Un coin du voile/Marions Jean !

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 247-281).

MARIONS JEAN !

Au printemps dernier, sa mère était confidentiellement venue et m’avait dit : « Mariez-le. Vous avez parmi vos petites amies pour le moins une bru que la Providence me destine ; vous savez ses goûts, ses qualités, ses petits défauts, trouvez celle qui l’appareillera. Mariez-le. »

Et depuis, la consigne avait été pour moi : « Marions Jean ! »

Seulement, par la raison même que je connaissais ses goûts, ses qualités et ses petits défauts, la chose était terriblement difficile. Ses goûts : il souhaitait une jolie femme riche, mais très jolie et très riche, le genre blond de préférence — et le hasard voulait que dans mes petites amies il y eût une infinité de jolies brunes pauvres. Ses qualités : il avait pas mal d’esprit, un cœur pas trop méchant, il jouait de la mandoline et n’était pas bachelier. Ses défauts… je les passe ; nous ne devons jamais révéler que les nôtres.

Avec cela, trente ans ; une petite barbe blonde très artiste, des yeux sourieurs, une élégance aisée, et l’une de ces indéfinissables positions sociales dont on dit le nom sans comprendre, et qui l’affiliait à une grosse entreprise américaine.

À l’automne, j’étais lasse de chercher, Jean n’était pas marié, j’étais allée à Caudebec-en-Caux passer le mois du mascaret, et voici que le docteur Islington passa le canal pour me conduire ses quatre filles avant de se rendre lui-même à un congrès de savants. Je ne pouvais manquer de recevoir avec bonheur les filles d’une très ancienne amie, morte ; mais ce qui doublait ma joie, c’est que le « Marions Jean ! » me sonnait toujours dans la tête, et que j’espérais remplir enfin mon mandat matrimonial.

Elles arrivèrent un matin, inondant tout à coup ma petite villa de leur charmante jeunesse, de leurs charmantes robes, de leurs charmantes voix d’étrangères qui chantaient en parlant leur jolie langue douce. Elles avaient vingt ans, dix-neuf ans, dix-huit ans et seize, et des noms inconnus qu’il me fallut apprendre à mettre sur ces visages nouveaux : Édith, Lilian, Mabel et Maud.

Le soir j’écrivais à Jean :

« Mon petit ami, nous allons avoir un mascaret comme de mémoire d’homme on n’en a vu. Je vous attends. J’ai chez moi misses Islington, j’espère qu’elles ne vous feront pas peur. Apportez votre mandoline. »

Et à sa mère :

« J’ai trois brus, quatre presque si la quatrième n’était encore un baby ; à Londres, une vieille fille, leur tante, leur a promis un million pour chaque noce ; elles parlent mal français, de sorte que je les comprends peu, mais ce sont des bijoux de femmes ; figurez-vous, pour parler le langage de notre jeunesse, « les Grâces » qui canoteraient et joueraient au tennis ; les Grâces avec des manières d’amazones. Adieu, et marions Jean ! »

Mabel elle-même était trop jeunette pour que je pusse fonder sur elle des espérances ; mais Édith et Lilian, avec leur corps souple de femmes de sport, la grosse corde d’or tordue de leurs cheveux, leur peau satinée de fleur et la langueur étonnée de leurs yeux me semblaient deux idéals entre qui Jean n’aurait que le trouble très doux de rester perplexe. Je les voyais passer — car elles ne se posaient jamais — dans les allées du parc, dans l’escalier, sur la terrasse, en peine de leur vigueur inoccupée ; le vent de la Seine secouait la flanelle de leurs blouses, et se chargeait d’en ajuster les blancheurs flottantes, et je me figurais des rêves.

Mais l’une ou l’autre se retournait et me lançait l’international langage d’un sourire ami, ou bien j’entendais le murmure de leur incompréhensible bavardage, ou bien elles dévoraient à belles bouches roses les pâtisseries que réclamait leur appétit, et les charmantes filles devenaient alors bien réelles.

La petite Maud, elle, m’échappait ; plus fuyante encore que ses sœurs, elle était insaisissable. J’apercevais parfois sa jupe rouge dans un coin du parc, et puis, sans que je pusse savoir comment, je voyais aussitôt sa tête ébouriffée passer par la fenêtre d’en haut d’où l’on découvre la Seine jusqu’à la Barre-y-va.

Elle me faisait curieuse. Quand ses sœurs s’en allaient en bande visiter le pays, elle restait et s’enfermait dans sa chambre avec un livre, et ce livre la suivait partout. Parfois elle se couchait sur le gazon, les mains dans les ondes mousseuses de ses cheveux libres, et l’éternel livre devant elle. Quand elle relevait la tête, elle était toute rouge, avec des perles de sueur aux tempes, de la fièvre dans les yeux, et ses lèvres s’appliquaient à dire des mots.

