Un divorce (André Léo)/Chapitre 08

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Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie (p. 129-159).

CHAPITRE VIII


Quand Étienne eut parlé de la jeune heimathlose à sa sœur et à sa tante, qui l’attendaient en soupant, la dernière se répandit en exclamations :

— On n’avait jamais vu pareille chose, et elle ne concevait pas qu’on pût avoir l’idée de recueillir une coureuse de grands chemins ! Ce n’était pas pour lui faire un reproche, mais il fallait avouer que ce pauvre Étienne ne pouvait commettre que des étourderies, même quand il avait l’intention de bien agir ; car il se trouvait pourtant dans la ville assez de gens honnêtes qui avaient besoin, sans aller chercher des pauvres sur la grande route.

— Mais, ma tante, dit le jeune homme, dont l’enthousiasme commença de se déconcerter, il me semble que cette fille-là, puisqu’elle est pauvre et malheureuse, a autant de droit qu’une autre à l’intérêt.

— Pas du tout, mon neveu ; on se doit aux siens avant tout. Les bons ont apparemment plus de droit à être secourus que les mauvais, et on sait bien que ces heimathloses sont des espèces de païens.

— Des païens ! s’écria Mathilde. Et vous ne songez pas à les convertir, ma tante ?

— Il faudrait commencer par vous, mademoiselle ; mais…

— En effet, dit Étienne en s’emparant de l’argument, cette pauvre fille est une vraie sauvage, ne connaissant presque ni le bien ni le mal, et ce serait une bonne œuvre…

— Oh ! les bonnes œuvres à faire ne manquent pas, dit l’obstinée tante, qui n’eût point lâché pied tant que le frère et la sœur eussent plaidé cette cause de concert ; mais, grâce à Mathilde, l’ordre de la bataille changea.

— Quant à moi, je ne sais si ce serait une bonne œuvre, dit-elle, que d’introduire cette heimathlose dans la vie civilisée ; misère pour misère, la sienne vaut mieux ; et si, comme tu le dis, Étienne, elle ne connaît ni le bien ni le mal, tu ferais mieux de la laisser dans son paradis terrestre.

— Beau paradis, vraiment ! son père la bat ; sa mère est occupée d’une troupe d’enfants plus petits ; et cette fille, qui est vraiment jolie, court çà et là…

— En liberté ? L’heureuse créature ! dit Mathilde, qui n’avait aucune horreur du paradoxe.

— Faut-il entendre ainsi parler une femme ! une demoiselle ! ma nièce !… s’écria la tante Charlet en levant les mains au ciel, vous devriez rougir de honte !

— De quoi ? d’aimer la liberté ? Je n’en suis pas si avide que vous.

— Comment ? vous extravaguez, je crois.

— Pas du tout ; c’est très-clair. Il vous faut absolument celle des autres ; moi, je ne réclame que la mienne.

— Vous ne la prenez que trop.

— Quel abus en ai-je fait ?

— Vous scandalisez tout le monde.

— Je ne scandalise que ces âmes honnêtes pour qui le mal est le grand principe de tout ; en y ajoutant les imbéciles, qui sont, il est vrai, partout en majorité.

— On voit bien que vous êtes possédée du démon de l’orgueil.

— Je crois aux démons, ma tante, mais seulement, grâce à l’évidence, aux démons en chair et en os.

— Eh ! sait-on même si vous croyez en Dieu ?

— Comment donc ! je suis si indignée du tort qu’on fait à sa réputation, que je lui ai voué le culte du silence.

— Pif ! paf ! elles en ont de ce train pour deux heures encore, se dit Étienne, et, tout échauffées de leur querelle, elles se garderont bien de songer à ma pauvre fille.

Il se hâta de souper, en se demandant ce qu’il ferait, et déjà, la persévérance n’étant pas le trait principal de son caractère, il regrettait de s’être chargé de Maëdeli.

— Avec vos maximes, on croupirait dans l’idolâtrie et dans la paresse, et le monde serait beau ! dit mademoiselle Charlet, en concluant sa discussion avec Mathilde. Mon cher Étienne, tu as bien fait de vouloir arracher cette petite aux tentations de Satan, et c’est le ciel qui te l’a fait rencontrer. Je parlerai demain aux dames de la société évangélique, et nous prendrons soin de son corps, afin de sauver son âme. Est-elle vêtue décemment ?

— Non, dit Étienne.

— Il faudrait se procurer aussi des vêtements. Mais je ne sais comment faire, car je n’ai, quant à moi, que des choses qui peuvent servir.

— Étienne, dit Mathilde, comme il sera bon qu’elle puisse se servir de ce qu’on lui donnera, je te promets pour elle une de mes meilleures chemises et une paire de bas.

— Mademoiselle !… s’écria la tante Charlet.

— Ma tante ! s’écria Étienne d’un ton encore plus éclatant. Si je m’adressais à Claire ?

— Oui, c’est une idée, et…

— J’y vais, dit-il.

— J’y vais avec toi, dit Mathilde ; il y a longtemps que je n’ai vu Claire, et l’air me fera du bien.

— Vous avez certainement besoin de vous refroidir le cerveau, observa la tante.

Mais Étienne toussa et ferma la porte très-fort, en sorte que Mathilde, qui sortait pour aller chercher son châle, ne put rien entendre. Et ce soir-là, pour la première fois peut-être, la tante Charlet goûta la satisfaction d’avoir eu le dernier mot.

Outre la quantité d’air et de vapeurs que nos poumons respirent, il est une autre atmosphère qui nous enveloppe, formée par les émanations de notre esprit. En pénétrant dans certains milieux, parfois, nous nous sentons oppressés sans en savoir la cause, nous percevons par des sens secrets la malveillance, la mauvaise humeur, le froid de l’âme, la paix, la bonté, aussi bien que notre corps perçoit les influences du froid, de la chaleur, de l’orage.

Étienne et Mathilde éprouvèrent une impression de ce genre en entrant dans la salle à manger où Claire et Ferdinand achevaient leur repas. Il y avait dans l’air de cette petite pièce quelque chose de lourd et de mécontent ; le silence y était glacé. Ferdinand, les sourcils froncés, se bourrait de thé et de gâteaux avec une sorte de fureur, et Claire, qui ne mangeait plus, avait les yeux sur son assiette. À l’arrivée de ses parents, elle força ses lèvres à sourire ; mais son visage resta morne.

Au bout d’un quart d’heure d’une conversation traînante, Ferdinand dit à Étienne :

— Sortons-nous ?

— Si vous voulez, répondit le jeune homme.

— Étienne doit avoir assez du froid qu’il fait dehors, observa Claire ; il me semble que tu pourrais recevoir sa visite chez toi.

