Un divorce (Bourget, 1904)/V

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Librairie Plon (p. 129-156).

V
fiançailles

Depuis ces quatre années qu’elle était venue s’installer dans cette chambre solitaire de la rue Rollin, Berthe Planat y avait connu bien des heures d’amère méditation, jamais d’aussi tristes que celles qui suivirent cette violente et rapide scène, commencée sur une telle confiance de Lucien, continuée sur cette révolte indignée, et brusquement achevée, par un de ces détours presque fous où se manifeste la frénésie incontrôlable de l’amour, sur cette explosion de passionnée tendresse. Ce fut d’abord, durant toute la soirée et toute la nuit, l’accablement dont s’accompagne la foudroyante survenue d’un accident terrible, prélude certain d’autres plus redoutables encore. Le jeune homme avait refermé la porte depuis bien longtemps que l’étudiante était toujours là, assise sur la chaise où elle travaillait avec tant de liberté d’esprit à son arrivée, et, la tête dans les mains, les coudes sur la table, elle ne regardait plus le cahier de ses notes d’hôpital, l’atlas d’anatomie, les pièces du squelette, ces techniques outils d’une aride besogne. Elle y avait pourtant goûté l’apaisement de tant de troubles, — oh ! pas de celui-là, pas de ce désespoir qui grandissait, grandissait en elle, à mesure que l’ombre envahissait la pièce ! Des ténèbres pires lui noyaient le cœur. Ce n’était pas d’avoir confessé la funeste aventure de sa jeunesse, sa liaison avec Méjan et le reste, qui la brisait. Si elle avait toujours tremblé à l’idée de cet aveu, elle l’avait toujours prévu, mais entièrement volontaire, mais fait au moment qu’elle aurait fixé, avec le loisir nécessaire, afin d’expliquer dans son moindre détail une situation trop exceptionnelle, trop mêlée à l’histoire entière de sa vie. Au lieu de cela, attaquée à l’improviste, bouleversée, jetée hors d’elle-même, elle n’avait pu que laisser s’échapper pêle-mêle, que gémir plutôt cette confession. Qu’avait dû en penser Lucien ? Comment surtout pouvait-il ne pas la mépriser, pour cet autre aveu, celui de son nouvel amour, que l’excès de son émotion n’avait pu retenir ? Un remords la peignait d’avoir subi cette minute de défaillance, prononcé ce « oui » irrévocable, abandonné son front sur l’épaule du jeune homme, reçu ce baiser sur les yeux et sur les lèvres. Elle s’en était arrachée, trop tard, et quand la brûlure de cette caresse avait allumé dans son sang une fièvre qui ne lui permettait plus de s’y tromper : elle était à la merci de Lucien. Dans une heure, demain, il reviendrait. Elle le verrait de nouveau, à ses pieds, éperdu de désir, s’approchant d’elle, l’affolant de ses regards, de son souffle, de ses caresses. Une seconde fois, elle résisterait, une troisième, puis elle céderait… Et alors elle ne serait plus la femme qu’elle s’enorgueillissait d’être depuis sa rupture avec l’indigne Méjan, celle qui a le droit d’assimiler une liaison irrégulière à un mariage, à cause de son unicité. Elle serait la jeune fille qui a eu deux amants. Les antiques vérités morales concordent d’une si étroite façon avec les intimes besoins de notre personne, que les âmes de bonne foi les affirment, malgré elles, dans l’instant même où elles les nient. Pour continuer de s’estimer, cette théoricienne de l’Union libre avait besoin de pratiquer les vertus de fidélité, fût-ce dans la séparation la plus justifiée, que l’Église impose à l’épouse chrétienne. La perspective d’y manquer la confondait par avance de honte, — ce mot qui avait jailli pour la première fois du fond révolté de son cœur, au sortir de cette faiblesse si courte, si incomplète ! Qu’eût-ce été si elle s’était donnée, tout à fait ? Cette honte redoublait par la vision anticipée des sentiments que Lucien éprouverait, auprès d’elle maintenant, qu’il éprouvait déjà. Elle avait voulu, au cours de ses études médicales, et par une rancune vengeresse contre la duperie de ses anciens songes, lire tous les livres où les entraînements de l’amour sont considérés d’un point de vue exclusivement pathologique. Elle savait que, par une affreuse loi de la sensualité masculine, la jalousie agit sur certains hommes, à l’état d’image impure et troublante. Elle se demandait, avec effroi, si la subite apparition du délire dans les yeux de Lucien, jusque-là remplis d’une timide, d’une religieuse idolâtrie, n’avait pas eu pour cause cette certitude qu’elle avait appartenu à un autre. N’était-ce pas aussi la haine, l’ignoble et inséparable compagne de la sensualité souillée, qui avait passé dans son regard et dans ses gestes, quand il avait fui sans plus lui parler ? Si dès les premières secondes et aussitôt qu’il avait su, il avait eu pour elle, instinctivement, animalement, ce mépris dans le désir, il l’aurait, plus acre encore, plus empoisonné, dans la possession, et il n’aurait pas tort de l’avoir. Elle le mériterait puisqu’elle aurait été lâche. Elle se répétait ce mot : « lâche, lâche !… » Elle ne pourrait plus se rendre ce témoignage qu’elle s’était rendu encore aujourd’hui, hautement, celui d’avoir vécu son existence hors la loi avec autant, avec plus de respect d’elle-même, que si elle eût accepté les plus rigides conventions du monde… Et alors, vers quel avenir marcheraient-ils ?

