Un coin du voile/L’Assurance

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 221-246).

L’ASSURANCE

C’était dans un salon d’hôtel, au dessert d’un dîner que s’étaient donné les membres administrateurs d’une puissante Compagnie d’assurance. Ainsi qu’il arrive en pareil cas, les vieux hommes qu’ils étaient pour la plupart, avaient mitigé d’une gaieté forcée et de plaisanteries, lointaines en leur souvenir, leur philosophie de calculateurs. Autour de la table se dressaient les redingotes pleines et droites, décorées toutes, les fronts chauves ou les têtes blanchies.

La constatation de l’état prospère de la Compagnie aussi bien que les vins avaient animé les esprits ; le parfum mêlé des poires fines, des oranges et de la mousse des corbeilles, s’exhalait. Il fleurait aussi la vanille, le kirsch et le rhum des pâtisseries. On parlait maintenant, en lui prêtant une poésie forte et âpre, de ce grand roulement d’or, semblable à la marche d’un flot, venant de la masse publique à la caisse d’assurance, et retournant dans un cours bienfaisant vers les indigences soudaines, avec la méthode et la précision d’un admirable régulateur. C’était en même temps la thèse et l’image qu’en créait, là-bas au bout de la table, un grand vieillard littéraire, amateur de livres, et s’exprimant avec une espèce de lyrisme. Il voyait là comme un socialisme honnête et de bon ton : « le seul fécond, le seul possible », disait-il ; et un murmure approbateur courut, fait du mot de chacun.

Un seul resta muet. C’était le docteur G…, de l’Institut, vice-président du Conseil d’administration. Frêle, la tête forte, les cheveux gris rejetés en masse soyeuse vers une tempe, les yeux bleus pleins de pensée, la face bilieuse, il prononça quand le silence fut fait :

— J’ai connu un cas d’assurance…

Sa voix basse, timbrée d’un son de métal, appela vers lui les regards. Sa profession souveraine lui donnait toujours et partout de l’autorité. On attendait une histoire.

— J’ai connu un cas qui fut un drame, reprit-il.

— Contez-nous cela, cher maître ! Et, déjà, on l’écoutait. Il commença :

— J’avais autrefois pour clientes et pour amies, dans le quartier de l’Étoile, deux charmantes femmes, la mère et la fille, à qui je m’étais intéressé et attaché pour la noblesse de leur intérieur. Je revois la mère, une belle malade qui soulevait, pour me donner la main quand j’arrivais, un bras chargé de flots de dentelles et des doigts alourdis de pierreries : mais je revois surtout la fille. On la nommait Marie-Thérèse. Elle était indiciblement fine et de « race ». Mince brune de dix-neuf ans, élégante et sereine, elle me semblait porter comme un manteau majestueux son joli nom d’impératrice. Quand elle fut demandée en mariage, la mère me consulta. Il s’agissait d’un garçon très brillant, mais sans fortune, qui occupait une situation assez indéfinissable dans un commerce important de charbon. La petite avait dit péremptoirement : « Ce charbonnier me plaît. » C’était la première fois qu’elle parlait de la sorte : on était disposé à l’écouter.

» Je répondis à la mère : « En fait de mariage, je n’ai pas d’opinion. C’est la grosse aventure. Agissez avec votre instinct, plus délicat que le mien. Mais, pécuniairement, on peut toujours entourer l’union de ses enfants des précautions élémentaires. Ce jeune homme ne possède rien ; c’est ce qui m’effraie pour mademoiselle Marie-Thérèse. Exigez qu’il contracte une assurance, afin que, dans le cas douloureux du veuvage, votre fille puisse soutenir son rang et élever ses enfants. »

» Je me souviens même que, sur son acquiescement, je fus appelé à régler l’affaire. Une assurance fut conclue, pour une prime de quatre-vingt mille francs à toucher en cas de décès du mari.

» Le mariage se fit ; j’y assistai et il me parut mélancolique malgré la gaieté de tous. J’avais sans cesse les yeux fixés sur le fiancé et je ne pouvais trouver pour lui, en moi, trace de sympathie. Il était beau garçon, jeune, visiblement amoureux, élégant et d’allure assez fière ; mais « ce charbonnier ne me plaisait pas », à moi, et je déplorais, sans savoir au juste pourquoi, qu’on eût jeté dans ces bras inconnus, toute vibrante, dévouée et naïve, mon exquise petite amie.