— Ce qui est fort étrange, c’est que tu te permettes de me donner un conseil à cet égard, répondit M. Desfayes.

Sur une réplique de Claire, il fut plus brutal encore, et sortit suivi d’Étienne, en fermant la porte violemment.

— Eh bien ! vous voici déjà en guerre, ton mari et toi ? dit Mathilde à sa cousine, quand elles furent seules.

Claire ne répondit pas ; elle semblait regarder avec attention sa chiffonnière, et comme elle avait le dos tourné à la lampe, son visage était dans l’ombre.

— Cela ne m’étonne pas, poursuivit Mathilde. Plus le rêve de bonheur a été doux, plus la déception est amère. Je t’ai vu te livrer avec étourderie à un grand enthousiasme, et je m’attendais à ce résultat. C’est que tout est calculé, vois-tu, dans l’éducation réciproque des hommes et des femmes, pour qu’il n’y ait entre eux d’autres rapports que des rapports matériels. Chacun étant occupé de son côté de choses que l’autre n’entend point, ne peut épancher ses préoccupations qu’à la condition d’ennuyer son compagnon, et même avec la certitude de n’en pas être compris ; leurs goûts, leurs habitudes, leurs opinions, leurs préjugés sont combinés de manière à se croiser partout à angles droits, et quand ce double chef-d’œuvre d’opposition et de dissemblance est achevé, on les lie ensemble pour la vie en leur disant : Aimez-vous ! Malheureusement il leur est cent fois plus facile de se haïr.

— Se haïr ! murmura Claire.

— Y a-t-il si loin d’un adversaire à un ennemi ? Rien aigrit-il davantage qu’une contradiction incessante ? Dans la plupart des ménages, quand le mari parle de sa femme et la femme de son mari, c’est tout de suite le ton aigre-doux qui devient l’accent naturel de l’âme. Ma chère, poursuivit Mathilde, en voyant que sa cousine, absorbée par son chagrin, ne lui répondait point, je ne comprends pas les gens qui souffrent sans chercher de remède à leur mal. Tu veux que ton mari se plaise avec toi ? pourquoi ne pas t’instruire dans les choses qui l’intéressent, afin que vous en puissiez causer ensemble.

— Faut-il que je m’occupe de politique et que j’apprenne le Code de commerce ? répondit Claire d’un ton plein de moquerie.

— Ton bonheur en vaudrait la peine, il me semble ; d’ailleurs, il ne s’agit que d’une compréhension générale, non d’un savoir minutieux. Tu n’aurais pas de peine, je t’assure, à devenir plus instruite et plus aimable que les compagnons de Ferdinand.

— Mais cela me rendrait fort ridicule, dit Claire d’un ton tranchant, et je ne crois pas que Ferdinand m’en aimât davantage.

— À merveille, ma chère ! J’oubliais que vous êtes les défenseurs acharnés de votre abjection et de vos souffrances. Le langage de la raison…

— Vois-tu, ce n’est pas cela, dit Claire en l’interrompant ; c’est qu’il ne m’aime plus comme autrefois, et…

— Oui, mais pourquoi ne t’aime-t-il plus ? Là est la question.

Mais ce n’était guère de logique, en vérité, que Claire était occupée.

— Il m’est venu, ces jours-ci, une idée, reprit-elle ; si tu savais ! une idée que je n’ose vraiment pas dire, et qui pourtant me fait bien du mal. Si c’était vrai ? Oh !…

Elle voulait le dire cependant, et, Mathilde ne l’aidant point, elle reprit :

— Cela m’est venu dans l’esprit sur un mot qu’on a prononcé devant moi l’autre jour. Si je pouvais croire !… Oh ! non, ce serait trop odieux !

— Eh bien quoi ? qu’est-ce que c’est ?

Claire hésita et garda le silence un moment ; mais, avec sa rude interlocutrice, il ne fallait pas compter sur de banales complaisances ; elle le sentit, et, se décidant :

— Ma chère, il paraît qu’il a aimé cette Fonjallaz autrefois, avant notre mariage, et maintenant il a quitté le café Jorand, et c’est toujours chez elle qu’il va. Comprends-tu ? On l’en a plaisanté l’autre jour. Oh ! quand j’y pense ! Si je croyais mon mari capable de me trahir !… mais c’est impossible, n’est-ce pas ?

— Impossible, assurément non, répondit Mathilde ; les hommes, généralement, n’ayant de respect ni pour la morale, ni pour eux-mêmes.

Elles continuèrent ainsi, disant chacune sa pensée tour à tour, mais ne pouvant s’entendre et se fatiguant mutuellement. Mathilde n’était pas faite pour le rôle de consolatrice, et Claire ne savait employer ses forces qu’en regrets ou en désirs.

Cependant on avait remarqué la tristesse de madame Desfayes dans le petit cercle de sa famille et de ses amis, et chacun donnait son avis à ce propos. Madame Grandvaux assurait que l’ennui de Claire venait de trop de loisir, et ajoutait sagement que le travail empêche qu’on se forge de petites peines, et même étourdit les grandes. Aussi attendait-elle avec impatience la naissance d’un petit-fils.

La tante Charlet, qui possédait le remède à tous les maux, le porta à Claire sous la forme de petits livres intitulés : Chemin du salut, Conseils aux âmes réveillées, Dictame céleste, etc.

Madame Pascoud n’y comprenait rien. Claire avait une belle fortune, un mari superbe, une bonne table et un si joli appartement ! Elle le lui avait dit à sa première visite : « Ma chère, on ne peut pas s’ennuyer là-dedans. » Il fallait que ce fût la grossesse qui lui donnât des humeurs noires.

Fanny, depuis quelque temps devenue madame Renaud, prétendait que la seule cause de la mélancolie de Claire, c’est qu’elle ne prenait pas de distraction et ne visitait plus ses amies. Qu’y avait-il de plus attristant que de rester toujours avec soi-même ?

En conséquence de cette opinion, Fanny se rendit chez Claire.

Celle-ci était, comme à l’ordinaire, mélancoliquement assise dans l’embrasure d’une fenêtre du salon, vis-à-vis de sa petite table, où reposaient avec ses broderies plusieurs des livres et brochures dispensés par la tante Charlet. Elle lisait un de ces livres, qui lui conseillait comme les autres, d’un style pareil et avec les mêmes arguments, de n’aimer personne qu’elle-même, et de se consacrer tout entière à son salut, en lui prouvant qu’il n’y avait d’admirable que l’invisible, que l’incompréhensible seul était aimable, et qu’on ne devait se fier qu’à l’inconnu, ces choses seules étant réelles, tandis que toutes les autres n’étaient que des fantômes ; l’amour une folie des sens, la vie une ombre, le siècle un instant.

