Un coin du voile/Le Cas de conscience de l’avocate

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 45-92).

LE CAS DE CONSCIENCE DE L’AVOCATE

Comme elle sortait de la huitième chambre du tribunal, ses dossiers sous le bras, le rabat finement plissé sous le faux col masculin, sa taille mince étoffée dans l’ampleur de la robe judiciaire, une dame qui l’avait attendue dans le tambour l’aborda :

— Mademoiselle Marguerite Odelin ?

— Oui, madame.

— Pourrais-je obtenir de vous, mademoiselle, quelques instants d’entretien ?

L’avocate, un peu défaite et pâlie par la petite plaidoirie qu’elle venait de prononcer en faveur d’une mineure inculpée de vol, rougit à cette demande.

— Je suis à votre disposition, madame ; voulez-vous que nous causions ici ou salle des Pas-Perdus ?

— J’aimerais mieux aller chez vous, dit l’inconnue.

Elles s’entre-regardaient curieusement pendant l’échange de ces mots. Mademoiselle Odelin était une jolie blonde de vingt-six ans, délicate et timide juste assez pour que sa forte intellectualité et son esprit ferme se trouvassent heureusement voilés sous les grâces de la jeune fille. Son interlocutrice paraissait avoir trente ans. Vêtue avec une élégance excessive d’une redingote de drap noir, elle montrait, sous l’ombre du chapeau et de la voilette sombres, un visage passionné, des yeux douloureux, ardents et beaux. Elles firent ensemble quelques pas dans le spacieux vestibule tout blanc de la correctionnelle, puis, de concert, l’une et l’autre s’arrêtèrent. Par les immenses baies, on voyait l’abside de la Sainte-Chapelle aux lignes pures, le jet hardi de ses contreforts, ses pinacles aériens. L’étrangère, qui manifestait une invincible émotion, dit, les prunelles fixées sur l’avocate :

— Vous avez beaucoup de talent.

— Moi ? Oh !… balbutia la jeune fille avec le contentement secret des vrais modestes que l’on complimente.

— Certainement. Depuis quelques semaines, je viens beaucoup au Palais, dans l’espoir d’entendre des femmes plaider. C’est par hasard si je me suis trouvée à cette audience où vous deviez parler. Vous l’avez fait si simplement et avec tant de cœur que vous m’avez impressionnée.

— Qu’ai-je donc dit ? s’écria mademoiselle Odelin sincèrement étonnée.

— Mademoiselle, poursuivit l’inconnue, je suis à la veille d’un procès très grave…

Elles cheminaient maintenant d’un pas rapide parmi les couloirs conduisant au vestiaire. On croisait un long défilé d’avocats se rendant à la correctionnelle ; tous saluaient mademoiselle Odelin d’un petit air distrait en même temps que courtois, comme s’ils affectaient de n’apercevoir qu’un charmant visage en négligeant le costume porté.

— Je suis en instance de divorce, poursuivit la jeune femme, dont les idées semblaient se heurter dans un grand désordre. Je me sens isolée, livrée à moi-même. Un avocat n’eût été pour moi qu’un froid conseiller. La sympathie que vous m’avez inspirée en parlant m’a déterminée, m’a presque forcée à m’adresser à vous, alors que, depuis huit jours, je ne pouvais me résoudre à choisir un défenseur parmi tous les noms que me présentait mon avoué.

— Vous êtes trop bonne pour moi, disait Marguerite Odelin en se dévêtant devant l’armoire qu’elle partageait au vestiaire avec deux autres stagiaires. Elle apparut alors dans une robe de serge bleue des plus simples, se coiffa d’un canotier uni d’où débordaient les touffes dorées de ses cheveux, enfila des gants de laine blanche et déclara gentiment qu’elle était prête.

— Où habitez-vous ? demanda la jeune femme qui déjà, nerveusement, s’emparait du bras de l’avocate, comme si, dans son désarroi moral, la supériorité de cette jeune cérébrale l’eût hypnotisée.

Marguerite Odelin de nouveau rougit en répondant :

— Rue Saint-Jacques. Vous n’aurez pas peur de grimper jusqu’à mon septième ?

C’était un de ces jours d’hiver parisien, secs et gris, où, de l’impériale des omnibus, les passants vous semblent pareils à des fourmis noires et empressées grouillant sur l’asphalte blanchi. Les deux femmes, en silence, longèrent le quai des Orfèvres pour gagner le Petit Pont et le quartier Latin. Elles étaient en train de s’étudier l’une l’autre avec l’inquiétude et la curiosité que provoquent ces brusques rencontres féminines. Notre-Dame, devant elles, tendait le rideau géant de sa façade.

Marguerite Odelin habitait, en effet, le dernier étage d’une maison neuve dans la rue vétuste des étudiants. C’était quatre pièces exiguës, garnies d’un mobilier si frêle, si léger, qu’elles avaient l’air des chambres d’une grande poupée. La vaillante fille qui animait le logis mettait dans ce décor mièvre et presque pauvre le contraste de son opulente force morale.

Six ans auparavant, elle était arrivée à Paris, armée d’un courage viril pour conquérir le droit de vivre. Son histoire était celle des filles qui ont de la naissance et pas de fortune. Le père, receveur de l’enregistrement en province, avait, avec des prodiges d’économie, dissipé ses appointements dans l’éducation soignée de ses quatre enfants. On avait aujourd’hui, dans la personne des deux aînés, un chimiste et un architecte. La troisième donnait des leçons en ville. Marguerite était la dernière. Elle avait rêvé de gagner son pain autrement qu’en disputant à sa sœur les précieux cachets, si fort en honneur dans la génération précédente. C’était, à dix-neuf ans, une petite personne judicieuse et voyant clair. La beauté de sa sœur, dédaignée de tous les épouseurs, l’instruisit prématurément du peu qu’une fille pauvre est en droit d’attendre du mariage. Le célibat lui apparut comme un état assez mélancolique, mais qu’il faut du moins orner et embellir du mieux qu’on peut. Elle se dit aussi, non sans raison, qu’une femme dont les hommes n’ont point fait de cas a bien le droit de devenir leur rivale dans les carrières qu’ils se réservent d’habitude. De plus, elle possédait un jeune esprit d’une justesse singulière, se plaisant aux minimes problèmes de la vie et au jeu de les résoudre.

