Un divorce (Bourget, 1904)/VII

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Librairie Plon (p. 182-216).
VII
silences

Il y a dans l’Évangile une phrase bien mystérieuse sur la venue du Sauveur : « Il sera placé, » est-il écrit, « comme un signe de contradiction. » L’histoire des peuples n’est, depuis dix-huit cents ans, qu’un long accomplissement de cette prophétie. Elle se réalise avec une exactitude pareille et d’une façon plus saisissante peut-être dans d’humbles circonstances, à propos des simples destinées individuelles, chaque fois que le problème religieux se trouve posé, comme il venait de l’être par Gabrielle Darras, dans ses données profondes. Il reste si vivant, ce problème, si actuel, si poignant, que les plus incrédules ne demeurent jamais en face de lui dans cette indifférence que la négation totale impliquerait. Il va ébranler dans notre être moral des cordes secrètes et que nous ignorons nous-mêmes très souvent, celles de nos plus lointaines, de nos plus intimes hérédités. Nous entendons, à cet appel, s’éveiller en nous mille atavismes latents et inconscients, cette inapaisable voix des « morts qui parlent, » comme a dit fortement un grand écrivain. Que nous cédions à cette parole ou que nous lui résistions, elle suscite en nous une personne nouvelle, des sympathies, des répugnances, des volontés où nous ne nous reconnaissons plus. On eût certes étonné Darras au plus haut degré, en lui prédisant qu’un jour sa douce, sa timide Gabrielle, si soumise d’esprit et de cœur, et par dévouement et par faiblesse, se dresserait contre lui, révoltée et soutenue par une énergie irréductible. Il eût encore moins cru que lui-même, ce jour-là, éprouverait, devant cette créature fragile, qu’il avait tant aimée jeune fille, tant plainte quand elle était l’épouse d’un autre, tant protégée et si tendrement depuis leur mariage, un sursaut d’orgueil blessé, un mouvement furieux de despotisme. Dès les premiers mots de leur tête-à-tête, l’aveu de cette dévotion renaissante l’avait bouleversé. Il l’avait parfois appréhendée sans jamais l’admettre, et cette tempête intérieure durait depuis des mois, et cette femme, sa femme, avait pu lui cacher un tel secret. De l’apprendre l’avait rempli d’une colère, transformée en indignation, quand Gabrielle avait prononcé ce terrible : « Nous ne sommes pas mariés… » Cet outrage, jeté ainsi, et par quelle bouche ! à leurs douze années d’heureuse intimité, à l’honneur de leur ménage, à la noblesse de leur foyer, lui avait fait bondir le cœur. Tout son être avait frémi, comme sous un soufflet. Il en demeura quelques instants étonné, au point que les mots lui manquèrent d’abord pour répondre. Il se tenait debout devant Gabrielle, terrorisée maintenant de ce qu’elle avait osé dire. Jusqu’ici, cette horrible pensée que son premier mariage, celui qu’avait béni l’Église, durait toujours, et que le second, le mariage sans sacrement, n’était pas un mariage, n’avait jamais pris cette forme aiguë, même dans son esprit. En l’articulant, elle avait précisé et comme concrèté un sentiment vague dont elle ne pourrait plus secouer l’obsession. Ce fut la minute de l’émotion la plus intense que les deux époux eussent éprouvée vis-à-vis l’un de l’autre depuis le jour où Albert Darras était venu demander à Mme de Chambault de refaire sa vie avec lui :

— « Nous ne sommes pas mariés ?… » répéta-t-il enfin. Et, impérieusement, brutalement : — « Quel est le prêtre qui t’a mis en tête cette criminelle folie ?… »

— « Aucun, » fit-elle, résolument.

— « Quel est ce prêtre ? » insista-t-il, avec un emportement où perçait la partialité passionnée du sectaire. « Il y en a un ! J’ai voulu tenir la parole que je t’avais donnée quand je t’ai épousée. Voilà comment j’en suis récompensé ! Tu es allée à l’église avec ta fille. Tu as causé avec des prêtres. Ils ont vu une proie à conquérir, et une proie riche. Un d’eux a été chargé de la besogne… Le bonheur d’un ménage qui n’est pas leur chose, l’accord d’un homme et d’une femme qui se sont passés d’eux, est-ce qu’ils peuvent supporter cela ? Cet homme et cette femme seront malheureux tous deux ? Ce foyer paisible, respecté, heureux, sera brisé ?… Qu’importe à leur fanatisme ! Ah ! que je les hais !… »

— « N’accuse personne, mon Albert… » supplia-t-elle, « tu n’en as pas le droit. Sur quoi veux-tu que je te jure qu’aucun prêtre ne m’a influencée ?… Sur notre enfant ? Tu me croiras si je te jure sur elle. Je te le jure sur sa tête… J’ai retrouvé la foi à moi seule, toute seule… Comment et quand ? Je ne le sais pas… J’ai vu Jeanne prier, je l’ai vue croire. Toute la piété de mon enfance et de ma jeunesse m’est revenue à travers ma fille. Et maintenant, je crois. Je crois en Dieu. Je crois à l’Évangile. Je crois à l’Église. Je crois aux sacrements. Je ne peux pas plus m’arracher de l’esprit ces croyances que je ne peux m’arracher des yeux cette lumière. Pour moi, elles sont vraies, elles sont certaines, comme ce jour… Un prêtre ? Mais, si j’avais dû reperdre la foi, ce sont les prêtres qui me l’auraient enlevée. Je n’en ai vu que deux depuis un an que cette crise a commencé, et chacun une demi-heure. Ils ont été si durs, si intransigeants, même le meilleur ! Ils m’auraient rejetée à tes idées, si je pouvais y revenir. L’un d’eux était pourtant un grand savant et que tu admires : le Père Euvrard… »