» En fait, l’instinct le plus délicat c’était moi qui pouvais me vanter de l’avoir eu, dans cette histoire. Le beau garçon, d’apparences si fines, était un menteur et un drôle, qui devait faire endurer à Marie-Thérèse les pires chagrins. Grand mangeur d’argent, ignorant des tendresses qui, près d’une véritable épouse, peuvent tout racheter, il ruina lentement, jour après jour, la dot et le cœur de sa femme. Quand les deux petites filles jumelles vinrent au monde et que je pénétrai de plus près, comme médecin, dans cet intérieur, je connus en toute lucidité le double désastre. Je me rentrai là, près du lit de la jeune femme avec la mère. Nous nous regardâmes tristement, ayant compris que l’un et l’autre nous savions tout.

» À partir de ce jour, je reçus en secret les confidences de la pauvre maman. Sans doléances inutiles, elle me contait les griefs qu’elle avait contre son gendre, les vilenies de ce viveur, le martyre caché de Marie-Thérèse. Je sus comment la gêne s’infiltrait peu à peu dans ce ménage et comment, pendant que l’admirable petite, privée de domestiques, s’enfermait dans la solitude avec la tâche d’élever ses enfants, lui, jouisseur et insatiable, continuait de s’amuser coûteusement.

» De telles colères me venaient contre lui que je me fis une règle de ne franchir jamais leur porte. À la longue, l’aisance de la mère fut aussi attaquée. Elle donnait à pleines mains, comme les mères donnent. Je la vis restreindre son existence, prendre un appartement étroit où elle vécut avec une servante unique, d’abord, puis seule. Du fruit de ses privations, Marie-Thérèse obstinément courageuse menait sa triste maison et payait les dettes du mari.

» Quand la mère fut morte de souci et d’inquiétude, — car il y a sous le manteau de ces deux importuns-là un microbe qui tue quelquefois, — et que le pauvre héritage se fut évanoui dans le gouffre en moins d’un an, la misère noire vint à grands pas s’asseoir à ce foyer de jeunes. Elle les emmena loger à un quatrième étage d’une maison sombre, rue de Sèvres ; elle y installa son ombre sournoise. C’était une fière marâtre qui les mena ferme, leur imposant son régime maigre, leur défendant le feu dans l’âtre, leur mettant au corps sa livrée et prohibant la joie aux toutes petites filles.

» Plusieurs fois, Marie-Thérèse, aiguillonnée par la détresse, dut venir à moi, navrante à voir, traînant après elle ses deux fillettes, qui demeuraient délicates et chétives. Tantôt c’était pour les annuités de l’assurance à payer, tantôt pour le terme, tantôt pour un fournisseur.

» Elle me faisait pitié et je crois qu’alors je souffrais plus qu’elle. Je lui dis un jour :

« — Mais votre mari ne voit donc pas qu’il vous tue, que ces enfants-là ne mangent pas à leur faim ?

» Elle eut une flamme terrible dans les yeux.

» — Ne me parlez pas de cet être, me dit-elle, excédée.

» Je compris qu’elle le haïssait. C’était, à mon sens, stricte justice. Je fus heureux. Pour moi, il était devenu moins qu’un homme : un nom exécrable, qu’on ne peut pas dire. Et, en effet, je ne le nommais pas, je ne pouvais jamais le nommer.

» La jeune femme cherchait à travailler de ses doigts ; elle cousait à merveille. Je tâchai d’intéresser à son sort des clientes riches qui lui donneraient à ourler de fines lingeries. J’étais sur le point de réussir et j’entrevoyais pour la malheureuse un peu d’espoir quand, un jour, je reçus d’elle ce mot :

« Mon cher docteur, je vous prie de venir aussi vite que vous le pourrez. Mon mari est bien mal. »

» Tout de suite, une impression me pénétra que je ne précisai pas, qui s’évanouit, qui se réduisit en un vague et muet contentement.

Mais, sur le fait d’aller voir le malade, je n’hésitai pas une seconde et je partis.

» C’était à la nuit tombante, un soir de janvier. Là-bas, le Bon-Marché s’illuminait comme un palais, sous ses dômes bleuâtres, dans la brume. La maison était indiciblement misérable. Je n’oublierai jamais l’émotion qui me poignit au cœur quand je gravis ces quatre étages d’indigents. Chose étrange, par une illusion de mon imagination, je m’attendais à retrouver là-haut la fraîche et printanière Marie-Thérèse, son impériale tranquillité d’Altesse enfant, la jeune fille que j’avais connue dans le bien-être et la gaieté six ans auparavant. Quand je frappai et que la porte s’ouvrit devant cette pâle brune anémiée, aux yeux mélancoliques et flétris, couleur des myosotis que la pluie a lavés, j’eus une sorte d’éveil cruel.