Claire lisait ces choses très-ponctuellement, l’oreille tendue aux bruits extérieurs, et elle tournait les pages les unes après les autres, croyant entendre parfois sur l’escalier le pas de Ferdinand.

« Toutes les fois que brille la clarté de la face du Seigneur, elle console, réchauffe, colore et embellit la destinée la plus humble et la plus modeste. L’homme a des maux en grand nombre ; mais l’Éternel le délivre de tous ; sa face est un rassasiement de joie, et il y a des plaisirs à sa droite pour jamais. »

— Il ne peut plus être à ses bureaux. Où est-il ?

La pensée de Claire alors, tout en lisant, suivait son mari, tantôt dans la rue, tantôt au café ; elle le voyait causer avec des indifférents d’un air alangui, et rester là seulement parce qu’il y était, comme s’il n’avait que faire de ses heures.

« Le Christ seul peut vous sauver. Il a vraiment fait sa demeure chez vous, et il ne doit plus y avoir de place pour le monde. Gardez-vous d’être du monde ; et si quelqu’un, lors même qu’il serait votre père, votre mère, votre fils ou votre époux, fait obstacle à votre salut, fuyez-le ; car vous n’avez de véritable père et de véritable époux que le Christ. »

Le bruit de la sonnette, agitée par madame Renaud, fit tressaillir Claire. Mais elle se dit aussitôt :

— Ce n’est pas lui !

— C’est moi, ma chère, s’écria Fanny en entrant avec ce frou-frou, cet étalage et ce cliquetement de robe et de paroles qu’elle créait autour d’elle pour s’élargir un peu ; c’est encore moi qui viens te voir, quoique je sois horriblement mécontente de toi ; car enfin c’est affreux une conduite pareille ; abandonner ses amies ! est-ce que c’est permis ? Qu’est-ce que tu fais comme cela toute seule ! N’est-ce pas à en mourir ! Est-ce avec ton chat que tu causes, voyons ?

— Je lisais, dit Claire.

— Comment fais-tu, ma chère ? c’est si ennuyeux ! Je sais bien qu’il faut de la religion ; mais une ou deux pages par jour, n’est-ce pas assez ? Encore, ne sais-je pas souvent ce que j’ai lu. Il vaut mieux aller entendre les prédicateurs, c’est plus frappant. Tiens, M. Bordonnet ; c’est un homme si aimable ? tout ce qu’il dit pénètre le cœur. Il a des yeux magnifiques et puis un air…

— Quand je suis souffrante, je n’aime pas à m’habiller ; on aime mieux rester où l’on se trouve.

— Fi ! que c’est vilain ! une jeune femme ! Quand est-ce donc que tu aimeras à t’habiller ? à soixante ans ? Je me rappelle que tu aimais la toilette, au contraire. On te trouvait toujours bien mise. Oh ! moi, quand je suis chez nous, ça m’est égal ; il faut user ce qu’on a, et, Dieu merci ! je suis une bonne ménagère ; mais, quand je sors, il me faut une jolie toilette, ou alors…

— Moi aussi ; mais ça m’ennuie d’en prendre la peine.

— Allons donc ! Adolphe dit toujours que c’est à cela qu’on reconnaît les vraies femmes. Il paraît qu’il y en a de fausses. Mon Père ! les hommes sont si drôles ! Au reste, Adolphe est un mari charmant. Et il m’aime, ma chère ! oh ! mais il est amoureux !

Elle se penchait d’un air de confidence vers Claire, qui ne lui répondit que par un sourire forcé.

— Après tout, reprit Fanny, moi, je n’en sais rien, mais tout le monde dit que l’amour passe. Est-ce vrai ?

— Je n’en sais rien, dit Claire.

— Tu n’en sais rien ? alors c’est bon signe, puisque tu es mariée depuis six mois. À propos, est-ce que ton mari aime tant le macaroni ? Ma chère, c’est insupportable, mais il faut que M. Renaud ait toujours à dîner son plat de macaroni.

— Non ! Ferdinand aime surtout la choucroûte.

— Le macaroni est bon, je ne dis pas ; mais à la fin on s’en lasse. Il faut que ce soit avec du gruyère très-fin, et c’est assez cher.

— C’est la choucroûte aux raves que Ferdinand préfère, mais avec beaucoup de lard.

— Moi, ce macaroni, je le trouve ennuyeux à faire. Il y a plusieurs manières, mais c’est toujours la même pour M. Renaud. On le fait bouillir dans du bouillon gras d’abord, puis on râpe le fromage, et on met par couches, jusqu’à ce que ce soit haut comme ça ; ensuite il faut le passer dans la tourtière avec beaucoup de beurre.

— Moi, je mets tout simplement la choucroûte dans la marmite quand le lard commence à fondre ; ensuite on remue le tout ensemble, on sert comme cela, les bandes de lard en dessus.

— Le macaroni ainsi dressé est un joli plat.

— La choucroûte est assez bonne ; mais je n’en puis plus manger ; elle me pèse sur l’estomac.

— Est-ce que tu as l’estomac faible ? Ah ! cela tient sans doute à ton état. Moi, je me porte bien, quoique je n’aie pas beaucoup d’embonpoint. Mais Adolphe trouve que c’est précisément comme il faut ; il a horreur des femmes fortes. Il me défend d’engraisser, car il faut, pour qu’une femme lui plaise, qu’elle soit petite, maigre, et même qu’elle ait quelque chose d’enfant ; et ce qui l’a séduit, à ce qu’il paraît, c’est que j’ai la taille svelte et l’air comme cela… simple. Il me dit que je puis être frivole tant que je voudrai ; mon Père ! ce n’est pas difficile. Enfin il me traite vraiment en enfant gâtée. Croirais-tu ? j’ai horriblement peur des souris ; eh bien ! il trouve cela adorable. Moi je lui dis, pour l’amuser, tout ce qui me passe par la tête, et il trouve tout charmant.

— Ferdinand n’est pas comme cela, ma chère, car il s’inquiète beaucoup de me voir maigrir. Il veut toujours que je consulte le médecin, mais cela m’ennuie, et je suis bien sûre que les remèdes ne me feraient rien.

— Hier, ma chère, Adolphe m’a fait cadeau d’un superbe géranium. J’aime beaucoup les géraniums.

— Oh ! moi, je préfère les roses ; c’est si beau !

— J’aime aussi les hortensias ; c’est une fleur très à la mode ; j’en mettrai dans mon jardin. Je trouve qu’une femme doit vivre au milieu des fleurs ; c’est Adolphe qui dit cela, et c’est vrai. J’aurai des fleurs dans ma chambre tout l’hiver. Enfin, c’est pourtant une chose indigne ! tu ne m’as pas encore fait compliment de mon mantelet neuf, moi qui étais si contente de le mettre pour venir chez toi !