Elle n’était pas sortie pour aller dîner, de peur de rencontrer Lucien, tant elle appréhendait, dès ce soir, une nouvelle épreuve où elle succombât. Elle n’osa pas, de cette longue nuit, allumer sa lampe, par crainte que, monté jusqu’à sa porte, à une heure quelconque, et voyant de la lumière, il ne sût qu’elle était là et ne frappât en l’implorant. Couchée dans cette obscurité froide, sans s’être déshabillée, sur la mince banquette où son ami l’avait déposée évanouie, elle finit pourtant par s’endormir d’un sommeil tardif et fiévreux. Quand elle s’éveilla, vers les six heures, comme elle en avait l’habitude dans sa vie uniformément réglée, son anxiété de la veille se retrouva la même, avec cette différence pourtant qu’un nouveau projet commençait de poindre dans sa pensée… Nouveau ? Non. Souvent déjà, lorsque les rencontres avec Méjan dans les rues du Quartier Latin se faisaient trop fréquentes, et que le suborneur la regardait comme s’il allait lui parler, elle avait entrevu une voie possible pour échapper à cette obsession de son passé : partir, quitter Paris, changer d’Université. Son orgueil l’avait toujours retenue. C’était à Méjan de rougir devant elle et de l’éviter. Aujourd’hui, il s’agissait bien d’une lutte d’amour-propre avec le misérable ! Il s’agissait de savoir si la chère intimité de cette dernière année sombrerait dans une liaison qui, à ses yeux, — et aux yeux de Lucien, hélas ! — serait la seconde, avec tout ce qu’une semblable déchéance comporte de dégradant, ou bien si elle conserverait dans le souvenir du jeune homme cette place d’estime à laquelle elle avait encore droit. Partir ainsi, après avoir, durant toute cette intimité, maintenu leurs relations dans cette haute atmosphère, quelle plus indiscutable preuve pouvait-elle donner de sa sincérité ? Lucien serait bien obligé de se dire qu’elle n’était pas une fille galante qui prend un amant après un autre. Il avait vu qu’elle l’aimait. Il comprendrait qu’elle n’avait pas voulu être sa maîtresse précisément parce qu’elle l’aimait… À ébaucher de la sorte, en imagination, ce roman de sa fuite loin de cet homme qu’elle adorait, sa souffrance de la veille se détendait dans l’anéantissement des suprêmes sacrifices. Peu à peu, le projet se faisait plus précis, des noms se prononçaient dans son monologue intérieur : celui de Nancy, celui de Montpellier. La première de ces Universités l’intéressait par l’originalité des recherches psychologiques qui s’y poursuivent. Dans la seconde enseigne l’illustre clinicien de l’hôpital Saint-Éloi, l’auteur des Limites de la biologie, dont la doctrine, si contraire aux siennes, avait toujours exercé sur elle une fascination de curiosité. Elle se figura son arrivée dans l’une ou l’autre de ces deux villes, qu’elle se représentait d’après les souvenirs de Clermont et de sa province, avec des places solitaires, de l’herbe entre les pavés des ruelles. Il y aurait, parmi les gens qui la connaîtraient, un étonnement d’abord autour d’elle qui serait sans doute la seule étudiante, puis une malveillance quand ils découvriraient l’existence du petit Claude. — On devine d’après quel autre célèbre physiologiste elle avait appelé son enfant. — Qu’étaient ces mesquines difficultés, auprès de ce supplice : voir Lucien la mépriser entre ses bras ?… Cette image fit tout d’un coup point d’arrêt en elle, et elle sentit que sa résolution était prise… Oui, elle partirait, et sans retard. Si elle voulait vraiment se sauver de cette chute dont elle éprouvait à la fois l’horreur et le vertige, leur entretien de la veille devait, comme elle l’avait dit, avoir été le dernier. — Pourquoi ne pas disparaître le jour même, quitte à charger quelqu’un de préparer son déménagement, la veille concierge, par exemple, qui lui servait de femme de ménage ? Elle reviendrait, dans un mois, enlever ses meubles, quand Lucien la croirait définitivement en allée… Où ?… Elle trouverait le moyen qu’il ne pût pas le savoir… Que ferait-il alors ? Toute la volonté de la jeune fille se tendit à ne pas laisser cette question se poser devant elle. Sa force y aurait défailli. Décidée à ce que la journée ne se passât point sans qu’elle eût adopté un parti définitif, elle eut l’énergie d’agir aussitôt. Il y avait dans le service du professeur Louvet, à l’Hôtel-Dieu, un interne originaire de Montpellier. L’étudiante se dit qu’il assisterait assurément à l’opération que Graux, le chirurgien, devait tenter sur ce malade du lit n° 32 dont elle avait répété à Lucien la stoïque parole. Elle ne se doutait guère qu’elle devait si vite la prendre à son compte !… Et elle se mit en mesure de se rendre à l’hôpital comme à son ordinaire. Son cœur battait à se rompre, malgré tous les raisonnements, lorsqu’elle passa devant la loge. Allait-elle apercevoir, dans le casier qui lui était réservé, une enveloppe avec l’écriture de Lucien ?… Ne l’attendait-il pas lui-même, en haut des marches de cet escalier de la rue Monge qu’elle prenait toujours, pour, de là, par la place Maubert et le pont, gagner la place Notre-Dame ?.. Aucune lettre n’était dans le casier… Lucien n’était pas dans la rue… Pour ce matin, elle était à l’abri.