» — Eh bien ! lui demandai-je, il est malade ?

» Elle me répondit, impénétrable :

» — Il est rentré hier matin avec des frissons terribles. Il est couché depuis, secoué par une toux qui ne cesse pas.

» — Et vous le soignez ?

» Elle fit, de plus en plus mystérieuse :

» — Un reste de pitié… Je ne vois plus là qu’un homme qui meurt !

» Je jetai un regard sur l’appartement de pauvres qu’elle me fit traverser : une étroite cuisine où les fillettes terrifiées par l’ambiance de la maladie ne jouaient plus ; la salle démeublée, si triste avec ses chaises en bois blanc rangées autour de la table ; la chambre…

» Dans le lit riche, qui, du naufrage restait l’unique épave, au creux du matelas, le corps crispé du mari haletait. Il avait la toux déchirante que connaissent seuls les pleurétiques, et la souffrance de cette toux le tenait plié sur lui-même, sa longue barbe blonde écrasée sur sa poitrine. Sa fièvre semblait brider le drap.

» Nous autres, médecins, nous avons vite fait de créer de l’impersonnalité en présence de la maladie, et quand j’auscultai le méprisable individu, l’oreille collée à son thorax, aux aguets de ce cœur d’homme où s’étaient passées tant de choses inavouables, j’avoue que je n’écoutais plus que le rythme et le souffle de deux poumons étouffés, prêts à se taire pour toujours.

« J’avais là un cas des plus graves de pleuropneumonie, compliqué de troubles cardiaques. Lorsque j’eus fini l’examen, je vis la jeune femme lever sur moi ses yeux ternis et impassibles et m’interroger ainsi muettement. Je compris la question de ces yeux-là, ils me disaient : « Mourra-t-il ? »

» Mourra-t-il ? Elle avait eu, sous son masque illisible, comme une anxiété. Est-ce qu’en face de la mort un reste de passion allait s’attiser en elle pour cet être qu’elle avait si délicieusement aimé, jeune fille ?… Est-ce qu’au moment de voir disparaître ce souvenir vivant de ses premières et courtes ivresses, elle se reprenait à vibrer encore ?

» Et pendant que ces idées me traversaient l’esprit, son regard froid et indéchiffrable allait de mes yeux au lit où un nouvel accès de toux secouait le malade.

» Mourra-t-il ? continuait-elle à me dire silencieusement.

» Alors une illumination mauvaise se fit en moi. L’amour dans cette créature outragée, ravagée, éteinte sous les larmes, l’amour dans ces yeux doux et glacés, l’amour dans la hautaine Marie-Thérèse, l’amour pour cet être odieux ? est-ce que j’étais fou ? Non, elle me demandait tout simplement si ce serait bientôt l’heure de la délivrance, si cette mort en pleine jeunesse allait enfin la venger, et ce fut à ce moment que le souvenir me revint de cette assurance, dont j’avais conclu moi-même les conditions : la prime de quatre-vingt mille francs à toucher en cas de décès du mari.

« Mourra-t-il ? »

» Et voilà que, devant ce corps aux halètements douloureux, je me posais la question à moi-même. Mon diagnostic manquait de sang-froid ; j’essayai d’écouter impassiblement les bruits de cette poitrine emplie déjà de ce parler confus qu’est le murmure des raies. Quatre-vingt mille francs ! Et je voyais la misère noire chassée, le foyer relevé, les petites filles assouvies et Marie-Thérèse revivant, calme et délivrée.

» Ainsi, dès que cette vie humaine eut été pour moi mise à prix, en ce commerce de la prime, je n’eus pas d’autre idée que de voir la mort hâter le marché. J’avais été surpris à mon tour, roulé par ce mystère de l’argent et, le sens moral chaviré, réduit à souhaiter pour la première fois de ma vie qu’un malade, confié à mes mains de médecin, succombe.

» Ma conscience se ressaisit à temps, mais je demeurai terrifié, moins par ce qui s’était joué en moi que par ce qui pouvait se passer d’analogue dans le cœur de l’épouse.