— Mais, en effet, il est charmant. Où l’as-tu acheté ?

— Il vient de Paris, et c’est un cadeau d’Adolphe. Je suis vraiment trop heureuse, ma chère, d’avoir un pareil mari ! Je vais aussi m’acheter une robe, mais je ne sais pas encore de quelle couleur.

— Oh ! moi, j’ai assez de robes ; et ce n’est pas dans ce moment…

— Ça m’en fera quatre jolies pour l’hiver. N’est-ce pas assez pour le monde qu’on voit ? Tu sais, ma robe de soie noire, ma robe de drap gris, celle que j’ai sur moi, et celle que j’achète. Alors…

— Moi, avec ma robe de moire grise, j’en ai cinq ; mais celle-là se porte si rarement !… Je veux seulement acheter un fichu de dentelle noire, pour cacher un peu ma taille.

— Oh ! moi, j’en ai un ; mais je pourrais en avoir aussi un blanc ; c’est joli. Du reste, j’ai assez de broderies.

— Moi, je me brode en ce moment un bonnet pour le matin ; j’en aurai besoin.

— Moi, je me fais des manches.

— Oh ! pas moi, j’ai assez de manches ; un plein tiroir.

— Moi aussi ; seulement celles-là sont jolies ; puis il faut bien s’occuper, il y a si peu d’occupations dans un jeune ménage ! À propos, ma chère, ma belle-mère et mon mari m’ont chargée de te demander des renseignements sur ce jeune Français que vous connaissez, M. Camille. Adolphe ne le voit guère ; on ne le rencontre presque jamais au café. Est-ce drôle ! Nous avons une chambre à louer, tu sais, une jolie chambre où nous désirons un locataire convenable et sérieux, à la place de ce Monadier, que nous renvoyons décidément.

— Ah ! pourquoi donc ?

— Oh ! il se bat avec ses créanciers jusque dans notre escalier.

M. Camille est un homme très comme il faut, répondit Claire.

M. Camille ! ce n’est pas un nom, cela ?

— Non, c’est son prénom ; mais il préfère le porter. Quant au nom de famille, il ne le cache pas absolument ; il me l’a dit, mais je ne me le rappelle plus.

— Tu étais très-bien avec lui, je crois ?

Cette question, rappelant d’anciens souvenirs, fit monter une rougeur au visage de Claire.

— Eh bien ! reprit Fanny, ce M. Camille sera, je le vois, tout ce qu’il nous faut. La maison est petite ; on se rencontre sans cesse ; et puis, l’été, dans notre petit jardin, ce serait si ennuyeux d’avoir quelqu’un de désagréable ! J’espère que tu viendras m’y voir, ma chère, et souvent. À propos, es-tu contente de ta domestique ?

— Mais… elle est d’une gaucherie !

— Oh ! moi, la mienne, ma chère, ne manque pas de défauts. Elle est gourmande !…

— Elle m’a cassé l’autre jour un sucrier de porcelaine.

— Elle m’a mangé plusieurs pots de confiture.

— Et voilà un service dépareillé.

— Je croyais en avoir pour tout l’hiver : il n’y en a plus.

— Ce qui est ennuyeux de Louise, c’est qu’elle ne fait pas de progrès.

— Avec cela, cette Jenny est si menteuse !

— C’est une bonne fille ; on ne peut lui reprocher d’avoir mauvaise volonté, mais cette maladresse est trop fatigante.

— Moi, je déteste la gourmandise ; on ne sait jamais ce qu’on a.

— Et cela conduit à beaucoup de dépenses, puisqu’il faut renouveler.

— Je lui dis souvent : « Quand vous avez ce qu’il vous faut, c’est assez. »

— On ne peut pas la gronder, parce qu’elle se met à pleurer tout de suite. Mais ce n’en est pas moins fort désagréable. Elle veut bien faire, mais elle va trop vite. Quand elle range dans sa cuisine, en chantant, c’est un vacarme, un cliquetis de toutes sortes de choses qui s’entre-choquent, et cela me fait trembler parce que je suis sûre qu’il y aura quelque dommage ; en effet, tout d’un coup, patatras, voilà quelque chose qui tombe, et la fille qui se met à crier et à gémir. Cela va fort loin.


— Ma chère, je l’ai surprise l’autre jour occupée à enlever avec ses doigts la crème du lait. Tu comprends que c’est agréable !… Adolphe n’est pas gourmand, mais il tient beaucoup à ce qu’il aime. Il est fou de chocolat, par exemple, et nous en avons souvent à souper. Eh bien ! deux tablettes, c’est-à-dire six tasses pour quatre personnes, c’est assez, je crois ; pas du tout, le lait n’est que teint, et Adolphe se plaint toujours que le chocolat n’est pas bon. J’ai donné jusqu’à huit tasses, et c’était toujours la même chose ; enfin j’ai cassé moi-même le chocolat en petits morceaux et l’ai mis dans la casserole ; mais il y a encore un danger, c’est qu’elle peut les enlever avec une cuiller ! Et alors…


Mais est-il permis, ma chère ! Je m’oublie trop avec toi, car voici l’heure du souper, il faut que je me sauve… Tu es trop aimable, le temps passe si vite à t’écouter ! Je pense au moins que tu vas venir me voir, si tu ne veux pas que nous nous brouillions. C’est de la distraction qu’il te faut ; eh bien ! on passe comme cela une heure agréable de temps en temps ; on échange ses idées. Ainsi, c’est convenu, je compte sur toi ; au revoir !

Claire conduisit sa visiteuse jusqu’à l’escalier, tout en débitant nonchalamment une foule de petites hypocrisies sur le regret de la voir partir ; puis elle rentra, et vint reprendre à la même place ses préoccupations interrompues.

Cependant, en levant les yeux sur la pendule, elle vit avec satisfaction qu’il était six heures, et qu’elle n’avait plus longtemps à attendre l’arrivée de Ferdinand.

Certes, la conversation de Fanny ne l’avait point intéressée, mais l’avait arrachée pourtant aux longueurs de l’attente en l’occupant forcément ailleurs.

— Après tout, se dit-elle, je ferais peut-être bien de sortir un peu. Cela ne m’amusera guère, mais le temps passera plus vite.

Elle sortit en effet le lendemain, et reçut de ses amies un accueil empressé. Une nouvelle venue est toujours bien accueillie, puisqu’elle apporte avec elle un peu de cet élément, le nouveau, que la gent humaine cherche de toutes les manières et par toutes les voies. Elle reçut des invitations à passer la soirée, et l’on insista au point qu’elle ne put refuser. Le soir, au souper, elle en parla à Ferdinand, en regrettant de s’être engagée ; mais il dit :

— Et pourquoi n’irais-tu pas ? On est toujours à répéter que tu ferais bien de te distraire ; je ne t’en empêche pas, moi.

