Un divorce (André Léo)/Chapitre 12

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Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie (p. 241-267).

CHAPITRE XII


Madame Fonjallaz suivait de son pas vif et leste la petite rue qui, de la place Saint-Laurent, mène au Grand-Pont, et plus d’un passant, après avoir remarqué la fraiche et jolie figure épanouie sous le cordon de fleurs de son chapeau, se retournait pour admirer la taille cambrée que dessinait son châle blanc, serré sur les hanches et flottant sur les épaules. Cette jolie taille, cependant, s’était un peu raccourcie, et prenait au-dessous de la ceinture une ampleur très-remarquable, que du reste madame Fonjallaz portait à ravir et avec la plus grande aisance.

Elle saluait ses connaissances d’un petit sourire protecteur, et regardait de haut en bas les étrangers. N’eût été sa démarche pimpante et son air de bonne humeur, on l’eût prise pour une grande dame.

Sur le Grand-Pont, elle rencontra Monadier, qui, marchant vite, ne la voyait pas, et elle l’arrêta d’un pst ! énergique, au bruit duquel cinq ou six personnes tournèrent la tête. Après qu’ils eurent échangé une poignée de main, madame Fonjallaz s’écria :

— Puisque vous voilà, vous allez m’indiquer au juste où se trouve votre atelier ; car, telle que vous me voyez, je vas y faire une visite.

— Ah ! ah ! fort bien ; vous voulez essayer de nos produits ?

— Ma foi ! ce sera une économie, puisqu’on ne voit jamais la couleur de votre argent, pas plus que celui de votre associé.

— Voyons ! voyons ! est-ce que vous me cherchez noise ?

— Je ne dis trop rien pour vous, parce que vous êtes un parent, et que d’ailleurs vous nous amenez du monde ; mais il faut pourtant que j’aie un billet de votre Sargeaz, qui ne met plus les pieds chez nous depuis que je refuse de lui faire crédit, et je lui porte sa note, qui ne va pas à moins de trois cents francs. C’est qu’il faut que je fasse tout, moi ! Fonjallaz est si poule mouillée, qu’il a peur de demander aux gens ce qui lui est dû. Il ne pense pas non plus qu’il aura des vins à payer, le trente. Nous faisons un triste métier ; toujours fournir aux autres, et il ne nous rentre rien. Il ne faudrait pas compter cette fois sur Desfayes. Je ne voudrais pas être toujours à lui demander.

— Bah ! n’est-il pas trop heureux ? Car enfin, en retour, vous lui donnez bien quelque chose ?

— Vous êtes une mauvaise langue, Monadier. Je n’entends pas que vous me parliez comme ça. Je trouve aussi que vous feriez beaucoup mieux de ne pas tant pousser Fonjallaz à acheter ; car il ne sait ce qu’il fait ; et, quand on n’a pas d’avance, il ne faut pas se lancer trop. Mais, vous ne craignez rien pour les autres, vous, et tout le monde dit que vous avez mis ce pauvre Sargeaz dans une belle situation.

— Une belle situation ? Certainement ! comment donc ! ça prend admirablement, ma chère. Je viens de recevoir encore une commande. Vous verrez. Qu’est-ce que vous regardez donc comme ça ?

Il reconnut alors madame Desfayes, s’avançant sur le même trottoir, accompagnée de sa bonne et de son enfant.

À l’aspect de son ennemie, qui, avec un regard insultant et un sourire ironique, la regardait, Claire détourna les yeux ; et à mesure que ses pas, comme malgré elle, la rapprochaient de cette femme, elle devenait extrêmement pâle. Madame Fonjallaz, au moment où elles se croisèrent, laissa échapper un ricanement, et dit, assez haut pour être entendue :

— Peuh ! Mon Père ! qu’est-ce que c’est que cet enfant-là ? C’est de la famille des singes !

Et lançant un éclat de rire, qui atteignit comme une flèche le pauvre groupe fuyant :

— Où vont-ils comme ça ? Ah ! je le sais, dans le jardin de madame Renaud, voir M. Camille. Mais, je vous le demande, ça se comprend-il ? Une femme bâtie de la sorte, une vraie Grandvaux, une fille d’usurier, largement nourrie du bien des autres, oser faire de pareils enfants ! N’est-ce pas une honte ?

— Méchante ! dit Monadier. Ce n’est pas bien à vous de vous moquer d’elle. Après tout, que savez-vous si ce n’est pas aussi la faute de Desfayes ?

Et désignant d’un geste grossier la taille arrondie de madame Fonjallaz, il se pencha vers elle et murmura quelques mots à voix basse.

La jeune femme devint rouge, recula d’un pas, et, jetant à son interlocuteur un regard qui valait vingt soufflets :

— Monadier, vous êtes un lâche insolent ! et vous mériteriez que je vous crache au visage. Croyez-vous que je suis femme à supporter de pareilles plaisanteries ? Qu’est-ce qui vous donne sur moi de ces idées-là ?

— La ! comme vous vous fâchez ! Je croyais, moi, que ça ne vous faisait rien. Voyons, de bonne foi, pensez-vous que ça ne saute pas aux yeux de tout le monde que Ferdinand raffole de vous et que vous ne le voyez pas d’un mauvais œil ?

— Eh bien ! quand ce serait comme ça, est-ce une raison pour en penser plus long et dire de pareilles bêtises ? Il n’y a que vous pour être vilain et grossier comme ça.

— Ah ! vous croyez qu’il n’y en a pas d’autres ?

— D’autres ? répéta-t-elle (et sa figure prit une expression sérieuse). Vous prétendez que d’autres peuvent croire ?…

— Et dire, mon enfant, reprit Monadier.

Madame Fonjallaz parut vivement troublée.

— Vous avez entendu dire du mal de moi ? demanda-t-elle en fixant Monadier d’un air menaçant.