Cette constatation aurait dû, après ces réflexions de la nuit et du matin, calmer un peu son inquiétude. Mais non. L’amoureuse en elle, par un illogisme trop légitime, avait secrètement attendu et désiré cette périlleuse présence que les portions raisonnables de son être redoutaient au point de lui suggérer le projet de l’exil sans retour. Après s’être défendu de se demander ce que ferait Lucien, elle se demanda soudain pourquoi il n’avait rien fait, comment il ne s’était pas rapproché d’elle après qu’ils s’étaient quittés ainsi. Cette idée, aussitôt entrée dans son esprit, ne cessa plus de la déchirer, comme une pointe de flèche que chaque mouvement enfonce davantage. Elle exécuta bien, avec la ponctualité qui était un trait marquant de son caractère, les gestes, un par un, qu’elle s’était prescrits, — comme de se rendre à la visite du professeur Louvet par le chemin fixé et à l’heure exacte, d’aborder l’interne montpelliérain, et de l’interroger, soi-disant pour une amie, sur les conditions de la vie dans son pays. C’étaient des gestes, en effet, tout extérieurs, tout convenus. Sa pensée était bien loin… Une hypothèse sinistre venait de lui apparaître entre vingt autres. Il arrive cependant, tous les jours, que le désespoir d’une révélation soudaine précipite au suicide un homme qui aime. Si, au sortir de chez elle, écrasé de douleur par son aveu, n’ayant plus la force de supporter ni ce qu’il avait appris, ni son propre cœur, Lucien s’était tué ?… Elle le vit étendu au milieu d’une chambre, sanglant, la main encore crispée sur la poignée du pistolet qu’il portait pour ses retours dans le quartier désert du Luxembourg, le soir. Vainement se démontra-t-elle qu’une telle catastrophe était impossible, que Lucien lui aurait écrit certainement avant de mourir, que l’on ne se tue pas quand on se sait aimé. Ce fut dans l’angoisse qu’elle assista, avec la sensation de rêver éveillée, à l’amputation dont elle avait si consciencieusement étudié, la veille, le détail anatomique. Ce fut dans l’angoisse qu’elle se dirigea, aussitôt la pénible séance achevée, vers le petit restaurant de la rue Racine. Elle aurait dû l’éviter, ce matin comme la veille, pour rester dans la ligne de sa résolution. Elle se hâtait au contraire d’y arriver, dans l’espérance que Lucien serait venu là, reprendre cet entretien dont elle tremblait maintenant qu’il n’eût été réellement le dernier. Lucien n’était pas venu ! Et voici que, rentrée à la maison de la rue Rollin pour savoir si aucune lettre n’était arrivée durant son absence, sa concierge lui apprit qu’un visiteur s’était présenté ce matin pour demander si M. de Chambault n’était pas installé chez elle :

— « Un monsieur de cinquante ans, tout gris, l’air très comme il faut, avec une rosette… »

— « C’est le beau-père, » se dit Berthe sur ce signalement. « Il est venu le chercher ici… Lucien n’est donc pas rentré ?… » L’éclair d’un instant, cette absence de la maison maternelle parut à la malheureuse une preuve sans réplique. Ce sens du fait dont elle était si reconnaissante à ses études lui permit pourtant d’opposer cette objection : — « C’est à sa mère surtout que Lucien aurait écrit… Il ne s’est pas tué… Il souffre. Il n’a pas voulu revoir son beau-père, parce qu’il ne peut pas me défendre auprès de lui. Il est caché quelque part à se dévorer le cœur. Demain, après-demain, il reparaîtra… Il faut que je sois partie. »

Cette volonté, comme automatiquement persistante à travers ces cruelles agitations, détermina la jeune fille, dans l’après-midi, à une démarche bien simple. Elle devait y trouver, à sa grande surprise, une raison impérieuse de ne pas s’en aller et la preuve saisissante que sa terreur de la matinée avait été une de ces demi-hallucinations familières à l’amour. Il est si voisin de la démence quand il craint ! Incapable de supporter l’idée du moindre danger suspendu sur ce qu’il aime, il l’aperçoit, il le crée, ce danger, au plus vague, au plus fugitif indice ! Cette démarche était une visite à Moret. Si Berthe quittait Paris le lendemain, — il n’était déjà plus question de départ le jour même, — elle avait besoin de s’entendre avec les personnes à qui était confié son fils. Elle faisait cette excursion d’habitude tous les dimanches, et, depuis qu’elle fréquentait Lucien, chacune de ces absences avait été pour elle un supplice. Leur existence étant presque commune, le jeune homme pouvait s’étonner de la voir disparaître une après-midi par semaine, régulièrement. Il lui fallait prendre un train à deux heures pour être à Moret à quatre, et rentrer à huit. En outre, et c’était un signe, après tant d’autres. de l’erreur sur laquelle sa jeunesse avait vécu, ses visites au petit Claude ne lui représentaient que de l’amertume. La maternité, associée au souvenir méprisé du séducteur par qui elle avait conçu, faisait plaie dans ce cœur si fier. L’animalisme de l’instinct ne suffit pas plus aux créatures affinées comme elle, dans les relations de mère à enfant, que dans les rapports de femme à homme. Elles ont besoin d’un enrichissement, d’une culture autour de ces sensations primitives, d’un ennoblissement aussi, qu’elles ne trouvent que dans la famille. Sans la famille, une femme n’est pas complètement mère, et il n’y a pas de famille hors de certaines conditions inhérentes à la nature même. Elles ne dépendent ni des Codes écrits, ni des fantaisies de nos intelligences. Elles existent hors de nous, et, si nous les méconnaissons, contre nous. Berthe les avait méconnues. C’est pour cela qu’elle n’arrivait pas à se complaire dans ce fils qu’elle aimait cependant, et envers qui elle se sentait si responsable ! Il n’avait pas demandé à vivre, et, dans cette société construite sur des principes qu’elle jugeait bien durs, il n’avait qu’elle. Telles étaient les réflexions qu’elle associait d’habitude à l’aspect de la petite ville, paisible et grise au bord de sa lente rivière, dans l’ombre de son antique cathédrale, avec sa longue rue centrale ouverte et terminée sur ses portes du temps de Charles VII. En descendant du train, ce voyage-ci, elle avait un poids trop lourd sur le cœur pour penser à rien qu’à cette sinistre possibilité d’un suicide de son ami, et, tour à tour, si cette épreuve lui était épargnée, aux détresses du lendemain de ce départ. Cette visite à Moret était une première étape. Ce fut dans cet état de sensibilité vaincue qu’elle entra dans la petite maison, pittoresquement adossée à un débris de rempart, avec un jardin potager ouvert sur une prairie, où habitait son fils. Les propriétaires de cette bicoque, M. et Mme Bonnet, étaient des domestiques retirés qui avaient pris l’enfant en amitié, à le voir chez sa nourrice, leur voisine. Cette femme ayant dû quitter Moret, la mère leur avait demandé de le garder. Ils avaient accepté, sans qu’une allusion eût jamais été faite entre eux et elle au secret de la naissance du petit. En parlant et dans leurs lettres, ils appelaient Berthe Madame, par un besoin de respectabilité bourgeoise, que la libertaire n’avait pas osé contrarier. Que pensaient-ils de son histoire ? Elle se l’était souvent demandé, à rencontrer, posé sur elle, le regard atone et inquisiteur de l’ancien valet de chambre et de l’ex-cuisinière. Que lui importait d’ailleurs ? Ces gens étaient bons pour l’enfant, qui distrayait leur solitude, et sa petite pension augmentait un peu leur budget. Elle les trouva, cette après-midi, qui s’occupaient, l’homme à ses légumes, la femme à des savonnages, tandis que Claude jouait dans l’allée avec un énorme chien de garde qui se laissait taquiner complaisamment. Les rires du garçonnet, ses cheveux blonds, mêlés aux soies fauves de la bête, la souplesse docile de celle-ci et l’agilité de son innocent tourmenteur, formaient un tableautin tout posé d’intimité domestique qui contrastait trop avec la scène traversée la veille par la mère. Le bondissement de l’enfant vers elle et la joie de ses yeux bleus, cruellement pareils aux yeux de l’infâme Méjan, l’éclat insoucieux de ses cris achevèrent de l’accabler d’une mélancolie qui se changea soudain en une émotion intense, à écouter Mme Bonnet lui dire, avec l’expression dans la voix et dans la physionomie d’une femme qui ne peut plus dominer sa curiosité :