Quand j’ouvris par hasard le livre de mystère, je vis… une grammaire française.

Studieuse, sauvageonne, moins belle que Lilian, qu’Edith et que Mabel, mais avec des yeux exquis, sans couleur, où le ciel mettait du bleu, et le reflet de l’eau des lueurs vertes, elle en vint à m’intéresser plus que ses sœurs et je voulus l’apprivoiser ; cela ne paraissait pas difficile ; par deux ou trois caresses données en courant, j’avais déjà fait naître dans ses yeux d’infiniment tendres regards qui m’encourageaient, quand une affaire autrement grave surgit dans notre vie : Jean arrivait. Il fallait préparer le piège, et ma devise était plus que jamais d’actualité : Marions Jean ! Marions Jean !

Il arrivait au bout de trois jours par le petit chemin de fer joujou qui traîne ses wagons tout le long de la Seine, et nous l’attendions à midi sur l’éblouissante route blanche où j’avais conduit inquiètement mon bataillon. Mes yeux presbytes le virent venir de loin, extrêmement soigné dans son négligé de voyage ; il n’avait pas oublié ses séductions à Paris, et il appuyait mes espérances de ses luisants regards railleurs, de son élégance habilement modérée, de toute sa personne parfaite qui le faisait nommer par ses intimes : Don Jean.

Édith ou Lilian, laquelle regarderait-il ? Lilian souriante, ou la discrète froideur d’Édith ? Édith la blonde, ou la plus sombre beauté de Lilian ? Je palpitais en suivant son regard ; mais lui, le malin, comme s’il eût deviné, promena ses yeux impassibles sur le groupe, puis ne s’occupa plus que de mes soixante ans, auxquels il offrit aimablement son bras. Les jeunes filles se mirent à marcher en avant, avec leur joli laisser-aller britannique et leurs phrases gaies, haut lancées dans l’air serein. J’ouvris le feu.

— De belles filles, hein, Jean ? Grand dommage qu’elles soient Anglaises, vous auriez pu faire dès demain votre demande écrite au docteur Islington. Un million de dot ! Enfin, il ne faut pas y penser. Avez-vous apporté votre mandoline ?

Et lui, dans son flegme indevinable :

— Je l’ai apportée, tantinette, mais seulement pour ne pas montrer de mauvaise grâce. Je ne viens qu’en courant, comme la Barre qui m’amène ici ; les affaires me rappelleront à Paris aussitôt le flot retiré.

Or le mascaret avait lieu le lendemain. J’étais horriblement déçue : que serait-ce qu’une journée pour que les yeux caressants de mes petites amies fissent leur office ? Je n’avais plus la ressource du coup de foudre, puisque Jean avait reçu le premier éclair sans broncher.

Au déjeuner, je vis avec consternation qu’Édith à droite, Lilian à gauche, recevaient part égale des attentions de Jean, et que ces attentions se bornaient à l’élémentaire politesse masculine. Je n’y comprenais rien, il fallait que le méchant garçon eut un cœur d’argent pour résister aux griseries que les jolies filles exhalaient comme des roses.

Ce que Maud devint ce jour-là, nul ne le sut. Sa grammaire traîna jusqu’au soir sur la console du salon ; on sentait à chaque coin de la maison le parfum d’iris que fleuraient ses cheveux, et qu’elle laissait après elle, partout, mais on ne pouvait l’apercevoir.

Vers cinq heures, comme je craignais que Jean ne s’ennuyât, et que la grande chaleur du jour diminuait, j’emmenai ma jeunesse visiter l’église ; mais lorsqu’il s’agit de découvrir le Benjamin de la bande, le Benjamin nous glissa des mains sans qu’on put le trouver.

J’envoyai Jean dans le parc, et j’appelai dans toute la maison : « Maud ! Maud ! » mais Jean revint bredouille, et quand je me décidai à monter au second pour frapper chez la fillette, sa porte ouverte laissait voir, en un fouillis de chiffons, de robes, de chapeaux, de balles, de raquettes, le nid vide.

Seulement, à peine dans l’église — une cathédrale bijou, très svelte, — j’aperçus, à demi cachée par un pilier, une jupe rouge que je connaissais bien, et qui gagna tout de suite, par une autre porte, les vieilles rues normandes de la petite ville.

— Tenez ! dis-je à Jean, qui eut à peine le temps de voir.

Et Jean se mit à rire.