— Du mal ! Bah ! ne vous inquiétez donc pas comme ça, mon cœur. Tout le monde avoue que vous êtes charmante. Ah ! vous croyiez qu’on pouvait impunément rendre les gens fous sans que personne s’avisât d’en tirer les moindres conclusions… Eh ! eh ! eh ! Vous ne manquez pourtant pas d’esprit et de logique. Voyons, après tout, qu’est-ce que ça vous fait ? Est-ce votre mari qui vous inquiète ? Vous savez bien qu’il sera toujours le dernier averti.

Elle fit un brusque mouvement comme pour s’éloigner, mais, se retournant vers lui :

— Prenez garde, seulement, à la manière dont vous parlerez de moi, Monadier. Si vous avez de la langue, j’en ai une aussi, et j’en sais assez sur votre compte pour faire rire toute la ville à vos talons, si je me charge de vous.

— Est-elle méchante ! est-elle méchante ! disait Monadier, s’efforçant de rire, mais un peu déconcerté. Voyons, ma belle enfant, faisons la paix, ajouta-t-il en lui tendant la main.

Elle la toucha du bout des doigts, avec une moue de mépris, et lui tourna le dos ; puis, se drapant dans son châle, s’éloigna vite, d’un air mécontent et agité. Elle descendit le ravin creusé par le Flon, et dont le Grand-Pont enjambe, d’une rive à l’autre, les bords escarpés. C’était là, au milieu des maisons et des jardins, et sur le bord même du torrent, qu’Étienne avait placé le laboratoire de sa fortune, entre une fabrique de chandelles et une teinturerie.

L’atelier se composait d’une vaste chambre ; que remplissaient un fourneau, des tonneaux, de grands vases de terre, et des pots rangés et étiquetés. On voyait encore, çà et là, des fioles, des bonbonnes, des bouteilles, des ustensiles de toute sorte, pêle-mêle.

Quant au cirage, il y en avait partout, sur les murs et sur le plancher, aussi bien que dans les vases ; et le premier mouvement de madame Fonjallaz, à son entrée, fut de serrer autour d’elle ses vêtements avec soin.

— Sargeaz ? demanda-t-elle à un jeune ouvrier, qui s’occupait à verser un liquide d’un vase dans un autre, en en répandant la moitié.

— Il est là, répondit-il, montrant une porte, que madame Fonjallaz poussa aussitôt.

Dans un cabinet, meublé d’un bureau et de deux ou trois chaises, Étienne, accoudé, lisait attentivement.

— Vous ne vous attendiez pas à ma visite ? lui dit madame Fonjallaz de son ton impertinent.

— Ma foi ! non, dit Étienne, qui, se levant en sursaut, ferma son livre. Vous m’apportez votre pratique ? On ne détaille pas ; mais pour vous…

— Oh ! vous avez assez de raisons de faire quelque chose pour moi ; mais je parie que vous n’y songez pas.

— Comme ça ne servirait de rien…

— C’est comme ça que vous le prenez ? Et si je faisais saisir tout ce qu’il y a dans cette bicoque !

— Tout cela appartient à Monadier. Puis, vous n’êtes pas si méchante. Quoi ! vous voyez que je me mets au travail courageusement et de bon cœur, et vous venez me chercher querelle avant que j’aie eu le temps de gagner un batz !

— Est-ce de la chimie que vous étudiez comme ça ? dit-elle en saisissant le livre qu’un instant auparavant Étienne lisait. En l’ouvrant, elle vit à la première page : Scènes de la vie parisienne, et le rejeta sur le bureau, si brusquement que tous les papiers s’éparpillèrent. Vous êtes bien toujours le même, allez, et vous mourrez dans la peau d’un propre à rien.

— Ah çà ! s’écria le jeune homme impatienté, est-ce en votre qualité de femme charmante que vous venez ici me chanter de pareilles douceurs ? Envoyez-moi le procureur tout de suite, ça me sera plus agréable.

— Je vais tout simplement obtenir un jugement contre vous, à moins que vous ne me fournissiez un billet avec caution.

— Et où voulez-vous que je prenne une caution ? Personne ne m’en fournira, sinon Monadier, peut-être.

— Oh ! pour celle de Monadier, je n’y tiens pas ; mais vous pourriez avoir celle de votre cousin Desfayes.

— Desfayes ? Non, madame, dit Étienne sèchement. Ne la lui demandez pas, car je n’accepterais point. Je ne veux pas me prêter à ces choses-là.

— Il me semble qu’il n’y a pas de machinations là-dessous. M. Desfayes ou un autre ; moi, ça m’est égal… Tenez, je vois bien que vous croyez, vous aussi, que je suis amoureuse de votre cousin. Ce n’est pas vrai, et, à la fin, tout cela m’impatiente. Je ne dis pas que je n’ai pas été un peu coquette avec lui ; les hommes sont si bêtes qu’on ne peut faire autrement avec eux ; mais je vois à présent que le monde en croit plus long qu’il n’y a, et moi alors ça ne me convient plus du tout, et je veux que ça finisse ; car si ça venait aux oreilles de Fonjallaz, surtout à présent, il me rendrait malheureuse. Ainsi donc votre cousine peut reprendre son mari, si ça lui plaît ; vous n’avez qu’à le lui dire. Je le lui rends de bon cœur, et, dès la première fois qu’il vient tourner autour de moi, au lieu de m’amuser de lui, simplement, comme je l’ai toujours fait, je l’envoie promener de manière à ce qu’il n’y revienne plus. Le plus souvent que j’irai me faire déchirer par les langues, à cause de lui !

— Ma foi ! vous avez tout à fait raison, dit Étienne ; et si ce sont les mauvais propos qui vous font peur, il est plus que temps de vous y prendre. Ça ne vous a pas fait honneur dans le monde, allez, de causer du chagrin à ma cousine, comme vous l’avez fait.