— Oh ! je n’y tiens pas.

— Tu as tort. Je ne voudrais pas que tu fusses toujours dehors ; mais il ne faut pas non plus aimer avec excès la solitude.

— Et qui t’a dit que j’aimasse la solitude ? répondit-elle douloureusement.

Claire se laissa donc aller peu à peu à des relations assez fréquentes avec cinq ou six familles, qui se réunissaient le soir, tantôt dans une maison, tantôt dans l’autre. Les hommes passant au café toutes leurs soirées, ces réunions n’étaient composées que de femmes, et il s’y faisait à la fois beaucoup de commérages et des tricots de toutes couleurs.

Vers dix heures, quelque frère ou quelque mari venait chercher l’une ou l’autre de ces dames, et s’asseyait au cercle pendant cinq minutes ; mais le plus souvent c’étaient les servantes qui, munies chacune de sa lanterne, venaient chercher leurs maîtresses. Car, bien que les rues de la ville passent pour être éclairées au gaz, une lanterne, le soir, est le complément obligé de toute Lausannaise qui se respecte, et l’usage de ce luminaire est entré dans les habitudes et dans les mœurs au point que, par les plus belles nuits de clair de lune, on voit passer en même nombre dans les rues ces feux follets enfermés dans leur boîte de verre, petites parcelles de l’incorruptible, esprits du bien, chargés de dire au mal, fils des ténèbres : Retire-toi !

Ces distractions, quelque insignifiantes qu’elles fussent, mirent dans chacune des journées de Claire un petit intérêt de vanité ou de curiosité. Elle s’occupa un peu plus de sa toilette. Les relations de société prennent plus de temps par les préoccupations qu’elles causent et les préparatifs qu’elles exigent que par elles-mêmes. Après avoir pris le thé plusieurs fois chez ses amies, Claire éprouva le besoin de les recevoir à son tour.

Tout cela secouait forcément sa mélancolie. Découragée du côté de son mari, elle en vint, sinon à se consoler par ces distractions vulgaires, du moins à s’étourdir. Ses joues reprirent de l’éclat ; ses yeux et sa parole perdirent de leur langueur ; sa santé devint meilleure. Enfin, de jour en jour, sa taille s’élargissait, de façon à révéler sa maternité à tous les yeux, et de cette douce espérance elle rêvait souvent.

Mesdames Grandvaux, Pascoud et compagnie s’applaudissaient fort de ce changement ; mais tel n’était pas l’avis de Mathilde, qui disait à Anna :

— Cette pauvre Claire est en train de s’abêtir complétement et de perdre le peu d’idéal qui la tourmentait. Cela ne m’étonne pas ; il faut qu’une femme soit imbécile ou malheureuse.

Mais Anna détourna la conversation, et, capricieuse en apparence, la fit bondir d’étape en étape jusqu’au but qu’elle se proposait. Il va sans dire que c’était Étienne.

— Il se porte bien ?

— À merveille, dit Mathilde sèchement.

— Ah !… dis-moi, cette heimathlose pour laquelle Étienne a été si bon, que devient-elle ?

Ce fut d’une voix sèche et d’un air sévère que Mathilde répondit ?

— Laissons les charités d’Étienne pour ce qu’elles valent, ma petite.

Anna eut le cœur serré par cette réponse, et ne put s’empêcher de dire :

— Tu parles de ton frère avec une dureté !…

— C’est que rien ne m’est plus antipathique, vois-tu, que cette lâcheté de caractère qui oscille perpétuellement entre le bien et le mal, voulant l’un et faisant l’autre. Ces gens-là sont plus dangereux que les méchants pour la moralité publique, parce qu’ils confondent toute notion précise et forcent à des indulgences de mauvais aloi, au nom de ce mélange de bonté et de faiblesse qui constitue leur nature.

— Et c’est d’Étienne que tu parles ainsi ? Mais qu’a-t-il fait alors ? dis-le-moi, je t’en conjure !

Mais Mathilde refusa de s’expliquer, et ne sembla point voir l’anxiété peinte sur le doux visage d’Anna, qui, penchée vers elle, eût voulu lire dans ses yeux.

C’est que la jeune fille était agitée déjà par une inquiétude cruelle. Un dimanche s’était passé sans qu’Étienne parût à Beausite, et il n’avait pas écrit. Puisqu’il n’était pas malade, c’était incompréhensible ; il n’y a qu’une impossibilité matérielle absolue qui puisse justifier l’absence d’un amant aimé pour celle qui, de toutes les forces de son âme, le désire et l’attend.

Étienne Sargeaz était le plus malheureux des hommes. Comment il avait pu trahir son amour et sa foi, il ne le comprenait pas lui-même ; les circonstances s’étaient enchaînées de telle façon autour de lui, qu’il eût presque juré que ce n’était pas sa faute. Et cependant il avait pour maîtresse la jolie Maëdeli, la fille heimathlose, lui le fiancé d’Anna !

La tante Charlet, selon sa promesse, avait parlé à deux ou trois dames influentes de l’œuvre évangélique, en faveur de la protégée d’Étienne. Elle avait même agi avec zèle et, selon qu’elle le disait, comme pour elle-même. Car cela lui fournissait l’occasion précieuse de visiter certaines dames haut placées, dont elle rapportait ensuite les paroles avec complaisance, et qui lui avaient dit : « Ma chère demoiselle. » Puis c’était une affaire dont elle avait l’initiative, et qui serait appelée, dans le cénacle, « l’affaire de mademoiselle Charlet. » Enfin, et de plus, la fonction sociale que cette digne personne avait embrassée consistant à sauver des âmes, elle tenait à la remplir.

Malheureusement, le cénacle de l’œuvre évangélique avait en ce moment-là d’autres affaires. Il se trouvait alors en péril des âmes d’une plus grande valeur que celle de Maëdeli, et possédant certaines influences temporelles, qui peuvent devenir, on le sait, des moyens d’édification.

L’attention de ces dames était en outre presque complétement absorbée par l’arrivée d’un prédicateur célèbre qui faisait entendre les aveugles et voir les sourds, et que chacune d’elles tenait à posséder dans sa maison pendant quelques heures.

La police enfin fut avertie de la présence des heimathloses. Ayant découvert l’asile où cette famille, au mépris de tous les droits politiques et civils, se reposait sur le sein de la terre, elle les força de reprendre leur éternel voyage, et les reconduisit aux limites du canton, accompagnés de Maëdeli, que son père avait réclamée.