Ce jour-là, nous eûmes une soirée comme Lamartine en eût inventé si de son temps on n’avait pas déjà connu les jolis crépuscules. On nous mit des chaises sur la terrasse — ma terrasse à balustres d’où l’on voit les trois couronnes ducales du clocher, la Seine large et le paysage léger — et je demandai à Jean de prendre sa mandoline. Il s’adossa aux colonnettes, nous nous rangeâmes autour de lui, toutes, sauf la petite, qui dès le dîner s’était éclipsée, et il commença.

Les notes fluettes, à peine entendues, dansaient, sautaient sur les cordes, très en accord avec ce jour faible, avec la lueur des étoiles neuves allumées, dont le reflet menu dansait, lui aussi, sur les eaux de la Seine. Il jouait des valses, des romances ; il jouait très bien, et son regard passant par-dessus nos têtes, se fixait sur quelque chose que nous ne pouvions pas voir.

C’était ces yeux-là que j’aurais voulus dirigés sur Édith ou sur Lilian.

Il y avait dans tout cela la lune qui se levait, la Seine qui se moirait, le ciel qui se brodait, l’odeur des fleurs et le vent léger, une douceur surannée à laquelle on n’échappait pas, et je me disais : « Si Jean n’est pas amoureux ce soir, il ne le sera jamais. » On serait toujours resté là, et je voyais bien que mes Anglaises, peu rêveuses cependant, se laissaient prendre au charme.

— Si nous allions nous coucher, mes enfants ? dis-je enfin.

Et, me retournant pour chercher l’heure au cadran du pignon, j’aperçus, dressée contre la porte de la véranda, Maud, dont la robe rouge s’était assombrie avec le jour, droite, les cheveux fous hors de sa casquette et des yeux de feu.

— Eh ! Baby, lui cria Liiian, pourquoi n’êtes-vous pas venue ici ?

Alors, toute rouge, elle s’avança vers nous et se pencha dans le cou de sa sœur pour y glisser trois mots anglais.

— Que vous dit-elle ? interrogea Jean.

— Elle me dit : « Demandez à la lune. »

Et je repris :

— Rentrons, mes enfants, le vent fraîchit. Puis je donnai moi-même le signal du départ, les bras surchargés des châles que j’avais pris : Jean et sa mandoline me suivirent pour m’offrir une aide, les Anglaises venaient derrière, mais, cette fois encore, lorsque rentrée je voulus les compter, elles n’étaient que trois. Je sentis à la fin comme un agacement contre cette ombre d’enfant qui s’évanouissait dès qu’on pensait l’atteindre, puis, juste comme j’allais me fâcher, elle ouvrit la porte à grand’peine, étreignant de ses menus petits bras un objet noir très considérable que ma lanterne éclairait mal. Elle s’avança très troublée vers le groupe que nous formions, et ses grands yeux cherchant Jean, elle dit la première phrase française que j’aie entendue d’elle :

— Il avait oublié son boîte.

On se mit à rire, elle s’effaroucha et se sauva comme toujours, sans avoir seulement entendu le merci de Jean, qui rengainait sa mandoline, en cachant un demi-sourire.

« À neuf heures demain, le flot ! » s’était-on dit en se couchant.

Et le lendemain, à neuf heures, nous allions grossir la foule venue de partout vers ce petit coin cauchois pour le seul mascaret. Le mascaret, très capricieux comme tous les phénomènes, se faisait attendre, et l’on s’amusait de voir arriver, en attendant l’autre, ce mascaret humain qui n’avait pas de fin, et s’amoncelait sur les bords du quai en ondes bigarrées et houleuses. Les bicyclistes étaient légion ; ils envahissaient de leurs personnes guêtrées, serrées en d’étroits jerseys, coiffées de minuscules casquettes, les interstices où l’air respirable cherchait un dernier refuge. Mes jolies Anglaises alertes, la jupe franchement relevée, escaladèrent une carriole aux brancards abattus, que Jean leur avait découverte, et nous nous mîmes à causer tous les deux près de là, lui se faisant vieux et moi jeune pour être aimables.

— Tantinette, dit-il tout à coup câlinement, est-ce que cela vous dérangerait si je restais après le flot ?

Si cela me dérangeait, quand cela m’arrangeait tant ! Je protestai, dressant l’oreille, et lui poursuivit par phrases coupées :

— Je me trouve décidément très bien chez vous. C’est ravissant votre maison… et votre maisonnée. Vous avez dit un million de dot, tantinette ?

— Oui, Jean, un million.

Et je perdais la tête de joie.

— Mais elles sont Anglaises !…

— Oh ! cela !…

Un houhou courut dans la foule, avec des « le voilà ! » et des poussées affreusement dangereuses vers la berge, et moi de maudire l’inopportun mascaret, quand on s’aperçut que toute l’émotion venait d’une frange d’écume soulevée au loin par le vent à la crête d’une lame. Je me penchai, maternelle :

— Mon cher Jean, dites-moi, est-ce Édith ou Lilian ?