» Je l’entendais encore s’écrier devant moi : « Ne me parlez pas de cet être ! » Maintenant qu’il s’en allait, que nul ne le verrait plus, que nul ne parlerait plus de lui jamais, quelle allégeance secrète devait être en elle !

» Je la pris à part dans la salle proche :

» — Le moment va venir de pardonner, lui dis-je ; je ne vous cache pas qu’il est perdu. La mort d’un homme jeune est toujours terrible ; je réclame de vous un dernier effort de compassion. Je ne parle plus à sa femme, mais à mon infirmière. Lui est « mon malade », et je vous le confie.

» Elle me répondit :

» — Que faudra-t-il faire ?

» Je lui appris à poser des ventouses, des pointes de feu : je la fis opérer devant moi. Lamentable, inerte, il présentait ses omoplates nues, et je surveillais avec méfiance Marie-Thérèse penchée sur ce corps détesté, martyrisant cette chair, la ravageant : ce pouvait être avec délice. J’espionnais les mouvements de ses doigts, les vibrations du thermo-cautère, le regard de ses yeux quand, dans la prostration, le malade gémissait. Mais les yeux de la femme restaient illisibles, et pour sa main, je ne pouvais qu’admirer combien elle était délicate, légère et comme attentive à causer la moindre douleur possible en cette torture.

» Toute la nuit, ce que j’avais vu là me hanta. La vision de cette belle créature raffinée, perdue dans ce logement d’indigence, me poursuivait. Je mesurais et nombrais ses souffrances. Quelle rancune devait avoir pris racine en elle contre cet homme ! et je pensais surtout aux deux petites jumelles, mal nourries et maladives, que j’avais vu son œil de mère envelopper d’une tendresse farouche, désolée. Il avait fait souffrir ses enfants : comment lui pardonnerait-elle jamais ?

» Alors, je me représentais cette vie humaine entre ses mains. Elle était, dans le secret de cette chambre, la maîtresse absolue. Le moindre soulagement, il devrait le recevoir d’elle, et la faible chance de vivre qui lui restait, elle en était la dispensatrice. J’ai vu, au chevet de certains mourants, de telles femmes, si désespérément passionnées et aimantes, si intuitives, si violentes contre la mort et possédant à un tel point le sens mystérieux qui sauve, qu’il m’est venu des certitudes, deux ou trois fois réalisées, de guérison. En laissant Marie-Thérèse au chevet de son mari, je sentis qu’il ne pouvait survivre.

» Croiriez-vous qu’à ce moment, j’eus un peu de peine ? La jeune femme, le charme de ses vingt-cinq ans mélancoliques, sa poésie, ses jolis yeux fanés, tout s’assombrit sous le soupçon naissant que j’eus contre elle. C’était indéfinissable. Par moments, je voyais l’avenir tel que le ferait la disparition de cet être de malheur. L’aisance serait revenue, prix de son trépas. Quatre-vingt mille francs ! Je voyais les chétives petites filles pousser sans privations, et Marie-Thérèse embellir, renaître, recouvrer la paix et cette sorte de décence qu’une femme n’a plus dès qu’elle est forcée d’avouer son dénuement. L’instant d’après je me disais que la vie puissante et jeune de ce malheureux était réduite à un souffle, et que ce souffle était à la merci de celle qui le haïssait.

» Le lendemain, à l’aube, j’étais chez eux. Marie-Thérèse vint ouvrir, pâle et plus défaite que jamais. Je lui dis :

» — Vous ne vous êtes pas couchée cette nuit ?

» Elle me répondit :

» — Non.

» J’imaginai que ce pouvait être pour mieux épier la venue de la mort. Je ne sais pourquoi il me venait contre elle d’inexplicables sévérités.

» J’avais envie de la mener durement. Elle me précéda silencieusement vers le lit. J’ouvris la boîte d’antipyrine, elle était intacte. C’était la seule médication sur laquelle je pouvais compter pour éteindre la température, qui montait à 41°.

» — Vous ne lui avez pas donné les cachets que j’avais prescrits ? lui dis-je cruellement.

» — Il était anéanti, ses dents se serraient, il ne pouvait pas boire.

» — Et les ventouses ?

» — J’ai essayé, je n’ai pas pu : il était retombé sur le côté comme une masse inerte que je n’ai pas eu la force de mouvoir.

» Le soupçon douloureux se précisait en moi. Sans nulle observation, je la regardai en face ; je ne pus lire rien dans ses yeux qu’une tristesse plus profondément accusée et tout un arriéré de fatigue.