La bonne volonté d’Étienne semblait donc n’avoir eu pour résultat que de procurer momentanément à la pauvre fille des vêtements propres et décents. Il regretta de n’avoir pu davantage ; mais, pour ce qu’il avait fait voulu faire, il fut récompensé par un baiser d’Anna. Vraiment, il eût été le rédempteur de tous les heimathloses et de tous les bohèmes de la terre, qu’elle ne l’eût pas remercié avec plus d’adoration. La chère enfant le croyait capable tout au moins de vouloir l’être, et cela lui suffisait.

Étienne cependant, ne voyant plus sa cousine que tous les dimanches, trouvait la semaine bien longue. Le plus fâcheux de son mal, c’est que, lorsqu’il était seul, il ne savait que faire de lui-même. Quand il avait tenu la plume pendant huit heures, se remettre encore à une table pour étudier, il ne pouvait s’y résoudre. Il allait donc se promener, en rêvant à sa fiancée, mais alors il trouvait toujours sur son chemin quelque ami qui l’engageait à boire un verre, chose qui constitue la distraction suprême, et même à peu près unique, du vrai Vaudois.

Étienne refusa souvent, mais ce changement dans ses habitudes l’exposait aux quolibets de ses camarades, et il avait la faiblesse d’en éprouver de la honte vis-à-vis d’eux. Sa sœur eût pu lui être d’un grand secours ; mais Mathilde était si intelligente, que tout un monde lui échappait, celui de la faiblesse et de l’illogisme. Capable d’héroïsme, elle ignorait la bonté ; elle avait peine à ne pas mépriser son frère, et Étienne le sentait. Une timidité invincible le paralysait près de sa sœur. Un soir qu’Étienne venait de monter dans sa chambre, sans qu’on eût frappé, la porte s’ouvrit ; il fit une vive exclamation de surprise : c’était Maëdeli.

On l’eût à peine reconnue, tant ses nouveaux vêtements lui seyaient bien. À sa démarche rapide et légère, et à l’air innocent et hardi qui formait le caractère de sa physionomie, on pouvait seulement reconnaître que ce n’était pas une fille de la civilisation. Elle vint droit à Étienne, et, s’arrêtant devant lui, le regarda sans parler, mais avec une extraordinaire expression de bonheur.

— Maëdeli ! s’écria-t-il, comment se fait-il que tu sois ici ?

— Je me suis sauvée d’avec eux pendant la nuit. J’ai couru ! couru ! Mon père voulait m’ôter mes beaux habits, moi je voulais revenir.

Étienne prit un billet qu’elle avait à la main ; il était de madame Fonjallaz :

« Votre colonbe est revenue dans mon arch ; et come je suis plus charitable que vos dames de charité, je l’ai reçu, mais elle m’a tant annuyé à me parlé de vous, que j’ai fini de guerre lace par lui donner votre adrèce.

» herminie. »

— Madame Fonjallaz veut donc te garder à son service ?

— Oui ; il y en a une qui est malade et qui s’en est allée, et je ferai son ouvrage, à ce qu’on dit. Mais j’aimerais mieux vous servir. Je veux être votre servante.

— Ce n’est pas possible, ma chère enfant ; je n’ai pas besoin de toi.

Elle baissa tristement la tête.

Après quelques minutes d’entretien, Étienne attendit qu’elle s’en allât ; mais elle semblait n’y pas penser le moins du monde, car elle se mit à regarder et à toucher tous les objets de la chambre, en s’informant de leur nom et de leur usage ; et, quand elle eut fini cette inspection, elle vint à la cheminée près de lui, s’agenouilla devant le feu, et tout à coup, appuyant ses deux mains jointes sur les genoux d’Étienne, elle se laissa tomber assise à ses pieds, les yeux attachés sur lui.

La première impression du jeune homme fut d’être choqué de cette action ; mais Maëdeli l’avait faite avec tant d’abandon et de naturel, son sourire exprimait tant de candeur, et, pour tout dire, elle était dans cette pose si gracieuse et si jolie, qu’il ne trouva pas le courage de se fâcher.

Elle le regardait toujours de ses yeux bleus, si éclatants et si tendres qu’il baissa les siens. Qu’avait-elle à le regarder ainsi ? Eh bien ! évidemment, c’est qu’elle était très-reconnaissante, et, comme il avait toujours eu l’émotion facile, ce bon Étienne, il se sentit très-ému. Cependant il se leva, et, repoussant les mains de la jeune fille, il lui dit :

— Il faut t’en aller maintenant, ma bonne Maëdeli, madame Fonjallaz a besoin de toi.

Elle soupira sans répondre, mais se leva pour obéir ; et comme, sans trop penser à ce qu’il faisait, il lui tendit la main, elle la prit et la baisa.

— Je reviendrai vous voir, dit-elle.

— Non vraiment, répondit le jeune Sargeaz, mais avec beaucoup de trouble, car il souffrait de repousser une affection si naïve ; non, tu ne dois pas revenir, ma chère petite.

— Pourquoi ça ? demanda-t-elle avec chagrin.

— Parce que… parce que…

Il n’osait le lui dire.

Et cependant il faut bien qu’elle le sache, pensa-t-il. — Parce que, vois-tu, il est défendu aux jeunes filles de ce pays d’aller dans la chambre des hommes.

— Alors vous viendrez dans la mienne, répondit-elle, n’est-ce pas ?

Quelques jours après, Maëdeli, à qui le travail était insupportable, fut renvoyée de chez madame Fonjallaz. Sans hésiter, souriante, et le bonheur dans les yeux, elle se rendit chez Étienne. Il fut désolé. Qu’allait-il faire de cette pauvre fille ? S’il l’abandonnait, la police s’en emparerait et la tiendrait en prison, pour la livrer plus tard à la brutale vengeance de son père. Elle était là, devant lui, le regardant avec confiance de son bel œil bleu.

Étienne se décida à lui louer une petite chambre, où il l’installa ; puis il essaya de nouveau d’intéresser à elle la tante Charlet. Mais celle-ci, se rappelant les désagréments d’amour-propre qu’elle avait eus à l’occasion de Maëdeli, déclara qu’elle ne s’occuperait plus à aucun prix de cette coureuse, et qu’Étienne devait l’abandonner.

Mathilde s’engagea à payer le loyer de Maëdeli, mais ne songea pas même à s’occuper autrement de cette fille ; et, quant à supposer qu’il pût y avoir pour son frère le moindre danger à se trouver ainsi le protecteur unique d’une heimathlose de dix-huit ans, Mathilde admettait forcément les faits de ce genre au nombre des phénomènes physiologiques, mais ils ne pouvaient entrer dans ses prévisions.

Étienne songea bien à mettre Maëdeli sous la protection d’Anna ; mais la chère enfant n’avait que très-peu de pouvoir pour faire l’aumône, et ce n’était qu’à force d’ingéniosité et de travail personnel qu’elle parvenait à prélever une petite part pour autrui sur le tas accumulé des biens qu’entassait dans sa demeure, en prévision de quelque hiver imaginaire, l’âpre et actif M. Grandvaux. D’ailleurs Étienne ne pouvait aller à Beausite que le dimanche, et ce fut un lundi précisément qu’il se vit chargé de Maëdeli.

