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Un divorce (Bourget, 1904)/VI

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 156-181).

VI
la plaie ouverte

Dans cette conversation dont l’issue importait tant à l’avenir de son amour, Lucien n’avait pas raconté à Berthe le détail de ces fiévreuses trente-six heures employées à discuter avec lui-même le projet de cette demande en mariage, ni par quel procédé, d’une simplicité brutale, il avait momentanément coupé court à toute action sur lui et de son beau-père et de sa mère. Ne doutant pas que celle-ci ne fût au courant, et du rapport fait par le policier sur l’étudiante, et de l’explication du Grand-Comptoir, il avait éprouvé autant d’horreur à la revoir qu’à revoir Darras lui-même. Il avait loué une chambre dans un hôtel quelconque du Quartier Latin, et de là expédié rue du Luxembourg un mot adressé au domestique qui s’occupait de son service. Il y demandait que cet homme remît au commissionnaire, porteur de la lettre, une valise et quelques effets, pour un petit déplacement. Cet ordre serait communiqué à ses parents, il le savait, et qu’ils seraient ainsi rassurés sur lui, naturellement. L’égoïsme de l’amour l’avait empêché de songer à l’inquiétude morale dont sa mère devait être dévorée. Cette négligence avait une autre cause : cette secrète aliénation du cœur que les seconds mariages créent si naturellement entre l’enfant du premier lit et le père ou la mère qui a convolé. Lucien n’avait jamais vécu avec Mme Darras dans cette pleine et entière intimité qui rend deux êtres si présents l’un à l’autre qu’ils se sentent sentir. Il avait toujours rencontré Darras entre eux, et même à l’époque où il croyait le plus aimer son beau-père, cette présence d’un témoin dans toutes ses effusions l’avait fait se replier. Entre la mère et le fils s’était établi peu à peu un de ces états de malentendu muet d’autant plus malaisés à dissiper qu’ils sont inconscients. Si le jeune homme avait pu formuler en termes précis son impression du foyer maternel, il aurait dit : « Ma mère m’aime par surcroît. Je ne lui suis pas nécessaire… » Et il se serait trompé. Ses vingt-trois ans, ombrageux et passionnés, avaient souffert de partager une tendresse qu’ils auraient voulue exclusive. Même partagée, cette tendresse était bien profonde, et sa mère avait beaucoup souffert des marques de son indifférence. Cette marque-ci, ce silence dans un pareil moment, avait été la pire. On se rappelle que toute l’après-midi s’était passée, pour la pauvre femme, après qu’elle avait appris la scène des deux hommes et la rébellion de Lucien, à se demander dans une angoisse sans cesse grandissante : « Où est-il ?… Mais où est-il ?… » Vers les neuf heures, et au moment où elle adjurait son mari d’aller dès le soir même à la Préfecture de police demander qu’on fît des recherches, le billet de Lucien au domestique était arrivé.

— « Il faut que j’y aille moi-même… » avait-elle dit. « Ce commissionnaire me conduira. Je verrai mon fils. Je lui parlerai. Je le ramènerai ».

— « Tu ne feras pas cela, » avait répondu Darras. C’était la première fois peut-être, depuis leur mariage, qu’il avait pris un accent impérieux pour ajouter : « — Je te le défends… Lucien vient de te manquer gravement en ne t’écrivant pas, après m’avoir manqué plus gravement. C’est à lui de revenir… D’ailleurs, » avait-il continué plus doucement, « raisonne un peu. Ou bien, il est chez cette fille. Est-ce à toi de l’y relancer ? Ou bien, comme je l’ai prévu, il fait une enquête, et cette demande d’une valise indique qu’il va partir pour Moret sans doute, peut-être pour Clermont. Dans ce cas-là, il doit agir seul… Aie le courage d’attendre, ma chère femme. J’avoue que c’est un courage… »

Gabrielle avait obéi. Sa raison s’était rendue à cette évidence : tant que son fils ne serait pas éclairé, une démarche d’elle risquait de rendre son retour plus difficile. Elle avait voulu seulement choisir elle-même les vêtements de la valise et les plier de ses mains. Ces humbles soins trompèrent un instant sa détresse qu’avaient accrue encore les quelques paroles de son mari. Il avait été presque dur, lui si délicatement affectueux d’ordinaire ! Elle ne l’en blâmait pas. Cette irritation était trop légitime, après l’attitude de Lucien. Il n’en était pas moins vrai que jamais il ne lui avait parlé ainsi, et, sentant le malheur l’envelopper de toutes parts, elle était montée, comme cela devenait son habitude depuis plusieurs semaines, quand elle ne sortait pas, faire dire la prière du soir à sa fille. Elle avait espéré trouver là un apaisement, et voici qu’au contraire elle avait été saisie d’une crise plus forte de ce remords religieux, qui la conduisait, quelques heures auparavant, dans la cellule du Père Euvrard. Quand la petite Jeanne, agenouillée au pied de son lit dans sa longue chemise blanche, avait prononcé les mots de l’oraison :

— « Visitez, nous vous en supplions, mon Dieu, cette demeure. Visita, quæsumus, Domine, habitationem nostram. »

— « Il ne peut pas la visiter, » — avait gémi tout bas la mère, « puisqu’il y est outragé ! »…

Cette dure formule, qui lui revenait ainsi à l’esprit, avait été employée par le premier prêtre à qui elle s’était adressée et dont elle avait parlé avec tant de révolte au Père Euvrard. — « Vous vivez, » lui avait-il dit, « avec un homme qui n’est pas votre mari, et que vous appelez votre mari, alors que vous êtes réellement mariée à un autre. C’est un adultère pire, puisqu’il constitue en même temps un outrage public à Dieu… » — Oui, de quelle force elle s’était révoltée contre cet injuste anathème sur le moment, et encore aujourd’hui ! Qu’elle le reprît à son compte et pour elle seule, c’était la preuve que le grand travail ébauché dans sa conscience, pendant ces derniers mois, venait d’être activé d’une manière surprenante par ces quelques heures d’agonie maternelle. La vague et confuse appréhension d’une menace suspendue sur son coupable bonheur s’était changée en une vision épouvantée, presque hallucinatoire, de ce que l’indulgent Oratorien avait pourtant appelé lui-même l’action vengeresse de Dieu.

