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Un dernier rêve/Texte entier

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Un dernier rêve
Poésies de Sainte-BeuveMichel Lévy frères. (p. 335-347).



UN DERNIER RÊVE


Et pour jamais, pour ne plus revenir
Schubert, Barcarolle.
Jamais, ô jamais plus !
Madame Tastu.



Il fut court : il a commencé sur le plus vague et le plus tendre nuage de la poésie : il a fini au plus aride et au plus désolé du désert à jamais illimité du cœur.

Au dedans tout, rien au dehors. Voici les seuls vestiges : on les a réunis, même les moindres, comme on enfermerait quelques feuilles, quelques fleurs brisées, dans une urne.



UN DERNIER RÊVE


SONNET

traduit d’Uhland


Deux jeunes filles, là, sur la colline, au soir,
Sous le soleil couchant deux tiges élancées,
Légères, le front nu, comme sœurs enlacées,
S’appuyaient l’une à l’autre et venaient de s’asseoir.

L’une aux grands monts, au lac, éblouissant miroir,
Du bras droit faisait signe, et disait ses pensées ;
L’autre, vers l’horizon aux splendeurs abaissées,
De sa main gauche au front se couvrait, pour mieux voir.

Et moi qui les voyais toutes deux… et chacune,
Un moment j’eus désir : « Oh ! pourtant, près de l’une
Être assis ! » me disais-je ; et j’allais préférer.


Mais, regardant encor les deux sœurs sous le charme,
Mon désir se confond, tout mon cœur se désarme :
« Non, ce serait péché que de les séparer ! »


SONNETS

À DEUX SŒURS


I

à mademoiselle frédérique


Pour qu’en parole, en vers mélodieux,
De sa jeune âme à la forme si belle
Un chant s’exhale, il lui faut, nous dit-elle,
Tristesse au cœur et des pleurs dans ses yeux,

Il faut que Celle à qui l’azur des cieux
Dès le berceau colora la prunelle,
Et qui répand le bonheur autour d’elle,
Ressente moins ce qu’on lui doit le mieux.

Oh ! s’il est vrai, sur sa lèvre si pure,
Ô Poësie, arrête ton murmure ;
Vers et soupirs, n’en soulève plus un.

Comme une abeille encore ensommeillée
Que la rosée odorante a mouillée,
Dors au calice, ou ne sois qu’un parfum !



II

à mademoiselle éliza-wilhelmine


Puisqu’à tout coup sa vive raillerie
S’échappe et brille en gai pétillement,
Puisqu’un lutin de grâce et de féerie
Toujours dérobe un coin de sentiment ;

Puisqu’amusés par ce propos charmant,
D’elle on ne voit ce qui rêve ou qui prie,
Et qu’à tous yeux cette gaieté chérie
Soir et matin fait un déguisement,

Ô Poésie, ouvre-nous le mystère :
Fais-lui trahir ce que son cœur veut taire,
Ses hauts instincts, cette fois non railleurs,

Quand vient la Nuit comme une sœur voilée,
Et qu’en silence à la voûte étoilée
Monte son rêve, et que tombent ses pleurs !


SONNET


J’ai fait le tour des choses de la vie :
J’ai bien erré dans le monde de l’art :
Cherchant le beau, j’ai poussé le hasard :
Dans mes efforts la grâce s’est enfuie !


À bien des cœurs où la joie est ravie,
J’ai demandé du bonheur, mais trop tard !
À maint orage, éclos sous un regard,
J’ai dit : Renais, ô flamme évanouie !

Et j’ai trouvé, bien las enfin et mûr,
Que pour l’art même et sa beauté plus vive,
Il n’est rien tel qu’une grâce naïve :

Et qu’en bonheur il n’est charme plus sûr.
Fleur plus divine aux gazons de la rive,
Qu’un jeune cœur embelli d’un front pur !



Paroles, vœux d’un cœur amoureux et timide,
Redoublez de mystère et de soin caressant,
Et près d’elle n’ayez d’aveux que dans l’accent !
Accent, redevenez plus tendre et plus limpide,
Ému d’un pleur secret sous son charme innocent !
Regards, retrouvez vite et perdez l’étincelle ;
Soyez, en l’effleurant, chastes et purs comme elle :
Car le pudique amour qui me tient cette fois,
Cette fois pour toujours ! a pour unique choix
La vierge de candeur, la jeune fille sainte.
Le cœur enfant qui vient de s’éveiller,
L’âme qu’il faut remplir sans lui faire de crainte,
Qu’il faut toucher sans la troubler !



On parlait de la mort : un ami n’était plus[1],
Un ami comme un frère, un de ces cœurs élus
Au sein de la famille, et dont les destinées
Sans effort, sans retour, se sont d’abord données,
On parlait de la mort, et le grave entretien
Sur l’homme et son néant, sa misère et son rien,
S’élevait par degrés ; on disait que la vie,
À de fatales lois en naissant asservie,
Ne brillait que par place et pour de courts instants :
Que tous ces mots du jour, superbes, éclatants,
De progrès, de puissance et de grandeur humaine,
N’étaient que flatterie, ostentation vaine ;
Que, dès que la Nature aux extrêmes climats,
Dans l’excès des soleils ou l’excès des frimas
Se mêlait de régner, et comme un monstre immense,
Accusant sourdement l’effort qui recommence,
Hors d’elle déchaînait les soupirs ennemis
Et remettait en jeu les germes endormis,
Tout mourait ; et qu’alors l’homme chétif, malade,
Ce nain précipité du ciel qu’il escalade,
Ces générations de clameur et d’orgueil
Jonchaient chaque pavé dans les cités en deuil,
Comme ces moucherons nés d’un rayon d’automne,
Et morts au soir serein, sitôt que l’air frissonne.

