Un divorce (André Léo)/Chapitre 09

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Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie (p. 160-185).

CHAPITRE IX


Une après-midi du mois de mars, Claire était assise dans son salon, près de la fenêtre ouverte, en face de laquelle se déployaient les magnificences du lac et des Alpes. Le printemps, en Suisse, est peu précoce ; mais ce jour-là pourtant l’air était fort doux, et de vifs rayons, dardant sur la terre, éveillaient les rameaux noirs, inertes en apparence, au dedans desquels s’agitait déjà sourdement la foule inquiète des germes pressés d’éclore.

Le ciel, ainsi que le lac, était grisâtre, sauf quelques nuages lumineux, réfléchis mollement dans la coupe limpide, et les Alpes, du sommet à la base, étaient blanches, moins quelques points sombres, çà et là, indiquant des roches perpendiculaires, ou quelque forêt de sapins, dégarnie de neige par les vents de la montagne.

Sous le soleil, les toits étincelaient des brillants de la gelée, et par les mille tuyaux bizarres qui, dans les villes suisses, exposées aux caprices du vent, se hérissent comme des hydres au sommet des maisons, les fumées s’élevaient en l’air. On respirait dans l’atmosphère les langueurs d’un ineffable réveil, et les bruits de la ville montaient, harmonieux et sonores.

Claire disposait la ruche d’un petit bonnet, et travaillait, empressée, regardant son œuvre avec amour.

En effet, c’était joli, et cela plaisait au cœur autant qu’aux yeux. Il y avait sur la table des chaussons blancs, longs comme le doigt, où l’imagination plaçait déjà de petits pieds roses. Peut-être n’y a-t-il pas un seul individu de l’espèce humaine qui puisse regarder sans émotion ces objets destinés à l’être nouveau qui va venir, mystérieux et faible. Ce petit bonnet arrondi ne semble-t-il pas contenir la tête fragile, aux traits indécis, où flotteront, enveloppés aussi de langes et vagissants, l’amour et la pensée ?

S’emparant des ciseaux, la jeune mère, d’un air de triomphe, coupa le dernier fil de son ouvrage, et, renversant sur sa main le petit bonnet, fit le geste d’adresser un baiser à l’être qu’elle y rêvait déjà.

Malgré l’abondante richesse de sa taille, les traits allongés de Claire, ses joues creuses et ses yeux cernés, témoignaient d’une fatigue extrême. Le travail de la maternité en était-il la seule cause, ou d’autres pensées plus amères ? Toujours n’avait-elle plus son sourire et son regard de jeune fille heureuse, quand, à Beausite, autrefois, elle allait devant elle joyeuse et confiante, regardant son avenir comme un marin son étoile.

Au pli mordant que prenait quelquefois sa lèvre et à certaines amertumes de son regard, on devinait une blessure cachée. Beaucoup de femmes ont cette aigreur secrète, qui s’accuse de temps en temps sous le vernis de leur parole. Claire cependant n’était à ce moment sous le poids d’aucune préoccupation douloureuse ; car elle souriait à des rêves dont tous ces mignons objets, épars autour d’elle, révélaient suffisamment l’objet.

À ce moment, Mathilde entra. Elle venait attendre chez sa cousine l’heure de se rendre à Beausite, et engagea madame Desfayes à l’y accompagner. Mais celle-ci refusa : elle avait tant d’ouvrage !

— Pour ce petit enfant ? Mais tu ne l’attends que dans trois mois.

— C’est égal, je n’aurai jamais le temps de tout achever. Il faut tant de choses ! C’est que, vois-tu, je veux que tout soit complet et charmant.

— Tu es donc bien heureuse d’être mère ? demanda Mathilde avec une sorte de curiosité mêlée de dédain et d’intérêt.

— Oh ! je ne puis pas te dire !… Je voudrais le voir déjà, le tenir dans mes bras ! Je ne le quitterai pas d’une minute, et moi seule je le soignerai !

Mathilde devint rêveuse, et un nuage passa sur son front.

— Quelle différence de sort ! dit-elle. Un autre enfant va naître dans notre famille, et celui-là…

— Quoi ! l’enfant de cette heimathlose ? s’écria Claire. Tu oses le dire de notre famille !

— Mon neveu, assurément, répliqua Mathilde, et que tu veuilles ou non le permettre, le tien aussi, quoique à un degré plus éloigné.

— C’est un scandale ! Il faudrait renvoyer cette fille à ses parents dès qu’elle sera accouchée.

— Mais l’enfant ?

— Le mettre en nourrice.

— Et crois-tu qu’elle consente à s’en séparer ?

— Que veux-tu qu’elle en fasse dans une pareille situation ? répondit la jeune mère avec nonchalance.

On entendit retentir la sonnette de l’appartement.

— Qui nous vient ? dit Claire en prêtant l’oreille. Ah ! Louise fait entrer dans la salle à manger. C’est une personne qui veut parler à Ferdinand.

— Il n’est pas à ses bureaux ?

— Non, il est parti pour Morges depuis ce matin. Mais il devrait être de retour, dit-elle en regardant la pendule.

— Louise, demanda madame Desfayes à la bonne qui apportait du bois pour le feu, qui est-ce qui vient d’entrer ?

— Madame Fonjallaz, répondit la jeune domestique. Elle vient des bureaux, où on lui a dit que monsieur devait être ici, et, comme elle est pressée apparemment…

— Madame Fonjallaz ! avait répété Claire du ton d’une vive surprise.

Et aussitôt que Louise fut sortie, se tournant vivement vers Mathilde, avec des regards où la colère et l’indignation étaient encore mêlés d’étonnement :

— Cette femme ! cette femme ici ! comprends-tu cela ?