— « Mais il pardonne, ce Dieu qui punit ! » s’était-elle dit le lendemain matin, après une nuit consumée à prendre et à reprendre cette terrible idée : « Que va-t-il m’arriver dans mon fils ? » — « Le Père Euvrard l’a déclaré lui-même, il ne demande qu’à pardonner. C’est le Dieu vengeur, mais c’est le bon Dieu !… Je le prierai tant, qu’il m’épargnera, ou, sinon moi, ceux qui m’entourent et qui ne sont pas complices de ma faute. Lucien surtout n’y est pour rien… » Et, dans un élan de dévotion expiatrice, elle était allée avec sa fille entendre une messe. Plusieurs fois déjà, depuis que sa première communion approchait, Jeanne avait demandé à être conduite à l’église, le matin, pour assister à quelque office avec ses camarades de catéchisme. Mlle Schultze l’y avait toujours accompagnée, Mme Darras appréhendant quelque remarque de son mari sur son absence. Lorsqu’elle était revenue de Saint-Sulpice, en effet, cette fois-ci, vers les neuf heures, elle avait trouvé Darras qui l’attendait, habillé pour sortir.

— « Pourquoi ne m’as-tu pas prévenu ? » lui demanda-t-il. « J’avais besoin de te parler. »

— « J’ai conduit Jeanne à la messe, » avait-elle répondu.

— « À la messe ? » avait remarqué le père. « Mais ce n’est pas dimanche. »

— « Elle y va souvent en semaine, avec les autres premières communiantes, » avait dit Gabrielle.

— « Est-ce bien nécessaire ? » avait repris Darras. « Je te renouvelle mon conseil d’hier. Puisque l’enfant a un peu de penchant au mysticisme, ne laisse pas se multiplier ces impressions-là… »

— « Ah ! qu’elle ait de la foi, » avait-elle répondu, « beaucoup de foi ! Elle n’en sera que mieux armée contre les épreuves de la vie… »

Darras l’avait regardée avec étonnement, et elle s’était sentie rougir. Elle avait attendu une question qui n’était pas venue, — malheureusement. Dans la disposition où elle était, elle n’aurait pas pu mentir et la révélation de ses troubles religieux, à cette minute, n’aurait pas eu le caractère de tragique violence qui devait plus tard rendre le conflit entre les deux époux plus irréconciliable. Albert Darras avait pensé que la préoccupation de l’absent était la seule cause de cette nervosité. Il avait donc continué, simplement :

— « Je voulais te prévenir que je vais de ce pas rue Rollin. Je tiens à savoir si Lucien s’est installé chez cette fille… Je ne le crois pas. Mais il peut être là, et nous devrions aviser. S’il est vraiment parti pour un voyage d’enquête, il sera revenu avant vingt-quatre heures. »

Gabrielle Darras avait imploré si passionnément une pitié d’en haut durant sa visite à l’église, qu’elle avait voulu voir un signe d’exaucement dans le silence de son mari après son imprudente exclamation. Elle avait cru en reconnaître un autre, dans la nouvelle, rapportée par Darras plus tard, que Lucien ne s’était pas retiré chez Mlle Planat. Cette seconde journée s’était donc passée moins fiévreusement que la précédente à cause de cette légère reprise d’espérance. C’est une des illusions les plus habituelles aux âmes comme la sienne, déshabituées de la discipline chrétienne, de demander à la prière une efficacité immédiate et perpétuellement arbitraire. Elles ne se rendent pas compte, même dans leur plus sincère élan de retour, que certaines douleurs ne sauraient être écartées par aucune supplication, lorsqu’elles sont une rentrée dans l’ordre, cet ordre éternel, universel, nécessaire, auquel l’homme doit être ramené par le châtiment. Il est si rare qu’il y revienne par un repentir sans épreuves ! Gabrielle avait pourtant continué d’être bien tourmentée, au point qu’elle n’avait pas quitté sa maison de tout le jour, afin d’être sûrement là quand Lucien reparaîtrait. Suggestionnée par les assurances de son mari, elle avait considéré que la matinée du troisième jour serait le moment décisif, celui où le jeune homme, enfin éclairé par sa visite à Moret et peut-être à Clermont, arriverait se jeter dans les bras et sur le cœur de sa mère. Qu’on juge donc de son émotion, quand, vers les onze heures, son mari accourut dans sa chambre pour lui dire :

— « Lucien est là. Je viens de le voir par la fenêtre qui descendait de voiture. Il rentre. Il sait la vérité. Avais-je raison ?… »

— « Il rentre !… » répéta la mère en joignant les mains : « Ah ! merci, mon Dieu ! Merci à toi aussi, mon Albert ! »… Et elle serra son mari entre ses bras. L’incohérence de ses sentiments de catholique reprise par la foi et d’épouse toujours aimante ne se manifestait que trop par ces deux cris contradictoires, et tout de suite : — « Il faut qu’il me voie d’abord, qu’il ait pleuré sur mon cœur. Je te l’amènerai, et tu seras bon pour lui, tu lui pardonneras ?… »