Et Jean, presque ému, mais sans perdre son langage lâché de Parisien :

— Je ne sais pas leurs noms, tantinette, mais c’est de la mioche que je suis toqué.

La mioche ! Maud ! Il passait de la tendresse dans l’air. Je sentis des larmes en pensant à ce cœur sceptique enfin touché, en songeant à cet étrange petit brin de femme si tôt aimée, et je ne pus m’empêcher de me retourner vers le véhicule.

Édith, Lilian et Mabel, toutes trois debout, le cou tendu vers l’horizon vague du fleuve, très majestueuses dans leur calme de statues, donnaient l’idée de Grecques septentrionales, produits d’un croisement d’Athéniens et de Scandinaves. Moins classique, la petite Maud s’était agenouillée, et les deux coudes au bord de la carriole, le col enfoui dans un mousseux boa blanc, son canotier auréolant son très rose visage tout mangé par des yeux sans fond, elle enveloppait d’un regard étrangement attentif le Français à qui je vis bien, dès lors, qu’elle s’était déjà dévouée toute en pensée.

Un grand bruit survint, qui couvrit le bruit presque aussi formidable de la foule en attente ; le mascaret passa, roula, déborda, éclaboussa les curieux, puis essoufflé, alenti par sa course échevelée, continua vers Jumièges, moins haut et moins rapide. Mais je n’avais rien vu, les yeux pleins de ce regard d’enfant qui laissait passer avec candeur son étincellement.

La jeunesse s’en fut se promener seule, tandis que, avisant le télégraphe comme un sauveur, j’allais porter ce libellé pour Paris :

« Trouvé bru, seize ans. Consentez-vous ? »

Et l’électricité, dont l’antiquité, si elle l’eût connue, eut fait une adorable déesse messagère, me rapporta, trois heures plus tard, mon laisser-passer de bonheur pour mes petits amis :

« Bru n’importe quel âge. Marions Jean ! » Ils se firent d’abord la cour d’une étrange façon, jouant à l’amour comme on se jetterait une balle par-dessus un mur. On ne pouvait jamais dire de Maud : « Elle est ici. — Elle est là. » Elle fuyait. C’était une manière d’âme errante que Jean ne parvenait pas à retenir. Si bien que la journée se passait en une perpétuelle chasse après cette enfant ailée. Catholique fervente, la fillette allait le matin à l’église et Jean se mettait en route derrière le petit jupon rouge et le boa flottant au vent du quai ; mais, s’il faisait le guet au portail pour l’attendre, Maud lui échappait par une sortie latérale. À la maison, quand ils avaient bien joué à cache-cache dans le jardin, Maud avait enfin pour refuge sa désordonnée chambrette où sa grammaire française lui tenait compagnie. Alors, Jean prenait sa mandoline ; il s’installait dans le salon, et la légère musique, comme une sérénade de rêve, montait jusqu’au second étage pour la fugitive petite aimée.

Au bout de trois jours — c’était à midi et nous étions à table, — Jean qui s’était attardé en promenade, revint avec un petit bouquet de fleurettes blanches qu’il jeta sur la serviette de Maud avec des airs de grand frère. C’était chose si subtile et si délicate que leur amour, qu’il eut le tact de ne point dire un mot ; ils se lancèrent seulement un mystique regard par-dessus la table, où personne non plus n’osait parler, tant ce silence que parfumaient les fleurs était mystérieux et doux.

Une heure après, mes quatre hôtesses, qui avaient déniché le matin chez un pêcheur un joli canot peint à neuf, remontaient la Seine à grand effort d’avirons. Jean fumait à la terrasse, et je l’avais suivi, quand elles passèrent devant nous, lentement, chaque avancée de barque étant un effort sur le courant. Édith et Mabel ramaient, élégantes, flexibles, ondulantes dans le balancement laborieux de leur exercice. Lilian debout, son châle clair claquant au vent, tenait la barre, et la petite Maud très absente de là, le dos tourné à ses sœurs, crânement coiffée de sa casquette de garçon, rêveuse, poète, vivant au delà, plus chimère que jamais, sur ces eaux fuyantes comme elle, laissait ses yeux errer vers les campagnes vertes des bords.

— Regardez-la, me dit Jean ; à quoi peut-elle penser ?

— Vous êtes un fat, mon cher ami, répondis-je, vous ne le savez que trop et vous voulez vous l’entendre dire ; comme si toute son âme ce n’était pas ses claires prunelles, et ses pensées des choses limpidement écrites pour vous.

