Un coin du voile/L’Épouse

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 1-44).

L’ÉPOUSE

Il avait trente ans, et sa vie avait été triste. Fils de fonctionnaires pauvres, boursier dans un collège, bachelier précoce, normalien, puis, professeur d’histoire dans un lycée parisien, il avait ignoré de l’existence, non seulement les plaisirs, mais les douceurs. En dehors des jouissances amères et fiévreuses du travail cérébral auquel il s’était éperdument consacré, rien ne lui avait souri. Le foyer paternel éteint depuis longtemps dans la ville lointaine de l’Ouest où ses parents avaient vécu, il était demeuré seul, livré à cet égoïsme austère, sceptique et noir des isolés. Et, subtil analyste, impitoyable observateur de la vie des autres, il en avait été conduit à mépriser, non point l’amour, mais ses illusions, ses faux-semblants et leur fragilité. D’ailleurs, se prêtant une certaine sécheresse d’âme, après l’étouffement de tant de choses jeunes et tendres en lui, il n’attendait pas d’amour.

Près de l’établissement où il professait, le jardin mortuaire et merveilleux qu’est le Père-Lachaise étalait ses pentes broussailleuses, ses allées de marronniers, croisées d’allées d’acacias, ses dômes, ses coupoles, ses chapelles blanches, ses mausolées orgueilleux, ses ifs, ses cyprès, ses draps souples de lierre, ses fouillis de verdure, ses tombes grecques et sa statuaire funèbre : amphithéâtre silencieux et superbe dressé au-dessus de Paris qu’il menace et attend. C’était, pour le jeune maître d’histoire, un lieu de promenade mystérieusement attirant. Son cours fini, légèrement échauffé par la flamme, qu’artiste inconscient, il mêlait à sa parole, le cerveau en fièvre, les nerfs tendus, il cherchait de suite une vaste sensation d’air vif que la rue ne lui donnait pas.

Alors il franchissait le massif portail des morts.

Son itinéraire était toujours le même. Fuyant la grande avenue et son jardin anglais, il s’enfonçait dans cette ruelle étroite, oblique et sèche que dessine, dans la cité funèbre, le cimetière israélite. Très évocateur des époques, par l’instinct même de sa profession, il aimait l’aspect des épitaphes hébraïques, les noms bibliques, et jusqu’aux tumulus semés de petits cailloux que les amis du juif laissent tomber à chaque visite, sur la pierre.

Au bout de ce premier chemin, s’apercevait le grand dais gothique, avec ses colonnettes, ses clochetons, ses ogives, qui couvre les corps étendus d’Héloïse et d’Abélard. Le culte des bouquets flétris, entretenu par les amoureux d’aujourd’hui, autour de ces amants du Moyen âge que la légende magnifia, lui causait une mauvaise humeur. Et il cherchait vite la sente escarpée, qui menait sous les cyprès et les acacias, à son coin préféré.

Midi sonnait, en des Angélus lointains, dans la grande ville. Parfois, quand le ciel était très pur, une fumée noire, lourde et étrange se traînait jusqu’ici, dans les altitudes de l’air léger. Le jeune homme levait la tête, son cerveau se surexcitait ; il savait de quelle fournaise sortait là-haut, près du columbarium, cette fumée mystérieuse ; et l’amer positiviste qui était en lui se complaisait maladivement à chercher dans cette vapeur à demi-évanouie une résultante humaine.

Par des trouées de verdure, nuageux et immense, Paris s’entrevoyait. Mais le vacarme d’enfer de la cité des vivants n’atteignait pas celle des morts. Un pépiement très doux d’oiseaux voltigeait dans les arbres, coupé de silences absolus.

Un jour, sinuant entre les tombes, une femme glissa…

Le lieu était incomparable. Les pierres tombales moussues, branlantes et rongées, portaient toutes, en des épitaphes mi-effacées, le millésime 1835. Certaines étaient recouvertes de lierre. Et vivace, envahissant, ressemblant à un nid de reptiles, ce lierre rampait en minuscules couleuvres velues, pour aller vêtir près de là les colonnes grecques d’un mausolée en ruines que l’antique avait inspiré. Irrégulières, effondrées, noircies par les pluies, les tombes avaient comme oublié un terre-plein vide, autour duquel elles se serraient. C’était environ à mi-côte de l’amphithéâtre. Au-dessus et au-dessous, des arbres vétustes enchevêtraient leurs feuillages pâles, leurs troncs infléchis et galbés, çà et là coupés par la ligne rigide d’un cyprès au velours vert.

Cette femme avait passé très vite, vêtue de noir…

Souvent, d’intolérables migraines, causées par son travail incessant de pensée, martelaient le front du jeune homme. Et c’était alors un engourdissement cérébral, une inaction mentale qu’il venait chercher ici ; mais cette solitude étroite et close, contenait bien trop de mystère, évoquait trop l’énigme même de la vie, pour laisser chômer sa philosophie. Une urne cinéraire, toute verte de mousse, au coin d’un tombeau, portait cette inscription : Mes amis, sachez que je dors. Et, secouant en esprit ces ossements, ces cendres blanches, résidus humains, au fond de tant de tombes, il faisait revivre tout ce Paris de 1830 : la Restauration, cette époque reluisante encore des dorures de l’empire, vitale et béate, bourgeoise et agitée, dont l’esprit était resté comme une empreinte, au style même de ces tombeaux. Alors, les tempes lui battaient plus cruellement encore, et il retombait assis sur une pierre plate, enfouie dans l’herbe.