— « Je n’ai rien à lui pardonner, » répondit Darras. « Il est malheureux, et c’est ton fils. Qu’il vienne chez moi quand il voudra. S’il souffre trop maintenant, garde-le. Je le verrai plus tard. Qu’il ne me parle de rien. Nous nous embrasserons, et cela sera fini. J’ai déjà tout oublié… »

— « Ah ! que je t’aime !… » dit Gabrielle. Puis, frissonnante, et étreignant son poignet : — « Écoute, j’entends son pas… Laisse-moi aller au-devant de lui… » Elle poussa son mari dans son cabinet de travail, — cette courte scène avait eu lieu dans le petit salon, — et elle ouvrit la porte qui donnait sur le vestibule. C’est là, debout, appuyée contre un des battants, que Lucien l’aperçut comme il débouchait de l’escalier. Il avait tant espéré que l’explication avec son beau-père précéderait celle-ci ! Mais de la voir lui apparaître, se soutenant à peine, le visage inondé de larmes, pâle des anxiétés éprouvées depuis ces deux jours, il eut le cœur renversé. Il se précipita vers elle, et ils s’embrassèrent avec une tendresse, qui, pour une minute, abolit tout. Lucien venait, pour la première fois depuis des années, de constater à quel degré sa place demeurait intacte dans l’affection de sa mère, malgré le second mariage. Pour elle, de son côté, il était de nouveau l’enfant qu’elle avait porté dans son sein, la chair de sa chair, son unique raison de vivre quand elle était si misérable, et elle l’embrassait parmi ses larmes en lui disant, avec la même appellation protectrice et caressante qu’alors :

— « Mon petit ! Je t’ai retrouvé !… C’est toi !… Pourquoi n’es-tu pas venu à ta mère tout de suite quand tu as souffert ?… Comment m’as-tu laissée sans m’écrire ?… J’ai été si tourmentée !… Mais tu es là. Tu ne me quitteras plus… Tu m’auras pour tout comprendre de toi, pour te plaindre, pour te consoler… Ne me parle pas maintenant. Reste la tête là, comme autrefois, quand tu avais une peine… » — Elle l’avait fait s’asseoir sur sa chaise longue, auprès d’elle, et elle le berçait doucement. Lucien avait été si ébranlé par les secousses de ces dernières heures, il était encore si blessé, même dans son espérance, qu’il s’abandonna un instant à cette douceur de se sentir aimé par cette mère, qu’il n’avait jamais connue uniquement à lui. Cette affection passionnée n’était-elle pas aussi une certitude qu’elle ne s’opposerait pas à un mariage où il trouverait le bonheur.

— « Non, maman… » finit-il par dire, « ne me plains pas. C’est vrai que j’ai été bien misérable avant-hier. Mon père, » — il avait été élevé à appeler Darras ainsi, — « mon père t’a tout raconté, n’est-ce pas ? »

— « Oui, » répondit-elle. Le ton de son fils, sérieux, presque solennel, ne ressemblait pas à la lamentation convulsive qu’elle attendait. Il avait pourtant appris la vérité. Son retour ne s’expliquait pas autrement. D’où lui venait cette espèce de calme dans l’émotion, dont elle eut soudain presque peur ?

— « Alors, » continua-t-il, « tu sais sans doute aussi que je me suis laissé emporter à des paroles que je ne pense pas ?… J’ai besoin que tu sois bien sûre, toi, que je ne les pense pas… »

— « Ton père ne m’a rien répété de ce que tu lui as dit, » répliqua la mère. « Il a voulu l’avoir oublié aussitôt. Ah ! aime-le bien, Lucien, parce qu’il t’aime bien… En t’éclairant sur cette indigne femme… »

— « Ne parle pas ainsi, maman, » interrompit le jeune homme avec une vivacité qui acheva de confondre la mère. Il s’était levé brusquement, sous le coup de cet outrage adressé à celle qu’il aimait. Puis d’une voix saccadée : — « C’est moi qui ai eu tort, » reprit-il. « J’aurais dû écrire à mon père, le voir le premier, tout lui expliquer… Écoute, maman… » — Et ses mains serraient les mains de Mme Darras : — « Tu sais combien je te respecte, combien je t’aime, combien je suis incapable de te mentir ?… Hé bien ! je te donne ma parole d’honneur que mon père a été trompé et que la personne dont il s’agit est une des plus hautes, des plus pures consciences qui se puissent rencontrer… Mais tout cela, je veux qu’il te l’ait dit lui-même. C’est lui qui a porté l’accusation, c’est lui qui doit la retirer. Et quand il aura causé avec moi, il la retirera… Il est dans son bureau, m’a dit le domestique. J’y vais… »