— Ah ! elle s’est plainte ! Voyez-vous ! Elle ne se sera pas gênée sans doute de dire du mal de moi. Eh bien ! il me semble que c’est elle qui a eu le dessous en cela. J’aurais été plus fière, à sa place, et n’aurais pas fait voir mon chagrin. Tant pis, je ne m’en repens pas. Elle ne m’a jamais fait que des malhonnêtetés. Elle m’a dit des choses mortifiantes, et, quoiqu’elle me connût bien, puisque je lui avais essayé assez de robes, jamais, depuis qu’elle est mariée, elle n’a daigné me saluer. Eh bien ! oui, si je l’ai fait pleurer, j’en suis contente. Pour son mari, il me faisait la cour avant elle, et, si j’avais bien voulu, peut-être qu’elle ne serait pas madame Desfayes. Qu’elle le garde, j’y consens ; mais dites-lui qu’elle se tienne tranquille et ne parle pas de moi ; car autrement elle pourrait bien encore avoir de mes nouvelles.

— Vous concevez, dit Étienne, que je ne me charge pas de pareilles commissions.

— Oh ! je sais que ces dames font les bégueules, et qu’on ne peut rien leur dire du tout ; mais elles n’en pensent pas moins long pour ça. Bah ! qu’est-ce que cela me fait ? Allons, voici votre note. Faites-moi tout de suite votre billet. Et puis vous me donnerez de ce fameux cirage, que je ne vous payerai pas, je vous en préviens.

Quand il eut fait le billet, qu’il lui remit, ils passèrent dans l’atelier.

— Il ne vous est pas venu de commande depuis que je suis là, dit-elle ironiquement.

— Oh ! cela vient… mais doucement… Quand on commence…

— Attendez seulement un peu, et l’on viendra se battre à votre porte pour en avoir, puisque vos annonces assurent que c’est le plus beau cirage qu’on ait jamais vu. On sait assez que vous ne voudriez pas mentir. Moi, j’aimerais bien vous voir riche, ça vous donnerait peut-être l’idée de payer vos dettes.

— Frédéric, dit Étienne à l’ouvrier qui écoutait, allez à la fontaine laver des bouteilles.

— Eh bien ! qui sait si ça ne m’arrivera pas ? poursuivit-il en répondant à madame Fonjallaz. Je sais des gens, alors, qui, au lieu de me dire des choses désagréables, m’accableraient de politesses.

— Vous croyez ça de moi ? Vous avez tort, dit-elle avec fierté. J’aimerais bien la richesse, mais je déteste plutôt les riches, et vous ne me les verrez jamais flatter. Peuh ! je n’ai jamais compris les femmes qui caressent des vieux pour leur héritage ; moi, je n’aurais pas ce courage-là. Mais un gentil garçon comme vous, ce serait tout de même naturel qu’on vous aimât mieux riche que pauvre, puisque vous auriez plus d’agrément à donner. À propos, comment se porte votre famille ?

— Ça vous intéresse ? demanda Étienne ironiquement

— Pas beaucoup ; mais c’est qu’on rit tant de votre idée de vous être mis dans l’heimathlosat. Moi, je trouve tout de même que vous agissez avec cette fille comme un garçon de bon cœur. C’est fâcheux seulement que vous n’en ayez pas le moyen. Et votre marmot ?

— Il est superbe.

— Je vous en félicite ; c’est ce que vous faites de mieux, à ce qu’il paraît ? Et cependant, si vous voulez me croire, vous en resterez là.

— Comme vous êtes bonne de me conseiller ainsi ! dit Étienne, qui, agacé par ce babillage décolleté, la prit brusquement par la taille.

Mais, plus brusquement encore, elle se dégagea, et l’envoya tomber sur un tonneau vide, avec lequel il roula jusqu’au fond de l’atelier.

— Tiens ! vous êtes encore aimable ! vous, dit-elle en rajustant son châle. Vous croyez que je suis une femme avec qui l’on peut jouer, parce que je vous conseille dans votre intérêt ? Les mots ne me font pas peur, mais ils ne me font pas non plus perdre la tête.

— Je croyais que vous entendiez mieux la plaisanterie, répondit Étienne en revenant vers elle, un peu déconcerté.

— Vous avez du noir à votre pantalon et à vos mains, dit madame Fonjallaz en riant. Eh ! que je me sauve d’ici ! Vite, donnez-moi mon pot de cirage. Mon cher, vous êtes dans le noir jusque par-dessus la tête, et j’ai bien peur que vous n’y restiez.

Elle se heurta, en sortant, contre Jenny, qui, dans ses habits des dimanches, bien débarbouillée, était presque méconnaissable. La bonne fille venait aussi demander du cirage, et apportait une petite lettre, qu’elle remit à Étienne. Il rougit en reconnaissant l’écriture d’Anna.

« Mon cousin, je crois devoir te prévenir qu’après deux ou trois applications de ton cirage, tous nos souliers sont devenus rouges. Cela me fait beaucoup de peine. Quant au vernis, il est meilleur, mais il ne luit presque point. Peut-être y a-t-il une manière de l’employer que nous ne connaissons pas et qu’il faudrait indiquer sur l’étiquette. Tu ferais bien, je crois, de consulter un chimiste, et je suis sûre que M. Bachot, qui est aussi obligeant qu’instruit, consentirait à te donner des conseils. Fais-moi savoir par Jenny si tu reçois des commandes et si tu espères que tout ira mieux. Je te désire succès et courage de tout mon cœur.

« Ton amie,
« Anna. »

Étienne resta quelques minutes silencieux et absorbé. Puis il remit à Jenny un nouveau pot de cirage avec certaines recommandations.

Pendant tout ce temps, la bonne fille, embarrassée de sa contenance, s’était appuyée contre un tonneau, et comme ensuite elle passa la main sur son visage, elle sortit de l’atelier plus barbouillée qu’on ne l’avait vue jamais.

Une quinzaine après environ, le soir, à Beausite, comme M. et madame Desfayes allaient prendre congé de leurs parents, qui les reconduisaient, au clair de lune, dans l’avenue, madame Grandvaux, prenant le bras de Claire et l’attirant un peu à l’écart, lui dit à demi-voix :

— Ne trouves-tu pas que ton mari est tout triste depuis quelque temps ? Il est aussi très-bon pour toi et pour le petit, et cela devrait te toucher, ma fille. Je vois que tu l’évites toujours un peu et que vous n’êtes pas mieux ensemble. Tu as tort, Claire. Tu joues avec la paix de ton ménage, et tu pourrais, toute ta vie, te repentir de cela.