— « Claude a été gâté aujourd’hui. Un ami de Madame est venu le voir ce matin. »

— « Un ami ? » interrogea-t-elle.

— « Un M. de Chambault… » fit le mari à son tour. — Le flot de pourpre monté aux joues de la jeune fille acheva de persuader à l’ancien valet de chambre qu’ils avaient deviné juste, sa femme et lui. Ce visiteur était le père. — « Il nous a donné son nom et nous a dit qu’il venait de la part de Mme Planat. Nous n’avons pas cru devoir lui refuser d’embrasser l’enfant… »

— « Et c’est qu’il l’a embrassé… » insista la femme. « Ah ! il l’aime bien. Il en avait les larmes aux yeux… »

Lucien avait voulu voir l’enfant ? Il lui avait parlé ? Il l’avait embrassé ?… C’était là un fait si extraordinaire, si absolument imprévu !… Berthe n’eut pas la force de sentir le soulagement de son atroce inquiétude, tant cette nouvelle la frappa de stupeur. La façon dont les Bonnet, mâle et femelle, épiaient sur son visage l’effet produit par leurs paroles, lui rendit l’énergie de dissimuler la violence de son bouleversement. Elle ne put supporter l’idée du plus intime secret de sa vie mêlé à leurs conversations. Ils n’étaient pourtant pas des exploiteurs, mais ils avaient toujours dans leur attitude, et en ce moment plus que jamais, cet air de demi-complicité si particulier aux gens de maison, habitués à ménager les vices des maîtres. Même à cette minute d’intense émotion, la mère sentit cette nuance qui lui avait souvent rendu bien pénible la nécessité de faire élever son fils ainsi. — Elle n’avait pas le choix. — Elle eut le courage de répondre que M. de Chambault était en effet un de ses amis, qu’ils avaient eu raison de lui laisser voir l’enfant, et elle commença de les entretenir de son départ possible et de la date où, dans ce cas, elle leur redemanderait le petit. En abordant ce sujet, après ce qu’elle venait d’apprendre, elle savait bien, elle, la doctrinaire des sincérités intransigeantes, qu’elle n’était pas véridique. Elle maintenait, vis-à-vis de son orgueil, le parti pris de rupture définitive auquel elle s’était rangée, mais elle le maintenait sans plus y croire. Une voix intérieure et à qui elle ne commandait plus de se taire lui disait trop que les pensées de Lucien à son égard n’étaient pas celles qu’elle avait crues. Elle ne pouvait plus le quitter ainsi, à présent qu’elle savait cette visite, et lui, de son côté, ne la laisserait pas s’en aller sans l’avoir revue, sans lui avoir reparlé. Cette image du jeune homme arrivant dans cette maison solitaire de Moret, cherchant ce fils, dont l’existence soudain apprise lui avait arraché un cri d’agonie, le découvrant, puis l’attirant avec des larmes, attestait un retournement de son cœur qui avait dû le ramener vers elle déjà. Elle était sûre qu’à son retour à Paris, il aurait essayé de la voir, sûre qu’il lui avait écrit. Et à elle aussi l’annonce de cette visite avait retourné le cœur. Elle n’avait plus qu’une pensée : revenir rue Rollin, retrouver Lucien, s’expliquer avec lui. Elle ne doutait pas qu’une lettre ne l’attendît… Où étaient maintenant ses héroïques projets d’exil ?… Mais se contredisait-elle vraiment ? Celui qu’elle avait résolu de fuir, c’était l’amant brûlé de jalousie, soulevé de désir et de rancune, haineux dans sa passion exaspérée. Ce n’était pas l’amoureux capable du mouvement de tendresse navrée et pitoyable que racontait ce baiser sur le front du fils de l’autre. Et puis, elle ne raisonnait pas tant. Elle était redevenue celle qui, depuis dix mois, n’avait pu, voyant le gouffre, s’en aller, comme elle avait dit, du chemin trop doux qui l’y conduisait. Quand, à huit heures, arrivée chez elle, avec toutes les fièvres de cette nouvelle attente, elle aperçut dans le casier l’enveloppe vainement espérée le matin et à midi, elle sentit qu’il lui serait impossible de ne pas faire ce que cette lettre lui demanderait, quoi que ce fût. C’était un billet et qui ne contenait que ces quelques mots : « Il faut que je vous parle, Berthe. En allant à l’hôpital, demain, venez à neuf heures aux Arènes. Je vous y attendrai. De ce que j’ai à vous demander dépend toute ma vie, et je tremble. Votre ami : L… »