Avant que Mme Darras eût pu même répondre un mot, il avait frappé à la porte qui, du petit salon, donnait sur le cabinet de son beau-père. Quand la tapisserie qui servait de portière fut retombée derrière lui, une seconde, la mère eut la tentation de courir, de se jeter entre les deux hommes qui se revoyaient pour la première fois depuis le heurt terrible de l’avant-veille. Le discours que venait de lui tenir Lucien dénonçait un état d’esprit si absolument opposé à celui qu’Albert et elle avaient attendu ! Que Darras prononçât une parole imprudente, comme elle tout à l’heure, et Lucien se révolterait de nouveau, d’une façon peut-être irréparable… Elle écouta si un éclat de voix lui arrivait à travers la porte. Elle n’entendit aucun bruit. Son sens de femme lui fit se dire que sa présence risquait d’exaspérer l’orgueil irritable de son fils, et surtout de passionner un entretien qui devait rester dans le domaine des faits. Lucien ne se serait pas exprimé avec cette énergie s’il n’avait pas des preuves certaines, ou qu’il croyait telles, à l’appui de son opinion. Il les donnerait, et qui sait ? Peut-être avait-il raison. Peut-être Albert, si sincère, si scrupuleusement soumis à la vérité, serait-il convaincu… Qu’arriverait-il alors ? La crainte énoncée par lui, que Lucien ne pensât à épouser Mlle Planat, traversa tout d’un coup l’esprit de la mère. Elle eut, devant cette nouvelle menace du sort, à quelques pas de la pièce où son mari et son fils conféraient ensemble, — pour aboutir à quoi ? — un sentiment, exalté aussitôt jusqu’à la phobie, d’une fatalité acharnée sur elle. Son ménage était donc maudit, et quoique ses prières, multipliées depuis ces derniers jours, n’eussent écarté de sa tête aucun des dangers au-devant desquels elle s’était vu entraîner, elle se jeta à genoux, et elle recommença d’implorer Dieu de tout son cœur… Elle se détournait sans cesse pour tendre l’oreille. Il lui semblait que maintenant les voix grandissaient dans la chambre voisine… Elle écoutait de nouveau. Elle se disait : « Je me suis trompée… » Et elle reprenait sa prière.

Quand Lucien était entré dans le cabinet de Darras, celui-ci était assis à son bureau, occupé en apparence à un travail qu’il interrompit. Si le jeune homme eût été de sang-froid, il aurait observé que le papier posé devant l’ingénieur ne portait aucune trace d’écriture. Sa main nerveuse se crispait sur une plume toute sèche, prise pour se donner une contenance. Le beau-père ne voulait pas avoir épié le beau-fils. Officiellement, il ignorait, jusqu’à cette minute, et son entrée dans cette chambre et son retour à la maison. Plus un caractère est fort, plus les pièces qui le composent sont exactement balancées, c’est-à-dire plus il a les défauts de ses qualités. L’extrême tension de volonté où ses théories sur la conscience faisaient vivre Albert Darras le rendait incapable de cette grâce dans la spontanéité que les natures plus faibles, plus ondoyantes, mais aussi plus humaines, trouvent à leur service dans des crises très difficiles. L’émotion le raidissait et le guindait au lieu de l’ouvrir et de l’assouplir. L’instinct de son cœur, à ce moment-ci, l’eût poussé à prendre Lucien dans ses bras, comme il l’avait dit, en lui répétant l’appel de sa mère : « Tu souffres, mon fils ; appuie-toi sur moi. » Mais il l’avait aussi déclaré à Gabrielle, on ne l’a pas oublié, avec tant d’amertume, s’il aimait Lucien comme un fils, il savait que le jeune homme ne le considérait pas, lui, comme son père. Leur conflit de l’avant-veille avait redoublé en lui cette sensation. Elle était cause qu’à cette heure d’une explication solennelle son expressif visage était tout contracté, tout noué. Son regard, d’ordinaire si droit, traduisait cette gêne qui propage la gêne. Lucien, qui venait de communier avec sa mère dans une fusion totale de leurs deux cœurs, perçut du coup la différence entre cet accueil et l’autre. Il avait devant lui, de nouveau, l’étranger. Darras cependant lui avait tendu la main, en lui disant :

— « C’est toi, Lucien. Je savais bien que tu nous reviendrais. Comme je suis heureux que ce soit si tôt !… Tu as vu ta mère. J’ai tenu à te laisser seul avec elle dans les premiers moments. Elle a été malade d’inquiétude. Ta présence lui aura fait tant de bien, et je suis sûr que la sienne t’en aura fait aussi… Quant à ce qui s’est passé entre nous l’autre jour, nous n’en parlerons plus, n’est-ce pas ? C’est effacé. Tu es rentré à la maison. Nous t’avons de nouveau. C’est la seule chose qui importe… »

— « Je tiens au contraire à ce que nous en parlions, » répondit le beau-fils. « C’est dans cette intention que je suis rentré, mon père. Je l’ai dit à maman : j’aurais dû t’écrire et te voir avant elle… C’est entre toi et moi, et en dehors d’elle, qu’une certaine question a été posée. Elle doit être reprise, entre toi et moi. Mais il y a un point qu’il faut régler avant le reste. Nous nous sommes quittés sur des paroles très dures. Je veux t’avoir dit d’abord que je regrette celles qui me sont échappées. Je souffrais trop. »

— « Elles étaient trop naturelles, » interrompit Darras. « Je m’y suis mal pris. Je devais te donner le pénible avertissement que je t’ai donné. J’aurais pu te le donner autrement, te préparer à entendre certaines révélations, les graduer. Mon excuse est que je te voyais courir un très grand danger. J’ai voulu t’en arracher tout de suite. Mais, encore une fois, je n’ai jamais douté que tu ne revinsses. Je te connais, mon ami, parce que je peux dire que, moralement, je t’ai fait. Tu es l’honneur même. Des hommes tels que toi, on peut les tromper, les égarer. On ne peut pas les pervertir… »

La physionomie de Lucien s’était assombrie à écouter cet éloge, derrière lequel il discernait la même sévérité de jugement à l’endroit de son amie, qui l’avait, quarante-huit heures auparavant, soulevé d’indignation. Cette fois, il eut la force de se dominer. Que voulait-il ? Que son beau-père fût contraint de rendre justice à Berthe au nom de ses propres principes. Il fallait donc engager une discussion d’idées. Les dernières phrases de Darras fournissaient une occasion que le jeune homme saisit vivement :