— J’ai bien remarqué, maman, qu’il était fort triste ; mais sais-je pourquoi ? Ah ! si je pouvais croire !… Mais non, ce n’est pas pour moi. Cela vient peut-être de ses affaires, ou peut-être même…

Elle poussa un grand soupir.

— Moi, je suis sûre que c’est à cause de toi. Je l’ai vu un moment qui te regardait, quand tu jouais avec le petit ; il a souri d’abord, et vraiment son regard était fort tendre. Puis tout à coup il a soupiré, a mis comme cela sa main sur ses yeux, et est redevenu tout sombre. Maintenant, ton devoir est de lui pardonner, ma fille, et tu serais coupable de ne pas le faire, ne serait-ce qu’à cause de ton petit Fernand !

Oh ! était-ce vraiment pour elle ? regrettait-il leurs chères amours ? Si son âme s’était adoucie enfin ? S’il avait compris qu’il ne pouvait être heureux qu’avec sa femme, son éternelle compagne, la mère de son enfant ! Le cœur de Claire battait avec force dans sa poitrine et ne demandait qu’à croire. Mais, d’un autre côté, le doute, qui avait désormais envahi sa jeune âme, l’agitait de ses tourments.

Anna, M. et madame Grandvaux, les avaient quittés. Elle marchait sur la route, silencieuse, à côté de Ferdinand, Louise portant devant eux l’enfant endormi. La lumière de la lune, qui les éclairait, idéalisait encore la figure triste et mélancolique de Claire. Ferdinand, rêveur, la regardait.

De petits détails, qui l’avaient d’abord peu frappée, se retraçaient au souvenir de Claire en ce moment. L’autre jour (c’était peu de chose, mais une attention pareille n’était pas ordinaire chez Ferdinand), comme elle avait l’enfant sur ses genoux, il avait pris un tabouret et l’avait mis sous les pieds de sa femme.

Hier, en embrassant Fernand, il avait appuyé la tête sur le sein de la mère, comme par mégarde ; mais il était resté ainsi quelques instants. Et puis, sa manière d’être avait changé. Il n’était plus dur, impérieux ni insultant ; ainsi que le disait madame Grandvaux, il était triste. Oui, déjà depuis plusieurs jours, elle l’avait bien remarqué, et cela l’avait touchée ; mais le doute combattait encore l’attendrissement.

La journée avait été brûlante ; l’air, encore tiède, était rempli de légers parfums et d’harmonies vagues. Il ne semblait y avoir nulle part, au sein de ce calme, sous ces clartés molles et tranquilles, place pour des découragements et des tristesses, et la voix qui osait s’élever au milieu de ce beau silence prenait des accents émus.

Un premier son vibrant retentit, et successivement toutes les horloges de la ville sonnèrent, les unes d’un ton grave, les autres d’une voix claire et vive, une plus petite, argentine et sautillante, chacune à sa manière, annonçant l’heure, plus diverse encore dans ses significations pour ceux qui l’écoutent.

— Il est dix heures, dit Claire, et nous sommes le 25 août. Fernand vient d’avoir quatre mois. M. Desfayes s’arrêta un peu.

— C’est vrai, dit-il, et le voilà qui devient fort. Il a été tout aujourd’hui plein de bonne humeur et d’intelligence. As-tu vu comme le grand-père s’émerveillait quand Fernand tendait à table sa petite main ?

— C’est que vraiment il est étonnant pour son âge ! répondit Claire, en appuyant son bras sur le bras de son mari. Et curieux ! Il veut tout savoir. Quand il aperçoit un objet nouveau, as-tu remarqué comme il s’agite, comme il s’élance ? Il faut absolument qu’on l’en approche ; et alors il regarde avec une telle attention !… Tantôt, dans la cuisine, il a levé le couvercle de tous les plats. Sa grand’mère en était dans l’admiration. T’ai-je dit qu’hier il a cassé la grande soupière ? ajouta-t-elle avec orgueil.

Ferdinand se mit à rire, et, serrant la main de sa femme :

— Et tu ne l’as pas grondé ?

— Non, j’ai failli, au contraire, l’étouffer de baisers. Une main si petite ! Je ne l’aurais jamais cru si fort !

— Avec cela il te donne encore extrêmement de peine, dit Ferdinand, en pressant le bras de sa femme contre sa poitrine.

Il ne s’avisait point, à l’ordinaire, de s’inquiéter de cela.

Elle répondit : — Il y a tant de joie pour moi dans cette peine, qu’il ne faut pas trop me plaindre. J’aime au contraire qu’il en soit ainsi ; quand il sera grand, je regretterai, il me semble, de ne pouvoir plus le prendre dans mes bras et sur mes genoux.

— Oh ! tu es une bonne mère ! dit-il d’une voix tendre en se penchant vers elle ; oui, chère petite, vraiment !…

Son bras, enlacé à celui de Claire, se dégagea doucement et se glissa autour de la taille de la jeune femme. Depuis quelques minutes ils marchaient lentement, et Louise, qui allait toujours du même pas, était déjà loin. Pressée dans les bras de son mari, Claire ne résista plus ; prise d’un élan de cœur, elle jeta elle-même ses bras autour du cou de Ferdinand, et, le serrant d’une force extrême :

— Oh ! m’aimes-tu encore ? est-il bien vrai que tu m’aimes ? demanda-t-elle.

— Oui, mon amie, oui, je te le jure ! c’est bien toi que j’aime, et que j’aimerai toujours. Laissons tout mauvais souvenir. Aimons-nous comme autrefois.

