Un capitaine de quinze ans/II/20
CHAPITRE XX
conclusion.
Deux jours après, le 20 juillet, Mrs Weldon et ses compagnons rencontraient une caravane qui se dirigeait vers Emboma, à l’embouchure du Congo. Ce n’étaient point des marchands d’esclaves, mais d’honnêtes négociants portugais qui faisaient le commerce de l’ivoire. Un excellent accueil fut fait aux fugitifs, et la dernière partie de ce voyage s’accomplit dans des conditions supportables.
La rencontre de cette caravane avait vraiment été une faveur du Ciel. Dick Sand n’aurait pu reprendre sur un radeau la descente du Zaïre. Depuis les chutes de Ntamo jusqu’à Yellala, le fleuve n’est plus qu’une suite de rapides et de cataractes. Stanley en a compté soixante-deux, et aucune embarcation ne peut s’y engager. C’est à l’embouchure du Coango que l’intrépide voyageur allait, quatre ans plus tard, soutenir le dernier des trente-deux combats qu’il dut livrer aux indigènes. C’est plus bas, dans les cataractes de Mbélo, qu’il ne devait échapper que par miracle à la mort.
Le 11 août, Mrs Weldon, Dick Sand, Jack, Hercule et le cousin Bénédict arrivaient à Emboma, où MM. Motta Viega et Harrisson les recevaient avec une généreuse hospitalité. Un steamer était en partance pour l’isthme de Panama. Mrs Weldon et ses compagnons s’y embarquèrent et atteignirent heureusement la terre américaine.
Une dépêche, lancée à San-Francisco, apprit à James W. Weldon le retour inespéré de sa femme et de son enfant, dont il avait en vain cherché la trace sur tous les points où il pouvait croire que s’était jeté le Pilgrim.
Le 25 août, enfin, le rail-road déposait les naufragés dans la capitale de la Californie ! Ah ! si le vieux Tom et ses compagnons eussent été avec eux !…
Que dire maintenant de Dick Sand et d’Hercule ? L’un devint le fils, l’autre l’ami de la maison. James Weldon savait tout ce qu’il devait au jeune novice, tout ce qu’il devait au brave noir. Il était heureux, vraiment, que Negoro ne fût pas arrivé jusqu’à lui, car il aurait payé de toute sa fortune le rachat de sa femme et de son fils ! Il serait parti pour la côte d’Afrique, et là, qui peut dire à quels dangers, à quelles perfidies il eût été exposé !
Un seul mot sur cousin Bénédict. Le jour même de son arrivée, le digne savant, après avoir serré la main de James Weldon, s’était renfermé dans son cabinet et remis au travail, comme s’il eût continué une phrase interrompue la veille. Il méditait un énorme ouvrage sur l’« Hexapodes Benedictus », un des desiderata de la science entomologique.
Là, dans son cabinet tapissé d’insectes, cousin Bénédict trouva tout d’abord une loupe et des lunettes… Juste ciel ! Quel cri de désespoir il poussa, la première fois qu’il s’en servit pour étudier l’unique échantillon que lui eût fourni l’entomologie africaine !
L’« Hexapodes Benedictus » n’était point un hexapode ! C’était une vulgaire araignée ! Et si elle n’avait que six pattes au lieu de huit, c’est que les deux pattes de devant lui manquaient ! Et si elles lui manquaient, ces pattes, c’est qu’en la prenant, Hercule les avait malencontreusement cassées ! Or, cette mutilation réduisait le prétendu « Hexapodes Benedictus » à l’état d’invalide et le reléguait dans la classe des arachnides les plus communes, — ce que la myopie de cousin Bénédict l’avait empêché de reconnaître plus tôt ! Il en fit une maladie, dont il guérit heureusement.
Trois ans après, le petit Jack avait huit ans, et Dick Sand lui faisait répéter ses leçons, tout en travaillant rudement pour son compte. En effet, à peine à terre, comprenant tout ce qui lui avait manqué, il s’était jeté dans l’étude avec une sorte de remords, — celui de l’homme qui, faute de science, s’était trouvé au-dessous de sa tâche !
« Oui ! répétait-il souvent. Si, à bord du Pilgrim, j’avais su tout ce qu’un marin devait savoir, que de malheurs auraient été épargnés ! »
Ainsi parlait Dick Sand. Aussi, à dix-huit ans, avait-il terminé avec distinction ses études hydrographiques, et, muni d’un brevet par faveur spéciale, il allait commander pour la maison James W. Weldon.
Voilà où en était arrivé par sa conduite, par son travail, le petit orphelin recueilli sur la pointe de Sandy-Hook. Il était, malgré sa jeunesse, entouré de l’estime, on pourrait dire du respect de tous ; mais la simplicité et la modestie lui étaient si naturelles, qu’il ne s’en doutait guère. Il ne soupçonnait même pas, bien qu’on ne pût lui attribuer ce qu’on appelle des actions d’éclat, que la fermeté, le courage, la constance déployés dans ses épreuves, avaient fait de lui une sorte de héros.
Cependant, une pensée l’obsédait. Dans les rares loisirs que lui laissaient ses études, il songeait toujours au vieux Tom, à Bat, à Austin, à Actéon, du malheur desquels il se prétendait responsable. C’était aussi un sujet de réelle tristesse pour Mrs Weldon, que la situation actuelle de ses anciens compagnons de misère ! Aussi, James Weldon, Dick Sand et Hercule remuèrent-ils ciel et terre pour retrouver leurs traces. Ils y réussirent enfin, grâce aux correspondants que le riche armateur avait dans le monde entier. C’était à Madagascar, — où l’esclavage, d’ailleurs, allait être bientôt aboli, — que Tom et ses compagnons avaient été vendus. Dick Sand voulait consacrer ses petites économies à les racheter, mais James W. Weldon ne l’entendit pas ainsi. Un de ses correspondants négocia l’affaire, et un jour, le 15 novembre 1877, quatre noirs frappaient à la porte de son habitation.
C’étaient le vieux Tom, Bat, Actéon, Austin. Les braves gens, après avoir échappé à tant de dangers, faillirent être étouffés, ce jour-là, sous les embrassements de leurs amis.
Il ne manquait donc que la pauvre Nan à ceux que le Pilgrim avait jetés sur cette funeste côte d’Afrique. Mais, la vieille servante, on ne pouvait la rendre à la vie, non plus que Dingo. Et, certes, c’était miracle que ces deux êtres seulement eussent succombé en de telles aventures !
Ce jour-là, cela va sans dire, il y eut fête dans la maison du négociant californien, et le meilleur toast, que tous acclamèrent, ce fut celui que porta Mrs Weldon à Dick Sand, « au capitaine de quinze ans ! »