— « Le membre de l’Institut ? » interrogea Darras, et, outré de cette nouvelle révélation : — « Le Père Euvrard s’est prêté à recevoir les visites clandestines d’une femme à l’insu de son mari ?… Et moi qui le mettais si à part des autres gens de son espèce ? Moi qui, pour un peu, l’aurais plaint de tomber sous le coup des dernières lois ? Qu’elles sont justes, ces lois, qu’elles sont sages ! Le Père Euvrard ? Ah ! Quelle infamie !… »

— « Je te le répète que je ne l’ai vu qu’une fois, et une demi-heure. Il a tellement senti, lui aussi, l’irrégularité de ma démarche qu’il m’a demandé de ne revenir qu’après t’avoir parlé de cette visite. »

— « Tu lui as donc dit que tu venais à mon insu ? Il a fallu que tu lui expliques pourquoi… Tu lui as livré les secrets de notre ménage ?… »

— « Mon ami, » interrompit-elle douloureusement, « ne pense pas cela ! Je ne lui ai pas prononcé ton nom, je serais morte plutôt… »

— « Que m’importe qu’il connaisse mon nom… » s’écria Darras. « Ce qui m’importe, c’est que tu aies pu parler à un autre homme de choses dont tu te taisais avec moi. C’est que tu aies fait une visite que je n’ai même pas soupçonnée… Quand l’as-tu faite ?… Réponds ? »

— « Avant-hier. »

— « Ainsi, » gémit-il, « pendant que je m’occupais de ton fils avec tant de dévouement pour toi. pendant que je me reprochais d’avoir à te cacher mes craintes à son endroit, pour ne pas t’inquiéter, toi, tu me trahissais. Oui. C’est trahir un homme, vivant comme nous vivons, que de se cacher de lui. Et ce cri de la conscience dont tu viens de parler, tu ne l’entendais pas ? Tu n’avais pas de remords de ce mensonge ?… »

— « Moi non plus, je ne voulais pas t’inquiéter, » répondit-elle. « Je savais que tu serais si malheureux de mon retour à la foi ! Et j’avais tant besoin de communier avec ma fille !… Je voulais me confesser… »

— « Tu t’es confessée ?… » demanda Darras. Il avait mis dans cette question une âpreté plus haineuse encore, celle du mari pour qui le confesseur n’est pas le représentant anonyme et impersonnel du Juge invisible, mais un homme apparu entre l’épouse et l’époux.

— « Ni le Père Euvrard ni l’autre prêtre n’ont voulu recevoir ma confession, » répondit Gabrielle, « dès qu’ils ont su que j’étais divorcée et remariée. »

— « Tu l’avoues donc ! Ils t’ont dit que ton mariage n’était pas un mariage ! » reprit Darras. « Et tu les as écoutés ? Et tu les as crus ? Tu les crois ?… »

— « Tout ce qu’ils m’ont dit sur notre mariage, » répondit-elle, « le catéchisme me l’avait déjà dit… Par pitié, Albert, attends, pour me juger, que nous ayons repris cette conversation. En ce moment, tu ne te possèdes pas. Ni moi non plus… Et j’entends Jeanne qui descend. Qu’elle ne soupçonne rien, je t’en conjure ! Elle est si fine, qu’elle ne devine pas ce que tu penses, jamais, jamais ! Ne touche pas à sa foi, mon ami, à cause de ce que je viens de te déclarer… Ah ! promets-le-moi !… »

— « Je n’ai pas deux paroles, » fit Darras. « C’est un principe qui m’aura coûté cher. Mais je ne suis pas de ceux qui laissent leurs impressions gouverner leurs idées. Je suis engagé. Je continuerai, à agir avec elle comme j’ai toujours agi… »

Les aiguilles de la petite pendule Louis XVI placée sur la cheminée du même style marquaient en effet midi, l’heure du déjeuner. Le soleil de ce beau jour du premier printemps, ce tiède soleil qui avait enveloppé de sa caressante lumière, ce matin même, les fiançailles de Lucien et de Berthe, assis sur le banc solitaire des Arènes, entrait maintenant à pleins rayons dans le petit salon où se tenait ce groupe des deux époux, jadis si unis et menacés de la plus cruelle, de la plus irrémissible des séparations, celle des croyances. Ce soleil jouait sur la guipure bise des rideaux de vitrages. Il courait sur la soie rayée de la tenture, sur la laque des meubles aux délicats motifs rubannés, aux nœuds finement sculptés, frais décor déjà un peu passé, mais sa coquetterie attestait avec quel souci d’élégance soigneuse les moindres détails de cet intérieur avaient été disposés. Le bonheur que cet ensemble de choses gracieuses avait longtemps encadré était, lui, passé tout à fait, et les physionomies de Gabrielle et d’Albert contrastaient d’une manière bien frappante, par leur expression tourmentée, avec la gaîté de cette pièce et de cette heure. Cette antithèse leur fut rendue plus sensible à eux-mêmes, par l’entrée de Jeanne qui arrivait, joyeuse, le rire aux lèvres, l’insouciance aux yeux, suivie de la paisible et lourde Mlle Schultze, l’excellente Allemande dont le pas avait averti la mère. Darras put constater aussitôt combien la remarque de celle-ci sur la finesse de leur enfant était justifiée. Décidé, comme il l’avait promis, à ne rien laisser transparaître de ses émotions, il avait ouvert un journal, et feignait de s’y absorber. Sa femme s’occupait de son côté à ranger des pelotes dans un panier à ouvrage. Il ne fallut qu’un regard à la petite fille pour deviner que son père et sa mère venaient de prendre cette attitude à cause d’elle. Elle comprit qu’ils étaient en proie à une agitation extraordinaire. Ses prunelles noires traduisirent soudain une gêne. Le gentil bavardage où allait s’épancher son enfantine joie de vivre s’arrêta sur sa bouche intimidée, et, après avoir embrassé ses parents, elle aussi, elle essaya de se donner une contenance en feuilletant un livre à gravures placé sur la table. Le relèvement instinctif de sa jolie tête à une naïve question de Mlle Schultze prouva du moins à sa mère que son précoce esprit n’avait pressenti qu’un seul des deux drames engagés sous le toit paternel.