— Mais ne peut-elle avoir affaire à la banque Dubreuil et Desfayes ?

— Ah ! tu crois ? Non, non, va, c’est autre chose. Enfin je ne sais pas, moi ; que puis-je savoir ? Mais il va tous les jours au café Fonjallaz, malgré ce que j’ai pu dire pour l’en empêcher.

— À ta place, dit Mathilde, je ne m’occuperais pas de cela. Ton mari t’aime ou il ne t’aime pas. S’il ne t’aime pas, je ne comprends guère que tu le disputes à madame Fonjallaz.

— Je ne le lui dispute pas, répondit Claire ; c’est seulement le manége de cette femme que je ne puis souffrir. Mais je suis bien sûre que Ferdinand est incapable…

Elle s’arrêta pour prêter l’oreille : une clef tournait dans la serrure de la porte d’entrée. Ce ne pouvait être que M. Desfayes. Elles reconnurent en effet son pas dans le corridor ; mais il ne vint pas jusque dans le salon, et l’on entendit une autre porte s’ouvrir et se fermer.

— Je vais voir, dit Claire, qui était devenue fort pâle.

Elle sortit un moment, puis revint encore plus émue, en disant bas à Mathilde :

— Ils sont là, dans la salle à manger, tous deux.

— Que t’importe ? Calme-toi. Ta jalousie se trompe peut-être ?

— Eh bien ! non, dit la jeune femme, dont les lèvres blanchissaient, non, je ne me trompe pas. J’ai vu et entendu des choses qui ne semblent rien… comme cela… quand on les raconte, mais qui cependant signifient beaucoup. Et maintenant je suis sûre qu’il y a quelque chose entre eux. L’autre jour, au spectacle, d’une loge à l’autre, ils ne faisaient que se regarder, et à la fin il est allé, en ayant l’air de chercher quelqu’un, jusqu’auprès d’elle. Beaucoup de personnes les regardaient et riaient. J’ai vu cela, moi. On me regardait aussi… Je souffrais !… Et cette femme… son visage en lui parlant… Il faut qu’elle soit folle, cette créature !… Puis encore tant d’autres choses !… On ne peut pas tout dire, vois-tu… mais…

— Mais tu viens de m’affirmer tout à l’heure que tu croyais ton mari incapable…

— Tout à l’heure, oui ; à présent, je crois le contraire… Quand je pense que cette femme est là… qu’ils se parlent… Tiens, il faut que j’aille écouter ce qu’ils se disent ; je n’y tiens plus.

— Claire !… ce serait de l’espionnage ; c’est indigne de toi. J’aimerais mieux, à ta place, entrer hardiment, et ordonner à madame Fonjallaz de ne plus mettre les pieds chez moi.

La jeune femme ne répondit pas ; mais, l’oreille tendue vers la porte, elle écoutait, comme si, à travers les murs, elle eût pu saisir quelques mots.

Tout à coup, incapable de résister plus longtemps à son désir, elle fit de la main à Mathilde le geste du silence, ouvrit doucement la porte qu’elle laissa ouverte, et, marchant sur la pointe du pied jusqu’à l’entrée de la salle où se trouvaient son mari et madame Fonjallaz, elle s’appuya contre le chambranle et appliqua son œil au trou de la serrure sans faire aucun bruit.

Mathilde avait haussé les épaules, et son visage exprimait une vive désapprobation. En effet, c’était vraiment une action folle et honteuse que faisait Claire. La porte de la salle pouvait s’ouvrir tout à coup, ou bien Louise, en sortant de la cuisine, pouvait rencontrer là sa maîtresse. Mademoiselle Sargeaz, anxieuse, resta debout dans le salon, à la même place, les yeux attachés sur Claire.

Le temps lui semblait long. Les minutes s’écoulaient, et Claire était toujours là. Une ou deux fois, Mathilde crut voir un tremblement convulsif agiter les membres de sa cousine ; elle attendit encore, et enfin, perdant patience, elle s’avançait pour ramener Claire, quand elle la vit se détacher de la porte et revenir chancelante, pâle, les traits égarés. À peine Mathilde eut-elle prudemment fermé le salon, que madame Desfayes tombait sur le canapé en poussant des gémissements et des cris.

Elle étouffait ; ses bras se tordaient. Mathilde se hâta de lui donner de l’air en ouvrant sa robe ; mais longtemps ses soins et ses paroles furent inutiles pour apaiser les souffrances de Claire et ses cris de désespoir. Enfin la pauvre femme, fondant en larmes, s’abattit, épuisée, sur les coussins.

Mathilde était fort émue. Elle avait au plus haut degré la haine de l’injuste, et devinait suffisamment, par l’état de Claire, les torts de M. Desfayes. Quand elle vit sa cousine plus calme, elle alla dans la cuisine chercher de l’eau, s’attendant à rencontrer le coupable, qu’elle eût foudroyé de son regard et de sa parole.

Mais elle apprit de Louise qu’il venait de sortir presque en même temps que madame Fonjallaz ; d’abord il avait eu l’air d’hésiter un peu et avait demandé si madame était là ; mais, Louise ayant répondu que mademoiselle Mathilde s’y trouvait aussi, il était parti.

Après qu’on eut bassiné d’eau froide le visage de Claire, et qu’elle eut bu quelques gorgées, elle respira longuement et se trouva mieux. Mathilde alors renvoya Louise, et interrogea sa cousine.

— Tu es donc certaine maintenant qu’il te trahit ?