— « Ce que je suis, je te le dois, » répondit-il, « c’est vrai. Toutes mes convictions, c’est toi qui me les as données : la foi absolue dans la conscience d’abord et dans la justice ensuite, l’une créant l’autre. Qu’est-ce que la justice, sinon le respect religieux de la conscience individuelle ? Et, comme condition à l’une et à l’autre, le culte, le fanatisme de la vérité, quelle qu’elle soit. C’est ta doctrine et que je t’ai vu vivre. C’est la mienne et que j’espère bien vivre aussi, jusqu’au bout… Quand je t’ai quitté avant-hier après la scène que nous venons de rappeler, c’est cette doctrine qui m’a soutenu. Pénétré d’elle et la tenant de toi, j’ai vu nettement deux points : le premier, que tu ne pouvais ni m’avoir menti, ni avoir accusé un innocent, une femme surtout, à la légère ; le second, que mon devoir était d’avertir immédiatement Mlle Planat. Elle était accusée. Elle avait le droit de se défendre. En sortant du Grand-Comptoir, je suis allé directement chez elle. »

— « Une enquête préalable et impersonnelle eût été plus habile, » remarqua Darras. « Mais ce n’est pas moi qui blâmerai jamais quelqu’un de n’être pas habile. Même sans connaître Mlle Planat, j’avais pensé un moment à agir comme toi… » Lui aussi, le ton de son beau-fils l’étonnait trop pour qu’il ne pressentît pas un incident nouveau dans une situation à laquelle il n’avait vu que deux issues : ou bien Lucien persévérerait dans son illusion, et alors des preuves décisives, obtenues par le ministère de l’Intérieur, auraient raison de cette crédulité ; ou bien ce serait une reconnaissance de la vérité, désespérée mais irrévocable, et alors la rupture était certaine. Voilà pourquoi il écoutait avec stupeur le jeune homme, son élève, sa pensée prolongée et vivante, continuer :

— « J’ai dit à Mlle Planat ce que tu m’avais dit, tout ce que tu m’avais dit, comme tu me l’avais dit… Tu avais été renseigné exactement. Mlle Planat a en effet vécu quelques mois, il y a cinq ans, avec M. Méjan. Elle a eu un enfant qui est élevé à Moret, par ses soins. Je n’ai pas eu besoin de l’interroger; C’est elle-même qui est venue au-devant de mes questions ; elle-même qui, aux premiers mots, m’a déclaré : « C’est vrai ; » elle-même qui m’a donné les détails les plus positifs sur cette triste histoire… Elle aurait pu nier. Je l’aurais crue. Pas un instant elle n’en a seulement eu l’idée… »

— « Il lui était difficile de contester des renseignements aussi précis, » répliqua Darras. « Mais tu lui sais gré de cette franchise, et tu as raison. Il est juste de toujours faire crédit à une créature humaine et d’interpréter ses actes dans le sens le plus favorable. Ma réserve porterait sur ceci que cette franchise est un peu tardive. Elle aurait dû parler plus tôt. »

— « Et pourquoi ? » interjeta Lucien. Sous la modération voulue de son beau-père, il avait senti la pointe : — « Oui, pourquoi ? » répéta-t-il. « À quel titre ?… Dans notre conversation d’avant-hier, tu m’as dit qu’elle était ma maîtresse, que tu le savais. Je t’ai répondu que c’était une calomnie et que je ne daignais même pas la discuter… Je suis de sang-froid aujourd’hui. Hé bien ! je te l’affirme sur l’honneur : avant-hier est le premier jour où j’aie eu avec Mlle Planat une conversation différente de celle qu’un étudiant peut avoir avec un autre étudiant. Pendant dix mois, nous nous sommes vus presque tous les jours, plusieurs fois par jour, et jamais je ne lui ai dit que je l’aimais. Je ne me suis jamais permis avec elle une cour, même la plus légère. Elle m’avait averti, dès le début, qu’au moindre mot qui sortirait de la bonne et franche camaraderie, elle ne me connaîtrait plus. Cet engagement, passé entre nous deux, nous l’avons tenu. Par conséquent elle n’avait pas à me faire, comme camarade, une confession de femme que le camarade n’avait pas à recevoir. Ses relations avec moi ont été d’une loyauté irréprochable. Il était essentiel aussi que cela fût dit. Si tu crois qu’un caractère doit être jugé favorablement jusqu’à preuve du contraire, tu crois a fortiori qu’il faut tenir compte à une personne des qualités qu’elle a montrées réellement. Est-ce équitable, oui ou non ? Réponds-moi… »

— « C’est trop évident, » fit Darras. Son intelligence simple et nette répugnait aux subtilités. Il ne comprenait pas bien où tendait son beau-fils. Mais il lui semblait qu’il n’y allait pas droit, qu’il biaisait, et ce fut avec une visible irritation qu’il ajouta : « Où veux-tu en venir ?… »