» J’examinai le malade. Quand nous fûmes seuls, elle me demanda :

» — Qu’en pensez-vous, aujourd’hui ?

» — Le poumon s’embarrasse de plus en plus, lui dis-je, je ne crois pas que dans deux jours…

» Elle avait dû deviner quelque chose de mon sentiment, car elle me prit la main affectueusement et me murmura :

» — Je vous étonne : j’entends cette sentence-là trop froidement…, si vous saviez ce que j’ai souffert, si vous pouviez avoir idée des larmes que j’ai versées, vous comprendriez que j’ai droit à une sorte d’impassibilité devant ce qui se passe. Je suis une insensible. Que ce qui doit être arrive. Tout m’est égal…

» Elle me fit peur. Je sentais que cette vie entre ses mains ne pesait plus rien. Je lui dis :

» — Songez que vous avez là un mourant. Soyez bonne… et si tantôt vous le voyez plus mal, envoyez-moi chercher. J’essayerai d’une ponction.

» Je partais inquiet, revoyant toujours ce flamboiement tragique qui avait couru sur son visage quand elle avait dit : « Tout m’est égal ! » Je savais qu’un acte mauvais, elle ne l’accomplirait pas ; mais il y avait les subtiles négligences, les oublis, les lenteurs à peine voulues dans les soins à donner… L’antipyrine, elle pouvait ne pas l’offrir à temps ; la ventouse qui délivre le poumon, elle pouvait ne pas la mettre, car enfin, si le misérable allait guérir…

» Le soupçon me devint intolérable. J’ai coutume, dès que je viens à mes malades, d’une prise de possession qui me les rend comme une sorte de bien personnel, ou plutôt de dépôt dont je réponds. Je répondais de ce viveur, de qui je jugeais durement la conduite. Je voulais qu’on m’obéît et qu’on le soignât. Puis il me venait une inquiétude immense à penser que cette femme de vingt-cinq ans, belle, délicate et attachante, pouvait descendre à ce que vous devinez.

» Ce fut une obsession. Je passai la soirée chez moi. À dix heures, je n’y tins plus et je sortis pour me rendre rue de Sèvres. Je pressentais quelque chose de terrible. Et s’il était mort, saurais-je jamais de quelle manière ? Et comment trancher le doute qui dans mon esprit subsisterait éternellement ?

» Je vous jure que ce fut atroce, mes sentiments de cette soirée-là. Fallait-il condamner ou admirer cette créature énigmatique ? Tout le problème, tout l’intérêt était en elle, dans sa conscience que je ne connaissais pas. Il y avait quelque chose de mal à l’accuser, douce et noble comme elle m’avait paru jusqu’ici ; mais croire aveuglément en elle lors d’une tentation semblable, c’était impossible. J’étais heureux d’aller la surprendre en pleine nuit, à l’heure où elle ne m’attendait pas, d’apprendre à l’improviste, sans détour possible, comment elle agissait près de ce mari.

» La rue endormie et éteinte, je vis les deux fenêtres du quatrième, là haut, faiblement éclairées. Je montai. C’était un escalier étroit et sombre, je dus m’aider d’allumettes pomme guider ; je n’eus jamais en me rendant près d’un agonisant d’impression telle. Le cœur me battait comme si le malade eût été mon fils. Arrivé au palier, tâtonnant de la main, je sonnai très faiblement. On ne me répondit pas. Je hasardai un autre coup et, comme on ne m’ouvrait pas encore, je vis que la porte n’était pas fermée à clef. J’entrai tout seul. Je connaissais maintenant l’appartement minuscule. Une veilleuse posait ici, près de l’alcôve, où les deux petites filles dormaient. Je pénétrai dans la chambre ; une bougie brûlait sur la table de nuit ; le malade, la tête relevée par deux oreillers, me regardait fixement. Une chaise était posée de biais, comme fraîchement dérangée, sur la descente de lit ; mais Marie-Thérèse n’était pas là…

» J’observai, à la prunelle du malade, que la lucidité était revenue. Je hasardai avant tout la question qui me brûlait les lèvres :

» — Êtes-vous seul, monsieur ?

» Il me regardait avec la même fixité terrifiée, faible à ne pouvoir parler ; d’ailleurs, ne me reconnaissant pas.

» — Je suis votre médecin, je viens vous voir. Êtes-vous seul ?