Le lendemain, la passante, à l’heure pareille, sinua de nouveau dans le labyrinthe des tombes. Et il eut d’elle une curiosité légère, imprécise et inexprimée, quand il s’aperçut que quotidiennement, elle aussi s’attardait au cimetière. Il s’occupait peu des femmes qu’il regardait comme des êtres inconsistants, artificiels et étrangers ; mais ce fut au seul point de vue psychologique s’il se prit d’intérêt pour celle-là, jusqu’à la suivre clandestinement, furtif et secret, derrière les tombes. Car il n’était pas logique que l’être jeune et sain qu’il devinait en elle vécût assez du souvenir d’un mort, pour trouver encore des jouissances étranges près de sa dépouille. Était-ce une veuve ? Ô fidélité invraisemblable de l’amour ! Mais quelque chose de puéril et d’incertain émanait d’elle qui révélait la jeune fille.

Et comme les croix, les urnes, les stèles le dissimulaient, il put la contempler à l’aise, sanglotante et les mains tordues de douleur, près d’une tombe blanche dans sa pierre neuve.

Pleurerait-elle son enfant ? se demanda-t-il encore. Et il avait au cœur une sensation aiguë et nouvelle qui le surprenait en l’oppressant un peu, et le sang-froid de sa philosophie défaillait.

Le tombeau portait sur sa pierre blanche, ces seuls mots :

JACQUES
9 ANS

Était-ce son fils ? Mais quelle maternité invraisemblable pour sa jeunesse ! Et très énergiquement le jeune homme se refusait à croire qu’elle fût mère.

L’étrangeté de cette inconnue l’intrigua davantage. Il se surprit, le lendemain, à gravir plus vite que de coutume, les pentes du cimetière. Ce jour-là, il lui fut loisible de la voir quand elle vint à la tombe. Elle paraissait vingt-cinq ans, ses yeux étaient beaux, et lassés, et au paroxysme de son chagrin une résignation très noble se lisait en elle. Il semblait au jeune homme voir un être d’exception, une âme précieuse et rare, et il s’émut plus vivement aujourd’hui, bien qu’elle n’eût pas pleuré.

Le troisième jour il la revit. Ses artères battirent. Un trouble pour la première fois le prenait — et comme les jours d’ouragan, sur la montagne, l’invincible force du vent vous enveloppe, vous porte et vous pousse, quelque chose d’invisible et de fort comme la tempête le poussait à cette inconnue.

Et voici qu’à son cours, soudain, en parlant, à la Nationale où il fouillait des manuscrits, la nuit, dans les ténèbres de sa chambre, il revoyait sans cesse cette frêle femme, secouée de douleur, les yeux clos, les mains tordues. Mais, s’analysant implacablement, il ne fut pas dupe de cette crise :

« C’est un entraînement vers cette jeune fille, se dit-il. La chose devait m’arriver un jour ou l’autre. La nature est insidieuse. Contre ceux qui se sont fait une loi de repousser l’amour, elle a des ruses. Elle trouve en eux plus de prise aussi parce qu’ils sont inexpérimentés et neufs comme des enfants, et alors ses assauts sont redoutables. Le sceptique sage serait celui qui, à tous les détours de la vie, en mille passions anodines, userait peu à peu, graduellement, sans grandes secousses, sa puissance d’aimer. Le jour des surprises violentes il n’aurait pas dans le cœur l’étonnement, la folie, le chagrin dont j’ai gardé les puissances intactes, depuis l’adolescence. Réagissons !

Et il réagit.

Il chassa l’obsédante pensée, travailla double, courut un jour, à pied, de Montmartre à Vaugirard, se prohiba l’entrée du Père-Lachaise, bien que chaque jour, à midi, — l’heure des rencontres, — avec des gouttes de sueur au front, il dût se cramponner à son vouloir impitoyable, pour ne pas aller furtivement, entre deux tombes, revoir quelques minutes la pauvre créature en larmes. Il but du laudanum pour dormir la nuit, alla au café, goûta du théâtre, se remit à lire, tandis qu’avec la force même dont il la repoussait, cette femme l’envahissait, emplissait ses pensées, ses actes, ses visions, jusqu’à ses rêves.

Mais, comme orgueilleux et implacable, il résista, la nature dut céder. Son imagination se lassa. L’aventure se classa dans sa mémoire à l’état de souvenir, un souvenir qui alla s’atténuant de jour en jour. Sa vie normale le ressaisit avec la régularité passée. Et quand, sûr enfin d’avoir triomphé de lui-même et se croyant désormais à l’abri d’une rechute, il reprit le chemin du Père-Lachaise, une certaine joie âcre et victorieuse le possédait.

C’était un matin d’automne, tiède, pâle et doré. Une allégresse tranquille lui faisait trouver un délice dans la nature. Ah ! qu’il se sentait puissant ! Il se jouait de la passion comme d’un mal léger, qu’on guérit. Certes, il pouvait impunément aujourd’hui revoir cette femme. Et cédant à une ancienne habitude, peut-être aussi à l’obscur désir de se prouver, par une bravade, que sa guérison était complète, il choisit le chemin où l’on voit un cyprès énorme étouffé par le tronc de reptile d’un lierre.

Elle ne venait pas.

Les arbres avaient jauni, et dans les lointains bleuâtres, sous le mystère des taillis hérissés de stèles grises, c’était exquis de plonger les yeux pour épier l’arrivée de l’inconnue.

Un grand silence régnait. Les cris d’oiseaux se faisaient rares. De minute en minute, une feuille sèche tombait.

Soudain la jeune femme apparut dans la profondeur des taillis vaporeux, mince dans sa robe noire, les gants de peau serrés au poignet, la démarche un peu lasse, une fourrure flottante au cou. De loin, une rêverie attristée se lisait dans ses yeux.

Il s’éloigna, la vit venir, s’agenouiller et, le front dans ses mains gantées, s’absorber dans une pensée profonde. Elle ne pleurait pas. À pas de loup il s’approcha. En levant les yeux, elle le vit, debout près d’elle, la contemplant.