— Ah ! tantinette, révérence parler, les femmes sont si…

— Si quoi, monsieur, je vous prie ?

— … Illisibles, mettons.

— Maud n’est pas une femme, Jean, repris-je ; c’est une enfant qui, dès qu’elle vous a vu, s’est mise à vous aimer candidement, simplement, effarouchée seulement à la manière d’une sensitive quand vous passez près d’elle ; et je vous connais, mon ami, c’est cette limpidité de printemps, c’est cette candeur, c’est ce vrai qui luit dans ses yeux qui a séduit votre cœur blasé. Pourquoi donc douter d’elle ?

— Ce n’est point que je doute, tantinette, mais je voudrais un langage moins éthéré que celui dont nous faisons usage, la petite et moi.

Je suis las de ces airs de mandoline dont j’accompagne ses rêves, comme je courtiserais un ange ; je souhaiterais enfin qu’entre nous cela se passât moins subtilement. Et si vous vouliez vous charger de lui dire…

— C’est cela, apprivoiser la petite alouette qui, pour vous, monte trop haut dans le bleu, n’est-ce pas ? Si cela vous agrée, Jean, je le ferai, puisque vous l’aimez. Je vous promets de lui révéler votre secret : j’ai du reste l’assentiment du docteur Islington qui remet ses filles entre mes mains, et me permet de les marier toutes à ma façon.

De tout ce jour-là, je ne pus trouver la minute opportune pour ma confidence ; mais le lendemain, je gravissais de grand matin l’étage qui me séparait de la fillette, et j’allais frapper, quand j’entendis un murmure qui m’arrêta. C’était un gazouillis en anglais, une cascade de mots à peine prononcés, comme le vague écho d’une chanson. J’attendis un moment pour bien m’assurer que la voix menue parlait sans réponse, et que nulle autre que Maud n’était là, puis je frappai.

— Ouvrez ! cria-t-elle d’un timbre étouffé par ses laineuses couvertures.

— Chérie, lui dis-je en entrant, avec qui donc causiez-vous ? Voulez-vous me le dire, à moi qui suis votre vieille amie ?

Elle rougit beaucoup et se blottit dans l’oreiller ; ses cheveux étaient détressés, et cette soie d’or, croissant comme une herbe sauvage, arrosée seulement chaque matin des parfums qu’elle adorait, avait inondé son cou et le lit. Pêle-mêle, tout autour d’elle, traînaient ses robes de la veille ; sa casquette avait roulé sur ses étroits petits souliers d’enfant ; sur la table, on voyait un amoncellement d’auteurs français, et partout une insouciance planante, qui la laissait bien elle-même, libre de vivre intérieurement sans le soin du dehors, avec ses longues envolées d’alouette dont je parlais à Jean.

— Petite Maud, répondez donc.

Et me penchant pour chercher son front dans le fouillis blond de ses cheveux, je découvris le mystère ; elle serrait dans ses mains une petite chose sans forme, écrasée sous ses doigts, dans quoi l’on reconnaissait à peine, après toute une nuit de pression, les fleurettes blanches de la veille. Que ç’aurait été joli de traduire ce qu’elle leur chantait tout à l’heure !

Elle ne répondait rien.

— Ma petite belle, lui dis-je enfin, pourquoi me le cacher ? je sais bien que vous l’aimez, allez ! et c’est parce qu’il m’a chargé de vous dire quelque chose que je viens.

Alors, d’une geste brusque qui secoua les ondes blondes, elle se tourna vers moi, effarée, me dévorant de son regard chercheur, son coude plongeant dans le duvet, et son menton aux rondeurs enfantines dans le creux de sa main.

— Quoi ? me demanda-t-elle.

— Que vous lui faites de la peine en vous sauvant toujours, Maud. Comprenez-vous bien ce que je vous dis ? (Elle me fit de la tête un oui très expressif.) Il voudrait vous voir plus, vous parler quelquefois, et vous le fuyez sans cesse. Enfin, il voudrait que vous sachiez par moi, que lui aussi, ma petite amie, vous aime tendrement.

Oh ! dear me ! cria-t-elle alors en fondant en larmes ; dear me ! dear me !

Quel choc de bonheur trop fort mes paroles lui avaient-elles porté ? Ses larmes ne s’arrêtaient pas ; son visage restait caché sous ses deux mains, — ses deux mains sortant, blanches et toutes petites, des flots de dentelle de sa robe de nuit.

Je me mis à la câliner doucement, sans que, farouche jusque dans ce laisser-aller de son cœur, elle parût seulement s’en apercevoir. Puis, quand elle ne pleura plus, qu’elle eut essuyé ses grands cils perlés encore de larmes, la minute d’expansion vint enfin ; son âme aimante s’entr’ouvrit, elle me jeta les bras autour du cou et, m’étouffant, me dit à trois fois :

— Merci, merci, merci.