Ils s’embrassèrent avec effusion, et achevèrent la route appuyés l’un contre l’autre, comme autrefois, les bras enlacés, les mains unies, et, sans rappeler les mauvais jours, échangeant de douces paroles et des confidences. D’abord, ce fut de toute son âme que Claire se reprit à aimer son mari. La foi et l’espérance, dans les âmes jeunes, sont inséparables de l’amour. Mais cela ne dura que peu de temps. Elle sentit de nouveau qu’elle n’était pas secondée. À l’enthousiasme du premier élan succéda le sentiment inexorable de la réalité. Elle eut beau vouloir, beau faire, ce n’était plus comme autrefois. Elle n’était plus la jeune fille confiante qui incarnait son rêve autour d’elle ; Ferdinand n’était plus l’époux idéal, l’être unique auquel, seul, elle pouvait s’unir. Toutes ces chères merveilles avaient disparu. Je ne sais quel abaissement de toutes choses s’était fait en elle. Son amour d’épouse n’avait plus d’excitation. De même, la révolte si vive, si intime, que lui avait causée la trahison de son mari s’était apaisée ; les saintes indignations ne s’éprouvent bien qu’une fois. L’influence des faits enfin et la vulgarité de la vie telle qu’on l’a faite l’avaient fatalement envahie ; et elle se laissait aller à cela, n’ayant plus dans l’âme de véritable idéal et de véritable passion que son enfant.

Pour le moment il lui suffisait. Rien de plus absorbant que ces petits êtres souffreteux, dont la seule apparence débile émeut le cœur. Et puis, de jour en jour, il devenait de plus en plus une créature particulière. Il remarquait les choses, cherchait à les comprendre, en saisissait les rapports ; et la mère assistait émerveillée à ce spectacle admirable, et le plus attachant de tous, du développement de l’être intérieur.

Elle, si naïve dans son adoration, si touchée, se retenant un peu de raconter son fils à tout le monde mais ne pouvant s’en empêcher, était aussi charmante à observer que lui. Elle aurait pris d’ailleurs en pitié ceux qui l’eussent raillée. Elle n’aurait pas su dire combien ils étaient insensés de croire que ce travail immense de l’initiation de l’être à la vie peut s’accomplir sans phénomènes : mais elle le sentait. Elle avait d’ailleurs pour auditoire sympathique sa mère et sa sœur. Quand elles étaient ensemble, toutes leurs conversations ne roulaient guère que sur l’enfant, sur ce qu’il avait fait de nouveau, sur ses progrès en toutes choses.

C’était toujours une pauvre petite créature au dessous de son âge pour la force et pour la taille ; mais son intelligence n’en frappait que davantage. Il avait le front haut et large, de grands yeux noirs, des joues pâles et avalées, une excessive maigreur ; mais son sourire était charmant, et sa vivacité n’était pas amoindrie par sa faiblesse.

Quand il ne souffrait pas, il était gai, se répandait en gazouillements, en éclats de rire, et faisait tout le bruit dont il pouvait disposer. Il commençait à embrouiller les bobines de sa mère et saisissait à merveille la plaisanterie quand elle le menaçait, le doigt levé disant : « Finissez, monsieur ! » L’éclair d’une joyeuse malice brillait alors dans ses yeux. Il se hâtait de recommencer en la regardant, et riait aux éclats, en se rejetant en arrière, quand la main chérie, si peu redoutée, fondait sur lui. Car il était toujours passionné, soit dans le plaisir, soit dans la peine, et même dans l’observation où il s’absorbait parfois, au point que sa mère avait reconnu la nécessité de l’en distraire. De même sa joie, si elle devenait trop vive, dégénérait en rire nerveux et en crises, et ses colères, assez rares heureusement, étaient effrayantes.

Mais quand il n’éprouvait que des douleurs physiques, ce qui était fréquent, ce n’était pas de l’irritation qu’il témoignait ; il se plaignait doucement, en regardant sa mère ; et on voyait que la douleur seule lui arrachait des cris, qui s’apaisaient aussitôt. Dans ces moments-là, il semblait vouloir expliquer son mal. Il adressait à Claire de longs récits inintelligibles, pleins d’inflexions de voix. Elle répondait en pleurant :

— Je ne te comprends pas ; mais je sais que tu souffres, et je souffre avec toi.

Puis, elle disait à madame Grandvaux :

— Il est déjà tout rempli d’idées. Il lui manque seulement de savoir notre langue pour causer avec nous.

Madame Grandvaux se félicitait du résultat des conseils qu’elle avait donnés à sa fille. Car, disait-elle, le ménage allait maintenant aussi bien qu’un autre. Et c’était vrai. M. Desfayes n’était chez lui qu’aux heures des repas et du sommeil ; mais sa femme ne trouvait pas cela mauvais, et ne s’en inquiétait plus. Pourvu que le dîner fût prêt à l’heure, et suffisamment bon, qu’il trouvât sous sa main les vêtements qu’il lui fallait, que sa femme lui donnât la réplique, à table, sur les nouvelles de la ville et du canton ; pourvu que l’enfant ne dérangeât pas le calme du repas et ne criât pas la nuit trop fort, M. Desfayes n’était pas de mauvaise humeur et ne contrariait pas sa femme. Il n’usait même pas trop de son droit de gronder à l’égard d’un rôti mal cuit ou d’une chaussette négligée, et ne contrôlait pas de bien près les dépenses de Claire.

Celle-ci, de son côté, remplissait son devoir avec exactitude. Le soin du service de Monsieur passait, dans la maison, avant toute autre chose, et ses ordres étaient accomplis rigoureusement. Lors même que l’enfant tenait sur pied toute une nuit Claire et sa domestique, ni l’une ni l’autre, le matin, ne se livrait au sommeil ; et Louise, les yeux gonflés et tout étourdie, servait à la même heure le déjeuner de Monsieur, tandis que madame Desfayes, la tête brisée, se levait pour tenir et habiller le petit Fernand. Enfin la conversation des deux époux était montée d’habitude sur le ton amical. Ferdinand commençait à s’intéresser à son fils. Il le prenait de temps en temps sur ses genoux, et le petit Fernand, qui le connaissait très-bien, commençait à lui sourire, à jouer avec sa barbe et à lui tendre les bras.

Les choses allaient donc là paisiblement.