— Comme vous souffrez, murmura-t-il, avec un accent d’infinie pitié.

Elle le pénétra tout un moment de ses yeux gris, inquiets, chercheurs et peureux qui prirent une acuité enfantine. Puis, peu à peu, une confiance les envahit, et ils recouvrèrent leur expression vraie, triste et douce.

— Oui, répondit-elle alors, je souffre beaucoup.

Et il partit sans avoir osé l’interroger davantage.

La souffrance de cette jeune fille le torturait, non point qu’il la comprît bien, car la douleur des autres nous est inconcevable, mais parce qu’il se sentait impuissant à la consoler. Et des imaginations folles lui venaient : la prendre dans ses bras, comme un enfant qui pleure, couvrir de baisers son front, ses yeux délicats, ses mains. Qu’était-ce donc que les caresses dont il avait eu l’instinctive méfiance, dans sa vie cérébralisée de solitaire ! Par moments il se disait : « Je ne l’aime pas, c’est de la pitié. »

Ils se revirent tous les jours sans se parler. Une fois elle lui raconta :

— Cela me console de venir. C’était mon petit frère, presque mon enfant. Je n’avais plus que lui au monde, je l’avais élevé. Je suis dessinatrice, je travaillais pour lui. Maintenant je n’ai plus personne ; je travaille pour moi ; ce n’est pas gai. Oh ! monsieur, la vie est abominable !

— Comment, s’écria-t-il indigné, la vie est bonne, au contraire, puisqu’elle est toutes choses, elle est nous-mêmes. Pour quelques secousses dont nous ne connaissons pas l’opportunité secrète, que de bonheur, que de délices nous attendent !

— Ah ! fit-elle, en secouant la tête avec un désespoir, une lassitude sans nom, j’aimais trop ce pauvre petit être. Aucune joie ne m’est plus permise, maintenant ; tout est fini pour moi.

— Allons donc ! la vie veut que l’on se console. Vous ne cesserez pas de demeurer tendrement attachée au souvenir de l’enfant, mais vous cesserez de souffrir.

Il s’étonnait lui-même. Pour arracher au découragement cette pauvre fille, il oubliait son propre pessimisme, et les arguments abondaient sur ses lèvres pour défendre l’excellence de la vie. À la fin, elle sourit amèrement.

— Vous êtes, et avez été sans doute toujours très heureux, monsieur, dit-elle.

Il se récria :

— Heureux ! Heureux, moi !

Et le front dans sa main, il dit tout bas :

— Je suis l’être le plus triste au monde. Vous, au moins, avez connu une affection souveraine, mais moi, nul ne m’a aimé ; je n’ai aimé personne. J’ai toujours été seul, effroyablement seul.

Les yeux de la jeune fille changèrent, une indicible expression de pitié y allumait un feu exquis : la tristesse s’y évanouissait, la bonté y demeurait, mais étrangement expressive et rayonnante.

Quand ils se séparèrent, elle lui demanda :

— Comment vous appelez-vous ?

— Louis, mademoiselle.

— Moi, je me nomme Marguerite.

Et la manière longue et tiède, timidement tendre, dont elle lui serra la main, fut, de la vie la première douceur qu’il devait connaître.

Il l’épousa un de ces jours d’hiver parisien, triste, brumeux et noir. Mais l’allégresse qui ruisselait en lui était comme un soleil, et dorait les choses. Il ressemblait à un malade imprégné des douces et neuves ivresses de la convalescence. Il s’éveillait à la vie. Quand les quelques amis, professeurs de lycées et artistes, qui les avaient escortés à l’église les quittèrent, Louis conduisit Marguerite, à son grand appartement de garçon, sobre et bien ordonné. Lui tremblait légèrement ; elle était la plus sereine. Un amour silencieux, un amour immense et tranquille la possédait. Il la regarda longtemps, installée en dominatrice dans son cabinet de travail, petite et fluette dans sa robe blanche, ses cheveux noirs retombés en lourde touffe sur son front, ses yeux pleins d’un mystère infiniment tendre.

D’abord il la trouva belle. Pour la première fois, au soir même de leur mariage, sa grâce physique le frappait. Il la découvrait. Et la pensée que rien ne lui avait jamais autant appartenu que cette femme dont la nature, l’amour et la loi faisaient sa chose, lui donna d’abord un orgueil puissant et joyeux. Mais elle était venue trop tard dans sa vie ; certaines dispositions chagrines trop invétérées en son humeur, restaient incurables. Par instants, son scepticisme renaissait assez vigoureux sous l’amour pour l’analyser. Car le serment d’éternité qu’il avait prononcé le matin le déconcertait. Qu’était-ce donc qu’aimer pour jurer d’aimer toujours. Que feraient, à la longue, de leur doux contrat, les vicissitudes de la vie ? Et que lui réservait cette âme impénétrée de femme, petite source mystérieuse et incertaine de son bonheur ? Il tremblait déviant ce cœur ignoré ; il en redoutait la longue habitude, l’accoutumance ; il en craignait l’inconnu. Alors il se grisait de baisers, de mots de passion, mais c’était encore pour leurrer son inquiétude. Alléché de bonheur, il ressemblait au voyageur agonisant de soif qui a rencontré la fontaine et se demande tout en buvant : « Ne tarira-t-elle pas ? »

Mais les jours passèrent, les semaines, et au lieu de tarir, la fontaine de bonheur s’emplissait de suavités nouvelles. L’extase se perpétuait, aux phases diverses du jour. Il connut le retour au foyer où vous attend une femme inlassablement caressante, le charme des repas où l’on a devant soi une épouse qui vous sourit, ses sommeils si confiants, près de lui. Il connut ces veilles adorablement intimes, où ils causaient tous deux, sous la lampe. Ses maux de tête devenaient très fréquents ; Marguerite se fit sa gardienne ; elle eut le pas de velours, le mutisme délicat, les glissements berceurs près du lit, qui sont, au malade, si lénifiants. Et il aspirait à même le bonheur, s’en délectait, s’en gorgeait, de toutes les forces de son âme.