Et lorsqu’on eut parlé presque avec désespoir,
La vierge au front charmant, au simple et doux savoir,
Comme pour corriger la vision funeste
Éleva tout d’un coup sa parole modeste
Qu’accompagnait si bien son tendre regard bleu,
L’un de ces purs regards qui prouvent l’âme et Dieu ;

Elle dit, se pressant sur le bras de l’aïeule :
« De toutes choses donc l’immortelle et la seule,
« C’est le cœur, et quand tout semblerait s’abimer,
« Il faut plus près toujours se serrer et s’aimer. »


À DEUX SŒURS


sur un exemplaire de la MARIE de brizeux
— dans un chagrin —


Lire des vers touchants, les lire d’un cœur pur,
C’est prier, c’est pleurer, et le mal est moins dur.


(UN JOUR, QU’ON CROYAIT AVOIR TROUVÉ)


Il est trouvé le bonheur et le charme,
L’Ange clément qui planait au berceau,
L’être adoré, dans l’enfance si beau,
Que bien souvent nous cachait une larme.
L’amour parfait et de tout temps rêvé,
Il est trouvé !

IL est trouvé ce bien de tous les âges,
Le fruit du cœur, le frais rameau d’espoir,
Que dès douze ans je cherchais sans savoir
Dans tous les bois, par les sentiers sauvages,
Le nid d’amour sous la mousse couvé.
Il est trouvé !


Il est trouvé ce port que ma jeunesse
A poursuivi sur les flots agités,
Sous tous les vents et les feux irrités.
Plaisirs moqueurs, qui me trompiez sans cesse !
Le vrai signal, le bel astre levé,
Il est trouvé !

Il est trouvé l’ombrage où l’on repose,
Le droit chemin par le devoir tracé
Qu’un doux printemps si tard recommencé
Borde pour moi de sa plus jeune rose.
Le calme sûr au cœur trop éprouvé,
Il est trouvé !

IL est trouvé le bienfait de nature,
Le sein aimant qu’un Dieu nous vient rouvrir,
Ce qui permet de vivre et de mourir,
Ce qui fait croire, espérer sans murmure,
Et dire encor, même au terme arrivé :
Il est trouvé !



Ne coulez plus, larmes de Poésie ;
C’était un rêve, une dernière erreur !
Il n’est plus rien désormais dans la vie :
Pleurs de rosée, il n’est plus une fleur,
Que feriez-vous, larmes de Poésie ?

Ne coulez plus, larmes de la douleur ;
Comprimez-vous, étouffez vos murmures,
Comme le sang dans les pires blessures
Coule au dedans et suffoque le cœur.



NOTE


UN CANEVAS


(Le rêve était détruit, avant que la pièce songée fût éclose.)

Tout le soir, le piano avait résonné sous des doigts mélodieux, et la jeune voix qui m’est sacrée y avait marié ses plus frais accents. On avait fini, on était levé pour sortir, quand je m’approchai du piano, et m’y asseyant je me mis à faire courir mes doigts à fleur d’ivoire sur toutes les touches, mais comme Camille courait sur la cime des blés, sans presque les émouvoir,

Sans tirer aucun son du blanc clavier sonore.

Sa sœur aînée me vit, et s’approchant avec sourire :

— « Essayez, me dit-elle ; qui sait ? les poëtes savent beaucoup d’instinct ; peut-être savez-vous jouer sans l’avoir appris. »

— « Oh ! je m’en garderai bien, dis-je ; j’aime mieux me figurer que je sais, et j’aime bien mieux pouvoir encore me dire : Peut-être… »

Elle était là, elle entendit, et ajouta avec cette naïveté fine et charmante : « C’est ainsi de bien des choses, n’est-ce pas ? il vaut mieux ne pas essayer pour être sûr. »

— « Oh ! ne me le dites pas, je le sais trop bien, lui répondis-je avec intention tendre et un long regard, je le sais trop et pour des choses dont on n’ose se dire : Peut-être. »

Elle comprit aussitôt et recula, et se réfugia à deux pas en arrière, toute rougissante, auprès de son père.


Piano, je ne l’entendrai jamais sans me rappeler sa parole, et jamais, jamais je n’essaierai de tirer de toi aucun son.


Toutes ces poésies qu’on vient de voir étant ainsi assemblées et la gerbe liée, ne suis-je pas autorisé à dire : « Aujourd’hui on me croit seulement un critique ; mais je n’ai pas quitté la poésie sans y avoir laissé tout mon aiguillon. »



fin
  1. Un ami, officier distingué, mort des fièvres en Algérie.