… Édith, Lilian, Mabel et moi prenions le thé du matin ; les Anglaises répétaient : « Où donc est Jean ? » Les trois beaux appétits que j’avais devant moi menaçaient de dévorer toutes les rôties, et je me décidai enfin à chercher les absents. De la terrasse où ils n’étaient pas, je sondais le quai, où je ne les voyais pas davantage, quand Édith m’appela de la véranda où elles riaient toutes trois.

— Madame ! madame ! criait-elle sur son joli ton de chanson, venez vite voir Baby.

Et près de Jean penché vers elle et lui parlant, Baby dans sa robe rouge, le boa blanc au bras, laissant nu son cou de petite aristocrate, sa casquette retenant mal les boucles folles sur son front, se promenait dans le parc, mystique et recueillie, laissant seulement parfois tomber de ses lèvres de doux noms anglais, ses yeux de cristal levés sur lui.

J’avais bien un peu fait ce couple-là ; pendant que les sœurs aînées rayonnaient de joie et de surprise, il me vint en suivant du regard les amoureux un orgueil qu’il faut que j’avoue et dont je devais être, hélas ! durement punie.

Pourquoi raconter leurs jours de joie ? Ce fut une joie en sourdine, intense et silencieuse, intimement liée aux douceurs de l’automne qu’on traversait alors ; l’âme nébuleuse de Maud, pareille aux brouillards de septembre sur le fleuve, s’éclairait d’une chaude lumière de soleil ; l’âme de Jean retrouvait une fraîche floraison printanière comme les feuillages bronzés de l’été redevenaient pâles avant de se flétrir ; et les souffles tièdes des belles après-midi, caressant les deux jeunes gens, semblaient n’être que le courant, devenu tangible, de leur tendresse.

Pourquoi raconter leurs cinq jours de joie sitôt finis !

Un matin, j’entendis des rires fous sur la terrasse, les voix claires des jeunes filles et les questions de Jean, intrigué. Comme je m’approchais, celui-ci m’expliqua :

— C’est une lettre du docteur Islington, et ces demoiselles ne veulent pas me dire ce qu’elle contient.

Oh ! dear me ! s’exclamaient les joyeuses filles, à cinquante ans !

— Mais qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je à mon tour, la curiosité très éveillée par cette gaieté ; que vous dit le docteur, mes petites ?

Lilian la première retrouva la parole, et prenant la lettre, nous traduisit en médiocre français la prose de son père. Cette hilarante nouvelle n’était que celle du mariage de tante Nelly, la vieille fille de Londres, qui portait ses cheveux blancs et sa grosse fortune à un jeune avoué de Sa Majesté.

— À cinquante ans ! répétaient-elles, à cinquante ans !

Quand on en a soixante, ces folies de femmes plus jeunes ne font point rire ; je me mis à les gronder, en m’amusant au fond de leur enjouement.

L’après-midi, comme Jean fumait, je lui dis, pour causer :

— Et vous ? qu’avez-vous reçu du courrier, ce matin ?

Il me parut gêné pour me répondre que, comme chaque jour, on le rappelait à Paris, et qu’il lui faudrait bien finir par s’y rendre. J’allais entamer avec lui la question départ, quand Maud quitta ses sœurs et vint câlinement vers nous, disant sur un ton plein d’une infinie tendresse :

— Jean, voulez-vous venir nous promener ?

Et dans le regard dont Jean l’enveloppa, où flottaient de l’ennui, de la pitié, dans ce regard métamorphosé en une seconde, je compris tout ce qui ne m’était pas encore venu à l’esprit, que Maud en était maintenant réduite à ses grâces de printemps, à ses charmes prime-sautiers d’oiseau sauvage, que le collier d’or de sa dot avait glissé de ses épaules, et qu’elle se retrouvait, pauvre petite sans-le-sou, devant le fiancé qui l’avait crue riche.

Elle s’avança, plus caressante encore, et dans une insouciance qui me fît mal :

Dear, venez-vous ?

Il la suivit avec une contrainte qui ne put m’échapper. Je les vis encore une fois s’éloigner l’un près de l’autre, et je devinai, malgré mes révoltes, le recul de l’un, la confiance naïve et sans trouble de l’autre. Rien ne paraissait changé en eux, mais j’avais beau me dire : « Il aime vraiment », je doutais de Jean.

Un million !…

Fût-ce de l’instinct ? Je me penchai aux balustres de la terrasse pour les voir plus longtemps sur les bords de la Seine qu’ils suivaient. Je les regardais de tous mes yeux, comme quand on regarde pour une dernière fois, et je me sentais dans l’âme une tristesse sans fond.