Ce petit square des Arènes où l’amoureux fixait ainsi leur rendez-vous est, à cette heure matinale, un des coins les plus solitaires de Paris. Il doit son nom à quelques degrés d’un cirque romain, dégagés par des fouilles récentes et fortement restaurés, autour desquels on a ménagé des pentes gazonnées et planté des arbres, le tout séparé par une grille de la rue de Navarre, baptisée ainsi depuis que la large artère de la rue Monge a coupé en deux la rue Rollin. Cette rue de Navarre est le second tronçon. Berthe Planat avait donc une bien petite distance à franchir pour aller de sa porte au square. Ces trois minutes lui parurent très longues cependant, lorsque, après une nuit passée à se débattre parmi des impressions trop contradictoires, elle s’achemina vers cet endroit perdu où se jouerait une scène nouvelle et décisive du drame de son sort. Jusque-là, même dans son engagement avec Méjan, elle l’avait conduit, ce sort, avec sa volonté. Elle avait pu se tromper de la manière la plus déplorable. Elle n’avait pas été entraînée. Elle l’était, en ce moment, et roulée, et noyée par une grande vague de passion, qui ne lui permettait plus d’y voir clair. C’était la revanche en elle de la femme sur la féministe, de la jeune fille sur l’étudiante, de la créature impulsive et tendre, incomplète et incertaine, dont la faiblesse réclame l’appui viril, sur l’orgueilleuse et la raisonneuse qui avait enfantinement rêvé de se tenir debout contre la société, par l’unique force de l’acte individuel. Lorsque, après avoir traversé la rue Monge, elle aperçut Lucien qui allait et venait devant la grille du jardin, le dérobement de ses jambes sous elle lui fit croire qu’elle n’achèverait point de faire les quelques pas qui la séparaient de lui… Mais il l’avait vue aussi. Il s’avançait. Il l’abordait… Tout de suite, à sa façon de la saluer, à sa physionomie, à sa voix quand il lui parla, à son regard, elle reconnut, avec un attendrissement qui, à lui seul, était du bonheur, qu’il ne tremblait pas moins qu’elle. Surtout, elle se rendit compte qu’il n’avait pas changé. Celui qu’elle avait devant elle, ce n’était plus l’auditeur, révolté ou désespéré, de sa confession, ni l’homme en délire agenouillé devant le canapé et dont le baiser si voisin d’être brutal lui avait fait peur. C’était l’ami de ces dix mois, dont elle avait tant aimé l’ardeur contenue à son approche, le respect fervent, la réserve frémissante. Il portait sur son visage, volontiers pensif, la trace de la grande lutte intérieure qu’il soutenait depuis ces deux jours. Sa pâleur, l’éclat de ses yeux, les cercles bleuâtres de ses paupières, révélaient quelles heures il avait subies, lui aussi, de fièvre et d’insomnie. La pensée d’en finir pour toujours, ou par la fuite, ou par le tragique moyen tant redouté de Berthe, avait certainement traversé ces sombres prunelles, au fond desquelles se devinait maintenant une étrange sérénité. Évidemment le jeune homme savait ce qu’il voulait, et il le voulait après un de ces examens de conscience où l’être se ramasse tout entier, pour ne plus reculer. Que voulait-il ?… L’importance des paroles qui allaient se prononcer entre eux était si grande qu’un instinct les fit tous les deux se taire d’abord et comme se recueillir. Ils marchèrent l’un à côté de l’autre jusqu’à un banc ménagé dans un des bosquets du jardin, et parmi les arbustes aux branches desquels pointait vaguement la poussée des premières feuilles. Le ciel tendu et voilé des journées précédentes s’était nettoyé de ses nuages. Le printemps riait déjà dans cet azur pâle et doux. Le soleil brillait sur les buis lustrés des massifs. La brise circulait, légère, presque tiède, dans les aiguilles des pins, dont les ramures toujours vertes alternaient avec la nudité bourgeonnante des arbres annuels. Cette impression du renouveau enveloppait les deux jeunes gens, les gagnait, amollissait leurs nerfs trop vibrants. Ils étaient venus bien des fois, à cette même place, l’été et l’automne derniers, causer, discuter, échanger ces propos d’abstruse philosophie, par lesquels ils avaient cru tromper l’irrésistible et naïf instinct du cœur. Que ce récent passé était loin, pour Berthe surtout qui n’était plus qu’une amoureuse suspendue aux gestes, au désir, à la volonté de celui qu’elle aime ! Car Lucien restait, et il allait le prouver, même dans cette crise de passion, l’intellectuel dressé à tout systématiser dans ses sentiments et dans ses actes. De tels caractères, et que cette discipline semblerait devoir préserver de l’impulsion, sont capables des plus extraordinaires à-coups de romanesque, quand leurs théories se trouvent correspondre aux mouvements irréfléchis de leur instinct et qu’ils donnent des raisons sublimes pour obéir tout naturellement à l’élan de leur désir :

— « Vous êtes allé à Moret, hier, Lucien, » dit Berthe, rompant la première ce silence chargé de trop de pensées. — « Je l’ai su. J’y suis allée aussi, après vous… »

— « J’ai voulu connaître votre enfant, » répondit-il ; « c’était une épreuve que je tenais à m’imposer avant de vous revoir… Oui, » insista-t-il, comme elle fixait sur lui des yeux où passait une interrogation : « quand on se prépare à prendre un engagement, il faut être bien sûr de le tenir, et, pour cela, bien sûr d’en avoir la force… J’ai trop constaté que je puis être si faible !… »

Il regardait la jeune fille à son tour. Elle tressaillit. Ce début énigmatique venait d’éveiller en elle une idée qui n’avait qu’à peine effleuré son esprit, depuis le commencement de leurs relations. Elle ne releva que l’allusion à la terrible scène de l’avant-veille, ce simple rappel lui avait fait si mal :

— « Ne vous reprochez rien, » dit-elle. « Toute la faute est à moi, qui aurais dû parler plus tôt.