» Il fit oui de la tête.

» — Votre femme ?

» Ses prunelles bougèrent stupidement, errèrent par la chambre : il prononça :

» — Elle n’est pas là, ma femme…

» Il avait la respiration plus longue, moins douloureuse, le thorax pouvait s’allonger dans la position presque normale, sans la crispation du matin.

» Je me dis :

« La misérable ! elle a vu le mieux, elle est partie. La mort l’a déçue, et n’osant pas l’appeler, elle a voulu lui laisser au moins le champ libre en son absence, la lâche ! »

» Alors, savez-vous ce qui m’arriva ? Je fus pris d’une sympathie, d’un intérêt étrange pour le mari de cette mauvaise femme. Je l’auscultai avec douceur et tout en prenant sa température, sans même savoir s’il me comprenait, je lui tenais des discours réconfortants et cordiaux. Je résolus de ne pas le laisser une nuit entière si seul. Il paraissait souffrir de la tête intolérablement, la fièvre persistait ; je lui donnai quelques soins, puis je m’approchai de son lit pour déchiffrer mon journal à la méchante lueur de la bougie. Seulement, j’avais compté sans les distractions ; mon journal me passionnait bien moins que ce crime caché qui se commettait ici, dans l’incognito de cette chambre ; la jolie Marie-Thérèse, la douce et troublante brune s’enfuyant clandestinement la nuit, pour n’avoir pas à aider les forces de vie revenant en ce corps qu’elle avait vendu en pensée déjà, n’était-ce pas poignant ? Quatre-vingt mille francs la mise à prix de cette vie qu’elle abandonnait de cette façon discrète et presque comme il faut ! — S’en aller, c’était si simple ! laisser mourir, sans tuer ; assassiner, sans malpropreté, sans un acte, sans un geste ; partir…

» Je n’avais jamais tant méprisé une femme.

» Ah ! on aurait bien ri de me voir cette nuit-là, servir humblement ce respectable monsieur ! Le feu s’éteignait dans l’âtre, il me fallut aller chercher l’arrière-cuisine quelconque où l’on cachait le bois, et je fis flamber les bûchettes. J’aérai la chambre, je redressai avec des soins infinis le lit fatigué sous le corps du malade, me croyant naïvement poussé par la compassion, alors que c’était une haine secrète pour Marie-Thérèse, une animosité de justicier qui m’activait. On le lui sauverait quand même, son mari, et elle serait volée !

» Il s’endormit en geignant ; sous le martèlement de ses tempes, sa tête avait un mouvement de petites saccades. La connaissance, en revenant, lui avait redonné le sens de la souffrance. Je repris mon journal. Il n’était pas loin de minuit.

» J’entendis quelque chose, un glissement dans la salle voisine ; soudain, la porte que je regardais, bougea, s’ouvrit lentement, sans bruit, et Marie-Thérèse, le visage cinglé par le froid nocturne, blême sous son chapeau noir, serrant un paquet contre sa jaquette mince, entra, me vit et sursauta…

» — Oh ! docteur, que vous êtes bon !

» Ses yeux bleus, infiniment beaux et tristes, me pénétraient. Je n’en menais pas large. Je balbutiai :

» — Vous êtes sortie…

» Royale, indifférente et lassée, elle vint sans me répondre se pencher sur le lit.

» — Il dort, me dit-elle.

» Je répétai :

» — Vous êtes sortie…

» Elle ouvrit son paquet, fait d’un torchon blanc d’où suintait l’eau.

» — Il souffrait trop, je voulais lui poser de la glace sur le front ; il y avait un café dont il était un des habitués où je savais qu’on ne refuserait pas de m’en donner. J’ai dû aller à pied. Je pense que cela va le soulager un peu… il est mieux, n’est-ce pas ?

» Elle préparait des compresses de glace concassée pour les tempes du malade. Je dis :

» — Je le crois sauvé.

» Elle eut un regard vers moi que je n’oublierai jamais ; j’y lus son âme. Indiciblement résigné, il voyait l’avenir, la lutte à reprendre aux côtés de ce compagnon méprisé et malfaisant, la vie atroce, semblable au passé, la misère ; mais il disait aussi, ce regard, la gloire du triomphe sur la mort, la bonne joie de voir revivre un mourant et la toute-puissante pitié féminine.

» Elle vint à moi, souriante, pleine de paix :

» — Sauvé ? c’est grâce à vous, docteur, merci !