— « Mais où donc est allé M. Lucien ? » avait demandé l’imprudente Fraulein. « Je croyais l’avoir vu rentrer tout à l’heure ? »

— « Il a été obligé de repartir aussitôt pour une courte absence, » répondit Darras. Il avait dû, malgré son aversion pour les mensonges d’opportunité, justifier l’absence de son beau-fils par le prétexte d’un voyage. De recommencer à mentir lui fut si pénible qu’il prononça cette phrase avec une impatiente brusquerie. L’institutrice en resta décontenancée. Puis, coupant court à toute nouvelle demande, et comme on passait à table, le père dit, en caressant les cheveux de sa fille : — « Mademoiselle Jeannette aura-t-elle une bonne place au lycée cette semaine ? En quoi a-t-elle composé ?… »

— « En cosmographie, papa, » répondit l’enfant.

— « Sa copie m’a paru très complète, » dit Mlle Schultze. « Et elle y a eu du mérite. C’est une science qu’elle n’aime guère. »

— « C’est pourtant une belle science, la plus belle peut-être… » reprit Darras. « Mais oui, » continua-t-il, en interpellant la petite. « On t’a enseigné la mythologie, n’est-ce pas ? Quelle pauvreté que l’Olympe, les Jupiter, les Apollon, les Diane, à côté de la simple réalité telle que l’observation nous la révèle : la terre lancée dans l’espace et décrivant, autour du soleil, cette route que nous mesurons à une lieue près ; les autres planètes emportées, elles aussi, dans l’orbite de ce soleil, avec une vitesse que nous mesurons également ; ce soleil au centre de son peuple d’astres, lui-même suspendu à l’ensemble des mouvements de sa nébuleuse ; cette nébuleuse, cette poussière de soleils qui ont tous leur cortège de satellites, occupant sa place dans l’étendue à côté d’autres, et ainsi de suite indéfiniment, à travers l’espace infini… quelle évocation, quelle poésie ! Et quand on songe que l’homme, ce chétif insecte, perdu sur un coin imperceptible de cette croûte terrestre a pu découvrir les lois éternelles de ces globes lumineux qui n’étaient pour lui que des clous d’or sur un voile noir, comme on l’admire, cet homme, d’une pareille œuvre ! Il n’avait pas d’autres outils que ses pauvres yeux et sa raison. Ils ont suffi… » — « Et comme on admire le Dieu du Symbole des Apôtres, créateur de ce ciel et de cette terre !… » dit Gabrielle Darras. Dans ce discours de son mari, elle avait démêlé, non pas un manque à la parole donnée, mais une intention, pour elle bien inquiétante. On se rappelle avec quel étonnement elle avait écouté le Père Euvrard lui parler de la Religion et de la Science, comme de deux domaines juxtaposés mais parallèles, différents mais identiques en leur fond. Elle avait trop complètement subi, et pendant trop d’années, l’influence de la pensée de Darras pour n’avoir pas gardé la persuasion contraire. À l’écouter, elle venait d’entrevoir un danger qu’elle n’avait pas prévu : il allait, à partir de ce jour et dans ses moindres conversations, nourrir l’intelligence de sa fille d’idées scientifiques. Pourquoi ? Dans l’espérance que plus tard, placée entre la négation du surnaturel enveloppée dans ces idées, et la foi au surnaturel enseignée par son éducation, elle choisirait comme lui-même avait choisi. L’appréhension de ce redoutable travail avait arraché à la mère ce cri de protestation, que le père ne pouvait pas relever. Un quart d’heure auparavant, il avait renouvelé son engagement de neutralité. Il y demeura fidèle en ne poussant pas plus avant la discussion ; mais lorsqu’après ce déjeuner achevé dans une gêne pénible, il se retrouva seul à seule avec Gabrielle, ce fut de cette interruption qu’il prit texte pour rouvrir l’entretien là où il l’avait laissé. Elle constata tout de suite, avec attendrissement et un peu de crainte, qu’il ne lui parlait plus avec la même dureté. Elle se sentait, depuis qu’elle avait confessé sa foi, la force de résister à toutes les violences. Comment ne pas faiblir devant une affectueuse et triste plainte ? La petite fille était sortie de la chambre, après avoir présenté son front tour à tour au baiser de sa mère et de son père. Celui-ci commença :