Quand Maud revint, elle avait les yeux rouges et me dit :

— Vous savez qu’il s’en va ? Il faut absolument qu’il parte ; il a reçu une lettre pressante.

Et elle se mit à m’expliquer dans son mauvais français un enchevêtrement de circonstances commerciales, à quoi je n’entendais rien, et qu’avec son esprit rêveur, mais britannique — flamme et fumée, — elle avait tout de suite comprises.

Puis, comme une excuse, elle ajoutait :

— Mais, dans quatre jours, il m’a promis d’être revenu.

— Voyons, dis-je à Jean, c’est vrai que vous allez nous quitter ? Vous ne pouvez pas attendre la fin du mois ou celle du congrès d’Allemagne ? Vos affaires patienteraient et vous ne rougiriez pas si vite les yeux de la pauvre Maud.

— Mais non, reprit-il dans un agacement, mais non, cela ne peut pas attendre.

Et tout ce que j’objectais contre ce départ recevait cette réponse lassante : « Mais non » ; mais non de ses lèvres, mais non de ses yeux qui ne souriaient plus et qui prenaient des reflets de tristesse. À la fin de ce jour-là, même, tout près du départ, j’y lus un si vrai chagrin, que, toute réjouie, repoussant au loin mes jugements téméraires, rassurée, je pensais en le voyant :

« Comme il l’aime, lui, le léger, le glisseur, pour qu’une absence de quatre jours le fasse langoureux à ce point ! mais comme il l’aime ! »

Ce soir-là, une vraie veille comme l’on n’en compte que peu dans la vie, veille solennelle, mystérieuse, tragique, où frissonnait la peur du lendemain au milieu de l’ordinaire banalité de l’accoutumance, ce soir-là, comme toujours quand il faisait trop froid dehors, nous nous réunîmes dans le salon. La mandoline de Jean fit les frais, mais la flamme gaie des autres jours s’était éteinte. Les mêmes airs de son répertoire, soit qu’il les jouât autrement, soit qu’il y eût en nous un pressentiment de tristesse, nous semblaient teintés de mélancolie, et rien ne me parut plus leur ressembler que le visage pâli de Maud tout changé par ce premier chagrin, et qui essayait encore, sans réussir, des sourires fiévreux.

Elle aussi, la pauvre jolie musique d’adieu, cachait des larmes dans sa chanson.

Je ne savais pourquoi, Jean avait choisi la première heure du lendemain pour partir, c’était donc ce soir même qu’il allait prendre congé de nous. Il vint me remercier de mon hospitalité ; Édith, Lilian et Mabel lui donnèrent tour à tour la camarade poignée de main des Anglais ; Maud restait la dernière. Elle s’approcha lentement de son ami ; ils se regardèrent d’un très long regard mutuel, et ceci je le jure, bien que ce soit un fait incroyable qui me stupéfia, tandis que l’enfant gardait ses yeux de lac, impassibles, dans ceux de Jean je vis des larmes.

— Au revoir, ma petite Maud, dit-il en écrasant de ses doigts les poignets de la fillette.

— Adieu ! fit-elle de sa voix brisée.

— Non, au revoir.

— Adieu ! dit encore Maud une seconde fois.

Encore un « à vendredi ! » qu’il nous lança, et il s’échappa pour aller faire sa malle et se coucher.

Quand je revis Maud le lendemain, ce n’était plus la petite jupe rouge, la blouse blanche, le képi de gamin échevelé. Elle avait choisi une veste gris foncé, serrée à la taille par une ceinture de cuir qui faisait des plis lourds jusqu’à terre ; elle avait tordu ses cheveux en chignon, et pour la casquette, mon pauvre mignon boy ne devait plus la remettre.

— Ah ! Baby, s’écrièrent ses sœurs toutes prêtes pour le canotage, êtes-vous drôle ! Mais master Jean va revenir, ma petite !

Baby baissa ses paupières, ce qui mettait toujours une ombre très profonde sur ses joues et ne répondit pas.

Et ses sœurs :

— Vous ne venez pas avec nous sur l’eau ?

Alors elle se redressa pour répondre que si ; et ces deux gestes-là, le premier un dérobement de son âme aux curiosités étrangères, le second, mouvement d’avant vers l’agitation physique de la vie de sport, furent toute sa conduite pendant les quatre jours où nous attendions l’absent. Elle se mit de nouveau à m’échapper comme autrefois ; je m’évertuais à la comprendre, et à peine pouvais-je seulement saisir par hasard les regards étranges de ses yeux de mystère.