Elle le choyait comme un enfant, au point qu’on ne savait si c’était son petit frère mort qu’une ancienne habitude de tendresse lui faisait aimer en son mari, ou son mari déjà, que, d’une manière lointaine et intuitive, elle avait commencé d’aimer dans l’enfant. Son amour était silencieux et discret. Et partageant son temps entre ses travaux d’art et son mari elle vivait tranquille, complétée, sereine, le cœur satisfait.

Un soir, il rentrait. Elle lui trouva l’air joyeux. Il sifflotait, en ôtant son pardessus, un refrain d’opérette et lui dit en l’embrassant :

— J’ai rencontré le ministre.

Indifférente, elle prononça :

— Ah ! lequel ?

— Celui de l’Instruction publique, je crois que je vais être décoré.

Cette plaisanterie la fit bien rire. Elle savait quelle absence totale de vanité caractérisait l’âme fière de son mari. Elle riait d’un rire de bonheur qui était chez elle comme une floraison, ignorée jusqu’ici, de sa jeunesse étouffée, et elle paraissait ainsi puérile, gracieuse, amoureuse et jolie. Comme elle était fière de lui ! Comme elle aimait son dédain de toute gloriole, sa gravité, ce qui le faisait différent des autres, en même temps plus sincère et plus grand. Et d’un geste elle l’enlaça comme l’eut fait la plus douce maîtresse, la plus câline.

Le lendemain, en rentrant, il parla d’une nouvelle rencontre ; ce n’était plus le ministre, mais le chef de l’État lui-même. Marguerite riait d’abord comme la veille. Ainsi que toutes les femmes qui aiment, elle était disposée à trouver infiniment d’esprit aux plus futiles propos de son mari. Mais cette fois, lorsqu’elle voulut le ramener aune conversation sérieuse, elle eut mille peines à lui faire abandonner sa plaisanterie, et il inventait des propos que le président lui aurait tenus.

Le troisième jour — elle devait s’en souvenir toute sa vie — c’était un jeudi, un radieux matin de février. Elle était à sa table de travail, crayonnant, d’après un croquis pris la veille, une illustration pressée. Elle chantait à mi-voix son allégresse d’épouse, sa confiance dans la vie. Son mari était sorti pour une répétition ; elle l’attendait. À la cuisine, la servante apprêtait le repas ; une fumée odorante de sauce épicée se répandait dans l’appartement, se jouait dans chaque rais de soleil. On préparait un mets favori de Louis ; Marguerite elle-même de temps à autre en allait surveiller la cuisson. Et le cœur lui battait, sans qu’elle sût si c’était au souvenir des baisers du départ ou dans l’attente de ceux du retour.

Enfin il revint. Elle se leva dans un secret frémissement de joie, lui jeta les bras au cou. Mais il dit sévèrement.

— Laisse-moi, je reviens de l’Élysée.

Elle leva les yeux sur les siens : ils étaient fixes, inexpressifs et nouveaux. Une gravité ridicule l’imprégnait. Marguerite le contempla un instant, son cœur cessa de battre. Elle étouffa. Le bien-aimé s’en était allé, elle ne connaissait plus cet homme étrange qui se tenait devant elle.

Il reprit :

— Tous les souverains de l’Europe étaient là. Édouard, Victor-Emmanuel, Guillaume, ils ont tous été charmants pour moi, tu sais, charmants, et tous m’ont promis des décorations.

Elle se jeta sur lui, s’accrochant à ses épaules, et elle criait de toute sa voix : « Louis ! Louis ! » comme si en le rappelant ainsi, désespérément, elle eût dû faire revenir de force, dans ce corps abandonné, l’âme du noble amant d’autrefois. Mais il continuait de divaguer, étalant cruellement sous ses caresses, les troubles de son cerveau désemparé. « Louis, suppliait-elle, regarde-moi. » Car il lui semblait qu’à la lumière de sa propre âme et de ses yeux, elle rallumerait la lumière éteinte dans cette âme obscurcie. Et il répondait aux puissances infinies de ce cri par le fatras de ses insanités orgueilleuses. Alors elle se rappela ses longues fatigues cérébrales, son surmenage, ses insomnies, ses veilles : elle pensa aux cruelles souffrances de ses migraines, à ces longs et lointains prodromes, douleurs de tête ou lassitudes du cerveau épuisé, qui présageaient depuis des mois, sans qu’elle y songeât, la catastrophe d’aujourd’hui. Et terrifiée, ayant en même temps horreur, peur et honte, elle courut s’enfermer dans sa chambre où elle tomba sans force, au chevet de leur lit.

D’abord, elle n’eut qu’une idée, poignante et atroce : la perte de son bonheur. Tout ce qui avait été, depuis trois mois, ne serait plus. Finis les douces expansions, les échanges d’idées, les muettes ententes, les sourires intimes qui mariaient leurs deux pensées. Finie l’adorable société intellectuelle de cet homme qui était en même temps l’amant et l’ami. Et quel réveil après ce rêve trop beau ! La folie, la stupidité des grandeurs ! Comme si la nature humaine, vicieuse, eût repris sa revanche sur cet être modeste, dédaigneux des honneurs, sa mentalité déréglée se ruait, dans la démence, à toutes les petitesses de la vanité. Encore une fois Marguerite se retrouvait seule, sans personne à qui confier sa détresse.