— Oh ! répondit la pauvre femme en sanglotant à chaque mot, si tu savais ! Oh ! si tu savais, Mathilde ! Hélas ! oui. Je ne suis que trop sûre à présent ! Il l’appelait Herminie… Et sais-tu ce qu’elle venait faire ici, cette odieuse femme ?… lui demander de l’argent ! Est-ce infâme, cela ?… Ils ont aussi parlé de ton frère, et elle voulait que Ferdinand lui garantît sa créance. Après, elle a demandé (conçois-tu cette effronterie ?) pourquoi il n’était pas allé chez elle depuis deux jours. « Vous dites que vous m’aimez… » — Entends-tu, Mathilde ? — « vous dites que vous m’aimez, et vous me laissez ainsi ! J’ai bien souffert. Je me demandais pourquoi ? ce que je vous avais fait ? » — Comprends-tu cela ? — Elle lui parlait comme j’aurais pu faire, moi, et il s’excusait, ma chère ; il s’est excusé !… Il a dit, ce qui est vrai, qu’il avait passé ces deux jours à Morges et à Vevey, pour affaires. Et elle, d’une voix… comme si elle l’aimait : « Si vous m’aviez avertie du moins ; on ne cause pas ainsi du chagrin à ceux qui vous aiment ; c’est mal ! » Et tout bas, lui : « Pardonne-moi… » Oui, je l’ai entendu !… Je crois même qu’il était à ses genoux, mais je n’ai pu voir. Ils changeaient de place. Je crois qu’elle faisait semblant de s’éloigner… Oh ! que je suis malheureuse, Mathilde ! trop malheureuse ! Enfin, le croiras-tu ? il lui a promis ce qu’elle voulait, de l’argent, cette horrible femme ! et… j’ai vu cela, car ils étaient alors en face de moi… il l’a prise par la taille, et ils se sont embrassés… Mathilde, je voulais entrer ; je l’aurais tuée… mais alors mon enfant s’est agité, j’ai eu peur pour lui ; je suis revenue. Mon Dieu ! mon Dieu ! je voudrais mourir !

Elle se rejeta sur les coussins en exhalant des gémissements.

Les sourcils froncés, la bouche contractée, Mathilde pressait les mains de Claire sans parler.

— Eh bien ! demanda-t-elle tout à coup, que vas-tu faire ?

— Moi ? dit la jeune femme, le sais-je ? Et que puis-je, mon Dieu ? Oh ! je te le dis, je voudrais mourir !

— Ce n’est pas une décision, cela, reprit Mathilde. Te voilà, ma pauvre Claire, dans une des situations les plus graves où une femme se puisse trouver : ton amour trahi, la paix de ton intérieur détruite, votre fortune en danger ; car, tu le vois, cette femme n’est pas seulement légère, mais avide.

— Dix mille francs ! s’écria Claire en joignant les mains, tandis que ses yeux s’agrandissaient à fixer cette énormité. Dix mille francs qu’ils doivent, pour des vins, je crois, avec M. Monadier. C’est après-demain qu’échoit le payement, et c’est ce Monadier qui a dit à madame Fonjallaz de venir trouver mon mari, tandis qu’il est allé, lui, je ne sais où ; mais c’était pour faire agir l’influence de cette femme, vois-tu, et ce Monadier n’est, lui aussi, qu’un infâme. Ferdinand d’abord disait : C’est impossible, mon associé ne voudra pas ; et ensuite il a promis.

— Cela se présente comme prêt d’abord et deviendra dans la suite don forcé. Il faudra, Claire, avertir ton père de cela ; quant à ce qui te regarde, il n’appartient qu’à toi seule de te défendre et de te venger.

— Me venger ! Mathilde. Ah ! je le veux ! Quel mal puis-je lui faire, à cette femme, voyons ?

— Eh ! te parlé-je de cette femme ? Je parle de ton mari. N’est-ce pas lui surtout qui est coupable vis-à-vis de toi ?

— Mon mari ! me venger ! mais est-ce possible ? Et comment ? Une femme peut-elle se venger de son mari ?

— Quoi ! s’écria Mathilde en frappant du pied, ce n’est pas lui que tu accuses ! et pourtant c’est lui seul qui t’a trahie ; l’autre ne te doit rien. Alors tu consens à rester auprès de lui ? Tu pourrais supporter cela ? Tu pourrais le voir encore et lui pardonner ?

— Lui pardonner ? jamais ! Non ! Oh ! non ! (Et ses sanglots redoublèrent.) Il m’a brisé le cœur, c’est fini… Je ne croirai plus à rien, jamais !… De quoi vivrai-je à présent, mon Dieu !

— On peut vivre en soi-même, ma chère. Et puis n’auras-tu pas un enfant ? Voyons, prends courage, sois forte ! Aie de la résolution, Claire. Tu verras, cela tient presque lieu de bonheur.

— Ah ! s’écria la jeune femme en versant un nouveau torrent de larmes, qu’ai-je fait pour être si malheureuse ?

Et toute l’amertume amassée depuis longtemps dans son cœur déborda en une intarissable confidence :

— M’a-t-il jamais aimée ? Ah ! je n’ai eu dans toute ma vie que quinze jours de bonheur ; là-bas, dans notre voyage ; il m’aimait, alors ! Jamais, depuis, mon cœur n’a cessé de regretter… Oh ! pourquoi cela n’a-t-il pas duré ?

— Parce qu’un véritable amour ne s’improvise pas, dit Mathilde. M. Desfayes ne t’aimait pas. Il était amoureux de toi, ce qui est bien différent.

— Je l’aimais tant, moi, que j’aurais sacrifié ma vie pour lui. Oui, pour lui, dans un danger, j’aurais été brave ! J’ai abandonné sans regret pour lui mon père, ma mère et ma sœur. Il me semblait le premier des hommes. Tout ce qu’il pensait, je croyais que c’était bien ; tout ce qu’il avait fait, je ne pouvais croire que ce fût mal ; je ne songeais qu’à lui plaire, je ne cherchais mon devoir que dans ses yeux.