Le jeudi soir, veille du retour, quand elle revint d’une très longue promenade faite à cheval dans les jolis vallons de Saint-Wandrille, j’eus une bien triste nouvelle à lui annoncer. Je ne savais comment m’y prendre, m’attendant à l’explosion d’un chagrin trop longtemps comprimé.

— Il ne viendra pas demain, lui dis-je tremblante, j’ai reçu une dépêche, ma pauvre chérie ; ses terribles affaires le retiennent encore un jour.

Mais elle soutint le coup sans broncher. Seulement, l’ombre de ses cils s’abaissa encore, et l’éclair de ses yeux qui l’aurait trahie, je ne le vis pas. Que pensait-elle ? Que sentait-elle ?

Le samedi, ce fut encore une dépêche qui vint au lieu de Jean. Dépêche encore le dimanche, et puis plus rien… rien que l’attente de toute minute, une inquiétude lourde qui se mit à peser sur ma maison, comme l’accablante électricité qui précède les orages.

Maud, illisible, sereine dans sa souffrance, ne vivait plus que loin de moi, et j’avais un tel respect pour ce désespoir d’enfant, que je me prêtais à ses effarouchements, la laissant libre de tout regard, libre de cacher ses larmes où elle voudrait.

Et puis l’orage éclata. Ce fut une lettre de ma vieille amie qui l’apporta après qu’une semaine et demie se fut écoulée depuis le départ de Jean.

« Ne le marions pas encore, disait-elle ; cette petite Anglaise n’est vraiment pas assez riche. Jean n’a pas de fortune personnelle, que feraient-ils ? Un ménage pauvre est un pauvre ménage, vous savez ; il l’a bien compris et se montre très raisonnable dans l’oubli de cette folie. Nous tâcherons de trouver mieux. »

Oh ! cette lettre ! la Seine en emporta les morceaux, mais je l’avais gravée pour toujours dans le cœur. Trouver mieux que Maud, Seigneur ! mieux que cette exquise ombre de femme, rêve et tendresse, pétrie d’amour et de candeur ; Maud ! la pauvre petite Maud dont je devais jeter à bas le bonheur en lui révélant que c’était fini !… Ah ! c’était bien ainsi, Jean n’était pas digne d’elle.

Je gardai mon secret jusqu’aux extrêmes limites, et quand le docteur Islington m’écrivit que, le congrès étant clos, il reprendrait ses filles le lendemain, je fis venir Maud et lui dis :

— Êtes-vous bien forte pour porter un grand chagrin, Maud ?

Alors, pour la première fois, elle leva sur moi ses prunelles claires et brûlées de fièvre.

— La mère de Jean ne veut pas, ma pauvre chérie, et votre rêve de bonheur, il faut l’oublier. Vous êtes trop jeune.

Elle secoua tristement sa tête d’enfant devenue soudain jeune fille, et enfin, ce que j’attendais se produisit : les larmes et le confiant abandon de la pauvre petite qui se jeta dans mes bras.

— Je ne suis pas trop jeune, milady, disait-elle dans ses sanglots, c’est parce que je n’ai plus d’argent. Je l’ai bien deviné dès le premier jour ; je savais bien qu’il ne reviendrait pas. Oh ! mon pauvre Jean !

Comment la consoler ! Elle me répétait qu’elle lui pardonnait, mais qu’aucun autre n’aurait sa place ; et vraiment, elle avait donné là son cœur de telle façon que cela pouvait bien être pour toujours. Jusqu’au lendemain, je reçus seule en secret toutes ses tendresses débordantes d’enfant sans mère.

Le lendemain, suivant ce quai joyeux où le soleil d’automne, un peu plus pâle chaque jour, mettait une lumière embuée, je les reconduisis au chemin de fer joujou qui traîne ses wagons tout le long de la Seine. C’était le matin ; un enterrement sonnait en glas, dans le clocher gothique aux trois couronnes ducales. Les grandes sœurs allaient devant, silencieuses, attristées, avec leur imperceptible et gracieux déhanchement d’Anglaises — ayant eu la veille ce seul mot désolé, devant le désespoir de Maud :

— Oh ! pauvre Baby ! Un si joli aventure de cœur !

À mes côtés, le pas ferme, mystérieusement résignée, l’enfant marchait, muette comme toujours.

Mais quand le train les emporta, qu’Édith, Lilian et Mabel se furent pelotonnées dans le wagon, elle mit à la portière son pauvre visage mangé de larmes, et, dans un sourire qui me fendit l’âme, me dit absolument comme Jean, autrefois :

— Adieu, tantinette !

Et le glas, au clocher de l’église, semblait sonner lamentablement dans l’air :

Marions Jean ! Marions Jean !
FIN