De longs moments se passèrent. Elle se raidissait, toute crispée et révoltée contre la vérité. « Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible ! » Elle avait moins souffert devant le lit du petit Jacques mort, que devant le cadavre moral de son mari. Elle voulut mourir, et se penchant à la fenêtre, mesura le vide. Ah ! ne plus exister, ne plus penser, ne plus souffrir !

Soudain, un bruit léger retentit contre la porte ; quelqu’un y grattait timidement, demandant d’entrer. C’était son mari, c’était ce qu’elle avait tant aimé…

Un flot de pitié l’envahit. Elle reprit conscience d’être l’épouse, d’être la chose de cette pauvre chose dévastée à qui jadis, dans le bonheur, elle avait fait le don d’elle-même. Plus même un homme, mais, fantôme d’un passé d’amour qui avait mêlé leurs vies, faible, malade, risée de tous, il lui devenait cher d’une manière nouvelle. Elle se redressa. Une force courut dans ses muscles fragiles ; le grattement continuait plus vif à la porte. Elle l’ouvrit et tendant les bras :

— Viens, mon pauvre Louis, viens, dit-elle.

Et en l’enlaçant de toutes ses forces, pendant qu’indifférent, il rêvait à ses chimères, elle prit possession, maternellement, avec une indicible tendresse d’épouse, de ce pauvre être sans soutien dont elle serait désormais la pensée, et le guide.

La lucidité reparut par longues périodes. Ce furent des agonies nouvelles. Quand le malade l’appelait à lui, la serrait dans ses bras, lui livrait, rien qu’en la regardant, toute sa pensée ardente et pure, elle croyait voir se rouvrir sur elle les yeux d’un mort. Et une absurdité cruelle régnait dans leur sincérité, puisqu’à ces moments d’intimité mentale elle lui devait cacher qu’il devenait fou et qu’elle en mourait. Puis elle se reprenait à des espoirs insensés que ruinait une minute après une phrase du pauvre esprit retombé dans ses limbes.

Elle connut alors une pudeur honteuse et nerveuse qui lui faisait voiler éperdument, pour tout le monde, l’infirmité de cette grande intelligence éteinte. D’abord, pour le soustraire aux railleries secrètes et inavouées de la domestique, elle la renvoya, s’astreignant ainsi à toutes les besognes matérielles du foyer. Elle se confia au médecin qui signa une ordonnance de congé forcé pour anémie cérébrale, et les cours furent suspendus. Après quoi, elle se séquestra elle-même avec le fou.

Le mal empira vite. Les pensées se firent incohérentes ; l’amour seul subsistait, elle s’y prêtait doucement, soumise à la démence de son mari comme elle l’avait été naguère à sa raison. Le médecin hasarda un jour :

— Il devrait être traité dans une maison… spéciale.

Marguerite eut un sursaut.

— L’asile d’aliénés, cette geôle, pour mon pauvre malade ? Non, non, docteur, je le garde.

Elle se savait indiciblement forte : elle était sa défense, sa tutrice, sa mère ; elle le protégerait jusqu’au bout. Ce jour-là, elle se sentit le cœur gonflé de tendresses nouvelles, et quand il lançait au hasard ses phrases sans lien, les écoutait, en souriant à ces dernières lueurs d’un esprit à l’agonie, comme elle eût souri aux premiers bégaiements de son enfant.

Ils étaient pauvres, la vie matérielle devint précaire ; Marguerite travailla double. Levée au jour elle venait, les yeux gros encore de sommeil, s’installer à sa table de travail dans l’atelier, et lui que l’impitoyable mal ne laissait pas dormir et qui la suivait puérilement, s’installait à ses côtés, souvent vêtu d’une manière grotesque, affublé tantôt d’une robe, tantôt d’une ceinture rose qu’il nouait à son vêtement de nuit. Alors elle le regardait tristement sans rien lui dire.

Mais des heures plus cruelles l’attendaient.

Elle vivait actuellement sur le reliquat de leur amour. La destruction lente de sa mentalité oubliait encore dans le jeune homme quelques restes de l’adoration ardente de naguère. Et c’était à cette faible lueur, reflet d’un feu mourant, qu’elle alimentait sa vaillance. À mesure même qu’elle sentait s’éteindre en lui le sentiment, elle s’agrippait avec un désespoir inconscient à l’habitude des caresses machinales, et elle recevait ces baisers sans vie, dont toute la saveur venait pour elle de ceux d’autrefois.

Mais un jour, hagard, livide, les yeux béants il lui dit :

— Ma femme ? où est ma femme ?

Elle voulut l’étreindre :

— Je suis là, mon chéri, me voici, toujours près de toi…

Il la repoussa :

— Retirez-vous, je ne vous connais pas.

À demi-folle elle-même, elle lui saisit les poignets, s’y crispa, plongea son regard dans les yeux inexpressifs, et avec une véhémence physique où passèrent toutes ses forces, lui murmura :

— C’est moi, c’est moi, je suis là, je t’aime.

— Vous êtes une créature infâme, reprit-il : c’est ma femme que je veux.

Alors commença pour lui l’obsession douloureuse et navrante, qu’elle dut constater, impuissante, du matin au soir, en leurs longues journées. C’était une perpétuelle recherche de sa femme. Il l’appelait sans cesse : « Marguerite ! Marguerite !… » avec un accent de souffrance qui la déchirait, et elle était le témoin de ses inquisitions secrètes et sans trêve dans toute la maison, pour la retrouver. Il fouillait inlassablement, les armoires, les garde-robes, soulevait les rideaux, murmurant toujours la même phrase : « Elle m’a abandonné, elle m’a abandonné ! » Et quand elle suivait des yeux, à travers l’appartement, cette furtive course de fantôme, elle trouvait encore dans le chagrin qui la poignait, l’amer délice d’être toujours l’âme de sa folie et de sa douleur.