— Et tu t’es fait mépriser de lui, ma pauvre enfant. C’était presque juste.

— Oh ! comment fait-on pour ne pas aimer ceux qui vous aiment ? Rester là, froid, muet, à côté d’un cœur plein, qui brûle de s’épancher ! Dédaigner l’amour ! l’amour ! comprend-on cela ? Mais c’est qu’il ne m’aime plus ; c’est qu’il aime cette femme, une coquette effrontée ! une créature que le premier venu prend par la taille ; j’ai vu cela, moi, l’été dernier, au bal sur Montbenon. Elle rit, elle parle haut, elle a de grands yeux noirs. Ils trouvent cela beau. Oh ! moi, je la trouve affreuse, mais affreuse !… Je ne peux pas souffrir cette figure-là. Être désagréable, c’est pis que d’être laide, n’est-ce pas ? Ah ! que vais-je devenir ? Que faire ? Conseille-moi. Tout ceci m’ôte la raison. Qui m’aurait dit, ma cousine, que je serais aussi malheureuse ! Je ne croyais pas même autrefois qu’on pût être malheureux ; je l’entendais dire, mais il me semblait que cela ne me regardait point. Qu’ai-je fait ? Comment ai-je mérité de tant souffrir ? Oh ! vois-tu, j’en deviendrai folle !

Elle se leva, marcha dans la chambre, se tordit les mains, puis retomba de nouveau sur le canapé, tremblante, épuisée. Le pied de Mathilde battait le plancher, et l’on voyait, à l’expression de ses traits, que l’impatience commençait à la gagner.

— Tu perds le temps en vaines plaintes, dit-elle. Bientôt, dans une heure peut-être, tu vas te trouver en présence de ton mari. Si tu ne sais pas agir avec décision et fermeté, tu es à jamais perdue ; tout le reste de ta vie, il te foulera sous ses pieds.

Madame Desfayes essuya ses larmes et regarda sa cousine.

— Eh bien, que faut-il faire ? voyons.

— Avant tout, serais-tu capable de lui pardonner ?

Claire fondit en larmes.

— Ah ! dit-elle, s’il revenait à moi sincèrement !…

— Soit ! reprit mademoiselle Sargeaz, dont l’air disait assez qu’à la place de Claire elle n’eût point admis de pardon. Soit ! Alors tu exigeras qu’il choisisse entre toi et sa maîtresse, et qu’il te donne des garanties formelles, sans quoi tu quitteras dès demain cette maison.

— Tu crois ? murmura la jeune femme, qu’un frémissement parcourut de la tête aux pieds.

— À moins que tu ne consentes à le partager avec madame Fonjallaz, dit Mathilde avec mépris.

— Tu as raison, s’écria Claire. Oui, je lui dirai cela, je le lui dirai ; car des reproches seraient peu de chose pour lui. Mes larmes, il les a vues plus d’une fois, et elles ne le touchent plus. Tu as raison, il aura peur du scandale, il n’osera pas. Peut-être tient-il encore à moi, malgré tout ? Il ne voudra pas rester seul ; car, en partant, j’emporterais tout avec moi.

Son enfant ! il en parlait pourtant avec joie ! Comment a-t-il pu nous trahir tous deux ? Hélas ! il nous a frappés tous les deux ensemble. Toutes mes douleurs, l’enfant les a ressenties. Chaque fois que j’ai souffert, il a souffert aussi. Quelquefois, à force de pleurer, ma tête devenait douloureuse, et je sentais dans mes entrailles d’énervantes douleurs. Alors, à cause de l’enfant, j’ai cherché à me distraire, j’ai fait ce que j’ai pu… Mais à présent…

— Et s’il refusait ? s’écria-t-elle tout à coup, les yeux agrandis par la terreur, s’il refusait ? dis ?

— Eh bien, tu accomplirais ta menace.

— Mais alors ce serait fini, fini pour toujours ! Y penses-tu, Mathilde ?

— Tu vivrais digne et tranquille dans la maison de ton père, où tu élèverais ton enfant loin des insultes et des angoisses que te fait subir cet homme. Claire, je te l’assure, passé de certaines limites, la douceur et la patience sont des lâchetés. Tu as été élevée dans l’idéal de la soumission. Si tu cèdes aujourd’hui, unie à cet homme brutal et corrompu, tu es perdue. De concession en concession, tu descendras… bien bas.

— Oh ! ma tête se fend, dit la pauvre Claire en prenant son front à deux mains. Partir ! être veuve !… Toute la vie… seule, sans amour !…

— Est-ce de l’amour qu’il te donne ?

— Mais j’y pense, d’ailleurs, non, c’est impossible, la loi s’y oppose ; Ferdinand se rirait de moi. Ne sais-tu pas, Mathilde, qu’un mari a le droit de forcer sa femme à habiter avec lui, même, s’il le fallait, à l’aide des gendarmes !

Mademoiselle Sargeaz se leva d’un bond :

— On revise la loi, ma chère !

(Ses petites dents blanches se serraient convulsivement, et ses yeux lançaient des flammes.) Et tandis sa cousine la regardait avec surprise :

— Oui, Claire, on revise la loi. Qui que ce soit, je te l’affirme, homme ou femme, est maître de soi quand il veut l’être. Que M. Desfayes te menace de cette indignité, qu’il l’ose, réponds-lui : « Eh bien, moi, si tu fais cela, de nuit ou de jour, en quelque lieu que ce soit, moi, ta femme, je te brûlerai la cervelle ou je te poignarderai, comme j’ai droit de le faire pour ma légitime défense vis-à-vis de tout brutal qui porte la main sur moi. » Dis-lui cela, Claire ; et alors, je te le jure, il te prendra pour une créature humaine et te respectera.