— « Et tu voudrais que ce Dieu dont tu as parlé tout à l’heure, un Dieu qui aurait créé le ciel et la terre, ces myriades et myriades d’étoiles, un Dieu tout-puissant, souverainement bon et souverainement juste, poursuivît de sa vengeance deux êtres coupables, de quoi ? de s’être associés pour avoir un foyer ! Et parce que ce foyer aurait été construit en dehors de quelques simagrées rituelles, il serait criminel ? Il serait maudit ?… Je me suis mis à ton point de vue, remarque, car, pour moi, le Dieu-personne est une dernière idole, comme l’a dit d’ailleurs un prêtre de grand esprit que ses confrères ont poursuivi de leur haine, bien entendu ; Dieu, c’est la loi dans l’Univers, et, dans l’homme, c’est la conscience… Interroge-la, ta conscience, la vraie, celle qui n’a pas été faussée par ta première éducation, écoute la voix de ton cœur quand tu viens d’embrasser ta fille par exemple, et reconnais que des remords, à l’occasion d’un mariage où tu n’as reçu et donné que du bonheur, ne peuvent pas être légitimes. C’est une disposition morbide, à laquelle tu vas me promettre de ne plus te laisser aller. Elle deviendrait coupable, si elle se prolongeait… »

— « Tu me parles comme à une malade, » répondit Gabrielle, en secouant la tête. « Je ne le suis pas. Toutes les raisons que tu pourras me donner en faveur de notre ménage, crois-tu que je ne me les sois pas données ? Crois-tu que je ne me sois pas rappelé, avec une protestation de tout mon cœur, chaque fois que j’ai éprouvé ces remords, combien tu avais été bon, dévoué, délicat, notre droiture à tous deux dans notre existence commune, la loyauté de notre foyer, notre petite Jeanne ?… C’étaient des joies, de bien douces joies. Elles nous étaient défendues… »

— « Par la loi de l’Église catholique, c’est vrai, » reprit Darras du ton d’un homme résolu maintenant à ne plus s’emporter, et qui discute une opinion pour elle-même, comme si sa propre destinée n’était pas en jeu. « Raisonnons pourtant. Qui l’a édictée, cette loi ? Des hommes. D’autres hommes en ont édicté une autre, puisque le divorce est permis par notre code et par celui de presque tous les peuples civilisés. En quoi l’interdiction, promulguée par les uns, est-elle plus respectable que l’autorisation promulguée par les autres ? Réponds-moi sans t’exalter. Tu vois comme je suis calme et prêt à entrer dans toutes tes idées, à les comprendre… »

— « En quoi la loi de l’Église est-elle plus respectable ? » dit-elle. « Mais précisément parce qu’elle n’a pas été édictée par des hommes. »

— « Et par qui donc ? »

— « Par Dieu… Ah ! pardonne-moi de te rappeler ces mots de l’Évangile qui me font si mal quand je me les répète, et je me les répète tous les jours, à toutes les heures, depuis tant de mois : Tout homme qui renvoie sa femme et en épouse une autre, commet l’adultère. Toute femme qui quitte son mari et en épouse un autre, commet un adultère. Prouve-moi que cela n’est pas écrit. Tu ne peux pas… »

— « Non. Mais je reprends le terme même dont je me suis servi et que tu as relevé, je t’ai prouvé et je te prouverai que les Évangiles sont eux-mêmes des livres composés, non par Dieu, mais par des hommes, sur un autre homme, un très grand homme, le plus grand des hommes, si tu veux, par la vertu, la pureté d’âme, la morale, mais un homme tout de même, et qui, par suite, pouvait se tromper. Et là, le sens commun démontre qu’il s’est trompé… »

— « Tu m’as prouvé et tu me prouves que tu ne crois pas, et moi, je crois, » répondit Gabrielle. « Je crois, comme l’apôtre, parce que j’ai vu. Oui, j’ai vu des yeux de mon âme celui que tu dis n’avoir été qu’un homme agir et vivre dans le cœur de Jeanne. J’ai vu cette enfant grandir en perfection sous une influence qui ne pouvait venir que d’en haut, qui supposait un esprit éclairant, guidant, aimant son esprit. Je te l’ai dit et je l’avais dit au Père Euvrard, la mère en moi s’est rendue à cette lumière. J’ai compris que, si une piété comme celle de mon enfant n’était qu’un mensonge, tout mentait au monde, et tout ne ment pas, tout ne peut pas mentir. Ma raison se refuse à l’admettre. C’est la raison d’une ignorante, mais le Père Euvrard, lui, n’est pas un ignorant. Il pense comme moi, cependant, et pas sur ce point seulement, sur l’autre aussi… »