Il n’en était pas de même dans le ménage d’Étienne, où la gêne d’abord, puis la débine, avaient produit des ravages profonds. Malgré les leçons d’une vieille ouvrière envoyée par Anna au secours de Maëdeli, Maëdeli était restée la même ; et, loin de pouvoir subvenir à ses besoins par le travail, elle ne pouvait même se résoudre à entretenir ses vêtements. L’état de sa toilette et de celle de son enfant faisait à la fois la honte d’Étienne et l’amusement du quartier. Las de prier en vain, Étienne s’emporta ; Maëdeli, douce et bonne, était cependant incorrigible. Aussi le mécontentement se mit-il entre eux, et tandis qu’Étienne regrettait amèrement le joug honteux qu’il s’était donné, elle, pleurait sa vie errante et insoucieuse, sa pauvre et chère liberté.

C’était l’amour qui, seul, avait pu la décider à vivre si longtemps entre des murailles ; mais la lumière et la chaleur dont il les avait remplies pour elle, peu à peu s’étaient presque éteintes. Maintenant, elle y grelottait de froid et d’ennui. Bien souvent, dès le matin, son enfant dans les bras, elle s’échappait et s’en allait sur les chemins ou dans les bois, toute la journée. Étienne, s’il arrivait, ne les trouvant pas, s’en allait mécontent. Ils en vinrent à passer des huit jours sans se voir.

Quant aux dépenses du pauvre petit ménage, Étienne, toujours dépourvu d’argent, oubliait volontiers le nombre des jours et la quantité des besoins, et ne livrait que des sommes insuffisantes. Un matin que la propriétaire de Maëdeli l’avait menacée de la renvoyer, faute de payement, et que la pauvre fille, n’ayant plus un centime, n’avait pas déjeuné, elle tendit la main sur une route, au premier bourgeois qu’elle rencontra. Avec sa jolie figure, son air triste et son bel enfant, elle excitait facilement l’intérêt. Le succès l’encourageant, elle continua.

Cela dura quelque temps avant qu’Étienne en fût averti. Il faillit étouffer de honte, et accabla sa maîtresse d’injures et de reproches. Elle pleura d’abord, puis elle lui dit :

— De quoi veux-tu que je vive ? Il faut que le petit trouve du lait dans mon sein. Tu n’as pas d’argent. Quand je t’en demande, ta figure me fait peine à voir.

— N’en demande qu’à moi, s’écria-t-il, et, dussé-je vendre mes habits, je t’en trouverai ! mais ne me fais pas descendre, aux yeux du monde, au dernier degré d’avilissement. Si tu ne peux rompre avec tes habitudes de mendiante et de sauvage, pars, laisse-moi, au nom de Dieu ! J’avais bien assez de misères, j’avais assez de faiblesses, assez de lâchetés sans toi ! Tu m’as rendu si malheureux que je mourrais avec joie.

— Si tu voulais, dit-elle de sa voix douce et lente, nous serions heureux. Tu vendrais ce que tu as pour acheter un cheval et un bon char, où nous logerions avec le petit. Nous irions de lieu en lieu, çà et là, contents et libres. Je ferais, comme faisait ma mère, des fleurs en papier rouge, bleu, jaune, très-belles ; nous les vendrions. Loin d’ici, personne ne te connaîtrait, et tu ne t’occuperais plus des idées des autres, qui te tourmentent tant.

Il la traita de folle, et sortit en lui jetant tout ce qu’il possédait. Maëdeli devint de plus en plus triste. Elle restait quelquefois des heures entières, les yeux fixes, assise par terre, au pied du berceau de son enfant, les mains croisées autour de ses genoux. Puis, au sortir de ces rêveries, elle poussait des gémissements, et plus d’une fois la voisine, inquiète, vint frapper à sa porte pour lui demander ce qu’elle avait.

Quant à la tante Charlet, elle était si honteuse de son neveu que, afin de le renier mieux, elle racontait ses méfaits à tout le monde. Tout, dans l’atelier, allait à l’envers. Ni soin, ni activité ; un encombrement, des maladresses, des bévues ! On n’avait su faire que des annonces fort coûteuses, et dont on riait, parce qu’elles annonçaient ce cirage comme le plus merveilleux du monde, tandis que Thérèse, et bien d’autres ménagères, avaient dû le jeter dans les balayures, puisqu’il donnait à la chaussure une couleur en effet très-éclatante, mais qui tirait sur l’écarlate beaucoup plus que sur le noir.

Sans la religion, mademoiselle Charlet eût été bien malheureuse ! Elle avait eu beau ne point vouloir se marier, il fallait qu’elle eût de la peine pour les enfants des autres ; et quels enfants !…

Alors elle baissait la voix pour raconter (mais seulement à une douzaine d’intimes amies ; ou seulement à sa couturière et à sa repasseuse, mais c’étaient deux femmes tout en Dieu) quelque trait de Mathilde qui faisait soupçonner à ces dames que l’antéchrist pouvait bien être né femelle. Mademoiselle Charlet ne voyait plus sa nièce qu’aux repas, où celle-ci apportait un livre, en sorte qu’elles passaient des quinze jours sans se parler. C’était incroyable, mais c’était vrai. Tout cela désolait mademoiselle Charlet ; elle n’y tenait plus, et elle allait écrire à son beau-frère de la débarrasser de ses enfants, puisqu’elle voyait bien d’ailleurs qu’on n’avait pas confiance en elle ; car elle s’était aperçue que Mathilde donnait à son frère de petites sommes de temps en temps ; mais on ne lui rendait compte de rien.

On plaignait beaucoup dans la ville mademoiselle Charlet, et quand Mathilde passait dans la rue, de son pas vif et décidé, allant à Beausite donner ses leçons aux enfants Schirling, et toujours vêtue de sa petite robe de laine noire et de son chapeau de paille aux rubans couleur de feu, elle ne rencontrait guère sur sa route que des regards malveillants, qu’elle traversait la tête haute avec un sourire de mépris.

Pour Étienne, après le scandale de ses amours avec une mendiante, sa journée de prison pour dettes, et l’insuccès de sa tentative commerciale, tous les gens honorables le méprisaient ; ses amis de café eux-mêmes ne le recherchaient plus, et il n’y avait que Camille qui lui tendait toujours la main, et lui prêtait quelquefois un peu d’argent.