À quinze ans, lorsque ses parents délibéraient d’un petit litige que soulevait soit un fournisseur, soit un propriétaire, soit un domestique, Marguerite y tranchait net : « C’est ceci, disait-elle, ou c’est cela. » Et le curieux était qu’elle n’avait jamais tort. En sorte que ses réflexions, d’accord avec ses dispositions naturelles, l’orientèrent vers le Droit. Élevée dans un de ces lycées de province où les instructions sont poussées avec un consciencieux effort, elle devint bachelière, prit ses premières inscriptions, et enfin, après beaucoup de larmes, bravement, vint à Paris où ses parents lui servirent quatre-vingt-dix francs par mois pour qu’elle préparât sa licence.

Elle eut un logement sur une petite cour, dont la bonne madame Odelin déplorait l’aspect plébéien lorsqu’elle venait voir sa fille. Mais monsieur Odelin venait d’être mis à la retraite et la pension mensuelle de l’étudiante coûtait déjà de gros sacrifices à sa famille lointaine où l’on connaissait toutes les noblesses de cette médiocrité sereine, digne et fière, propre aux fonctionnaires français. Dans ce logis d’ouvrière, Marguerite déjeunait le matin d’une côtelette, dînait d’un œuf à la coque, se bourrait entre temps de livres de Droit. Elle ne manquait pas un cours de l’École, travaillait comme deux garçons, s’habillait de robes qu’elle cousait elle-même durant ses soirées. Et dans cette existence que beaucoup de femmes eussent jugée affreuse, elle gardait une telle aristocratie que plus d’une camarade d’école — quelque Russe anémiée de privations — la croyant riche, venait, la veille du terme, lui emprunter le louis de sa petite réserve qui n’était jamais rendu.

Enfin elle prêta serment devant la Cour. Ce fut une grande cérémonie pour laquelle le papa et la maman se dérangèrent. Quand ils virent leur fille revêtue de la robe majestueuse, l’hermine à l’épitoge et la toque seyante sur ses torsades blondes, ils versèrent les larmes congrues et songèrent :

« Voilà enfin notre dernière enfant casée. »

C’était se réjouir trop vite. Une fois inscrite au barreau, mademoiselle Odelin, qui ne devait pas devenir célèbre incontinent, trouva plus amères les privations, maintenant que celles-ci ne concouraient plus à l’obtention des diplômes, mais résultaient au contraire de leur faillite. Pour être avocate, elle n’en devint pas riche, car personne ne s’avisa de choisir comme conseil cette fraîche et gracieuse stagiaire. Inscrite à l’Assistance judiciaire, elle plaida pour les enfants coupables, et ce fut tout.

Sa sœur, qui tirait à ce moment quelques ressources de son humble pédagogie, lui loua et lui meubla ce petit appartement de la rue Saint-Jacques, avec cette tendre solidarité des grandes familles que la fortune n’a point gâtées. C’est là, dans cet enfantin cabinet de travail en bambou, que Marguerite connut vraiment la difficulté de vivre. Ce ne fut pas le découragement, mais un grand affaissement moral et la fin de l’emballement juvénile. Nul ne la remarquait. Elle goûta la fadeur de sa propre médiocrité, désespéra d’arriver. Sa plus grosse affaire fut celle-ci : elle plaida pour son concierge qui lui remit un billet de cinquante francs.

Après avoir dédaigné naguère pour la profession libérale le métier d’institutrice, elle chercha des leçons de Droit et parvint à en donner à des jeunes filles du monde.

Elle s’émaciait un peu ; ses joues prenaient une jolie pâleur ; elle était délicate et distinguée. Grâce aux leçons, elle avait pu libérer de sa pension mensuelle l’instable budget paternel, et ç’avait été la première grande joie de sa carrière. Parfois, à l’instruction d’une petite vagabonde, sa cliente, son cœur sevré de tendresses s’éveillait en sursaut ; et elle devait se retenir d’embrasser, même de chérir vainement ce jeune être indigne…

… Et aujourd’hui, une femme chez qui tout trahissait les élégances de la vie parisienne montait ses sept étages pour implorer l’appui de son talent.

Quand mademoiselle Odelin eut offert à l’inconnue le fauteuil léger aux pattes grêles d’insecte, celle-ci releva sa voilette, eut un sourire silencieux de timidité, puis, se rassurant à considérer le visage affectueux de la jeune fille, elle dit enfin :

— Oui, je suis en instance de divorce. Je vais vous conter mon histoire. Elle est étrange. Autrefois j’essayais d’imaginer ce qu’est une femme malheureuse. Oh ! Dieu ! comme je le sais maintenant ! Ah ! la pire, la pire des choses, je l’ai connue…

Elle posa sur ses yeux ses longs doigts dégantés et les y appuya un instant.

— Une femme comme moi…, balbutia-t-elle, toujours incohérente, j’ai été maltraitée…, brutalisée… Il a porté la main sur moi !

Et Marguerite, qui observait de sang-froid, bien qu’un intérêt passionné s’allumât en elle, vit la belle jeune femme tressaillir dans tout son corps d’un long frisson, comme si ses membres de patricienne eussent de nouveau subi l’offense dont elle parlait. Sa main tomba, ses yeux apparurent, très profonds, très noirs, brûlés de fièvre.

— Voulez-vous me dire votre nom, madame ? demanda doucement l’avocate.

— C’est vrai ! je manque tout à fait de méthode. Mais voyez-vous, il fallait vous faire comprendre d’abord combien le cas est grave, et irrémédiable la rupture. Mon mari s’appelait monsieur de Savy. Nous étions mariés depuis cinq ans. Nous nous aimions. Oh ! il n’y a pas de mots pour dire combien. Vous vous marierez bientôt peut-être, mademoiselle, vous saurez ce qu’est pour une âme jeune un mari beau, supérieur… Non, je vous dis, il n’y a pas de mots… Sachez seulement que notre bonheur était rare ; nous le croyions unique, nous en étions orgueilleux jusqu’à mépriser l’amour des autres couples, monsieur de Savy était souverainement intelligent, d’une intellectualité raffinée. Moi, j’avais conscience de ma valeur, et j’étais surtout heureuse qu’il l’appréciât en moi. J’aime les choses de l’esprit, je lis beaucoup, je me suis occupée plus qu’une autre du mouvement scientifique actuel et, sans être savante, je pouvais causer de tout avec mon mari. Rien ne me donnait plus de contentement intime que de l’entendre affirmer devant d’autres hommes : « Ma femme ? elle est au courant de tout, » bien que ce ne fût pas vrai.