— « Quel autre ?… » interrogea Darras, presque avec détresse. C’était l’anxiété d’un homme frappé d’un coup si subit qu’il n’est pas sûr d’avoir mesuré l’étendue entière de son malheur. Il tremble de ce qui lui reste à découvrir. Une fois le premier saisissement passé, le mari si durement outragé dans son orgueil d’homme s’était efforcé de se reprendre. On a vu qu’il y avait réussi, et qu’à la fin du déjeuner, il avait pu parler à Gabrielle avec douceur. Il s’était dit qu’il se trouvait devant une crise purement sentimentale, et sans doute d’origine nerveuse. Une extrême patience était le meilleur remède. Cet adversaire de tous les préjugés avait ce préjugé-là : il était très près de confondre les émotions religieuses et l’hystérie. Cette nouvelle conversation avec sa femme le consternait, en lui montrant, dans cette pensée si longtemps modelée d’après la sienne, un système cohérent, une conception positive, des affirmations passionnées, mais précises. À peine s’il la reconnaissait. Mais elle-même se reconnaissait-elle ? La violente secousse de tout à l’heure avait comme ouvert dans sa conscience une fissure par où se précipitait un flot d’idées silencieusement amassées dans l’arrière-fond de son être intime. Ainsi remuée, et à cette profondeur, à quelle extrémité n’était-elle pas capable de se porter ? C’était cet inconnu qui épouvantait Darras. Que lui avait conseillé ce Père Euvrard dont, visiblement, le souvenir la hantait ? De partir, sans doute ; de quitter ce second mari, qui, pour ce prêtre bigot, et pour elle maintenant, hélas ! n’était qu’un amant sous un nom légal… Avoir seulement à lutter contre un pareil projet, que cela serait dur ! Aussi éprouva-t-il un véritable allégement à entendre Gabrielle répondre :

— « Nos difficultés avec Lucien… M. Euvrard les ignorait absolument, comme moi-même. C’est en sortant de chez lui que je t’ai retrouvé ici et que tu me les as apprises. Je n’avais donc pas pu l’avertir. Toute ma vie je l’entendrai me les prédire… Quand tu m’as raconté ta scène avec ce malheureux enfant, j’ai frissonné. Le Père Euvrard venait de me l’annoncer… Tu t’imagines que je rêve ?… Des pères et des mères jugés et condamnés par leur fils… des heurts meurtriers entre le beau-père et le beau-fils… des luttes horribles entre les anciens époux autour du mariage de leur enfant… Ce sont ses mots. Je les ai tous dans ma mémoire. Il m’énumérait les catastrophes dont il a vu frappés des ménages comme le nôtre. C’était notre histoire qu’il me racontait. Réponds. Tout à l’heure, est-ce que Lucien ne nous jugeait pas ? Est-ce qu’il ne nous condamnait pas ? Est-ce que vous n’avez pas échangé l’un avec l’autre des paroles qui étaient des coups de couteau ? Elles m’entraient dans le cœur, en me le déchirant. Est-ce que Lucien ne t’a pas dit qu’il n’avait besoin légalement, pour se marier, que d’un consentement, celui de son père ? Et, s’il est allé le demander en nous quittant, qu’aurai-je à faire, sinon à recommencer la lutte avec M. de Chambault ? Quelle lutte ! Comme elle va m’être cruelle, et tout sera réalisé des paroles de ce prêtre, toutes les menaces, tous les châtiments !… »

— « Et tu ne veux pas que je pense que tu es malade ?… » dit Albert, en lui prenant la main. Il l’attira d’un geste enveloppant et protecteur auquel elle ne résista pas. — « Mais c’est à moi d’avoir de la force pour toi et de te guérir. Je te le répète, raisonne un peu. Je ne discute ni la valeur mathématique du Père Euvrard, ni la sincérité de sa foi religieuse. Pourtant, s’il n’avait pas déployé dans ses travaux plus de logique que dans la soi-disant prédiction que tu me rapportes, il ne serait pas de l’Institut. Cela prouve qu’il a, comme Renan le disait d’un de ses maîtres de Saint-Sulpice, une cloison étanche dans l’esprit. Le géomètre est d’un côté, le visionnaire de l’autre… Car enfin, quand. Lucien a osé me dire à propos de toi : « Elle était ma mère avant d’être ta femme, » c’est ton second mariage qu’il nous a reproché. Tu l’aurais fait, ce second mariage, étant veuve au lieu d’être divorcée, le reproche aurait été le même. Je t’aurais épousée veuve que le caractère de ce malheureux enfant se serait heurté contre le mien, aussi âprement, à l’occasion de son absurde projet… Quant à ce projet lui-même, raisonne encore. Lucien n’est pas allé chez M. de Chambault lui demander le consentement que tu lui refuses. Il n’ira pas. Ce serait te faire un outrage dont je continue à le croire incapable, même dans sa folie. Il irait, que tu as pour toi le jugement qui te donne la garde de l’enfant… Mais à chaque jour suffit sa peine. J’ai voulu te démontrer, d’après les faits acquis aujourd’hui, qu’entre ton divorce et les chagrins qui t’atteignent, il n’y a aucun rapport de cause à effet. L’Église admet le second mariage du veuf ou de la veuve. Sans être grand clerc, je dois me rappeler même que la proscription de ces seconds mariages par certains théologiens a été une hérésie. Tu aurais fait un second mariage dans ces conditions-là, encore une fois, que le Père Euvrard n’aurait pas le droit de te le reprocher, et tu subirais les mêmes épreuves… »

— « Non, » répondit Gabrielle, « pas les mêmes. Lucien m’estimerait. Si j’avais été veuve, nous nous serions mariés à l’église, et alors il n’aurait pas eu le droit de comparer le mariage que nous avons fait à celui qu’il veut faire… »