Claire poussa un long soupir et s’affaissa sur le canapé, où elle se mit à pleurer et à sangloter sans proférer une parole.

Trop énergiques pour elle, les conseils de sa cousine ne pouvaient que l’étonner. Mathilde le vit enfin quand, revenant s’asseoir auprès de Claire, elle s’efforça de nouveau, mais en vain, de lui faire sentir la nécessité d’une résolution.

Alors, après l’avoir contemplée d’un œil triste, avec une compassion mêlée de dédain, elle se leva.

— J’aurais voulu t’être plus utile, Claire ; mais il faut que je te quitte. Je reviendrai te voir demain.

Restée seule, Claire se livra tout entière à sa souffrance.

Il lui semblait qu’elle allait mourir, tant elle souffrait ; car les premières grandes douleurs étonnent toujours l’être qui les éprouve.

Tout ce qu’elle n’avait pu dire à Mathilde, et qui vraiment était inénarrable, certains détails, un mot, des façons d’être, banalités pleines d’importance, vulgarités d’un sens profond, se retraçaient à son esprit, redoublant les amertumes de la trahison.

La trahison ! ce n’est là qu’un mot vague au service de tous ; mais qu’il exprime peu ce que la trahison contient, pour chacun en particulier, de douleurs intimes ! C’est dans le souvenir même des joies et des confiances d’autrefois que résident son poison et ses tortures, et plus l’affection fut intime, plus la trahison est cruelle.

Des épisodes charmants qui remplirent l’âme de bonheur, à présent rappelés, la bouleversent de déchirements horribles. Non, aucune douleur sur la terre n’est comparable à celle de l’affection trahie, qu’elle soit amour ou amitié !

Lui ! Ferdinand ! lui ! Cette exclamation se répétait en elle sur tous les tons d’un désespoir qu’aiguisait encore un étonnement profond. Oh ! jamais elle n’aurait cru cela possible ! lui ! Ferdinand !

Cependant, sous les aiguillons de la jalousie et de l’amour-propre blessé, dans les amertumes de l’amour trahi, la colère de la jeune femme s’exalta. Elle attendait son mari, et, bien qu’elle frémît encore par moments à la pensée de cette lutte, qu’elle allait, pour la première fois, soutenir contre lui, elle la voulait et en appelait l’heure.

Quand elle entendit la porte s’ouvrir, une sensation indicible de crainte, de haine et de douleur, la bouleversa.

Elle devint si tremblante qu’elle éprouva le besoin de retarder, fût-ce d’une minute, cette entrevue, et se sauva dans sa chambre.

Quelques instants s’écoulèrent. Elle entendit ouvrir la porte du salon, et il appela : Claire ! Elle n’eût pu répondre, l’aurait-elle voulu. Elle avait la gorge serrée ; sa respiration était suspendue ; la voix de son mari lui faisait mal. Ferdinand vint dans la chambre.

Il n’y avait qu’une seule bougie, et Claire, assise dans la chauffeuse, vis-à-vis du feu, tournait le dos à la lumière. Aussi M. Desfayes ne put voir le trouble de sa femme, et de sa voix habituelle :

— Que fais-tu là ? dit-il. Je t’attends ; viens donc souper.

Elle fit un grand effort pour répondre :

— Je n’ai pas faim.

— Pourquoi donc ? Es-tu malade ?

N’obtenant pas de réponse, il crut que c’était une bouderie, et, comme il n’aimait pas « les caprices de femme », il tourna sur ses talons, et alla, sans plus d’explication, se mettre à table.

Il avait laissé les portes ouvertes ; elle entendait le cliquetis de sa fourchette et de son couteau, le bruit du verre. Comme d’habitude, il soupait avec sensualité, sans s’occuper d’elle. Ce n’était pas la première fois qu’il en agissait ainsi. Jamais les larmes de Claire ou ses indispositions n’avaient troublé les satisfactions égoïstes de son mari ; jamais quoi que ce fût, à sa connaissance, n’avait empêché Ferdinand de bien manger ni de bien dormir.

Elle avait déjà souffert de cette insensibilité sans lui en vouloir beaucoup. Cette fois, en entendant, du fond de sa solitude et de sa douleur, boire et manger largement et bruyamment cet homme qui venait de briser son cœur, de gâter à jamais sa vie, elle eut un élan de haine et d’indignation.

Elle passa ainsi plus d’une demi-heure occupée à sonder l’abîme qui séparait leurs deux natures. Chez lui, le goût presque exclusif de la vie extérieure ; chez elle, ce besoin d’amour qui, dans la solitude de la vie domestique à laquelle elle était vouée, lui semblait le seul aliment qui fût digne des lèvres humaines.

Au bout de ce temps, elle entendit Louise s’informer si Madame ne mangerait rien ce soir.

— Je ne sais, répondit Ferdinand, demandez à Madame.

— Est-ce que Madame n’est pas couchée ? Elle a été malade cette après-midi.

— Ah ! vraiment… Qu’avait-elle donc ?

— Monsieur ne le sait pas ? Madame s’est trouvée malade, elle était toute blanche. Ça lui a duré longtemps.

— C’est bien, je verrai ce qu’elle a, dit Ferdinand.

Il acheva son repas et vint dans la chambre, où Claire était toujours à la même place, immobile. Elle se sentait épuisée et comme en léthargie, et il lui semblait qu’elle ne pourrait prononcer une parole. Mais quand son mari, en lui disant : « Tu es donc malade ? » se pencha sur elle pour l’embrasser, elle le repoussa violemment et bondit à quelques pas.