Elle s’apaisait en parlant. Mademoiselle Odelin la considérait ardemment. On ne pouvait rester indifférent devant cette femme. On ne pouvait la voir sans la plaindre, sans admirer cette beauté spéciale que la douleur lui conférait, sans concevoir pour elle une sorte d’attachement subit, si ces deux mots ne jurent pas ensemble.

Après une nouvelle pause, elle reprit :

— Vous qui êtes rompue à l’art de coordonner vos discours, quel vain bavardage doit vous paraître mon récit ! Mais je vous dois la vérité la plus complète. Donc je vous ai décrit la qualité de notre amour. Il nous était délicieux d’être ensemble. Nous nous serions suffi l’un à l’autre aisément. Cependant la compagnie de toute élite intellectuelle me plaisait. Un de nos amis, que j’appellerai le baron, de dix-huit ans plus âgé que moi et que je connaissais depuis mon enfance, m’inspirait ainsi, par la finesse de son esprit, une admiration vive et je tirais le plus grand agrément de sa société. Lui aussi semblait goûter quelque plaisir à la mienne. Il s’était entièrement consacré à des études scientifiques. Nous avions de longues causeries. Mon mari perça à jour cette sympathie et elle le blessa. Elle le blessa en froissant précisément ce délicat orgueil qui l’amenait à se flatter d’être mon idole. La crise en lui fut d’abord muette, de sorte que le baron et moi continuâmes à nous voir dans la plus parfaite insouciance. La plupart du temps, monsieur de Savy prenait part à nos entretiens, mais bientôt il se contenta d’y assister en témoin, en spectateur.

La pensée de la jeune femme parut faire une halte dans ce passé ; elle s’arrêta une seconde.

— Est-il vrai, poursuivit-elle, qu’une amitié profonde entre homme et femme comporte toujours de l’amour ? Je ne le crois pas. En tout cas je jure que ni chez le baron, ni chez moi, il n’y eut jamais un atome de ce sentiment. Mon mari feignit pourtant de le discerner et, quand il me le reprocha, je traitai l’affaire en plaisanterie.

» — Cessons de voir le baron, dit-il alors carrément.

» J’objectai que ce n’était pas possible.

» — Nous briserons, déclara-t-il : mon bonheur conjugal m’est plus précieux qu’aucune considération d’amitié.

» Ce fut alors qu’il sentit se dresser contre lui toute la force de supériorité qu’il avait encensée, adulée, cultivée en moi. Je m’indignai de recevoir de tels ordres. C’étaient les premiers qu’il me donnât, ils étaient trop humiliants. Comment ! Une femme de mon espèce, qui l’égalait en tout point, eût été soumise, comme la première bourgeoise venue, aux rigueurs de l’autorité maritale ? Je sais, mademoiselle… vous allez m’objecter qu’il y a la Loi. Mais cette loi concerne la masse ; elle n’est point faite pour des êtres comme nous ; je n’ai point de scrupules à placer parmi l’exception le couple que nous formions. Rien ne me fut plus cruel que de constater le soudain écart qui replaçait mon mari dans les conceptions du vulgaire. Je frémis à l’entendre ordonner. Je l’aimais encore cependant ; par tendresse, j’aurais consenti au sacrifice, s’il m’avait fait une prière au lieu d’un commandement. Le malheur voulut que son emportement viril le dénaturât. Je déclarai que je continuerais à cultiver une amitié parfaitement honnête et belle.

— Il y a combien de temps depuis ces événements ? interrogea l’avocate.

— C’était exactement à cette même époque, l’hiver dernier. Monsieur de Savy fit comme il avait dit. Il s’arrangea pour froisser notre ami : une discussion pénible s’ensuivit, qui devait interdire désormais à cet homme la fréquentation de mon salon. Je semblais vaincue : je ne l’étais pas. L’acte de mon mari me paraissait odieux, et tout élan vers lui me devenait impossible. Ma rancune annulait en moi jusqu’aux puissances de l’habitude issues d’un long amour. Il souffrit et j’en fus charmée. Quant au baron, l’ayant rencontré chez ma mère, je dégageai ma personnalité de la sotte querelle et je le revis là comme devant. Ceci dura tout le printemps. En juin, monsieur de Savy surprit ce que je lui cachais. Il en eut une épouvantable colère où il m’humilia par les paroles les plus vives. Il se voyait joué et c’était une chose terrible à ses yeux. Un amour comme le nôtre, d’une qualité aussi délicate, ne pouvait résister à ce vil orage. Plus monsieur de Savy m’abaissait sous ses reproches, plus je me reprenais avec une fierté outragée, plus grandissait mon indépendance.

» — Vous devriez, lui disais-je, faire crédit à ma conscience et respecter une liberté comme la mienne. Quoi qu’il en soit, je ne céderai pas.

» — Vous céderez, ajouta-t-il.

» Et une première fois, ses doigts serrèrent mes poignets. Il ne m’aimait plus. L’amour est tendre : il n’avait plus que de la haine. Je subis ces brutalités sans verser une larme.

» Je ne sais pourquoi, nous ne nous séparâmes pas immédiatement. Le mariage est si mystérieux, les chaînes en sont si formidables que même ceux qu’elles tuent n’imaginent pas sur-le-champ de les rompre. Nous avons souffert ainsi tout l’été, tout l’automne. À intervalles, je revoyais toujours le baron chez ma mère. Nous parlions des récentes découvertes scientifiques, nous parlions de tout, excepté de l’enfer que j’endurais chez moi.

» — Vous ne me briserez jamais, dis-je un jour hardiment à monsieur de Savy.

» Il me frappa au visage.

— Y eut-il des témoins ? demanda mademoiselle Odelin.

— Non, mais le caractère de mon mari est tel qu’au procès il reconnaîtra son acte. Je le quittai et revins chez ma mère. Un mois après, je formulais ma demande de divorce, et me voilà. Acceptez-vous de me défendre ?