— « Et qu’il ne fera pas !… » interrompit Darras énergiquement. Cette allusion de sa femme au caractère différent et certainement supérieur qu’aurait revêtu leur mariage dans d’autres conditions avait allumé dans ses prunelles un nouvel éclair de la fureur indignée du matin. La force avec laquelle il affirma l’échec des projets de Lucien fut le seul signe de ce tressaillement. Il se dompta aussitôt, bien décidé à ne plus dévier du parti pris d’indulgence protectrice auquel il s’était rangé par un instinct aussi spontané, aussi rapide qu’une réaction physiologique. Quand un homme et une femme ont vécu, comme ces deux époux, dans une intimité absolue de plusieurs années, ne se cachant rien, ne disputant sur rien, ne faisant qu’un, la révélation d’un principe d’irréductible divergence, soudain apparu entre eux, produit d’abord un atroce déchirement, puis un effort immédiat pour se rapprocher. Avant de s’avouer qu’ils ne seront plus jamais fondus l’un dans l’autre, ces deux cœurs essaient de se ressaisir, de se ressouder, avec tout ce qu’ils ont gardé de tendresse. On dirait qu’ils espèrent briser, broyer, anéantir dans une suprême étreinte morale le germe fatal qui n’a pas encore accompli son œuvre de désunion. À ce travail sauveur, chacun d’eux s’emploie avec ses facultés propres. Darras s’était habitué, dans sa vie conjugale, à toujours traiter Gabrielle comme une créature désarmée devant le sort et qui a besoin d’être défendue. Il l’avait, en l’épousant, défendue contre son premier mari, défendue ensuite contre la malveillance du monde à l’égard des femmes divorcées, défendue ces jours derniers contre son fils. Il fallait maintenant la défendre contre elle-même. Comment ? Des confidences auxquelles cette âme troublée venait de s’abandonner enfin, une indication positive se dégageait : ce mariage de Lucien avec une femme indigne avait donné corps aux scrupules flottants dont cette imagination était hantée. Elle avait vu là une vivante vérification des menaces par lesquelles un prêtre, à tout le moins imprudent, avait encore accru son exaltation, au lieu de la calmer. Que ce mariage n’eût pas lieu, que Lucien revînt à la maison, affectueux comme autrefois ; que leur existence familiale reprît, paisible, régulière, heureuse, et l’effet disparaîtrait avec la cause. Le cauchemar se dissiperait, et avec lui cette crise de terreur superstitieuse. Ce serait au mari de diminuer les chances du retour de la manie religieuse : il envelopperait sa femme d’une sollicitude plus dévouée encore ; il réduirait une à une les fausses idées ravivées chez elle par la rentrée, à la suite de sa fille, dans l’atmosphère funeste de la dévotion catholique. La tâche serait aisée, puisque Jeanne aurait fait sa première communion dans quelques semaines. Le père, ayant tenu parole, serait libre de prendre en main à son tour l’éducation de l’enfant. C’aurait été un épisode, aussi pénible qu’inattendu, mais un épisode seulement dont leur ménage sortirait indemne, et d’autant plus vite que cette déplorable histoire de Lucien serait plus tôt terminée. Toutes ces pensées, quelques-unes confuses, cette dernière très distincte, s’étaient élevées dans l’esprit de Darras au fur et à mesure des répliques de Gabrielle. Elles aboutissaient à cette résolution d’empêcher à tout prix l’union de son beau-fils et de l’aventurière, qu’il confirma en répétant : — « Non. Ce mariage de Lucien n’aura pas lieu. J’ai un moyen sûr de l’empêcher. Tu te rendras compte, alors, quand tu auras ton fils, et guéri de sa folie, que ces phrases du Père Euvrard ne signifient rien, absolument rien. Car Lucien reviendra. J’en fais mon affaire… Et tu ne te croiras plus punie, alors, d’une faute que tu n’as pas commise. Tu nous verras, vis-à-vis l’un de l’autre, dans les mêmes termes où nous étions autrefois. J’en fais mon affaire encore… Ce que je te demande simplement, c’est de ne plus jamais te taire. Pense avec moi tout haut. Je veux que tu sois heureuse comme tu l’as été, du même bonheur complet, fait d’union de nos deux cœurs et de nos deux esprits. Nous avons connu pourtant ce bonheur. Nous le connaîtrons encore. »

Il avait mis dans ces protestations un accent si convaincu, une telle ardeur de dévouement émanait de son regard !… Gabrielle se laissa pour un instant et encore une fois suggestionner par cette personnalité sur laquelle la sienne s’était tant appuyée. L’absence totale de rancune contre Lucien qu’elle constatait chez Darras, après une si violente altercation et où le jeune homme s’était montré si ingrat, touchait son cœur de mère et d’épouse. D’avoir parlé ainsi, de ne plus porter ce poids de silence lui donnait, même dans sa peine, une sensation de délivrance qui se manifesta par un mouvement de passion. Elle se jeta dans les bras de son mari, en lui disant :

— « Je t’aime ! Je ne veux plus rien savoir ! Que je sois damnée, mais que je ne te quitte pas, jamais, jamais

— « Tu ne seras pas damnée, » répondit-il, « et tu ne me quitteras pas… Mais, » — il regarda sa montre — « le temps presse. Il faut agir dès aujourd’hui… »

— Tu vas essayer de revoir Lucien ? » interrogea-t-elle, et, tremblante : — « Dans son état d’excitation, j’ai peur. »

— « Je ne vais pas le revoir, » reprit Darras. « Laisse-moi seulement une pleine liberté d’agir, et aie confiance… Ce mariage n’aura pas lieu. Je m’y engage, et tu sais que je tiens mes engagements. »