Une autre personne aussi ne l’abandonnait pas, bien qu’elle ne le vît plus ; Anna, par l’entremise de sa sœur, chercha plus d’une fois à agir sur son cousin, soit pour lui adresser des remontrances, soit pour lui ouvrir de meilleures voies. Claire se prêtant avec bonté aux désirs de sa sœur, eut de longues et intimes conversations avec Étienne. Malheureusement, ils en vinrent à parler aussi des chagrins de Claire, et, cédant à une curiosité indiscrète et peu digne, plus d’une fois Claire interrogea son cousin sur madame Fonjallaz.

Un soir, étourdi par les vapeurs du souper, Étienne rapporta l’entretien qu’il avait eu avec cette femme dans son atelier, comment elle lui avait dit qu’elle voulait rompre avec Ferdinand et le renvoyer, et jusqu’à ces paroles offensantes « Vous pouvez annoncer à votre cousine que je lui rends son mari. » Il se dégrisa, mais trop tard, en voyant l’expression qui se peignit sur le visage de Claire. Elle compara les époques, et acquit cette certitude que son mari n’était revenu à elle, en effet, que chassé par la Fonjallaz, et que cette tristesse qui l’avait touchée n’avait été chez Ferdinand que le poignant regret de ses amours adultères.

Ce fut un coup mortel, sous lequel succombèrent ses dernières illusions. Les premières convulsions de sa haine et de sa colère une fois passées, elle tomba dans un abattement profond, où toute faculté de protestation et de lutte s’éteignit en elle ; elle devint indifférente aux caresses de son mari, comme à l’humiliation de les recevoir. Claire sentit bien, quoique vaguement, qu’un abaissement se faisait dans sa vie ; elle s’aperçut bien que la lumière qui éclairait les choses autour d’elle avait pâli ; mais elle n’y pouvait plus rien.

Elle continua d’adorer son enfant, de recevoir les visites de sa sœur et d’en faire à ses amies. Ses visites chez madame Renaud devinrent de plus en plus fréquentes ; on était aux derniers beaux jours, il fallait en profiter ; puis le petit Fernand s’était pris pour Camille d’une telle amitié, que le temps se passait dans le jardin en jeux charmants. Le jeune peintre, dès qu’il voyait Claire et l’enfant, quittait son ouvrage et venait près d’eux. Il était si attentif et si affectueux pour madame Desfayes, que son regard et sa voix, en lui rappelant sans cesse qu’il avait le secret de ses chagrins, l’assuraient en même temps qu’il eût voulu de tout son pouvoir les adoucir. Claire était fort touchée de cela, heureuse aussi des compliments que lui adressait Camille sur l’intelligence de son enfant, dont il observait les progrès avec intérêt et sagacité. Combien il était différent, celui-là, des autres hommes qu’elle connaissait, tous plus ou moins rudes, inintelligents, vulgaires !

Anna raffolait également de son neveu ; c’était avec lui seul qu’elle retrouvait les élans de gaieté enfantine qui la rendaient si gentille autrefois, quand elle se mettait à rire aux larmes, tout à coup, de la physionomie de ses bêtes, ou de la naïveté des petits Anglais. Elle venait souvent chez Claire, où Fernand l’accueillait toujours avec un tressaillement de joie.

Un jour de novembre qu’elle se rendait de Beausite à Lausanne, et que, autour d’elle, la bise emportant les feuilles desséchées des arbres les faisait tourbillonner dans l’air, ou les chassait par terre avec un bruit sec, Anna vit venir à elle sur la route une de ces charrettes couvertes de toile qui servent de demeure aux heimathloses.

Le père, comme à l’ordinaire, marchait à côté ; le petit cheval allait la tête baissée, d’un air placide, et l’on voyait à l’intérieur une foule de têtes de différents âges, au-devant desquelles se tenait la mère, avec sa figure hâve, sa large poitrine et le marmot obligé. Mais là-bas, tout au fond, cette tête naïve et mélancolique, aux yeux bleus, qu’accompagne aussi la figure joufflue d’un bel enfant… Anna ne l’a entrevue qu’une fois… et pourtant il lui semble que c’est bien elle… Maëdeli.

Elle s’arrêta le cœur palpitant, indécise, regardant le char qui s’éloignait pas à pas ; elle eût voulu rejoindre cette femme et lui parler. Mais était-ce bien Maëdeli ? Et puis cette union, défaite peut-être de leur gré mutuel, Anna pouvait-elle, devait-elle la renouer ? Elle s’assit tremblante au bord de la route, et y resta longtemps encore après que le char eut disparu.

En arrivant, sa première parole fut pour demander à sa sœur des nouvelles d’Étienne.

— Je l’ai vu hier, il était comme à l’ordinaire, fut la réponse de Claire ; puis, comme elle arrivait de chez madame Renaud, elle se mit à raconter avec volubilité les gentillesses de Fernand, et tout ce qu’avait dit et fait M. Camille. Elle était tout animée, la joue blanche et rose, l’œil riant, admirablement belle.

— Je crois avoir vu Maëdeli tout à l’heure, sur la route, dans un char d’heimathloses, interrompit Anna.

— Vraiment ? comme ce serait heureux ! Tiens, en me parlant d’Étienne, M. Camille disait l’autre jour : Maëdeli est le poids qui l’entraîne au fond. Il ajouta qu’on ne pouvait se permettre cependant de couper le lien qui les joignait l’un à l’autre ; car il est plein de cœur et de respect, lui, pour l’amour ; et pourtant un amour comme celui-là…

— Non, Étienne ne peut pas avoir laissé partir sa… cette fille et son enfant, dit Anna, fort émue.

— Son enfant, je ne dis pas ; mais je te trouve bien étrange de t’affliger de cela, ma chère petite. Si elle est partie, c’est ce qui pouvait arriver de plus heureux.