Il éprouvait cependant une gêne extrême des manières de cette jeune fille à son égard. Elle pleurait de le voir partir et se jetait dans ses bras en le revoyant. Elle le tutoyait aussi maintenant ; mais le tutoiement était si doux sur ces lèvres roses, dans cette bouche naïve, qu’il n’y avait pas moyen de lui en vouloir. Elle eût désiré le voir sans cesse, et, comme la chambre de Maëdeli était sur le chemin du bureau d’Étienne, il ne pouvait passer sans la voir à sa fenêtre, penchée et l’appelant.

Ce fut le dimanche suivant qu’Étienne n’alla point à Beausite. Pauvre Étienne ! Au milieu de ce que les hommes eussent appelé, en langage convenu, son bonheur, jamais il n’avait tant souffert. À la seule pensée d’Anna, il eût voulu s’anéantir, et non-seulement lui, mais son souvenir sur la terre.

Il ne songeait pas cependant à quitter Maëdeli ; car elle l’aimait avec tant d’ardeur qu’elle en serait morte, pensait-il, de désespoir. Lui, il l’aimait par compassion et reconnaissance, et par la force de ce lien dont il avait osé l’attacher à lui. Car il était aussi aimant que faible, et lui du moins, timide bandit, honteux sacrilége, il ne profanait les choses saintes qu’en les adorant.

Mademoiselle Charlet fut avertie de l’inconduite de son neveu par l’indiscrétion d’une âme pieuse dont les fenêtres avaient vue sur la chambre de Maëdeli, elle en instruisit aussitôt Mathilde, qu’elle aimait à humilier des fautes de son frère.

Mathilde ne pouvait descendre jusqu’à interroger Étienne sur de telles amours ; mais par la gêne de sa contenance à de certaines allusions, elle le devina coupable, et l’écrasa de son mépris.

Quant à Anna, suspendant toutes ses facultés dans l’attente, elle laissa s’écouler le temps autour d’elle jusqu’au dimanche suivant, où elle se croyait sûre de voir enfin Étienne et d’apprendre les motifs de son absence. Le jour tant désiré arriva enfin, et elle attendit impatiente, le visage éclairé de douces lueurs. À deux heures, quelqu’un se montra dans l’avenue. C’étaient M.  et madame Desfayes. La tante Charlet vint ensuite, puis personne. Où était-il ? Que signifiait ?… Mais qu’était-il donc arrivé ?…

— Il se porte bien, dit la tante Charlet d’un ton maussade, mais péremptoire.

Les heures s’écoulèrent, et le soir vint. On se mit à table pour souper.

C’était donc bien certain ; il ne viendrait pas ; mais c’était un abandon !

Et les idées de la pauvre enfant se troublaient, et elle ne savait plus ce qu’il y avait de réel ou de fantastique au monde.

Chose étrange ! nul autre qu’elle ne semblait s’apercevoir de l’absence d’Étienne ; on ne parlait pas de lui.

— Anna ! comme tu es pâle ! dit Claire tout à coup.

— C’est vrai, s’écria madame Grandvaux, qu’as-tu donc ?

Leur adressant un tendre sourire à l’une et à l’autre, la chère fille avoua qu’elle n’était pas bien.

— Voici déjà plus d’une semaine qu’elle est toute changée, dit madame Grandvaux.

Elles avaient repris leur conversation, quand Anna, prêtant l’oreille à ce que disaient Ferdinand et M. Grandvaux, se leva doucement, et alla se placer derrière la chaise de son père ; celui-ci, penché vers son gendre, lui disait à demi-voix :

— Oui, on m’a raconté ça. Ce diable d’Étienne !… il ne peut faire que des sottises. J’en connais (et sans me vanter j’étais de ceux-là) qui ne valent pas mieux que les autres, mais qui savent toujours tirer leur épingle du jeu. S’il s’était arrangé avec une petite ouvrière, la chose se serait passée convenablement et personne seulement ne s’en serait occupé ; mais une coureuse de grands chemins ! qui ne sait pas du tout travailler et qui est toute à sa charge !…

— Absolument, répondit M. Desfayes ; et puis une fille qui n’a pas la moindre honte et qui laisse voir à tout le monde qu’elle est la maîtresse d’Étienne. C’est scandaleux. Étienne est un bon garçon, mais il manque tout à fait de savoir-vivre et d’habileté.

Un bruit s’étant produit derrière M. Grandvaux, il se retourna, et vit sa fille cadette affaissée par terre, la tête appuyée sur le canapé.

— Qu’est-ce que tu fais là, ma petite ? dit-il d’abord.

Mais comme elle ne répondait pas et ne bougeait point, il se leva en tremblant, la prit par la main, et fit un grand cri.

Tout le monde se précipita vers eux. Anna était sans couleur, les dents serrées, évanouie.

Il y eut un grand émoi. On emporta la jeune fille sur son lit, et l’on courut à Lausanne chercher un médecin. Quand Anna rouvrit les yeux et qu’elle vit autour d’elle toutes ces figures amies attristées, elle essaya de ses lèvres pâles un sourire qu’elle ne put achever.

— Qu’as-tu ? qu’est-ce qui te fait mal ? Où souffres-tu ? Comment cela t’a-t-il pris ? demandait M. Grandvaux tout tremblant, tandis que la mère la regardait, comme si elle eût voulu déchiffrer sur ses traits un oracle de mort ou de vie.

— Je suis mieux, je vais bien maintenant, balbutia la douce fille en fermant les yeux.

Alors des larmes commencèrent à filtrer entre ses longs cils et à couler sur ses joues.

Le médecin crut reconnaître les symptômes d’une fièvre nerveuse, et quant aux larmes, qui ne cessaient point, il déclara aussi que c’était nerveux, et ordonna divers calmants.

Après que Claire, son mari et mademoiselle Charlet eurent quitté Beausite, madame Grandvaux sortit doucement de la chambre de sa fille et descendit auprès de son mari, qui, assis devant le feu, buvait à petits coups une bouteille de bordeaux, et respirait à longs traits comme un homme ébranlé qui se réconforte.

— Eh bien ! dit-il brusquement, pourquoi est-ce que tu la quittes ? Je ne veux pas qu’elle reste seule ; je ne serais pas tranquille.

— Ce n’est que pour un moment ; je venais voir comment tu te trouves. Tu as eu si peur !

— Est-ce que je suis donc une femmelette ? Tu peux t’en aller ; je n’ai rien du tout.