Cette confiance qu’il essayait d’inspirer ainsi, d’imposer presque à sa femme, le mari l’avait-il lui-même ? Possédait-il vraiment ce sûr moyen dont il avait proclamé l’immanquable efficacité ? Quand il eut quitté Gabrielle, un peu apaisée par cette énergie d’affirmation, son visage était loin de traduire cette certitude du succès qu’il avait moins éprouvée qu’il ne l’avait feinte. Il avait voulu interrompre à tout prix une crise de désespoir, trop douloureuse pour celle qui la subissait, et pour lui, l’impuissant témoin. À peine hors de la maison, il avait pris une voiture et s’était fait conduire place Beauvau, au Ministère de l’Intérieur. Dans cette campagne qu’il était décidé à entreprendre pour tenir sa parole et empêcher un mariage dont le contre-coup menaçait d’atteindre si profondément la mère, c’était la première démarche à tenter. Il fallait savoir, comme il l’avait dit l’avant-veille, si quelque témoignage officiel, et par suite indiscutable, ne lui permettrait pas de convaincre l’étudiante de mensonge. Il continuait de croire qu’elle avait joué à Lucien une comédie dont celui-ci cesserait d’être la dupe le jour où il tiendrait la preuve qu’elle n’avait pas eu un seul amant, et Darras en était sûr : il n’y avait pas eu que Méjan dans sa vie. Toute cette histoire d’une « Union libre », contractée entre deux consciences, par haine des lois iniques et d’une société barbare, lui paraissait une fantasmagorie édifiée à plaisir pour la naïveté d’un visionnaire de vingt-trois ans. S’il eût pu prévoir l’audace d’une telle imposture, il se fût muni d’un dossier plus complet, dès le début. Il était temps encore de le compléter, car l’insensé jeune homme, au cours de cette violente explication avec ses parents, ne s’était pas départi de son caractère. Il n’avait pas dit : « Je veux épouser Mlle Planat parce que je l’aime. » Il avait dit : « Je veux l’épouser parce que je l’estime. » Ruiner cette absurde estime, ce serait du coup ruiner ce dangereux projet, cette romanesque réhabilitation d’une femme méconnue ! Si cette nouvelle enquête n’aboutissait pas, — l’échec après tout était possible, quoique peu probable, — Darras entrevoyait une autre voie à suivre, qui, celle-là, réussirait. Une offre d’argent considérable déciderait sans aucun doute cette fille à lâcher sa proie. Cet honnête homme reculait, par scrupule, devant ce marchandage d’une conscience qu’il méprisait cependant. L’entretien à soutenir pour mener à bien une telle négociation lui répugnait trop. Il lui avait déjà été si pénible de donner des instructions d’espionnage à l’agent du Grand-Comptoir. La visite à la place Beauvau lui fut moins dure, pour une raison qui tenait, aux côtés un peu conventionnels de son caractère. La mise en mouvement de la machine administrative déguisait mieux cette besogne de police. Le personnage important auquel il s’adressa lui promit qu’avant quinze jours le dossier demandé serait constitué, et Darras put rentrer à son bureau, d’où il ne s’était jamais absenté sans prévenir, durant toute sa vie d’ingénieur-conseil. Son espérance était maintenant très voisine de la certitude simulée tout à l’heure, — étant donné ses idées sur la moralité de Mlle Planat. Il n’en tomba pas moins, quand il fut seul à sa table, devant ses papiers, dans une mélancolie si profonde qu’il fut incapable de travailler. Au cours des deux scènes subies le matin, il venait d’être atteint à la fois des deux côtés où son cœur était le plus tendre, le plus vulnérable. En lui reparlant comme il avait fait, Lucien lui avait prouvé que ses phrases de l’avant-veille n’avaient pas été l’éclat d’un simple emportement. Elles manifestaient une disposition profonde de son être. Elles avaient, à quarante-huit heures de distance, jailli deux fois si naturellement de sa colère, et les deux fois avec cet accent d’une si acre rancune, avec ce regard d’une haine si intense ! Lui-même, Darras, redevenu de sang-froid, s’étonnait de sentir que cette rancune avait éveillé en lui un écho qui ne s’apaisait pas. Son ménage de mari d’une divorcée avait eu deux orgueils. Il avait été fier d’avoir absolument remplacé le vrai père auprès de son beau-fils et, en ce moment, il éprouvait contre cet enfant du premier lit l’aversion animale d’un beau-père. Ces mots du jeune homme avaient suffi : « Elle était ma mère avant d’être ta femme. » Darras avait été fier aussi d’avoir, dans le divorce, fondé un foyer, égal aux plus religieux par la fusion des âmes, la fidélité réciproque, l’intégrité du scrupule moral, et voici que ce foyer ne suffisait pas à sa femme, qu’elle en méconnaissait la qualité, qu’elle le reniait, quoi qu’elle eût dit. Y a-t-il un reniement pire que le remords ? Cet homme si volontaire, qui avait réalisé, les unes après les autres, les plus difficiles ambitions de sa jeunesse, à force d’intelligence et de patience, ne souffrait pas seulement dans ce double échec de ses deux plus chères idées. Il était resté amoureux de Gabrielle, et si l’âge et l’accoutumance avaient assagi la juvénile exaltation de cet amour, rien n’en avait diminué l’exclusivisme passionné. De découvrir que cette âme de femme n’était plus tout entière à lui ; que des idées et des sentiments si intimes, si profonds, si contraires aux siens, y avaient grandi, à son insu, le secouait d’un frisson de révolte et de douleur. C’était un élancement de jalousie, aussi aigu, aussi perçant que celui dont il eût tressailli devant la preuve d’une perfidie d’un autre ordre. Il voyait Gabrielle agenouillée, telle qu’il l’avait surprise, quand il avait traîné Lucien dans le petit salon. Cette pensée l’inondait d’une amertume inexprimable. Elle n’offensait pas uniquement l’époux. Elle allait blesser en lui le fanatique à rebours, le doctrinaire intransigeant pour qui le catholicisme avait toujours été la grande erreur nationale, le virus séculaire à définitivement éliminer Avait-il eu assez raison de détester comme un être, comme une personne, cette religion toujours agissante, toujours prête à surgir entre ceux qui s’en croient le plus complètement affranchis !… Mais il ne se laisserait pas expulser ainsi de son bonheur, il ne céderait pas à cette Église d’imposture cette âme à lui, son trésor de tant d’années, sans avoir lutté. Il lutterait et il vaincrait. Cette confiance qu’il avait jouée tout à l’heure pour l’inspirer à Gabrielle, il acheva de se la suggérer réellement par l’énergie avec laquelle il se répéta : « Je vaincrai ; » et, son collègue Delaître, celui qui avait dû prendre Lucien comme compagnon dans son voyage autour du monde, étant entré dans son cabinet, il lui dit, avec la plus absolue bonne foi :