— « Chère, chère amie !… » fit-il, en lui prenant la main, « vous avez eu peur de me faire souffrir… Écoutez-moi, » continua-t-il ; « ce que j’ai à vous dire est si grave pour moi, si grave aussi pour vous, puisque vous m’aimez !… Car vous m’aimez, je le sais, je le crois. Et moi, il faut que je vous répète, avec toute ma réflexion, en pleine maîtrise de mes mots et de mon cœur, ce que je vous ai confessé avant-hier dans des instants d’une véritable démence, moi aussi, je vous aime. Berthe, passionnément, uniquement… Je vous aime. Je le sais depuis longtemps. Combien et à quelle profondeur, je ne l’ai su qu’avant-hier aussi, pendant que vous me parliez, et ensuite durant ces heures que j’ai passées à reprendre une par une toutes vos paroles, à en épuiser tout le sens. Pas une d’elles que je n’aie pesée, mot pour mot ; pas un de vos sentiments, pas un de vos principes, pas un de vos actes, depuis que je vous connais et auparavant, que je l’aie discuté comme s’il s’agissait d’une autre que vous, à la lumière qui ne trompe pas, celle de la conscience… Au sortir de cet examen, j’ai trouvé que je ne vous avais jamais tant chérie, tant estimée, vous aviez raison, quand vous me disiez que je ne devais pas vous juger avant de vous avoir entendue. Je vous ai entendue, et je sais qu’à aucun moment vous n’avez cessé d’être celle dont j’ai tant admiré, dès le premier jour, la noblesse d’âme et la hauteur d’idées. Je sais que vous êtes digne de tous les respects que l’on doit à une créature humaine qui s’est elle-même toujours respectée. Si, dans un premier instant d’aberration, je vous ai parlé autrement que je ne vous parle, je vous demande de me le pardonner. J’ai été fou. Je ne voyais pas, je vois. Je ne comprenais pas, je comprends. Vous m’avez fait regarder bien en face ce problème du mariage auquel je n’avais jamais pensé par moi-même. Les esprits qui se croient les plus libres ont de ces routines, à leur insu. Je me suis demandé en quoi il consistait essentiellement, et je n’ai trouvé qu’une réponse, la vôtre : le mariage, c’est un engagement entre une conscience d’homme et une conscience de femme. Qu’ajoute la loi à cet engagement ? Rien, sinon des conditions de garantie. Ces conditions n’augmentent pas plus la validité du contrat qu’une signature n’augmente la validité d’une dette. J’en ai conclu qu’en contractant l’engagement que vous avez contracté, il y a cinq ans, sans cette garantie, mais avec une absolue bonne foi, vous vous êtes conformée aux règles de l’Éthique éternelle Votre action était imprudente, dangereuse pour vous. Le fait l’a prouvé. Moralement elle était de nature à servir de règle absolue, puisque l’Union libre, ainsi conçue, est vraiment le mariage idéal, celui qui ne relève que de la conscience individuelle dans ce qu’elle a de plus intime et de plus profond. Je voulais vous avoir dit et redit cela : que je vous estime, que je vous respecte autant que je vous aime… Me croyez-vous ? »

— « Je crois que vous avez senti combien j’étais sincère, » répondit-elle, « et que vous êtes très bon… J’avais tant renoncé depuis ces cinq ans à jamais être jugée de mon point de vue ! Je m’étais tant habituée à me considérer comme seule au monde, absolument seule de cœur et d’esprit !… Cela me change un peu trop, » continua-t-elle avec un sourire voisin de la souffrance, tant il était frémissant. « Il me sera doux de m’y habituer… J’ai été bien malheureuse d’avoir voulu vivre en dehors de toutes les conventions, et d’avoir vu que ma bonne foi ne servait qu’à me faire méconnaître. J’ai trouvé cela une grande injustice. J’en suis payée à cette minute, et avec usure… »

— « Non !… » dit-il vivement. « Vous n’en êtes pas payée, et il faut, » — il répéta ce mot avec une extrême énergie, — « il faut que vous le soyez. Ce que je pense, il faut que les autres le pensent ; ce que je sais, il faut qu’ils le sachent… Ecoutez, Berthe, » — et il eut dans la voix une supplication, — « ce que j’ai à vous demander va vous paraître bien étrange après ma déclaration de tout à l’heure. Pensant comme je pense maintenant sur le mariage, la logique exigerait que je vinsse vous dire : Vous êtes libre, je suis libre ; voulez-vous essayer de refaire votre vie avec moi ? Cet échange de deux promesses au nom de deux consciences, voulez-vous y consentir, fonder avec moi le foyer comme nous le concevons tous deux ? Oui, voilà ce que je devrais vous dire, et c’est bien mon plus ardent désir, mon rêve le plus cher qu’il en soit ainsi. Ce n’est pas tout mon désir. Je veux autre chose… Même si vous viviez avec moi ainsi, et pour toujours, il me manquerait d’avoir réparé publiquement cette injustice dont vous vous plaignez. Je ne vous aurais pas donné cette preuve visible d’estime que je veux vous avoir donnée. Cette preuve, je vous la donnerai le jour où nous sortirons de la mairie au bras l’un de l’autre, vous, portant mon nom ; moi, ayant le droit de vous protéger. Je disais que le mariage légal n’ajoute rien au vrai mariage, celui des consciences, que des garanties. Parmi ces garanties, il y a celle-ci : pour un homme, dans notre société, épouser une femme, c’est déclarer à tous qu’il a foi en elle, qu’il ne permet pas qu’on doute d’elle. Vous ne me refuserez pas cette joie, Berthe. Vous accepterez de m’épouser devant la loi, de porter mon nom, d’être ma femme… C’est pour vous faire cette demande que je vous ai suppliée de venir ici. Elle est faite. J’attends votre réponse… »

Elle l’avait écouté, haletante. À ses dernières paroles, il la vit pâlir si profondément qu’il crut qu’elle allait défaillir, comme l’avant-veille. Il voulut la soutenir. Elle le repoussa doucement.