Lorsqu’il se fut lassé de son éternelle requête incessante et inexaucée, l’exaspération commença, et avec elle, les accès nerveux, les violences, les éveils sauvages de sa nature déchaînée. De la rue, parfois, les passants entendaient des cris étranges et, surpris, levaient la tête. Le médecin revint à la charge, près de Marguerite, et proposa une consultation. Ils furent cette fois trois pour la circonvenir, lui représentant avec douceur de quelle efficacité serait pour l’aliéné, les soins de l’asile. Frêle et épuisée de travail, délicate, anémiée, elle eut des violences de lionne pour défendre son malade, contre leur aménité traîtresse.

— Ah ! qu’on y vienne, qu’on essaye de me le prendre, on verra ! Je le veux, je le veux pour moi toute seule, jusqu’à la fin, et je ne le livrerai pas parce qu’il est faible, malade et égaré. Je sais des traitements occultes que ses féroces gardiens ignoreraient, et je le guérirai, vous entendez, il guérira entre mes mains ou il mourra dans mes bras, comme je me le suis promis.

Très émus, les médecins se turent et résolurent secrètement de temporiser.

La période de la démence agitée fut courte. Sa surexcitation usée, le malade sombra de jour en jour dans une matérialité pesante et tranquille. À force de l’étudier, penchée sur lui nuit et jour, dans une observation anxieuse et passionnée, la jeune femme lui devina des facultés de jouissance : le palais et l’ouïe survivaient à la ruine. Elle se consacra à la satisfaction de ces deux sens, tristes vestiges de l’existence ancienne. Pour sa gourmandise, elle s’épuisa en cuisines savantes, légères, raffinées, et ne lui servait que des plats exquis, alimentation délicate d’un nourrissage d’enfant, régime sybaritique d’un gourmet. Et il y avait ainsi, à côté de la voracité honteuse du fou, la poésie de l’amoureuse qui le servait. Pour son oreille, elle évita les bruits, les chocs violents. Elle assourdit son marcher, créa dans les chambres un silence absolu. Elle s’étudia à travailler, aller, venir, agir, comme une ombre. On aurait dit l’enchantement de toute la maison, les objets privés de poids, ouatés, sans heurts. C’était comme la matérialisation d’une paix infinie qui flottait dans l’atmosphère avec les glissements muets de cette jeune femme lente et douce. Puis, parfois, auprès du fou, elle chantait à mi-voix des mélodies berçantes.

Et les nerfs du malade, à ces vibrations agréables, s’ensommeillaient béatement.

Dans la rue, quand elle passait pour des courses rapides, les voisins se la montraient du doigt, vive, essoufflée, amaigrie et pâle, et ils chuchotaient, à demi railleurs, devant cette femme amoureuse d’un fou. Mais elle allait sans voir, faisait prestement ses emplettes, courait à la poste expédier ses dessins, et serrant contre elle la clef qui avait emprisonné son malade, rentrait à la hâte, inquiète, frémissante et lassée.

Elle le retrouvait assoupi dans son fauteuil, stupide, épaissi par l’embonpoint naissant, premier effet de sa vie végétative, ou bien fouillant les buffets, toujours affamé et en quête de nourriture friande. Alors elle lui offrait comme à son enfant, les gâteaux fins qu’elle rapportait, et sans dégoût, sans répulsion ni révolte, souriait à son plaisir vorace.

D’abord, dans cette dépouille vivante c’est le passé qu’elle avait cherché. Elle avait évité l’instinctive horreur, en voyant moins le fou qu’un état morbide et transitoire subi par le noble bien-aimé. C’était à l’époux d’autrefois, qu’à travers l’accident actuel, elle gardait sa fidèle tendresse, et quand elle baisait ce front d’insensé, une constance inviolée de veuve, lui faisait toujours revoir sous cette forme dégradée, l’image qu’elle avait connue aux premiers jours de leur union. Parfois même, alors, au milieu des soins maternels qu’elle rendait au malheureux, il lui semblait sentir dans l’invisible, comme le mystérieux regard lucide et beau de Louis, qui la soutenait, l’approuvait, la remerciait.

Mais les semaines, les mois, plus d’une année avaient passé, et l’admirable intelligence, loin de se ressaisir, sombrait de jour en jour, plus profondément dans la bestialité. Si bien que le temps se faisait très bref où elle avait aimé l’homme sain, tandis qu’elle se sentait mariée de plus en plus et depuis une période infinie, au dément. Alors sa tendresse se déplaça, et revint, par une force insensible, à ce corps sans âme qu’elle avait dix fois plus connu que l’autre. Elle finit par le chérir tel qu’il était maintenant, avec son intelligence éteinte, sa déchéance, toute son animalité humaine à nu. Elle oubliait l’intellectuel pour s’attacher à ce pauvre être sans pensée. Elle l’aima comme on aime un infirme, de tout le dévouement qu’on lui a consacré. Et sa nature caressante, avide de câlineries, de tendresses et de baisers, lasse de se leurrer de souvenirs qui devenaient de plus en plus fugaces, se satisfaisait à embrasser maternellement ce demi-cadavre.

Et cela devint, quand même, à la longue, une effroyable solitude morale. Elle avait écarté de sa vie tout être humain, pour être du fou la gardienne et l’esclave. D’ailleurs, il effrayait les visiteurs, et tout le monde la délaissa sans qu’elle eût besoin d’en manifester le désir.

Elle eut ainsi vingt-sept ans, et menait, sans rien regretter, sa sombre vie de recluse. Cependant, elle avait goûté au bonheur ; elle avait connu de l’amour, trois mois durant, les plus ineffables choses, et la saveur lui en était restée. Jeune fille, elle avait, près de son petit frère malade, vécu des jours comparables à ceux d’à-présent, mais dans une ignorance paisible de tout ce qu’éveille en une femme l’amour d’un homme qui l’adore. Aujourd’hui, elle avait été aimée, fugitivement, comme dans un rêve, et il lui venait, à penser aux délices finies, des tristesses déchirantes. Parfois, elle se surprenait à serrer dans une fièvre désespérée, les mains molles et inertes de son mari.

