur venue, était resté son ami.

— Ah ! si je n’avais pas eu l’enfantillage de faire un mariage d’amour, j’épouserais aujourd’hui les millions de Mme Suif, car Mme Suif serait reconnaissante au monsieur qui la débarrasserait de son nom. Comment voulez-vous que je divorce, moi, architecte des églises et des châteaux ? Enfin, elle consentira peut-être à s’appeler Mme Léonor Varin. Elle ne regarde pas mon neveu sans complaisance.

— Moi, je n’en veux pas ! dit Léonor, en rougissant.

Rose l’avait regardé, et il s’était soudain senti tout honteux de sa cupidité secrète.

Léonor, qui avait près de trente ans, paraissait de loin plus âgé et de près plus jeune. C’est qu’il était grand et un peu massif, lent en ses mouvements. De près, on était surpris de la douceur sentimentale de ses yeux, de la grâce juvénile d’une barbe qui semblait encore naissante, de la gaucherie de ses gestes, et, s’il parlait, de la timidité brusque de son langage, car il ne pouvait guère ouvrir la bouche sans rougir. Il est vrai que, l’instant d’après, il fronçait les sourcils et prenait, par tout son visage contracté, un air dur. Là dedans, les yeux restaient toujours bleus et doux. Léonor était énigmatique pour tout le monde et aussi pour lui-même. Il aimait à réfléchir et quand il songeait à l’amour, c’était pour constater que son idéal flottait entre le rêve et la débauche, entre le bonheur de baiser à genoux une main gantée et le plaisir de s’alanguir entre les chairs complaisantes de plusieurs odalisques. Il ne se doutait pas un instant qu’il était pareil à presque tous les hommes. Il avait peur de lui-même, et c’était du mépris, quand il se surprenait à songer avec trop de complaisance aux millions de Mme Suif, à ces millions qui pourraient satisfaire immédiatement ses vices, et, plus tard, ses aspirations sentimentales.

À son tour il regarda Rose, mais Rose ne baissa pas les yeux.

Pendant cela, M. Hervart s’ennuyait.

Mme Suif, dit Lanfranc, est encore très bien. Ainsi, tenez…

— Rose, mon enfant, interrompit M. des Boys ta mère a peut-être besoin de toi.

— Oh ! je suis bien certaine que non. Ma mère trouverait que je la dérange.

— Votre père a raison, Rose, dit M. Hervart, heureux d’essayer de son autorité.

La jeune fille n’osa pas résister au désir de son ami, mais en se levant elle était de mauvaise humeur :

« Déjà mon maître ! Déjà ! Moi, cela m’amusait d’écouter ce M. Lanfranc… »

Elle n’osait ajouter : « … et de regarder ce M. Léonor, et d’être regardée par lui, et encore plus, peut-être, d’entendre parler de Mme Suif. »

« Qu’allait-il dire ? Oh ! je veux savoir ! »

Elle entra dans la maison, ressortit par une autre porte et revint se cacher dans un massif, d’où les voix lui parvenaient assez bien.

— Ce ne sont pas seulement ses épaules, continuait M. Lanfranc, qui sont encore très tentantes. Sa poitrine, à quarante-cinq ans, est encore ferme et d’une bonne ligne, ses hanches ne sont pas excessives… L’ensemble a un peu d’ampleur, mais, à l’École, on en ferait encore une Junon fort honorable. J’en ai vu de pires sur la table à modèles…

— Souvent, dit M. Hervart, le temps a une clémence évangélique. Il pardonne aux femmes qui ont beaucoup aimé…

— Et qui aiment encore, dit Lanfranc.

— Quel meilleur exercice que l’amour ? dit Léonor. Quel sport plus apte à conserver aux membres leur souplesse ?

M. Hervart considéra surpris ce jeune homme terne qui venait de montrer de l’esprit. Jaloux de briller aussi, il répliqua :

— Ils n’ont pas osé mettre cela dans leurs manuels d’hygiène. Pourtant, quel joli chapitre à rédiger, dans le goût du premier empire : « L’Amour conservateur de la beauté. »

— Un joli sujet aussi pour les prix de Rome, dit Lanfranc.

— Sérieusement, intervint M. des Boys, je crois que c’est la chasteté qui racornit si promptement les femmes honnêtes…

— Oh ! celles-là, dit Lanfranc, ce sont des reproductrices. Quand elles ont fait leurs enfants, et il faut que cela soit de vingt à trente, leur rôle est fini.

— Il leur reste, dit M. des Boys, à façonner les philtres qui entretiennent notre jeunesse.

On lui jeta des regards interrogatifs, cependant qu’il riait d’un rire luxurieux.