— « Où je veux en venir ?… » répondit Lucien. « À ceci : que j’ai été en droit de me révolter quand tu m’as appris que Mlle Planat avait commis des actions opposées à tout ce que je savais de son caractère. Aussi ne les a-t-elle pas commises… Laisse-moi m’expliquer, » insista-t-il presque violemment, comme son beau-père esquissait un geste de protestation. « Tu énonçais une bien grande idée tout à l’heure quand tu disais que l’on doit toujours faire crédit à une créature humaine. On le doit. Mais, en réalité, si peu de gens le font, ce crédit !… Quand une femme se donne à un homme hors du mariage, on n’a qu’un seul mot pour qualifier cette liaison : elle est la maîtresse de cet homme, et qu’un jugement : on la condamne et on la méprise… Admets-tu cependant qu’il y a une différence dans l’acte, si cette femme s’est donnée pour de l’argent ou par amour ? Et une différence encore si cet amour a été simplement sensuel ou généreux, élevé, enthousiaste ?… Oui, n’est-ce pas ?… Admets-tu qu’en dehors de l’argent, de la galanterie, de la passion même, il puisse y avoir d’autres motifs à une liaison de cette espèce ?… Une fille a été élevée par des révolutionnaires qui lui ont montré dans les conventions du monde actuel le principe de toutes les misères et de tous les crimes. Elle est persuadée que, parmi ces conventions, une des pires est le mariage. Pour elle, l’Union libre est la vraie formule de la vie conjugale, celle qui affranchira l’homme et la femme, non pas de la moralité, mais du mensonge. Elle croit cela, profondément, absolument. Elle rencontre un scélérat qui lui joue la comédie de convictions pareilles aux siennes. Il s’en fait aimer et il lui offre d’unir leurs destinées pour fonder une famille telle qu’elle la comprend, en dehors de ces conventions qu’il prétend détester comme elle. Le misérable manquera à sa promesse et l’abandonnera plus tard. C’est un débauché, un séducteur. Elle n’en sait rien. Elle accepte. Diras-tu qu’elle a pris un amant ? Non. Elle s’est mariée hors la loi, contre la loi. Mais tout ce qui constitue la valeur morale du mariage est dans cette union. C’est l’histoire de Mlle Planat que je viens de te raconter… Ne me réponds pas que je ne la sais que par elle. Il y a des cris qui ne trompent pas. Je l’ai vue, sous l’accusation, se dresser, avec des yeux, des gestes, une douleur !… Non. Elle ne m’a pas menti. Ne me crois pas fou, mon père, je ne le suis pas. Je suis un homme qui vient t’adjurer de reconnaître une injustice que tu as commise, à ton insu, en jugeant cette femme comme tu l’as jugée, de la reconnaître et de la réparer… »

— « Si c’est la réparer que la reconnaître, j’y suis prêt, » répondit Darras. « Tu as causé avec Mlle Planat, tu l’as entendue. Tu m’affirmes qu’elle a été la victime d’une idée fausse et que son égarement n’a rien eu de bas. Je ne fais pas de difficulté de te croire. Mais où je ne peux pas te suivre, c’est quand tu assimiles une Union libre comme celle-là à un mariage. »

— « Et quelle est la différence ? » interrogea Lucien.

— « Dans l’obéissance ou la désobéissance à la loi, précisément, » dit le beau-père. Il venait d’apercevoir distinctement et avec épouvante le projet, pour lui insensé, qu’avait formé son beau-fils. L’éclair de cette intuition l’avait arrêté net dans les concessions de langage qu’il avait commencé de faire au jeune homme pour éviter une querelle. Toutes les préventions éprouvées contre Berthe Planat dès le premier jour s’étaient du coup accrues encore. Cette fille était autrement redoutable qu’il ne l’avait pensé ! Toutefois, il n’avait pas voulu discuter sur sa personne, sentant bien qu’il retrouverait aussitôt devant lui l’amoureux affolé de l’autre jour. Il se préparait, en revanche, à être d’une intransigeance absolue sur un principe auquel il tenait d’ailleurs par ses fibres les plus intimes. Il était d’une génération qui aura vécu sur ce constant paradoxe de vouloir concilier toutes les vertus du monde traditionnel avec le système d’idées le plus contraire à ces vertus. En politique, cette génération a voulu l’ordre et la grandeur nationale ; — en morale, elle a rêvé, et elle rêve de stoïcisme et d’intégrité ; — avec des théories dont la conséquence immédiate est l’anarchie. C’est ainsi que Darras avait pu épouser une femme divorcée, et il était un défenseur convaincu de la famille ; qu’il professait et avait enseigné à son beau-fils la religion du sens propre, et il avait au plus haut point ce souci de l’honorabilité bourgeoise, héréditaire chez tous les Français de sa classe. Il allait éprouver cette colère des gens de la première étape contre ceux de la seconde, aussi fréquente dans les tragédies secrètes de la vie privée que dans les drames retentissants de la vie publique. Il avait mis dans ce beau mot de loi, pour protester contre les raisonnements de son beau-fils, autant d’énergie que s’ils n’eussent pas d’avance, lui et le tyrannique parti dont il se relevait, vidé ce terme de tout sens. Son disciple en révolution devait aussitôt le lui faire sentir.

— « Il n’y a de loi respectable que celle que nous reconnaissons juste, » répondit-il… « Sinon, que devient la conscience individuelle ?… »

— « Elle se soumet à l’intérêt de la Cité, » dit Darras.