— M’aimes-tu, disait-elle, m’aimes-tu ?

Il répondait :

— Laisse-moi, j’ai faim.

Alors, elle retombait, sanglotante, éperdue, sur un siège proche, et lui s’amusait à voir couler ses larmes.

Un jour, en la regardant, il pleura aussi. Son visage ruisselait, des sanglots de petit enfant l’étouffèrent. Elle tressaillit, s’approcha, essuya ses yeux, le couvrit de baisers, s’imaginant que c’était un chagrin réel qu’il éprouvait.

Il était devenu d’une docilité et d’une douceur constantes. Elle le promena. Il paraissait effrayé dans la rue, et se serrait contre elle, demandant sa protection. Marguerite eut alors des sensations de fierté délicieuse à tenir ainsi sous sa garde, cet homme si vigoureux. La santé physique du fou s’affermissait déjà ; les promenades à petits pas, sur le trottoir, au soleil, achevèrent de le reconstituer. Il s’était baigné deux années dans l’atmosphère de cette femme, il avait été soumis à ses soins, à l’action de sa paix bienfaisante, à son hygiène divine et inspirée ; il sortait de ses mains comme d’une seconde gestation, rénové, naissant à une vie physique nouvelle, les nerfs calmés, les moelles raffermies, s’essayant à des phrases puériles. Un soir, il sourit.

— Est-ce qu’il ne va pas guérir, demanda au médecin Marguerite, tremblante, anxieuse, enfiévrée de ce désir de guérison.

Le docteur hocha la tête, incertain. Elle demeura plus navrée, après la fin de cette lueur d’espoir.

Alors, lasse, plus découragée devant cette vigueur reconquise qu’elle ne l’avait été devant le malade exténué, voyant désormais plus l’insensé que l’infirme, elle souffrit comme jamais. Elle se disait souvent : « J’aurais cependant si bien su être heureuse ! » Et de quels précaires et amers bonheurs elle devait désormais se contenter ! Quand son mari disait : « Il fait beau », ou bien : « La sauce est bonne », elle avait de petites joies tristes…

Pourtant, comme son idylle avait été belle ! Quel poème ! quel roman ! Et pendant que son crayon de dessinatrice couvrait le papier, dans ses longs et patients travaux d’illustration, sa pensée libérée se plongeait dans ces divins souvenirs, et elle s’en nourrissait, comme un affamé qui rôde autour d’une table se repaît de parfums. Le besoin impérieux la prit même de revivre ces réminiscences. Ce serait poignant, cruel et délicieux de retourner cueillir dans les sentiers du grand cimetière, des fragments, des lambeaux oubliés de son rêve. Oui, elle irait : son désir se précisait : elle irait un matin, à midi, sur la tombe du petit Jacques, elle y traînerait à son bras le pauvre insensé, puisqu’elle ne pouvait le quitter, et il y aurait à cela moins d’ironie que de douceur. Elle l’aimait tant son grand enfant, et de quelle pitié !

C’était le début de mai. Elle l’habilla ce matin-là plus tôt que de coutume. Il avait à sortir un plaisir enfantin, et il se réjouit quand elle lui prit la main, disant : « Viens te promener. » Depuis plusieurs jours, elle lui trouvait une tristesse étrange, et si le pauvre cerveau avait été capable de penser, on aurait dit qu’un souci l’accablait. « Il souffre peut-être, se dit Marguerite ; l’air lui fera du bien. »

Et serrée contre lui, l’entraînant dans sa marche, elle allait, rêveuse et distraite, vers cette évasion dans le passé et le bonheur aboli. Elle conduisait son mari, mais aussi distraite de lui que ces mères songeuses et absorbées qu’on voit dans la rue promener leur enfant, le sont du petit être inapte à les comprendre. C’était à l’autre qu’elle rêvait, à l’amant idéal, aimé là, jadis, dans ce désert du Père-Lachaise.

Quand elle en franchit le portique, elle se sentit le cœur étreint d’une impression de regret douloureux. Une femme les croisa, les yeux rougis, des pieds à la tête enveloppée de crêpe. « Moi aussi je suis veuve », songea Marguerite ; et elle s’orienta dans une pause d’une seconde, car depuis deux années, elle avait oublié l’itinéraire exquis où elle rencontrait chaque jour, à cette même heure, le bien-aimé.

Devant elle, dans une pente douce et infinie, le cimetière s’élevait comme un parc touffu, plein de frondaisons jeunes, compactes, au vert éblouissant. La lumière printanière et puissante de cette matinée de mai y planait, affranchie des buées de la ville ; et surplombant, comme d’une terrasse, la grande avenue montante, les deux chapelles dépareillées découpaient, sur le bleu violent du ciel, la blancheur de leurs frontons. C’était, sous la richesse du soleil, comme l’entrée luxueuse d’un palais, tandis qu’alentour, on pressentait des profondeurs et des ombres mystérieuses. Et Marguerite se ressouvint tout à coup. Dans la grande ville ensommeillée, où se croisaient tant de rues silencieuses, elle prenait autrefois cette allée pavée, entre de blancs caveaux neufs ; et elle y traîna son mari, angoissée, fiévreuse, l’allure plus rapide, à mesure qu’elle approchait du lieu où dormaient ses souvenirs.

Au-dessus d’elle, les taillis s’étageaient en amphithéâtre. Elle reconnut définitivement sa route en traversant le rond-point où Casimir-Périer, drapé dans sa cape, sert aux promeneurs de point de repère. Maintenant, à droite, des architectures grises apparaissaient entre les arbres. C’étaient les mausolées des maréchaux de l’empire ; elle prit à gauche délibérément.