— Vous verrez, ou plutôt vous goûterez, et vous comprendrez. Je vous souhaite à tous une magicienne comme Mme des Boys.

— C’est vrai, dit M. Hervart, qui comprit enfin, elle a le génie de la cuisine. Les dîners qu’elle a surveillés sont des magistères.

— Tu t’en apercevras, quand tu seras de retour à Paris.

— Oui, car ici je prends mes vacances, dit M. Hervart, heureux de cette marque de confiance.

Il ajouta même, pour prévenir mieux encore les soupçons possibles :

— Les vacances de l’amour ne vont pas sans quelque mélancolie.

Rose s’était amusée beaucoup, mais depuis que son père avait pris la parole, elle n’écoutait plus. Léonor, satisfait d’avoir eu de l’esprit, et craignant de n’en plus retrouver, s’était levé et se promenait dans le jardin. Rose le regardait. La vue de ce jeune animal l’intéressait. Il était sorti de cette tête de si curieuses paroles sur l’amour ! Ainsi l’amour était un exercice comme le tennis, la bicyclette ou l’équitation ! L’amour était un sport ! Quelle révélation ! Et les images les plus singulières se formaient dans son esprit, cependant qu’elle suivait des yeux la silhouette maintenant lointaine du jeune homme ingénieux et décisif.

« Comment joue-t-on à l’amour, au vrai amour ? Xavier ne m’apprend rien. Il sait tout pourtant, il en sait sans doute bien plus encore que ce Léonor, mais il se garde bien de m’instruire. Il me traite comme une petite fille, tout en se moquant de mon innocence. Oh ! sa moquerie est bien douce, car il m’aime beaucoup, mais il abuse tout de même un peu de sa supériorité. Un sport, un sport… »

Elle sortit du massif d’arbres verts et alla s’asseoir sur un vieux banc de pierre, dans un coin à l’écart, mais d’où elle pouvait surveiller, par des coulées entre les arbres, tout ce qui se passait aux alentours. Elle aimait ce coin où elle avait rêvé d’entières matinées, avant l’arrivée de M. Hervart. Elle riait maintenant de la puérilité de ces rêves.

« Il me semblait, songeait-elle, que les branches allaient s’écarter, laissant paraître un jeune cavalier beau comme le jour… Sans rien dire il poussait son cheval jusque près de moi, se penchait, m’enlevait, me couchait sur sa selle, et nous partions. C’était un galop fou, interminable, où je finissais par m’endormir, et, en effet, je me réveillais comme d’un sommeil, et pourtant je n’avais pas dormi. Il ne se passait rien qu’une chevauchée muette dans l’air bleu, et pourtant, en revenant à moi, j’étais lasse… Que de fois j’ai fait ce rêve, que de fois j’ai vu les touffes des lilas se tasser pour faire place à mon beau cavalier et à son cheval noir… Le cheval était toujours noir. Je me souviens peu de la figure du Persée qui me délivrait, pour quelques heures, de l’esclavage de mon ennui… Un sport ? Mais c’était un sport, cela ! Que faisait-il de son Andromède, mon Persée ? Je n’ai jamais pu le savoir. Que font les Persées de leurs Andromèdes ? »

À cette question, l’infatigable imagination de Rose faisait, pour la centième fois, des réponses nouvelles. Tout le possible se déroulait devant ses yeux ou s’enroulait autour de son corps. Non seulement elle se donnait toute comme la pâte se donne aux mains agiles et violentes du pétrisseur, mais elle devenait aussi la boulangère affolée du pain mâle. L’imagination d’une jeune fille qui sait et ne sait pas ce qu’elle désire est d’une fécondité arétine. Aucun mouvement ne lui semble extraordinaire, ni aucune attitude ne lui semble impudique, ni aucun geste ne lui semble discourtois. Elle est prête à tout et tout lui semblera normal. Son appel au mâle est un appel à la science. Elle veut savoir. Si elle savait, elle n’imaginerait plus. Les femmes ne rêvent qu’à l’acte qui les a satisfaites. Les jeunes filles rêvent à tous les actes possibles et tous la satisferaient également. La perversion d’une jeune fille est la preuve même de son innocence ; mais celles qui accepteraient tous les gestes savent pourtant, d’instinct, se révolter contre celui qui féconde : les plus folles sont les plus sages.