— « Et si elle voit cet intérêt dans une loi opposée à la loi existante ?… » insista le jeune homme. « Ç’a été le cas de Mlle Planat, et je persiste à prétendre que l’Union libre, telle qu’elle l’a comprise et pratiquée, est aussi respectable que le plus respectable mariage. »

— « Et moi, je vais te prouver le contraire d’un mot, » répondit le beau-père. Et, fixant ses yeux dans les yeux du jeune homme pour savoir enfin s’il avait deviné juste — : « Cette preuve, c’est que tu n’as pas encore osé me dire : Je veux l’épouser. »

— « C’est vrai, » dit Lucien, « je veux l’épouser. Je suis venu demander l’autorisation de ma mère, et, comme elle ne me donnera pas cette autorisation, tant qu’elle croira de Mlle Planat ce qu’elle en croit, je te prie, au nom des principes que tu professes, de défaire dans son esprit l’œuvre de calomnie dont tu as été l’ouvrier inconscient… Tu vois si je n’ai pas osé ? Mais on n’a pas de mérite à oser, quand on défend la vérité et la justice. »

— « Voyons, Lucien, » s’écria le beau-père. « Ce n’est pas toi qui parles… Ce n’est pas possible… Toi, épouser cette femme, toi, toi !… Mais elle t’a fait perdre le sens de ce que tu es, de ce que nous sommes !… L’épouser ? Toi ?… Pourquoi d’ailleurs, puisque tu viens de me déclarer que tu es partisan de l’Union libre ?… »

— « Je n’ai pas dit cela, » répliqua le jeune homme dont la voix devenait plus sèche et plus âpre à mesure que celle de son beau-père se faisait plus impérieuse et plus irritée. « J’ai dit que les formalités du mariage civil n’ajoutaient rien à l’Union libre. Elles ne lui ôtent rien non plus. Toute la question est de savoir si l’on juge ou non opportun de se soumettre à ces formalités. Aujourd’hui, et à l’occasion de Mlle Planat, je le juge opportun, précisément parce qu’il y a des gens qui pensent comme toi, beaucoup de gens, et que je veux avoir le droit légal de la défendre… »

— « Et tu ne penses pas que ta mère a le droit moral, elle de n’avoir pas cette belle-fille ? Ta sœur le droit moral de n’avoir pas cette belle-sœur ?… Et cet enfant ? Tu nous amènerais cet enfant ?… »

— « Ma mère m’avait quand tu l’as épousée, et tu n’as pas hésité à lui offrir de l’aider à reconstruire sa vie !… Je ne vous demande rien que de me permettre de faire ce que vous avez fait. »

— « Ce que nous avons fait ?… Ta mère ?… Ta mère ?… Tu compares ta mère à… » Et Darras marcha sur son beau-fils, les poings levés, tandis que celui-ci, les bras croisés, et sans reculer, répétait :

— « Oui, je les compare, et c’est la preuve du respect que j’ai pour Mlle Planat, pour ma fiancée… »

— « Je ne te frapperai pas, » dit le beau-père en passant ses mains sur son front, comme pour chasser la funeste tentation de la violence. « Je ne ferai pas cela, à cause de cette mère à laquelle tu viens de manquer si honteusement. Mais elle est ma femme, et nous allons voir si tu répéteras cette infamie devant elle… »

Il avait ouvert la porte qui séparait les deux pièces, et, saisissant Lucien par le bras, il le traîna dans le petit salon. Ce mouvement avait été trop rapide, trop énergique aussi pour que le jeune homme pût s’y dérober. Si bouleversés qu’ils fussent l’un et l’autre par les paroles qu’ils venaient d’échanger, ils s’arrêtèrent quelques secondes, immobilisés et surpris devant cette femme agenouillée qui priait, le visage caché dans ses doigts. Même dans sa colère, Darras en pâlit. Il y avait longtemps que certaines phrases de Gabrielle, certaines mélancolies, cent petits signes presque indéfinissables, lui donnaient l’appréhension d’un travail en elle dont il avait devant lui une preuve évidente. Cependant, rappelée à elle-même par le bruit des pas, elle s’était relevée. Elle était debout devant son mari et son fils, celui-là tenant toujours l’autre par le bras, et elle implorait :

— « Albert !… Lucien !… Mon ami, si tu m’aimes… » — elle s’adressait à son mari et lui prenait le bras pour dégager celui de son fils, « laisse-le !… Et toi, Lucien, que lui as-tu dit encore ?… Que vous êtes-vous dit ?… Vous me faites trop mal… » Elle avait mis ses mains sur sa poitrine, comme pour comprimer les battements trop forts de son cœur. Puis, avec un accent qui les déchira tous deux : — « Mais parlez-moi, parlez-moi donc !… »

— « C’est à lui de te parler, » fit le beau-père en montrant le beau-fils. « Je l’ai amené devant toi pour cela, pour qu’il te répète ce qu’il vient de me dire… Il en a honte maintenant, » continua-t-il, repris par son indignation de tout à l’heure, et comme le jeune homme se taisait : « Sais-tu ce qu’il est venu nous demander ? D’épouser cette fille… »

— « D’épouser cette fille ? » répéta la mère.

— « Oui, » insista Darras, « de l’épouser… Et sais-tu encore à quoi il a comparé ce déshonorant mariage ?… Ces mots me brûlent à les répéter. Mais ce sera son châtiment que tu saches comment il a pensé, senti, parlé… Au nôtre, tu m’as entendu, au nôtre !… Cette aventurière qu’il a ramassée sur les trottoirs du Quartier Latin… »

— « Tais-toi !… » Ce cri du jeune homme, qui s’était à son tour élancé sur son beau-père, se mêla au cri que jeta aussi la mère. Elle les avait séparés. Mais Lucien continuait, s’adressant à elle : — « Dis lui de se taire ou je saurai l’y forcer ! Je lui défends de calomnier cette femme. Je le lui défends… »

— « Tu me défends ? » répéta Darras. « C’est moi que tu insultes maintenant, après avoir insulté ta mère ! »