— Eh bien ! qu’est-ce que cela signifie ? s’écria-t-il, es-tu folle ?

— Non, mais bien malheureuse, répliqua-t-elle.

— Qu’y a-t-il donc ? qu’est-il arrivé ?

— Ce qui est arrivé ! ce qui est arrivé ! dit Claire d’une voix rauque et déchirée ; il est arrivé que vous me trompez, que vous avez une maîtresse, une maîtresse que vous osez recevoir ici ! J’ai tout vu et tout entendu.

Il fut stupéfait d’abord, puis il s’écria :

— C’est impossible !

— Vous l’avez embrassée, cette horrible créature ; vous l’avez appelée Herminie, vous lui avez promis dix mille francs de notre argent.

Furieux, il frappa du pied par terre, et la menaça du poing :

— Tu écoutais à la porte, s’écria-t-il, c’est infâme !…

— Ce qui est infâme, surtout, c’est de trahir sa femme. Vous ne m’aimiez plus, je le voyais bien… J’ai voulu savoir…

Elle chancela, se retint à une chaise et s’assit, la tête penchée sur son sein, les bras pendants, suffoquée, tremblante.

Il y eut un silence de quelques instants. M. Desfayes dit enfin :

— La chose est moins grave que tu ne le crois.

— Ah ! dit-elle, en protestant d’un geste et d’un regard indignés.

— Oui, je te le jure ; les apparences t’ont abusée. J’ai eu tort, sans doute ; mais le mal n’est pas si grand que tu as dû le penser. Madame Fonjallaz n’est pas ma maîtresse.

Un sifflement ironique sortit des lèvres de Claire.

— Je te le jure. Elle ne m’a rien accordé. Tu ne connais pas cette femme, une petite folle, mais plus sage qu’elle ne le paraît. Tout cela est jeu pour elle, et quant à l’argent…

— Je vous en prie, je vous en supplie, monsieur, ne me faites pas son éloge, à moi ; je sais… délicieuse, adorable, spirituelle, vous me l’avez vantée déjà. Elle ne vous a rien accordé ! Vous lui avez donc demandé ? Bien ! que m’importe ? Est-ce que je me soucie d’elle, moi ? Une effrontée, une femme sans éducation, une maîtresse de café ! est-ce que ces créatures-là me font quelque chose ? je les méprise, je ne m’occupe pas de ça, je ne connais pas ça du tout. Mais vous m’avez trompée ! vous m’avez trompée, Ferdinand !… Moi, je croyais que tu m’aimerais toujours ; tu me l’avais dit… Vous me l’avez juré dans le temple, en prenant les hommes à témoin… et Dieu. J’étais votre femme. Vous m’aviez tant dit que nous serions heureux ensemble. Vous me l’aviez dit avec la voix d’un honnête homme, et je l’ai cru. Je ne croirai plus à rien, maintenant. Ma tête va éclater, je le sens ; je ne puis plus vivre ; mais je dirai à tout le monde, avant de mourir, que c’est votre trahison qui m’a tuée. Et je dénoncerai cette femme aussi, pour qu’on la méprise, qu’on la chasse, et que son mari la batte, l’écrase, la foule aux pieds !…

— Claire, apaise-toi. Tâche de m’écouter un peu et d’être plus raisonnable. Voyons ! tu te fais un mal affreux. Je te répète que cette femme n’est pas ma maîtresse. Claire, calme-toi ! songe à ton enfant !

— L’enfant ! (Les sons de sa voix sortaient avec peine, éclatants et brisés.) L’enfant ! votre enfant ! Je l’emporterai avec moi dans la terre du cimetière. Il ne vous restera rien… plus rien… que votre adorable…

Sous l’étreinte d’une violente attaque de nerfs, elle se renversa en arrière, près de tomber. M. Desfayes la porta sur son lit et la soigna seul, attentif, mais silencieux, les sourcils froncés, et semblant raidir sa patience contre cette épreuve.

Dès qu’une prostration profonde eut succédé à la crise, il appela Louise. On établit la malade plus commodément dans son lit. On lui fit prendre un cordial, et, quand on l’eut replacée anéantie, les yeux à demi ouverts, sur l’oreiller, d’où sa tête pâle se détachait à peine, Ferdinand alla s’asseoir près du feu, sombre et pensif.

La jeune femme contemplait d’un regard vague les images qui l’entouraient, éclairées par les lueurs du feu, qui dansaient çà et là, et par la veilleuse, qui laissait dans l’ombre tout le plafond. À peine avait-elle la force de penser, et cependant les objets qui frappaient sa vue rapportaient en elle les idées dont elle les avait imprégnés.

C’étaient, pour la plupart, des souvenirs d’amour, du temps des belles heures de la chambre conjugale. Mais l’objet qui arrêtait le plus sa pensée flottante, c’était la forme immobile de son mari, dont la silhouette se reproduisait gigantesque sur la muraille.

Le silence n’était troublé que par le crépitement du feu. Ferdinand, accoudé sur le bras du fauteuil, avait la tête sur sa main. Assurément il ne pouvait dormir ? Quels sentiments l’agitaient ? Si c’était du repentir ! Oh ! si c’était du repentir !…

Elle ne pouvait lui pardonner : c’était impossible ; cependant elle désirait de toute son âme qu’il fût repentant.

Un spasme la reprit au cœur en songeant à l’indignité de la trahison, et un gémissement lui échappa.

Ferdinand vint auprès d’elle aussitôt, arrangea son oreiller, la fit boire, lui toucha le pouls, et la supplia de s’endormir.