En tout ce que Rose s’imaginait depuis quelque temps, elle mettait la complicité de M. Hervart. Et même au moment où elle guettait le retour de Léonor, c’était à M. Hervart qu’elle pensait vraiment. Léonor n’allait sans doute être qu’un excitant pour son cœur et pour ses nerfs, une musique, un accompagnement. Le surcroît de désirs que la venue du jeune homme avait éveillé en elle, M. Hervart en profitait. Elle murmura plusieurs fois :

« Xavier, Xavier… »

Xavier, cependant, se félicitait de l’intervention paternelle qui avait épargné à Rose les propos hardis de M. Lanfranc. L’architecte sans doute eût adouci son langage, mais est-il bien utile qu’une jeune fille apprenne l’usage que les femmes font du mariage ? Il se sentait devenir de l’école d’Arnolphe. Il dit :

— Mon cher Lanfranc, surveillez un peu votre langage, à table. Nous avons ici une jeune fille, ne l’oubliez pas.

— Oui, ajouta M. des Boys, je l’ai renvoyée d’ici, mais cela serait difficile pendant le déjeuner.

— Les jeunes filles, dit Lanfranc, cela ne comprend rien.

— Cela devine, dit M. Hervart.

M. des Boys, sans opinion sur la perspicacité virginale, désirait se conformer à l’usage et ne faire entendre à sa fille que des propos choisis.

— Alors, profitons, pendant que nous sommes seuls, reprit Lanfranc, dont les yeux d’un bleu vif égayaient la face tannée. Les jeunes filles comprennent peu et les femmes, guère davantage. Avez-vous rencontré dans votre vie beaucoup de femmes vraiment curieuses des choses de la chair, vous, Hervart ? Dites ? N’ont-elles pas toujours l’air de remplir une tâche ? Maîtresses, elles travaillent à l’heure. Épouses, ce sont des fonctionnaires…

M. des Boys s’égaya. Sa femme était bien un fonctionnaire et même à la retraite, et sa maîtresse, qui d’ailleurs l’excitait peu, répondait assez à la définition de Lanfranc. Il allait la voir huit ou dix fois par an, avec l’astuce d’avoir toujours l’air de se laisser emmener à Cherbourg par complaisance.

Quelques jours plus tôt, M. Hervart eût protesté. Oui, il avait connu plus d’une femme voluptueuse. Celles que l’on connaît sont même généralement des voluptueuses, sans quoi elles seraient restées dans le cercle de la famille ; mais encore faut-il savoir faire chanter ces violons de bonne volonté.

« Moi, eût-il répondu, je suis un archet magique. Je n’ai jamais rencontré ni un violon tout à fait insonore ni une femme absolument froide. J’en ai toujours tiré un air, des plaintes, une chanson, et toutes m’ont donné le baiser de paix, le baiser de joie. Une ou deux fois, je crus être amoureux. Cela me rendit timide et mon archet fit quelques fausses notes. Une autre fois, ce fut un amour réciproque, et l’archet et le violon étaient si bien d’accord que l’harmonie jaillissait au seul toucher des cordes. Les phrases voluptueuses n’avaient presque ni commencement ni fin. C’était un jeu continu avec des douceurs et des forces. J’avais autant de bonheur à regarder son épaule nue qu’à m’exalter dans ses bras et souvent la vue de son chapeau, de sa robe et de ses plumes, au tournant de la rue, m’éleva au rang d’un dieu. Un hommage adorable montait de cette créature vers mon cœur. L’amour, c’est une religion mutuelle… »

Il dit tout haut, rentrant dans la conversation qui avait dévié encore une fois vers les mérites administratifs de Mme des Boys :

— On rencontre des femmes diverses. La meilleure ne vaut pas le rêve que l’on s’en faisait.

« Jolie banalité. Que va-t-il répondre à cela ? »

— Je ne rêve pas, moi, dit Lanfranc, je cherche. Mais je ne trouve guère. Les aventures m’ont toujours déçu. Aussi, je ne veux plus aimer qu’à Paris. Là, on trouve d’agréables romans qui n’ont qu’un seul chapitre, le dernier.

— Votre opinion sur les femmes ne m’étonne plus.

— Mais, dit M. des Boys, son opinion est assez raisonnable. Vous parlez comme si vous aviez toujours vingt-cinq ans, Hervart.

Il rougit un peu :

— Moi ! Ah ! Dieu merci, j’en ai quarante.

Et, poussé par l’à-propos, il ajouta en disant :

— Vous êtes jaloux de ma liberté, mais je crains bien de la perdre.

Par ces paroles, il posait sa résolution.

— Vous pensez à vous marier ? demanda Lanfranc.

— Peut-être.

Mme Suif vous irait très bien. Léonor fait le difficile…

Agacé par tant de vulgarité, M. Hervart se leva à son tour, entra dans le jardin : Rose et Léonor se promenaient ensemble.