— « Votre femme ?… » répéta-t-elle. « Vous me demandez d’être votre femme ?… Ah ! que vous m’aimez ! Que cela me fait du bien de le sentir !… Quel baume sur cette plaie !… Votre femme ? Mais non, Lucien, je ne dois pas être votre femme. Je ne dois pas vous épouser. C’est impossible… »

— « J’avais prévu vos objections, » dit-il. « Vous ne voulez pas mentir à votre pensée en abandonnant votre principe, celui de l’Union libre. Vous auriez raison, s’il s’agissait d’un mariage religieux. Celui-là dénature l’union des consciences telle que nous la comprenons, puisqu’il suppose un troisième élément, qui est Dieu. Le mariage civil, non. Il ne fait qu’enregistrer cette union. S’il n’y ajoute rien, il ne lui enlève rien. Le mariage civil n’est que l’Union libre, affirmée devant témoins… Se soumettre à une formalité purement extérieure, est-ce renier ses convictions ? »

— « Je n’en suis plus à ces intransigeances… » répliqua Berthe, en secouant la tête, avec accablement. « La force de la vie a été trop atteinte en moi. Je ne suis plus une révoltée. Je suis une résignée. Je suis prête à subir toutes les conventions sociales qui ne touchent pas au fond de la conscience, et, c’est vrai, cette banale cérémonie prescrite par le Code et que l’on appelle le mariage légal n’y touche pas. L’obstacle à ce mariage entre nous n’est pas là. L’obstacle, c’est que j’ai un enfant… »

— « Nous serons deux à l’aimer, » répondit-il. « J’ai voulu savoir si j’en aurais la force. C’est la raison de mon voyage à Moret, hier. Je sais que j’aurai cette force, à présent. Votre enfant n’est plus un obstacle. C’est une raison au contraire pour que vous acceptiez mon offre. Il lui faut un protecteur, un guide, » — il ajouta, et l’émotion dont le remplissaient ses propres paroles altéra ses traits, — « un père… Je le serai pour lui… »

— « Ah ! » gémit-elle en cachant son visage dans ses mains, « vous me tentez trop ! Vous m’offrez le bonheur !… Mais c’est un rêve !… » Et les joignant, ces tremblantes mains : — « Ce n’est pas à cause de moi, ce n’est pas à cause de l’enfant, que je ne dois pas vous épouser, c’est à cause de vous… La façon dont vous avez réagi vous-même, quand vous avez appris mon histoire, suffit à vous démontrer comment la société juge une fille qui a été mère hors du mariage. Votre amour, votre sens de la justice aussi, votre haute intelligence ont triomphé de cette impression. Le monde n’aura pas pour moi cette partialité. Il ne l’a pas eue. Il m’a déjà condamnée par mon oncle, par M. André, par votre beau-père. Sa réprobation retomberait sur vous, pour m’avoir donné votre nom. Vous verriez se dresser devant vous toutes les difficultés que rencontre un homme qui s’est mal marié… Il y a des misères que l’on brave, que l’on méprise d’un cœur léger, pour soi-même. On ne se pardonne pas de les infliger à un autre. Vous voir humilié pour moi me serait trop dur !… »

— « Est-ce bien vous qui me parlez ainsi ?… » s’écria-t-il. « Vous que j’ai toujours connue si hardie, si indépendante, si fière ? Que le monde se retourne contre nous, qu’il nous solidarise ! Soit ! Nous nous appuierons l’un contre l’autre et nous nous suffirons. À moi, du moins, vous suffirez. Le monde m’humilier ? Moi ? Je l’en défie… Avec nos ressources réunies, nous aurons l’indépendance. Vous savez que j’ai été de plus en plus tenté, ces mois-ci, par la médecine. Je me consacrerai tout entier à ces études. Nous ferons de la Science ensemble. Je vous répéterai vos propres paroles d’avant-hier : nous empêchera-t-on de soigner nos malades, si nous voulons exercer ? Et, si nous ne le voulons pas, de travailler dans un laboratoire ?… Il n’y a pas de difficulté de carrière pour un homme qui ne veut ni la fortune, ni les honneurs… Ne donnez pas ce motif à votre hésitation, Berthe, il me blesserait trop !… D’ailleurs, » — il s’arrêta une seconde comme si les mots qu’il allait prononcer remuaient en lui une fibre saignante, un éclair de sauvage souffrance passa dans son regard, et d’un accent changé, — « d’ailleurs », répéta-t-il, « me refuser, c’est vouloir que nous ne nous revoyions jamais… Oui, ou nous épouser ou nous quitter ; ou ma femme, ou rien… Ah ! ne comprenez-vous donc pas qu’il faut que votre vie avec moi, pour être possible, soit une nouvelle vie ?… »

Il n’en dit pas davantage. Méjan venait de reparaître entre eux. Berthe l’avait aussitôt traduite dans son sens véritable, cette dernière et obscure phrase. Elle signifiait : « Je ne peux pas vivre avec vous comme a vécu l’autre. » Cet inattendu et soudain rappel de l’odieux passé, — et dans quel moment ! — leur fut si pénible à l’un et à l’autre qu’ils demeurèrent quelques minutes sans parler, comme à leur arrivée : lui, tout ému des paroles qu’il venait de dire ; elle, plus vaincue encore de l’avoir revu souffrir et par elle… Et, brisée, elle sentait sa résistance s’en aller devant le dévouement passionné de son ami. Autour d’eux la brise du matin de mars continuait de courir, les oiseaux de chanter, le soleil de rayonner sur les Arènes. L’antique débris de la Lutèce romaine faisait un décor presque solennel à cet étrange débat entre deux enfants du vingtième siècle qui ne comprenaient pas la muette leçon émanée pour eux de ces décombres restés visibles d’une ville ensevelie. Elle supporte la ville neuve. Ainsi les coutumes ancestrales doivent servir de substruction solide et durable à nos destinées, passagères. Le fils de la femme divorcée et l’étudiante anarchiste professaient précisément le principe contraire. Pourtant la réalité, cette grande redresseuse des sophismes et qui ne modèle pas ses lois éternelles sur nos raisonnements, contraignait ces deux âmes révolutionnaires à chercher leur point d’appui, en une heure de crise, dans un peu de vie traditionnelle, puisqu’ils discutaient le projet d’un mariage autre que l’Union libre. Ce mariage selon le Code, Lucien le voulait, — dernier repli de sa pensée qu’il n’osait pas explorer lui-même après ses affirmations, — pour estimer leur amour. Berthe lui en avait, sans se l’avouer non plus, une reconnaissance passionnée où réapparaissait la petite bourgeoise française qu’elle était vraiment au fond, et qu’une éducation à rebours de toutes ses hérédités avait paralysée sans la détruire. Quand elle se retourna vers cet ami si délicat, si généreux, pour lui répondre enfin, elle avait cédé dans son cœur. Pourtant un dernier scrupule lui fit dire encore :