Mademoiselle Odelin ferma les yeux. La cause inespérée, prodigieuse, était là, devant elle, en la personne de cette jeune femme. En une seconde, elle envisagea tous les aspects de sa gloire subite : le procès se déroulant dans les splendeurs dorées de la première Chambre ; le prestige qu’elle posséderait désormais ; son talent affirmé, envié ; la faveur du public conquise ; la fortune ; le délice de la victoire remportée sur le sort. Pourtant un sentiment étrange l’oppressait. Elle n’avait jamais plaidé de divorce. Sa forte éducation de bourgeoise française, très nourrie de traditions, lui montrait comme un sacrilège la destruction de ce foyer à laquelle contribuerait son art. C’était un scrupule indistinct que n’étouffait pas sa longue habitude des choses judiciaires. Elle demanda :

— Êtes-vous bien sûre, madame, de ne jamais regretter cette décision ?

Madame de Savy sourit.

— Regretter ? Pourquoi regretter ? Je n’ai pas d’enfants, mon cas est donc des plus simples. Tout le monde, tous les miens ont tenté la réconciliation. C’était une sorte de persécution contre moi… J’en ai souffert beaucoup. Maintenant, j’ai besoin d’une alliée qui partage mon indignation, d’une auxiliaire qui soit vraiment avec moi contre cet homme. Dites, acceptez-vous de me défendre ?

Marguerite Odelin ne résista pas plus longtemps. Il ne s’agissait maintenant que de déterminer quelques détails. Était-il présumable, par exemple, que le mari formulât au procès une accusation précise ? Mais la jeune femme se récria. Non, non ! Jamais, même aux moments des pires colères, M. de Savy ne l’avait soupçonnée. C’était sa seule irréductibilité d’épouse qui faisait le véritable objet du conflit. Cependant, depuis la séparation, par un sentiment d’inexplicable pudeur, par un scrupule irraisonné, elle s’était refusée à recevoir le baron…

Il fut convenu que mademoiselle Odelin serait dès le lendemain en possession du dossier. À la porte, toutes deux s’embrassèrent. Elles étaient amies. L’avocate sentait une importance inconnue l’envahir, l’élever. Elle était celle à qui des orgueilleuses de cette espèce pouvaient s’abandonner. Elle était la protectrice de cette hautaine faiblesse. Elle était quelqu’un.


— Mâtin ! mademoiselle, lui dit maître Lachelier, son adversaire, quand, trois jours après, elle l’arrêta, galerie Duc, pour la communication d’une pièce, vous n’y allez pas par quatre chemins. Débuter avec un divorce de ce genre ! Vous avez une sacrée chance, vous savez.

Les yeux de Marguerite brillaient de plaisir. Elle ne cachait pas sa joie, son enchantement intérieur. Elle reprit malicieusement.

— Oui, j’ai de la chance : plus que je n’en mérite, hein ?

— Mais je ne dis pas cela, je ne dis pas cela… Vous avez beaucoup de valeur, et beaucoup de persévérance. On vous observe avec sympathie au Palais… Seulement vous êtes si jeune et c’est une si grosse affaire ! Pour moi, sincèrement, je la considère comme une aubaine, et je suis presque un ancien…

— Oh ! fit la jeune fille en riant, attendez au moins le Bâtonnat pour vous vieillir.

Il n’était pas un ancien : il n’avait pas quarante ans, mais il était fort occupé et la clientèle de plusieurs sociétés industrielles lui constituait de bonnes rentes. Beau et solide garçon, sûr de lui, il l’était moins de sa frêle adversaire, ayant, d’un tacite accord avec tout l’Ordre, affecté jusqu’ici d’ignorer les avocates. Cependant la légende de vaillance, de déboires fièrement endurés, qui planait sur cette délicate confrère, ne lui était pas inconnue. Un tel respect, une telle estime suivaient partout mademoiselle Odelin qu’il éprouvait aujourd’hui un secret contentement à lui voir cette heureuse fortune.

— Il nous faudra travailler ce dossier-là, ajouta-t-il avec un brin de condescendance.

— J’y compte bien, reprit-elle gaiement, trop intelligente pour n’avoir pas saisi la nuance ; ne serait-ce que pour devenir moins indigne de mon adversaire.

Dans le couloir, ils s’étaient assis, pour causer, sur un banc, face au vestiaire dont la porte, poussée par d’innombrables avocats, s’ouvrait et se fermait dans un perpétuel va-et-vient.

Lachelier leva les yeux sur Marguerite ; il la trouva charmante avec son sourire fin, sa joue gracieuse, son air spirituel.

— Mais je suis très fier de vous combattre, dit-il vivement.

Elle n’en crut rien et prit, dans la serviette qu’il lui offrait, une liasse de pièces qu’elle feuilleta. C’étaient des lettres de madame de Savy à son mari. De temps à autre, elle émettait une réflexion en un mot, et le mot marquait si juste, la pensée était si personnelle, que Lachelier en vint à se demander s’il n’allait pas devenir intéressant pour lui de disputer à la barre avec cette modeste confrère. Quand elle sut ce qu’elle désirait, prestement elle se leva, lui serra la main et disparut derrière la porte du vestiaire.

Travailler, quel délice pour elle dans de semblables conditions ! Travailler glorieusement une belle cause, réaliser tous ses rêves : avait-elle jamais escompté pareille chance. Le travail la portait. Elle élaborait dans la joie le thème de sa défense. Une véritable inspiration charmait ses veilles. C’était un bonheur inconnu. Elle le savourait naïvement. Elle l’annonçait aux siens dans une lettre enfantine : « Chers parents, je vais être célèbre, tout simplement ». Elle éprouvait le besoin d’en faire la confidence à la vieille femme de service qui lui faisait quelques travaux, le matin : « Madame Rosalie, il faudra me donner plus d’heures désormais. Je vais avoir de grandes occupations. » Et madame Rosalie partie, quand elle se retrouvait seule dans ses quatre pièces, sans personne qui la pût congratuler selon son désir, elle attrapait sa chatte grise, une fine minette frileuse aux pattes de velours, elle la serrait sur sa poitrine avec une frénésie de petite fille en chuchotant à l’oreille poilue : « Minette, tu sais, le succès, je le tiens. Nous allons être riches. Minette, je suis arrivée. »

Aller au Palais, maintenant, était un plaisir pour elle. Alors qu’elle redoutait jadis la moindre question sur ses travaux, étant toujours forcée de répondre : « Je plaide pour un mineur », elle souhaitait maintenant qu’on l’interrogeât. C’est que maintenant elle pouvait déclarer d’un petit air important : « Je plaide dans l’affaire de Savy contre de Savy ». Le bâtonnier la félicita chaudement, et les grandes voûtes grecques du Palais, qui lui avaient toujours semblé hostiles, arrondissaient aujourd’hui au-dessus de son passage leur cintre dorique, familièrement. Elle était bien de la maison ; elle allait y marquer sa place. Monsieur Odelin déclara qu’il viendrait l’entendre plaider, et plusieurs amis de province écrivirent qu’ils feraient également le voyage pour la circonstance.