— « Je ne t’insulte pas, » fit Lucien, « et je n’ai pas insulté ma mère…. Je suis venu ici par déférence pour elle et pour toi, quand je pouvais ne pas y venir. Car enfin c’est mon vrai père qui garde le droit légal de permettre ou d’interdire mon mariage. Je veux épouser quelqu’un que j’aime et que je respecte, absolument, complètement. J’ai espéré trouver en toi un appui, parce que je te croyais l’homme de tes idées. Tu ne l’es pas, C’est à ma mère seule que je m’adresserai dorénavant pour avoir son consentement. »

— « Moi vivant, tu ne l’auras jamais, » répliqua le beau-père ; « tu as bien entendu, toi aussi, jamais, jamais !… Si tu épouses cette créature, ta mère sera morte pour toi… »

— « J’attendrai qu’elle me le dise elle-même, » répondit Lucien. « Elle était ma mère avant d’être ta femme. Je verrai si elle est ta femme plus qu’elle n’est ma mère… »

— « Malheureux !… » dit Darras, hors de lui, « tu veux donc la tuer ?… » Et il montrait Gabrielle qui s’était laissée tomber sur une chaise, les yeux fixes, la bouche ouverte, les bras pendants, comme si le coup que venait de lui porter son fils avait été vraiment le dernier, celui après lequel la souffrance morale dérivera dans la folie. Devant ce spectacle, le jeune homme poussa, lui aussi, un appel de consternation. Puis comme son beau-père lui disait de la voix d’un homme en fureur et qui, dans une minute, ne se connaîtra plus : — « Va-t’en ! Mais va-t’en, par pitié pour elle, va-t’en !… » il sortit de la chambre. Jamais son orgueil de fils ne devait se plier à un plus grand sacrifice. Il venait de comprendre que, réellement, si cette dispute se prolongeait, sa mère mourrait de douleur, là, sous leurs yeux. Deux minutes plus tard, le battant de la porte cochère, ouverte puis refermée, annonçait que l’enfant de la femme divorcée avait quitté la maison maternelle, pour y rentrer, quand ? comment ?… Ce bruit parut avoir rendu la conscience de la réalité à Gabrielle, à qui son mari essayait en vain d’arracher un mot. Il lui prenait les mains, il l’embrassait, il la suppliait. Elle ne le voyait pas, ne l’entendait pas. Ce signe de la sortie de son fils la réveilla subitement de cette effrayante hypnose :

— « Il est parti ?… » gémit-elle. « Ah ! mon ami, cours le chercher, ramène-le… »

— « Je ne peux pas, » répondit Darras. « Et je le pourrais que je ne le ramènerais pas. Tu l’as constaté toi-même. En ce moment, il est fou… »

— « Non, » dit-elle d’un accent qui fit tressaillir le mari, « il n’est pas fou. C’est lui qui a raison. »

— « Que veux-tu dire ? » interrogea-t-il.

— « Ce que je dis, » répéta-t-elle, « qu’il a raison. Je ne suis pas plus que cette fille. Ni toi ni moi n’avons le droit de les condamner… Je t’aime, mon Albert, » continua-t-elle en le regardant avec des yeux où toute l’agonie de ses scrupules se laissait deviner enfin, « et à cause de cet amour, voilà des semaines, des mois, que je te cache ce qui me dévore… Il faut que je te l’aie dit, maintenant. Il le faut pour que tu pardonnes à Lucien. Il n’est que l’instrument de la justice d’en haut… Mon ami, tu n’as jamais cru. Tu ne sais pas ce que c’est que d’avoir eu Dieu avec soi et de ne l’avoir plus. Quand je t’ai épousé, j’avais été si malheureuse, tu m’aimais tant ; j’ai voulu me démontrer que j’avais le droit de refaire ma vie, avec toi. Je sais aujourd’hui que je ne l’avais pas. Non, » continua-t-elle en s’exaltant, « je ne l’avais pas. J’étais la femme d’un autre devant Dieu… »

— « Devant quel Dieu ?… » répondit Darras. — Il ne s’agissait plus maintenant des égarements de son beau-fils. La soudaine lamentation de sa femme venait de lui causer un tel saisissement de surprise que sa colère avait disparu du coup pour laisser la place à une stupeur épouvantée devant la plaie découverte au plus secret de son ménage. — « Tu ne crois pas cela, Gabrielle ? » supplia-t-il… « Tu ne peux pas le croire, que tu n’aies pas bien agi en acceptant de refaire ton existence avec moi, si honnêtement, si loyalement, en conformité avec une loi de sagesse et de progrès ? Ce serait renier tout notre passé, tu ne le peux pas ! »

— « Je ne renie rien, » dit-elle, « j’ai des remords… Devant quel Dieu ?… me demandes-tu. Mais le Dieu de ma mère et de mon père, de ta mère et de ton père ; le Dieu que j’ai appris à prier quand j’étais toute petite ; le Dieu que ma fille apprend à prier ; le Dieu de l’Évangile et de l’Église, de mon Église. J’avais perdu la foi en lui, je l’ai retrouvée… Ce qui s’est passé depuis trois jours me prouve trop que j’avais raison : notre foyer est maudit. Nous sommes frappés parce que nous sommes en révolte contre lui, parce que nous l’outrageons tous les jours, parce que… » — Elle hésita une seconde. Elle pensait à la phrase qu’avait prononcée le Père Euvrard : confesser de bouche ce que l’on croit pour obtenir le salut. — « Ah ! je dirai tout, tu sauras tout mon cœur, ce cœur qui t’aime tant, mais le cri de la conscience est le plus fort, — parce que nous ne sommes pas mariés !… »