Pendant ce temps, le cœur de Claire battait avec violence. Elle était si faible qu’elle ne dit rien. Elle éprouvait des sentiments opposés très-pénibles. Ces attentions la touchaient et la révoltaient à la fois.

Elle s’endormit vers le matin, et resta jusqu’à midi plongée dans un sommeil d’épuisement.

Au dîner, M. Desfayes fut rempli d’attention pour sa femme, et la força de manger un peu.

Contre son habitude, il ne sortit pas aussitôt après le repas, mais resta près du feu, un livre à la main. Claire vit bien qu’il ne lisait guère ; mais elle l’approuva de sauver ainsi la gêne de leur tête-à-tête, et en même temps elle lui savait gré de rester là.

À deux heures Ferdinand tira sa montre, puis il dit en se levant :

— Il faut que je sorte ; mais si tu étais plus fatiguée et que tu eusses besoin de moi, tu pourrais m’envoyer chercher à mes bureaux, ou peut-être, par hasard, au café Jorand.

Il n’irait donc pas au café Fonjallaz. Quand elle fut seule, elle pleura, mais avec moins d’amertume.

Tout le reste du jour, elle flotta dans une indécision pénible. Elle n’avait déjà plus assez de colère pour suivre le conseil de Mathilde et songer à quitter la maison conjugale. Pour ces actes éclatants, il faut une force de volonté que les habitudes de l’éducation chez les femmes détruisent, ou empêchent de se former. C’est pourquoi tout dépend chez elles de la violence du premier moment, le sentiment restant improductif sans la volonté.

La fougue des premiers mouvements passée, en effet, tout retenait Claire. Elle n’avait à soutenir en cette occasion aucun principe de moralité, puisqu’elle n’en avait reçu que de résignation et d’obéissance. Elle ne soupçonnait pas qu’il y eût à remplir pour elle le moindre devoir social, ne fût-ce que celui de se défendre elle-même contre l’injustice ou contre l’opprobre.

Rien n’existait pour elle en dehors de la famille et de ses intérêts. Or, dans tout corps constitué (famille ou légion), à part des lois générales, la loi suprême est toujours ce faux honneur qui peut recouvrir l’infamie.

Révéler au public par une démarche éclatante les mystères de sa vie privée, affronter l’opinion à laquelle depuis l’enfance elle obéissait, Claire n’y pouvait songer qu’avec terreur, ou plutôt déjà elle n’y songeait plus. Elle savait bien que, quelque juste que fût sa cause, on ne la plaindrait qu’en la blâmant.

Et quand même seulement on la plaindrait, serait-ce pour elle une consolation bien efficace ? Ainsi que les autres femmes, n’avait-elle pas mis son orgueil à être aimée en même temps que son bonheur ?

Si elle quittait la maison conjugale, son foyer désormais où serait-il ? Elle irait habiter chez ses parents, abdiquant ainsi la seule part d’initiative et d’indépendance que lui donnait dans la vie le gouvernement de son ménage ?

Et l’amour ? Existera-t-elle donc sans vie morale désormais ? Veuve à vingt ans, pour toujours ! tant d’années de solitude ! elle préférerait la mort. Son enfant même, devenu son seul bien, le seul aliment de sa vie, pourrait lui être arraché. Elle n’a droit à rien sur la terre, à rien, ni à son honneur, ni à sa liberté, ni à son enfant, qu’à côté de l’homme qui l’a épousée. Elle restera donc, bien qu’il la trahisse. Elle n’hésite plus, elle restera.

Cependant elle frémit à l’idée des sacrifices qui peuvent lui être imposés, des lâchetés qui peuvent être nécessaires. Elle n’est pas assez fière pour que la crainte de se manquer de respect à elle-même puisse l’inquiéter ; mais frappée dans son sentiment, elle ressent des répugnances énergiques. Non, elle ne recevra pas de nouveaux baisers de ces lèvres qui ont pressé les lèvres impures de madame Fonjallaz.

Dans leur petit appartement, tout se trouvait disposé pour l’intimité complète d’un jeune ménage, et rien ne se prêtait à d’autres arrangements. Transformer la salle à manger en chambre à coucher, quoique gênant, c’eût été possible, mais il fallait acheter un lit. Or, madame Desfayes ne disposait que de l’argent nécessaire aux dépenses de la semaine. Le temps, la force de sortir lui manquaient aussi, et surtout l’audace. On s’étonnerait… Que diraient les gens ? Ferdinand surtout… Plus d’une résolution s’est brisée contre des obstacles aussi vulgaires.

Morne, inquiète, désespérée, elle attendit le soir, espérant vaguement des circonstances l’aide dont elle avait besoin toujours. Elle essayait parfois de rassembler ses forces pour la résistance, mais elle ne parvenait qu’à les épuiser par ses terreurs. Et puis, elle ressentait dans les flancs des douleurs sourdes, et tremblait pour son enfant.

Mathilde, qui vint la voir, irrita son chagrin sans la fortifier. La force ne se communique point.

Le souper fut aussi triste qu’avait été le dîner. Quand Louise se trouvait là, Ferdinand prenait occasion de marquer de la sollicitude pour Claire, en lui offrant quelque chose. Seuls, ils se taisaient.

La jeune femme était d’une pâleur extrême. Renversée sur sa chaise, une main sur la table, elle détournait ses regards de Ferdinand, et le mouvement haletant de son sein gonflé, qui soulevait et abaissait les plis de son peignoir, faisait penser à l’être qui habitait en elle, et qui, souffrant avec elle, déjà, dans ses rêves embryonnaires, recevait les impressions de la douleur.

— Tu n’es pas bien là, sur cette chaise, Claire ; tu ferais mieux de te mettre au lit.

Elle se leva sans répondre et alla s’étendre sur le canapé.