Le printemps semblait n’arriver pas jusqu’ici. Sous l’ombre, les cyprès étaient devenus énormes, leurs troncs rugueux et droits, vêtus de leur ramure délicate et sombre, montaient d’un jet sous la voûte des vieux ormes. Et voici qu’apparaissaient ces grandes tombes noires en forme de pyramides, goût bizarre du romantisme de 1830, ruines d’un snobisme funéraire, qui avait dû, pour un temps, faire fureur. Puis c’était les ædicules à demi-écroulés, les tombes corinthiennes voilées d’un lierre épais, les garnitures de fer, rouillées et abattues, les épitaphes rongées de mousse. À chaque pas, Marguerite tressaillait. Ils s’étaient arrêtés ici, là. Ils s’étaient assis sur ce tumulus lézardé, garni de mousse, un vrai banc. Devant cette colonne brisée, il avait prononcé : « Je vous aime. » Et sous ce dais compact de verdure, ayant devant les yeux le rideau descendant, tissu de feuilles emmêlées, qui, léger et profond, leur voilait Paris, ils s’étaient extasiés, un matin, les mains serrées, sans rien se dire.

Alors, inconsciemment, elle guidait le fou parmi les tombes, l’oubliant dans son évocation de l’autre, l’amant d’autrefois montant à la petite tombe blanche de son frère, moins pour y retrouver l’enfant mort, qu’une poussière de sa joie perdue. La tombe blanche, en deux années, était devenue grise, mais quand elle la reconnut de loin, elle s’y rua, et vint s’y abattre à genoux, tout en pleurs.

C’était ainsi, la première fois ; et il était venu, sans bruit, glissant sur l’herbe molle, tout d’un coup, se dressant devant elle. Oh ! de quel regard il l’avait enveloppée. Là encore, il lui avait dit sa plainte d’isolé. « Je suis seul, effroyablement seul ! » Là, enfin, le cœur gonflé, palpitante, troublée, elle l’avait aimé. Ils s’étaient fiancés ici : ils y avaient connu ensemble des contemplations muettes, les plus hautes régions de l’amour. Et c’était fini, fini pour jamais, et lui était encore là, pourtant, comme autrefois, debout et la regardant.

Un élan de pitié, comme elle en avait parfois pour le malheureux, la saisit ; elle leva sur lui des yeux pleins de compassion tendre, murmurant, songeant tout haut :

— Je t’aime bien, tu sais, pauvre ami !

Elle sentit à ce moment les yeux du fou plonger étrangement dans les siens. Oh ! ce regard incompréhensible, comme il la troublait, avec son vide, son inconnu, sa détresse ! Puis, à une convulsion légère des lèvres qu’il avait depuis sa folie, elle devina qu’il allait parler, et comme depuis deux ou trois jours, il n’avait pas proféré un mot, elle l’écoutait souriante, indulgente à ses divagations.

Il prononça :

— Marguerite !

Une secousse la mit debout, terrifiée à demi, et elle le regardait en frissonnant ; c’était la première fois qu’il disait ce nom depuis deux ans. Quel écho se réveillait dans sa mémoire endormie ? Et face à face, silencieusement, ils se contemplèrent tout un moment. Alors éperdue, sans comprendre le regard de ces yeux où elle ne savait plus lire, la jeune femme envahie d’un espoir subit, voulut forcer et violenter cette mémoire engourdie, et elle prononça, à son tour, en saisissant les mains de son mari :

— Louis, Louis !

Et il dit très doucement, très lentement :

— Tu te rappelles… la première fois que je t’ai vue… ici ?…

La parole saccadée par les soubresauts de son cœur, elle dit en s’approchant de lui, le scrutant ardemment :

— Tu te souviens ? Tu me reconnais ? je suis ta femme, tu sais…

Il répéta, comme une caresse.

— Oh ! oui, ma femme, ma chère femme !

Et la prenant aux épaules, avec une tendresse délicate, il la baisa longuement.

Ce fut sous ce baiser qu’elle défaillit. Comme si toute sa force s’était usée dans la lutte, elle n’en avait plus pour soutenir l’afflux soudain d’un tel bonheur, et la sentant fléchir, Louis dut la prendre, la porter presque.

C’était, dans cette ville des Morts, une résurrection miraculeuse. Elle frissonnait dans ses bras en répétant : « Ah ! tu es guéri ! tu es guéri ! » Et comme le matin, le lever glorieux du soleil chasse les brumes de l’horizon, en cette aurore humaine, l’esprit qui renaissait dissipait peu à peu les lambeaux d’obscurité, au travers desquels il avait fait sa trouée. Soudain le jeune homme, pris de confusion en se remémorant mieux les choses, se passa la main sur le visage ; il trouva une barbe épaisse, une massivité matérielle : ce fut une honte furtive. Il dit :

— Oh ! Marguerite, comment ai-je paru devant toi tout ce temps !

Puis avec terreur, lourdement, il laissa tomber ces mots affreux :

— J’ai été fou !

Ils étaient enlacés, immobiles. Un rouge-gorge, comme une flèche chantante, s’abattit près d’eux et fit des roulades. Midi sonnait aux églises lointaines. Le ciel au zénith était d’un bleu de velours sombre, et le soleil ruisselait sur le vert nouveau des vieux arbres. Isolés tous deux, dans le grand cimetière touffu, baignés de silence, de solitude, de recueillement, ayant pour assistance les innombrables morts couchés par milliers sous la terre, les doigts étreints, ils célébrèrent là, mystérieusement, leurs idéales noces nouvelles. Lui, murmura :

— Je me souviens de tout ; tu m’as guéri.

L’épouse répondit seulement :

— Je t’ai aimé.