En même temps, elle voyait plus intimement sa cliente qui se rendait presque chaque jour rue Saint-Jacques. La vie de l’avocate était une leçon d’énergie à la malheureuse jeune femme. Elle apprenait près de mademoiselle Odelin l’art de supporter les épreuves sans s’y amoindrir, tout au contraire. Elle lui disait affectueusement :

— De tout mon cœur, je fais pour vous ce vœu : qu’elle ne soit jamais aimée plutôt que de connaître les déceptions que j’ai subies !

Marguerite reprenait :

— La solitude du cœur est quelquefois affreuse.

— À qui le dites-vous ? soupirait madame de Savy.

À mesure que leur amitié croissait, Marguerite sentait comme une rancune personnelle contre le mari. Elle appelait contre lui les sanctions de la loi. Elle, si douce, souhaitait de le flétrir à l’audience. Plus elle aimait sa cliente, plus les rudesses dont celle-ci avait souffert l’indignaient. Parfois madame de Savy l’amenait chez sa mère, boulevard de Courcelles. Dans ce milieu ouaté de luxe, d’une tiédeur d’aristocratie, dans l’atmosphère des calorifères, des fleurs rares, des parfums distingués, elle s’épanouissait à l’aise, elle devenait une petite princesse de l’esprit. Souvent quelques invités étaient réunis. L’avocate de madame de Savy jouait alors le premier rôle. Ces gens du monde l’examinaient curieusement, avides d’un mot de sa bouche. Parlait-elle ? on se taisait. Son enjouement spirituel ravissait les vieilles personnes. Chaque fois, c’étaient de nouvelles conquêtes. Ah ! il y aurait un bel auditoire pour l’entendre, le jour où le procès de la maîtresse de maison viendrait devant la première du Tribunal !

Plus d’une fois elle pressentit les velléités qu’avaient certaines femmes de la consulter, même de lui confier leurs intérêts. Seulement on trouvait la démarche prématurée. Il fallait d’abord la voir à l’œuvre. On l’attendait à la barre.

Alors elle fit ses projets. Elle quitterait la rue Saint-Jacques. Deux ou trois causes encore, et elle s’établissait dans un quartier mondain. Elle se créerait une spécialité de grandes dames. Quand elle regagnait à pied le logis présent, elle s’arrêtait dans la rue aux vitrines somptueuses et choisissait des yeux tel ou tel meuble qui ornerait le logis futur. La nuit, elle recevait en rêve ses clientes dans un cabinet de travail Louis XVI qui était une merveille de goût…

Un soir de mars, comme elle travaillait sous sa lampe à revoir son Dalloz, pour la jurisprudence des divorces et certains arrêts de la cour, on sonna. Le temps de gratter une allumette, d’ouvrir le gaz du corridor qu’elle éteignait d’ordinaire par économie, un second coup de timbre retentit. Était-ce un client ? Son cœur sursauta. Elle ouvrit.

Un homme, dont la figure lui révéla tout de suite le haut rang social, était devant elle, demandant mademoiselle Odelin.

— C’est moi, monsieur.

Et elle l’introduisit au cabinet de bambou où la chatte câline, entre la lampe et le feu, sur une carpette mince, s’étirait. Un pressentiment heureux transporta tout à coup Marguerite. C’était à coup sûr le prélude d’une nouvelle affaire. Elle voulait affecter un air grave de vieille procédurière, mais sa joie était si vive qu’elle souriait en offrant au visiteur le fauteuil aux pieds de fuseau. Puis elle prit place dignement à son étroit bureau, les coudes sur le drap vert, attendant.

Une seconde encore, l’inconnu garda le silence, comme s’il s’étonnait de trouver la jeune fille. C’était un homme de trente-cinq ans, au front haut, aux yeux inquiets et maladifs, pleins d’une pensée ardente. Sa tristesse avait ce quelque chose de craintif que donnent ou la nervosité ou les grandes douleurs. Bien que ce fut là, certes, un homme du monde, il manifestait de la timidité.

— Mademoiselle, dit-il enfin d’une voix sourde, je suis monsieur de Savy.

Sans répondre, mademoiselle Odelin eut un mouvement de recul, ses bras tombèrent le long de sa jupe. Lui continua :

— Il est possible que ma visite soit très incorrecte. Peut-être naguère l’aurais-je blâmée chez un autre. Vous êtes, mademoiselle, l’avocate de madame de Savy, de celle que je persiste à appeler, qui est toujours ma femme. Je suis celui que, dans votre jargon judiciaire, vous nommez, avec un sentiment impitoyable, la partie adverse. Je n’aurais peut-être pas dû venir. Peut-être un homme de loi m’eût-il fermé sa porte, au nom d’un certain honneur spécial de la défense. J’ai à vous parler, mademoiselle ; il me faut avoir un entretien avec celle qui conseille ma femme. Cependant, je ne veux pas spéculer sur votre surprise ni sur votre indulgence. Désirez-vous que je me retire avant d’avoir dit un mot ?

Mademoiselle Odelin était extrêmement troublée et indécise. L’image de sa cliente, devenue son amie très chère, se leva devant elle. C’était cet homme qui l’avait insultée, injuriée, qui lui avait infligé l’offense matérielle du coup, si grossière, si honteuse ! Toute la rancune de la jeune fille se raviva. Elle répondit froidement :

— Veuillez m’apprendre tout de suite, monsieur, le but de votre visite. Je saurai alors si ma conscience d’avocat me permet de la recevoir.