— Cela t’a si fort surpris ! Tu causais, n’est-ce pas ?

— Assurément, je causais. Es-tu bête ! tu fais toujours des questions comme ça, toi.

— Oui, je me le rappelle, tu causais avec notre gendre de la vente des bois de Vennes.

— Pas du tout ! pas du tout ! Voilà encore une de tes bêtises ; car tu en dis, à toi toute seule, plus que tous les autres ensemble. Nous parlions de ton cher neveu et de ses belles équipées avec les heimathloses qu’il ramasse dans les chemins.

Madame Grandvaux recommanda doucement à son mari de se coucher de bonne heure, et retourna près de sa fille, car elle n’avait pas besoin d’en savoir davantage. Elle passa la nuit au chevet d’Anna, occupée à la regarder, tout en remuant les lèvres, croyant prier ; mais toute sa prière était cette pensée :

— Que ferai-je, mon Dieu ! que ferai-je pour consoler le cœur de ma pauvre enfant ?

Étienne vint à Beausite savoir des nouvelles de sa cousine. Anna reconnaissait son pas dans le corridor, et envoyait sa mère pour le voir et lui parler. Elle ne s’endormait chaque soir qu’après cette visite, et si Étienne tardait un peu, des tressaillements nerveux prenaient la malade, et sa fièvre redoublait.

Elle guérit enfin, et, comme à l’ordinaire, le premier janvier, toute la famille et quelques amis se réunirent à Beausite. Anna était convalescente et gaie comme on ne l’avait pas vue depuis longtemps ; si gaie même que sa bonne mère, inquiète, ne la quittait pas des yeux. Assise dans un fauteuil, au coin du feu, la tête renversée du côté de la fenêtre, la jeune fille regardait au dehors.

Tout à coup elle devint très-pâle, et cependant elle se leva et s’alla placer près de la porte au moment où sa tante, Mathilde et Étienne entraient. Les autres s’étaient aussi levés, et l’on s’embrassa un peu tumultueusement, en échangeant les compliments d’usage au premier jour de l’année ; Anna était revenue s’asseoir au coin du feu, quand son cousin, s’approchant d’elle, lui souhaita d’une voix émue une meilleure santé.

— Comment, tu ne l’embrasses pas ? s’écria le père Grandvaux.

— Mais c’est fait, répondit-elle de cette voix stridente qui sortait par éclats de sa poitrine à certains moments.

Étienne était sombre et abattu, et ses yeux se portaient obstinément sur sa cousine ; mais pas une seule fois il ne surprit son regard. Elle lui parla, s’occupa de lui, fut bonne et attentive pour lui, plus peut-être que pour les autres, mais elle ne le regardait point. Et plus que jamais elle semblait vivre pour aimer, car elle se multipliait pour se donner à chacun, et il était facile de sentir qu’elle y mettait son bonheur et sa joie, peut-être un peu de fièvre aussi. Mais Étienne comprit bien qu’il n’avait plus de fiancée.

Ce n’était pas Maëdeli qui eût pu le consoler de ce qu’il avait perdu pour elle, car c’était toujours la même créature inculte, sauvage, tournée vers son instinct, sans tenir compte de rien de plus. Elle aimait son amant, et le lui prouvait par une adoration continuelle ; mais il ne pouvait obtenir qu’elle s’appliquât à la couture, ni même qu’elle entretint ses vêtements et la propreté de sa chambre. Quand elle le voyait fâché, toute désolée, elle entreprenait bien de le satisfaire, mais ses efforts étaient de courte durée, et bientôt elle retombait dans son insouciance native, peut-être incurable.

Étienne, d’ailleurs, n’était guère propre au rôle d’instituteur. Dès qu’il avait un peu rudoyé Maëdeli, il se mettait à la plaindre intérieurement et à se reprocher de la tourmenter, comme on l’avait inutilement tourmenté lui-même. Car il s’était volontiers décidé à croire qu’on ne peut modifier son caractère, et, d’un autre côté, la honte et le regret qu’il éprouvait de sa faute l’empêchaient d’avoir pour sa maîtresse la reconnaissance d’un amant heureux, et lui ôtaient le désir de s’unir plus intimement à elle.

Peut-être la pauvre fille elle-même pressentait-elle d’une manière vague tout ce qui la séparait de son amant ? Parfois elle attachait sur lui ses yeux bleus tout voilés de pleurs ; mais s’il l’interrogeait alors, s’éveillant, elle se mettait à sourire et répondait :

— Je ne sais pas.

Cependant les mille francs d’appointements d’Étienne, qu’il n’avait jamais pu trouver suffisants pour ses dépenses personnelles, ne pouvaient subvenir aux frais du petit ménage. Sa pension chez la tante Charlet était payée, ainsi que celle de Mathilde, par leur père, qui envoyait tous les ans de Russie une somme à cet effet ; mais l’achat du vêtement, des cigares, la fréquentation journalière du café et le chapitre des dépenses imprévues, le plus redoutable de tous, ne lui laissaient jamais, d’un trimestre à l’autre, la bourse garnie.

De plus, il avait fait, depuis environ cinq ans, de petites dettes qui, dans l’oubli où il les avait laissées, avaient grandi et étaient devenues hargneuses et menaçantes. Au café Jorand, d’où on l’avait chassé en refusant de lui faire crédit, il devait plus de mille francs sur billet, et, depuis quelques mois, il possédait au café Fonjallaz un compte ouvert.

Maëdeli faisait certes peu de dépense ; mais si elle ne soupçonnait pas le luxe, elle ignorait encore plus l’économie, et enfin il fallait payer sa chambre, son bois, sa nourriture, son blanchissage, et renouveler ses vêtements, qu’elle gâtait beaucoup.

Ne sachant comment triompher de tant de difficultés, Étienne imagina d’y penser le moins possible, et, passant résolûment au café toutes ses heures de loisir, il rechercha la compagnie des moins sérieux, but sans mesure, et se laissa aller à des excès dégradants.

Il faut dire que, dans le canton de Vaud, les accidents de cette sorte tirent peu à conséquence parmi les hommes, et sont avoués par eux aussi facilement que certains accidents d’un autre genre le sont par des filles ingénues, lesquelles, en vous racontant les détails de leur existence, vous apprennent incidemment une maternité ou deux.

Maëdeli, la plus ingénue de toutes, n’y mit pas plus de mystère, et ce fut en souriant qu’elle informa de sa grossesse le triste Étienne, que cette nouvelle acheva d’abattre.

Elle, que lui importait ? Un enfant, ce n’était qu’une nouvelle phase de la vie, un petit fardeau criard ou rieur, qu’on baise ou gronde, et qui, blotti sur le sein, ou abrité dans la paille du char errant, vit et s’élève comme le cerf dans la forêt.