— « Vous parlez comme s’il n’y avait que moi et que le monde, Lucien. Il y a votre famille. Je ne peux pas vous en séparer. Et, comment voulez-vous qu’elle m’admette jamais, quand vous savez ce que pense de moi votre beau-père ? »

— « Mon beau-père ?… » répondit le jeune homme, — et la rancune de la pénible discussion du Grand-Comptoir, l’avant-veille, grondait de nouveau dans sa voix. — « Non. Je ne crois pas que mon beau-père s’oppose à ce mariage, maintenant… Au cours de la scène que nous avons eue ensemble, nous n’avons pas parlé seulement de vous. Dans ces moments-là, bien des choses que l’on avait gardées sur son cœur toute sa vie en sortent du coup. Après ce que nous nous sommes dit, nous ne serons plus jamais l’un pour l’autre ce que nous étions. Son plus grand désir doit être que je me fasse ma vie à moi, hors de chez lui… Malgré cela, s’il continuait à penser de vous ce qu’il en pensait après cet ignoble rapport de son agent, il considérerait, comme son devoir d’empêcher à tout prix que je ne vous épouse. Mais je le connais, quand il saura ce que je sais, tout ce que je sais, il vous jugera comme je vous juge. J’ai pu souvent être jaloux de la place qu’il a prise dans le cœur de ma mère, j’ai toujours vénéré en lui le caractère le plus droit, le plus incapable d’un compromis. Il appartient à ce groupe d’hommes de haute culture qui ont rêvé, voyant la banqueroute des vieilles croyances, de donner à notre démocratie une morale en accord avec la raison. Ils ont commencé par se la donner, cette morale, à eux-mêmes et par la pratiquer. Le principe absolu qui domine tous les actes de M. Darras, toutes ses pensées, c’est la Justice, et il la fait résider essentiellement dans le droit de chacun à se conduire d’après sa conscience. Personne plus que lui ne professe la haine et le dédain des hypocrisies mondaines. Il est partisan de l’égalité entre les sexes, des femmes-avocats, des femmes-médecins. Que de fois je l’ai entendu répéter que nous n’en sommes, socialement, qu’à la barbarie ; que tout évolue, la famille, la propriété, la patrie, et que le rôle des classes supérieures est de hâter cette évolution au lieu de la retarder ! Je vous dis tout cela pour vous bien montrer quel esprit large est le sien. Ce qu’il hait, c’est le mensonge, et l’on vous a si hideusement menti, — l’injustice, et si quelqu’un a été la victime de l’injustice, c’est vous. Il admire ceux qui ont le courage de leur opinion, et qui l’a eu plus que vous ? — ceux qui cherchent et qui veulent la vérité, et vous ne vivez que pour elle… Non. Je n’ai pas de doute sur sa réponse, et sa réponse, c’est celle de ma mère… Je ne parle pas de mon vrai père. Si la loi m’oblige à demander son consentement, qui suffirait seul, — quelle ironie ! — ce consentement, pour moi, ne compte pas. Mais l’autre, celui de ma mère, compte… Berthe, si je reviens, après mon entrevue avec eux, approuvé par eux, leur ayant fait comprendre qui vous êtes et pourquoi je veux vous donner mon nom, me répondrez-vous encore que c’est impossible ? Me refuserez-vous d’être ma femme ?… »

— « Non, » dit-elle, « je ne refuserai pas. » Elle le contemplait avec des yeux où il put lire le don de cette âme tout entière. Il attira la jeune fille à lui, et, pour la seconde fois, leurs lèvres s’unirent d’un baiser qui, celui-là, ne ressuscita plus le fantôme de l’ancien amant. La vie nouvelle dont avait parlé le jeune homme avait-elle vraiment commencé pour la fille-mère ? Après tant d’années de martyre intime et de farouche renoncement, elle entrevit la possibilité d’un avenir enfin dégagé du cauchemar où elle s’était débattue… Quand ils sortirent, quelques instants plus tard, du petit jardin, où ce chaste et tendre embrassement avait scellé leur promesse, ce fut avec un vœu passionné pour le succès de cette démarche qu’elle le vit s’éloigner dans la direction du Luxembourg. C’était elle qui s’était dégagée de l’étreinte de son ami, en lui disant :

— « Il faut nous quitter, Lucien. C’est l’heure où je dois être à l’hôpital. J’ai besoin d’avoir un peu de paix après tant d’émotions. Je n’en ai jamais retrouvé qu’en m’assujettissant à ma tâche, bien modestement, bien régulièrement. Pour me maintenir en équilibre, j’ai besoin de faire toujours la même chose. Vous verrez. Je serai une femme bien monotone… mais bien heureuse, » ajouta-t-elle avec un sourire qu’il ne lui avait jamais vu.

— « Et moi, » avait-il répondu, « j’ai hâte d’avoir causé avec mon beau-père. L’idée que ma mère et lui vous méconnaissent m’est trop pénible maintenant. Il me semble que chaque minute de retard est un crime contre vous… »

— « Pourvu qu’ils vous croient !… » n’avait-elle pu s’empêcher d’ajouter, craintivement.

— « Ils me croiront », avait-il affirmé avec la conviction d’un dévot d’amour qui sent en lui la force d’avoir raison de tous les doutes. « Et aussitôt j’irai rue Racine, ou, si vous n’y êtes pas, chez vous… D’ici là, ayez confiance… » — Et il avait ajouté, avec la tendresse dont il débordait à cette minute, ces mots si simples, mais de lui à elle, c’avait été une caresse d’âme si douce, à croire qu’elle ne la supporterait pas : — « Adieu, ma chère fiancée… »