— Mademoiselle ! s’écria monsieur de Savy, il n’y a pas de conscience d’avocat, il y a votre conscience de femme : c’est à elle que je viens adresser une prière. N’aidez pas à la consommation de notre divorce ! Vous tenez actuellement dans vos doigts les liens de notre mariage qui sont aujourd’hui si faibles, si lâches : ne les brisez pas ! Je ne puis pas admettre que des juges nous séparent irrévocablement l’un de l’autre.

Il paraissait accablé. Il se reprit avec effort et dit :

— J’aime toujours ma femme.

— Si vous aviez de tels sentiments, monsieur, dit sévèrement Marguerite, comment avez-vous traité avec tant de cruauté madame de Savy et comment pouvez-vous aussi espérer maintenant qu’elle oublie des choses auxquelles vous semblez ne plus penser ?

Il se tut. Marguerite, au bout dune minute, insista :

— La vie commune, monsieur, elle n’est plus possible entre ma cliente et vous. Le bonheur, que vous semblez escompter encore, est-il compatible avec le souvenir de certaines scènes… de certains actes ?

Elle devenait audacieuse, un peu justicière, se satisfaisant à accabler le tyran qui si longtemps avait abusé de sa force. Lui, ne répondait toujours pas. Soudain, mademoiselle Odelin s’arrêta net en le considérant : il restait silencieux mais deux larmes furtives avaient roulé sur ses joues, et ses yeux levés sur l’avocate exprimaient tant d’angoisse et de peine que la jeune fille s’adoucit. Il finit par dire :

— Je n’ai rien à objecter. Je souffre trop de ce que vous me rappelez là pour l’oublier un seul moment. Oh ! je n’ai avili que moi, dites-le lui, qu’elle le sache bien ! Mes brutalités n’ont pu atteindre la noblesse de son être, tandis que je me sens avoir perdu toute celle que je me croyais. Je suis maintenant un pauvre homme, mademoiselle, et je ne sais comment j’ose, conscient de mes fautes comme je le suis, prétendre en éviter les conséquences. Mais ce que j’endure est au-dessus de mes forces. Je ne suis plus digne de ma femme, mais je ne puis vivre sans elle.

Il se recueillit un instant et Marguerite vit ses traits se contracter, comme à un souvenir par trop douloureux ; puis il reprit :

— Le sang d’un homme a parfois des violences que ne comprendra jamais sa compagne… Jamais je n’ai méconnu le cœur de ma femme. Jamais je n’ai cessé de l’admirer comme la créature la plus accomplie, la plus au-dessus d’une banale tentation. Pourquoi, direz-vous, l’approche d’un homme qui possédait ma plus parfaite estime me porta-t-elle alors ombrage ? C’est que, mademoiselle, notre mariage avait noué entre nous, outre les liens ordinaires, ceux plus mystérieux de l’esprit. Nos intelligences étaient éprises l’une de l’autre. J’aimais la belle et pure pensée de ma femme, et la mienne s’efforçait à lui être sans cesse agréable. J’attisais les lumières sous ce beau front, je les nourrissais de ma propre flamme. Toutes les idées qu’elle formulait, je crois pouvoir affirmer qu’originellement, sans le savoir, elle les avait conçues de moi. Je ne saurais dire quelle fierté je tirais d’un pareil commerce. Cette direction que j’exerçais sur ma femme m’ennoblissait de toute la grandeur d’une telle épouse.

» Un jour, je reconnus en elle une empreinte étrangère. Un autre esprit, qui m’était supérieur en tous points, l’avait séduite. Alors que nos préoccupations communes touchaient jusqu’ici aux objets les plus divers et qu’ensemble nous prenions intérêt à tout, ma femme devint soudain exclusivement « scientifique ». Il y avait en cette âme, souple comme une cire, une autre influence, le coup de pouce créateur qui n’était pas de moi. Et c’est tout. Elle ne fît pas autre chose que se plaire intellectuellement aux propos d’un homme qui ne fut jamais à ses yeux qu’un savant. J’en ai souffert abominablement. Et c’est quand ce chagrin m’exaspérait qu’elle se révolta contre moi !

» Alors, pour reconquérir l’intimité de nos esprits, j’ai lutté avec l’animalité d’une passion de rustre ; car l’amour est complexe, il a diverses racines en nous. On a beau ne l’offenser que dans ses manifestations les plus élevées, il tressaille tout entier et ses puissances les plus brutales éclatent… Je regrette… Oh ! je regrette… Dites-le-lui… Suppliez-la… L’indépendance d’une telle femme, je la reconnais. Oui, je respecterai maintenant les droits de sa chère intelligence. Mais qu’elle revienne dans ma vie ! Son pardon, son retour, je ne demande que cela. Dites-lui que je suis bien misérable… Ne reviendrait-elle que par compassion, qu’elle revienne !

Marguerite, un peu oppressée, détourna la tête. Elle n’avait jamais entrevu l’amour qu’à travers la procédure, à la troisième chambre, celle des divorces. Celui qui était devant elle, palpitant, simplifié, vivant, tourmenté, douloureux, l’éblouissait, la troublait comme une force inconnue. Insensiblement, sa pensée retournait à l’épouse solitaire ; et, malgré elle, en esprit, elle mariait ces deux âmes si distantes et si pareilles, ces deux beaux êtres un peu grisés de leur propre noblesse, mais forcés, semblait-il, de s’appartenir par toutes les similitudes de leur psychologie.

La voyant hésitante, agitée, le mari anxieux demanda :

— Vous repoussez l’idée d’un tel message, vous avez trop appris à me mépriser et j’ai eu tort de venir.

— Ce n’est pas là ce que je pense, dit-elle rêveuse.

— Ou bien vous m’ôtez tout espoir ?