Quand M. Desfayes eut achevé son repas, il vint s’asseoir près de sa femme, et voulut prendre sa main, qu’elle retira.

— Voyons, Claire, dit-il, pardonne-moi.

Elle fut vivement touchée de cette parole humble qu’il prononçait pour la première fois, et fondit en larmes.

— Ah ! Ferdinand ! Les sanglots lui coupèrent la voix. Puis elle répéta encore : — Ah ! Ferdinand !

Il rougit sous ce reproche, qui d’un seul mot et d’un seul accent rappelait leur amour et sa trahison.

— Je suis désolé, je t’assure, dit Ferdinand, de t’avoir si vivement affligée. C’est fini ; désormais, je ne remettrai plus les pieds chez cette femme ; je te le jure. Pardonne-moi, et soyons unis comme auparavant !

— Comme auparavant ! répéta-t-elle, comme auparavant !

— Oui, pourquoi pas ? Voyons, ne me repousse pas. Ne fais pas l’enfant. Je reconnais mes torts et je les répare ; que veux-tu de plus ?

Elle n’aurait su le dire en effet ; car ce qu’elle eût voulu, c’était l’impossible.

— Je ne puis oublier, dit-elle d’une voix à peine distincte.

— Il ne s’agit pas de cela, reprit-il avec un peu d’impatience ; il s’agit d’être raisonnable. Une honnête femme doit fermer les yeux sur les fautes de son mari. Une femme sage doit accepter ses excuses, quand il en veut bien faire, et, de ce moment, revenir à lui sans arrière-pensée et sans vaines récriminations.

Claire le regardait avec une sorte d’hébétement, ne sachant que lui répondre, surprise d’avoir à répondre là-dessus, et ne pouvant comprendre qu’il lui demandât de ne plus souffrir.

Elle était peu habituée à formuler pour elle-même ce qu’elle éprouvait, quoique la douleur et l’inquiétude l’eussent forcément initiée à la réflexion ; mais elle sentait bien que quelque chose de sacré s’était rompu entre elle et Ferdinand ; que leur union désormais n’existait plus au même titre ; que c’en était fini à jamais.

Pour lui, il ne soupçonnait en rien l’affreuse déception de sa femme. Il ne songeait pas qu’elle avait mis toute sa vie sur un seul amour. Il n’avait jamais eu de culte, lui. Enfant, de la bouche de son père et de la part de tous ceux qui l’entouraient il avait reçu cette idée, — non pas sous forme de leçon, mais comme expression familière de la vérité, — que l’amour, pour un homme, ce n’était pas une seule, mais plusieurs. Il n’avait pu s’unir véritablement à sa femme par la seule raison qu’il s’était séparé de ses maîtresses. Hors de l’unité, il ne peut y avoir de religion dans l’amour.

Et tandis qu’elle s’était donnée au contrat tout entière, passé, présent, avenir, avec toute cette science divine, faite d’ignorance ou d’oubli, qui a fait supposer à l’homme l’enfant venait du ciel, lui, n’avait pu donner de lui-même que la part laissée par ces épreuves, qui effacent dans l’âme jusqu’au sens confus des choses sacrées.

— Eh bien ? demanda-t-il d’un ton où le mécontentement perçait.

— Je ne sais que te répondre, dit-elle en pleurant. Je voudrais te pardonner et je ne puis pas ; je souffre beaucoup. Attendons un peu. Je tâcherai d’être plus forte ; je tâcherai d’être comme auparavant.

Mais il frappa du pied et se mit à marcher dans la chambre à grands pas.

— Tu as tort, dit-il sèchement ; il faut toujours accepter une réconciliation franchement offerte. Le moment passé, on ne sait s’il reviendra.

— J’accepte ta promesse de ne plus retourner dans cette maison, reprit la jeune femme avec effort.

— À la bonne heure ! et maintenant plus de reproches, plus de larmes ! dit-il en se rasseyant auprès d’elle. Ton chagrin m’est très-pénible. Je ne veux plus te voir souffrir ainsi. Ne comprends-tu pas que je tiens à toi bien plus qu’à cette femme ? Allons, désormais c’est fini. Embrassons-nous.

Il la prit en même temps dans ses bras, et Claire n’osa le repousser ; mais elle éprouva un serrement de cœur si vif qu’il eût pu la voir pâlir. Cependant il ne s’en aperçut point et lui donna plusieurs baisers.

— Maintenant, poursuivit-il en cherchant à l’entraîner, viens ; il faut te mettre au lit ; tu as besoin de repos.

Mais, tremblante, elle se rejeta sur le canapé en balbutiant :

— Je serai très-bien ici… avec une couverture… je serai très-bien ici…

Ferdinand, qui avait encore le bras passé autour d’elle, le retira d’un mouvement brusque, et, poussant un éclat de rire saccadé :

— Ah ! tu veux faire de ces bêtises-là ! Ah ! tu le prends sur ce pied ! Ma foi ! ce sera plaisant !

En jurant, il mit son chapeau et se dirigea vers la porte.

— À ton aise, ma chère. Tu pourras faire ce qui te plaira ; je ne rentrerai point.

Toute cette colère terrifia la pauvre femme. Elle craignit une rupture complète ; puis elle fut prise de la peur du scandale, qui chez les femmes domine tout. M. Desfayes, allait donc coucher à l’hôtel ? Ce serait dès le lendemain une nouvelle de ville, un étonnement, une risée.

Mieux cent fois eût valu son départ à elle-même ; c’eût été plus digne. Les propos, les suppositions, l’ébahissement indiscret de sa domestique, tout cela à la fois lui saisit l’esprit, et, se levant éperdue, elle retint son mari.