Anna ne répondit rien, et baisa son petit neveu, qu’elle avait dans les bras :

— Avez-vous aimé votre tante aujourd’hui, monsieur ? Avez-vous vu le soleil ? Avez-vous bien ri ?

L’enfant étendit les bras vers le soleil qui s’abaissait.

— Oui, le voilà ; il va se coucher dans son grand lit, derrière la montagne ; mais il reviendra demain pour éclairer le petit Fernand et le faire grandir.

L’enfant, les yeux fixés sur sa tante, l’écoutait et semblait réfléchir. Puis il se mit à s’agiter et poussa deux ou trois cris stridents, où il semblait y avoir plus de douleur que de joie.

Claire, occupée de réparer un petit soulier, revenait toujours au même sujet.

— Si tu savais, dit-elle, comme il s’est amusé aujourd’hui ! Il riait !… Je ne sais pas vraiment lequel des deux s’amusait le plus, car…

— Lequel ? demanda la jeune fille. Qui donc l’autre ?

M. Camille. Ma chère, il marchait à quatre pattes, avec Fernand sur son dos, et Fernand se tenait si bien !… Et tu ne croirais pas, il a dit : Hue ! en frappant comme cela de sa petite main. Il n’avait pas peur, et ne voulait pas descendre quand M. Camille est venu, toujours à quatre pattes, l’apporter à mes pieds.

Une rougeur passa sur son visage à ce souvenir. Elle avait cru voir à ce moment le feint coursier baiser sa bottine. — Mais elle n’en était pas très-sûre.

M. Camille aime les enfants, répondit Anna. Toutes les personnes qui ont de la bonté sont ainsi.

— Oh ! il est très-bon, très-sensible !… Il n’est pas heureux. Il se plaint de n’avoir jamais eu que des déceptions. Il dit qu’il ne connaîtra jamais le bonheur. Je ne sais pas pourquoi, car enfin…

— Il te fait donc ses confidences ?

— Oui… quand par hasard madame Renaud n’est pas là, et quelquefois même devant elle, il me dit bien des choses, certains mots que je saisis seule. Tu comprends, il n’a pas d’amis ; je ne sais pas en effet avec qui il pourrait se lier ici. Il aime son art passionnément ; cela le console.

— Ne va-t-il pas retourner en France ?

— Mais… il le devait ; puis maintenant il préfère… je ne sais pourquoi, rester ici… Qu’a donc Fernand ?

L’enfant s’agitait en criant sur les genoux de sa jeune tante. Celle-ci le mit à terre, et, prenant une agate, la fit rouler devant lui. Soutenu par Anna, il se mit à courir après, mais en criant toujours et comme furieux d’être obligé de jouer. Et cependant ses petits pieds se devançaient l’un l’autre avec une ardeur fébrile à la poursuite de l’agate ; au moment où il allait l’atteindre, Anna la poussait du pied ; il bondissait, recommençait à courir et riait aux éclats, quand tout à coup il se renversa en arrière en poussant des cris douloureux. Claire était accourue, mais ni ses caresses, ni ses prières ne calmèrent l’enfant. Saisissant la corbeille de sa mère, il la jeta par terre avec fureur ; les veines de son front et de son cou se gonflèrent : il criait à perdre haleine.

Claire lui présenta vainement le sein ; il en détourna la bouche, ses bras se tordirent, et son visage devint noir.

Quoique ces crises fussent assez fréquentes, elles étaient toujours cruelles. Accourue au bruit, Louise s’empressait vainement, Claire poussait des cris de détresse, et Anna pleurait, quand M. Desfayes rentra.

— Encore ! s’écria-t-il en fronçant les sourcils. Bah ! vos pleurnicheries ne le guériront pas. Une bonne correction…

Il voulut prendre l’enfant pour le fouetter, selon l’avis qu’il avait reçu d’un médecin, et que déjà plusieurs fois il avait recommandé, à la grande indignation de Claire.

— Ne le touche pas. Je te le défends ! s’écria la jeune mère, avec un tel geste, et d’une expression si puissante, qu’il s’arrêta stupéfait.

— Tu me défends ! balbutia-t-il, c’est un peu fort ! L’enfant respira enfin et retomba épuisé sur le sein de sa mère, sans couleur, sans voix et sans mouvement.

M. Desfayes alors adressa d’aigres reproches à sa femme sur le ton qu’elle prenait avec lui depuis quelque temps. Il ne souffrirait pas cela ; il était le maître et saurait bien se faire respecter.

— Je fais ce que tu veux en toute autre chose, dit-elle, mais je défendrai toujours mon enfant ; tu me le tuerais. Je le connais, moi, et je sais mieux ce qu’il lui faut que tous les médecins de la terre. Il n’y a point de colère dans ces crises, ni aucune méchanceté. C’est qu’il a trop ri, trop jasé toute la journée ; c’est qu’on lui a trop parlé, qu’il a eu trop d’émotions… Raille si tu veux, j’en suis sûre, et je sais aussi pourquoi il est né susceptible et nerveux comme cela. Je le sais ! (répéta-t-elle en lançant à quelqu’un d’invisible un regard de haine). S’il tombait jamais en d’autres mains que les miennes, excepté celles d’Anna, mon enfant serait perdu.

M. Desfayes affecta de mépriser ce que disait sa femme, et, continuant de se plaindre du changement de l’humeur de Claire, il dit quelques mots piquants sur le désappointement qu’on éprouvait, après avoir cru épouser une jeune fille douce et gaie, de se trouver en présence d’une femme maussade ou acariâtre ; Claire répondit avec aigreur, et Anna eut bien de la peine à les empêcher de se fâcher.

S’en revenant le soir, tout affligée de ces discussions, qui n’étaient pas les premières, elle se demandait naïvement pourquoi le mariage, parmi les hommes, est chose si universellement acceptée, et si peu goûtée, à la fois ; pourquoi l’on se marie tant, quand il est si rare de s’unir ? Elle entrevit cette force des choses morales qui mène l’homme, bien que non comprise par lui. Le monde est plein de temples, bâtis pour des dieux qui n’y résident pas.