— Oh ! non, reprit l’avocate qui se ressaisissait et à qui revenait son joli sourire de bon sens, de mesure et de pondération, votre situation s’éclaire pour moi du fait de votre confidence. Vous avez manqué tous les deux de cette philosophie pleine de bonne humeur qui est l’apanage des cœurs simples. Vous êtes allé chercher, comme on dit, midi à quatorze heures. Non, vous n’avez pas eu tort de venir, monsieur. D’abord, je vous estime plus qu’auparavant. Puis l’affection que je vous vois porter à madame de Savy peut encore la toucher. Je vous promets d’aller la trouver. Oui, j’irai demain. Il ne faut pas…

Elle allait ajouter : que ce divorce ait lieu. Elle s’arrêta net. Un aspect très spécial de la question lui apparaissait. Elle n’avait point vu jusque-là, prise à l’intérêt même de cette belle histoire de passion, que ce divorce était la gloire de sa carrière, que tout l’enchantement des semaines passées dépendait de la rupture même de ces époux, que sa réputation s’élèverait sur les ruines de leur mariage. Elle devint toute blanche, son visage s’altéra. Elle ne remarqua pas l’ardent bonheur de monsieur de Savy, ni l’émotion qui semblait le paralyser devant elle. Un mouvement d’humeur, obscurément né dans son âme, commençait de l’irriter contre le visiteur. La version de celui-ci était belle et bonne ; il n’en avait pas moins été odieux dans sa conduite envers sa femme. Elle se rappela les deux ou les trois scènes de violence, si minutieusement décrites par sa cliente qu’elle les croyait voir, et elle dit, redevenue raide et amère :

— N’espérez pas trop cependant ! Madame de Savy est excessivement montée contre vous, et à bon droit, il faut le reconnaître. Une jalousie aussi éthérée que la vôtre ne pourra jamais excuser vos… manques d’égards. Je veux bien mettre ma cliente au courant de votre démarche…

— Mademoiselle ! dit le mari ardemment, je vous demande plus. Vous êtes bonne, généreuse, si jeune, avec tout un avenir brillant et le bonheur devant vous ! Nous sommes deux malheureux… Usez de votre ascendant sur ma femme, conseillez-la, guidez-la. Soyez bienfaisante, refaites de vos mains notre vie ravagée. Reconstruisez notre foyer. Rendez-nous l’un à l’autre.

— Mais, monsieur, reprenait la jeune fille toute crispée, je ne guide ma cliente que judiciairement : je n’ai aucun pouvoir sur sa conscience.

— Une avocate n’est pas un avocat. C’est parce que vous êtes une femme que je suis venu. Vous saurez les mots qu’il faut dire.

Marguerite eut un accès de nervosité.

— Quels mots ? Puisque la chose est si aisée, monsieur, écrivez vous-même à ma cliente ? Comment puis-je m’engager pour vous ? De quel droit me porterais-je garante du bonheur que vous promettez. Les tempéraments changent difficilement. Demain les mêmes désaccords, suivis des mêmes écarts, peuvent se renouveler. Peut-être déploreriez-vous alors mon intempestif ministère…

— N’ai-je donc pas l’air sincère et vrai ? interrogea monsieur de Savy si douloureusement qu’une fois encore Marguerite eut pitié de lui.

— Si je vous avais mal jugé, dit-elle, je n’accepterais pas de transmettre à madame de Savy votre demande. Je le ferai aussi fidèlement que possible. Elle appréciera.

Monsieur de Savy prit congé. Il était pâle et abattu. Trois jours plus tard, mademoiselle Odelin de devait le revoir chez Lachelier.

Quand elle fut seule, Marguerite revint s’asseoir à son bureau. À sa droite, sa fidèle compagne de travail, la lampe, se consumait discrètement sous l’abat-jour. Le fauteuil du visiteur, bousculé d’un geste fiévreux, posait de biais ses quatre pattes grêles sur le tapis sans moelleux. De la cuisine un bouillonnement sourd arrivait : l’eau des œufs à la coque oubliée sur le gaz. Minette, à petits coups de menton secs et saccadés, lissait sa minuscule poitrine. Marguerite se souvint d’avoir dit un jour : « Minette, je suis arrivée. C’est le succès. Nous allons être riches. » Être riche ! Et l’avocate considéra la carpette élimée, le meuble de bambou, l’étroite porte, tout ce qui avait dû surprendre si profondément le visiteur dans cette petite pièce attristée par la médiocrité. Aussitôt le somptueux décor de la première Chambre où elle s’était vue plaider apparut avec ses tentures bleues, ses boiseries, les dorures du plafond caissonné et la barre de chêne ciré à laquelle souvent elle rêvait la nuit. Ensuite elle eut une vision de la salle des Pas-Perdus grouillante d’avocats, tumultueuse, solennelle, où son nom aurait volé de bouche en bouche le jour du procès…

Alors il faudrait rentrer dans l’ombre, se taire, redevenir la pauvre stagiaire besogneuse serinant à de grandes lycéennes des articles du Code ? Madame Rosalie, en tablier troué et en caraco, continuerait à laver, pendant une heure chaque matin, des assiettes dans l’évier de l’étroite cuisine ? L’avocate pâlirait toujours sur des dossiers de mineurs confiés d’office ? Le Président lassé, connaissant par cœur la défense, l’arrêterait encore maintes fois au premier mot de sa plaidoirie ? L’Ordre affecterait de ne la point prendre au sérieux ? Lachelier la blaguerait ?

Une demi-heure se passa, et mademoiselle Odelin demeurait là immobile, les coudes au drap vert du bureau. Quand elle releva la tête, ses yeux étaient rougis : elle n’avait pas retrouvé le sourire de vaillance qui répandait d’ordinaire une sérénité sur son délicat visage. Elle se pencha vers le foyer, caressa doucement la frileuse Minette.

— Minette, dis-moi, que faut-il faire ? Ce devoir qu’on m’impose me semble sans utilité ni raison. L’est-il, Minette, ou bien un affreux égoïsme me souffle-t-il ce mauvais conseil ? Rapprocher cet homme et cette femme serait-ce une bonne action, serait-ce créer de la nouvelle misère ? Mais, ma pauvre Minette, tu as beau me regarder avec toute ta petite âme inconnue et un air de reproche, ces gens-là couperont toujours des cheveux en quatre pour se torturer mutuellement. Jamais ils ne seront heureux ensemble, et ne vaudrait-il pas mieux achever radicalement la rupture, puisqu’elle est si près de se faire, que de l’ajourner en soumettant ce ménage à de nouveaux tourments ? Et puis, après tout, la conduite de ma cliente me regarde-t-elle ? Je plaide un divorce qu’on me confie : est-ce à moi de juger si ces époux se séparent à tort ou à raison ? Alors on ne plaiderait jamais de divorce. Oh ! Minette, comme tu me regardes ! Qu’est-ce que je fais de mal ? C’est le métier qui veut cela… Seulement voilà, j’ai tant envie de plaider, tant envie ! Est-ce que mon jugement est libre, et mon désir, par hasard, ne prendrait-il pas pour m’égarer le détour d’une casuistique perverse ? Ce serait si dur, à présent, de voir s’éteindre la belle lumière qui ensoleillait ma vie depuis deux mois, de retourner à la pauvreté sombre, définitive, de naguère ! Si tu pouvais penser et parler avec ta simplicité lucide de bête, que me dirais-tu ? Peut-être que ces deux êtres, d’esprit également élevé et qui furent unis, ne doivent point continuer leur route étrangers l’un à l’autre, que le bonheur les attend au foyer, que ce bonheur serait mon ouvrage et que j’en jouirais… Ah ! Minette, tu ne sais pas comme c’est insipide, quand on en est affamé pour soi-même, le bonheur des autres !

Mademoiselle Odelin se tut un long moment, puis un sanglot lui gonfla la gorge, et, prenant la jolie bête à deux mains, elle l’embrassa fiévreusement, dans un élan où il y avait toute sa secrète faiblesse.

Trois jours plus tard, vers onze heures, mademoiselle Odelin s’habillait pour le Palais et madame Rosalie frottait le bambou des meubles dans le cabinet. Quelqu’un sonna et l’avocate, entendant une voix d’homme entrecoupée des salamalecs de la femme de ménage, pensa :

« Encore lui ? Vrai, il abuse ! »

Et comme elle avait repris sa tranquille gaieté d’autrefois — la gaieté propre aux vies simples et modestes — elle riait en nouant la voilette à son canotier de printemps, devant la glace.

— Mademoiselle Odelin, fit la mère Rosalie au seuil de la petite chambre, c’est un monsieur !

Marguerite, qui était pressée, se dit : « Monsieur de Savy, je m’en vais vous expédier, ce matin. »

Et comme elle arrivait en coup de vent dans le cabinet, elle vit Lachelier en long pardessus, son haut de forme à la main, la serviette sous le bras, en homme qui court à l’audience.

— Eh bien ! lui cria la forte voix de baryton si réputée dans l’Ordre, vous en faites de belles, ma petite confrère. Qu’est-ce que j’apprends ? Les de Savy ne plaident plus, on va se réconcilier ; la discorde a éteint son brandon ; c’est le règne du parfait amour qui recommence ; on a découvert qu’on était né l’un pour l’autre, on brûle de resserrer les liens de l’hyménée, chose peut-être accomplie à l’heure où je vous parle… Hier le jour même où je me proposais de voir le président Seauton, pour l’affaire, alors que ma défense était tout écrite, vous entendez, tout écrite et je puis dire que j’y avais « pigé » le point faible de la femme qui, entre nous, était une détraquée intellectuelle — voilà qu’un petit bleu m’arrive signé de mon client. Et j’apprends que madame de Savy, dirigée par vous, a fait une première démarche en vue d’un rapprochement, qui laisse espérer les suites les plus heureuses… Hein, c’est vous qui nous avez joué ce tour-là ?

— C’est moi, dit Marguerite.

Elle n’éprouvait qu’un peu d’embarras à prendre à son compte une telle œuvre, devant ce grand confrère qui la jugeait si novice.

— Mais vite, vite, racontez-moi ce qu’il y a eu.

— Oh ! pas grand’chose. J’ai vu monsieur de Savy. Il n’était point l’homme que j’avais cru. J’ai compris que la subtilité, le raffinement de son esprit, joints à sa violence d’homme ardent avaient créé le drame. Le drame ne reposait sur rien. Cet homme et cette femme demeuraient parfaitement dignes l’un de l’autre. Je suis toujours une petite bourgeoise très imbue des vieux principes de morale… J’ai pensé qu’un divorce en pareil cas serait criminel et que mon devoir était d’en combattre l’idée chez ma cliente. Toute la journée d’avant-hier, je ne l’ai pas quittée. J’ai plaidé, mon cher confrère, mais ce qui est plaisant, j’ai plaidé pour la partie adverse, qui est un charmant homme, des plus sympathiques et si amoureux toujours de sa compagne ! Une femme, en pareil cas, est fort sensible aux paroles d’une autre femme. Je n’ai laissé madame de Savy que soigneusement « cuisinée » et dans le plus grand trouble. Les choses ont marché plus rapidement que je ne l’espérais, puisque, d’après vous, elle a déjà écrit à son mari la lettre que je lui suggérais. Vous voyez que ce fut très simple.

Lachelier, toujours debout devant mademoiselle Odelin, la considérait en silence. Il l’observait de la tête aux pieds, il appréciait le cabinet de travail, la camelote du meuble, l’appartement de sept cents francs et le costume pauvre de la jeune fille dont il ne connaissait encore que les atours judiciaires. À la fin il murmura :

— Vous ferez une singulière avocate.

— Quoi ! Parce que, de propos délibéré, j’ai anéanti une affaire pleine de promesses pour moi ? Mais, tout de même, quelle femme aurais-je été de subordonner à mon petit succès le bonheur, la vie morale, tout l’avenir de deux êtres de cette valeur ?

Lachelier dit :

— Ne vous défendez pas ! Je suis vexé de ne pas plaider, mais je vous admire.

Et il répéta :

— Je vous admire même beaucoup, ma petite confrère.

Il avait une pointe d’émotion dans la voix, et, comme il était grand comédien à la barre, Marguerite pensa :

« Il se moque de moi. »

Et tout haut :

— Mais que faisons-nous là ? Partons, voulez-vous ? Je plaide à la onzième du tribunal pour une petite bonne…

— D’office ? interrogea Lachelier.

— Naturellement, fit-elle, en éclatant d’un beau rire.

Et ils se rendirent côte à côte au Palais, en devisant de l’affaire de Savy. Ils ne se séparèrent qu’au vestiaire où tout l’Ordre, en manches de chemise, revêtait les robes devant les armoires de pitchpin.

Un soir, un confrère dit à Lachelier :

— Est-ce vrai que vous épousez mademoiselle Odelin ?

— Quoi ? quoi ? fit le jeune maître en roulant des yeux effarés ; qui a fait courir ce bruit ?

— Il court depuis quelques jours dans les couloirs, c’est tout ce que je sais, répondit le confrère.

— C’est fou ! déclara Lachelier.

Et au bout d’un moment, avec un sourire :

— Remarquez que je ne dis pas non !