— « Mon beau-fils n’achève pas de se décider ; mais, dans huit jours, j’espère que je vous rendrai une réponse définitive et que vous l’emmènerez… »

Tandis que l’optimisme systématique de Darras escomptait ainsi par avance le résultat si douteux de ses démarches au Ministère de l’Intérieur, un travail parallèle d’espérance s’accomplissait dans l’esprit de sa femme, et pour aboutir au résultat précisément contraire à l’attente du mari. Il voyait, lui, dans cette démarche, un acheminement vers la rupture du projet de mariage formé par Lucien, et, cette rupture, croyait-il, guérirait complètement les malaises de conscience que venait de lui révéler Gabrielle. Celle-ci avait bien pensé, quand Albert lui avait parlé en la quittant avec cette assurance, qu’il se proposait de provoquer une enquête plus complète sur Mlle Planat. Une fois seule, elle était restée longtemps à méditer sur l’issue, et elle avait trouvé dans ses réflexions de nouvelles raisons de se rassurer. Elle raisonnait comme Darras, d’après les protestations d’estime que Lucien avait opposées à sa malheureuse phrase sur l’étudiante. Que l’inconduite de cette femme lui fût prouvée, il romprait. Ces preuves seraient suffisantes, à la condition d’être vraiment indiscutables. Le seraient-elles ?… Gabrielle, comme son mari encore, se dit que oui. D’ailleurs, Albert avait peut-être imaginé un autre procédé. Les possibilités d’une action directe, dans la circonstance, étaient si restreintes qu’un esprit réaliste les eût bien vite épuisées. Quelle connaissance de la réalité avait cette femme, si soigneusement préservée, depuis des années, de tout contact avec la vie ? Les mots vagues de « conseil judiciaire », d’« interdiction », se présentèrent à sa pensée. Elle les admit, sans les creuser, comme d’autres chances de réussite. Que lui importait le détail d’un effort dont elle était certaine qu’il serait dévoué, loyal et heureux, du moment qu’il était conçu et exécuté par ce courageux et intelligent Albert ? Non. Ce mariage de son fils n’aurait pas lieu… Elle se tendit, elle aussi, à redoubler en elle cette certitude. Seulement Darras s’était bien trompé dans son calcul : la mère ne trouva dans cette probabilité de succès qu’un aliment nouveau à cette ardeur religieuse dont il avait rêvé d’éteindre la flamme. Entre la scène avec Lucien et le départ de Darras, un fait s’était produit : elle avait parlé, — parlé, c’est-à-dire obéi au Père Euvrard. Aussitôt, une éclaircie avait apparu sur son horizon, dans le moment où il était le plus noir. Gabrielle se rappela soudain la formule : « Vous pouvez mériter… » Le prudent Oratorien avait accompagné ce mot d’une réserve, il avait ajouté : « Dans un certain sens… », pour souligner ainsi la différence que la théologie catholique, si rigide à la fois et si humaine, a toujours faite entre l’état de grâce, dont elle maintient l’incomparable supériorité, et l’état de bonne volonté simplement naturelle, qu’elle entend ne pas décourager. Pour Mme Darras, le prêtre l’avait conviée au mérite tout court. Il lui avait rappelé le droit d’une âme à obtenir ce qu’elle demande, en vertu de la grande promesse : « Tout ce que vous demanderez en mon nom, vous l’obtiendrez… » Elle avait mérité, comme avait dit le prêtre, en avouant, enfin, ces troubles religieux qu’elle avait tant cachés. Que son mari ne se fût pas emporté contre elle davantage, qu’il lui fût revenu si vite après le premier sursaut d’étonnement et de colère, quel signe plus évident d’une récompense accordée immédiatement à son sacrifice ? Ce n’était plus comme la veille et comme ce matin, où elle n’avait encore rien fait pour que sa prière valût d’être exaucée. Maintenant que les mensonges par omission étaient finis et qu’Albert connaissait tout de ses pensées, elle allait pouvoir soumettre son existence entière à cette discipline de pieuses pratiques, même dans l’irrégularité, que le Père Euvrard lui avait tracée. Ce n’était certes pas la rentrée dans l’Église, l’approche désirée des sacrements, l’effacement de cette faute qu’elle avait commise si aveuglément et prolongée si longtemps sans en mesurer l’étendue. C’était quand même un peu de vie chrétienne, de quoi se racheter au regard de la suprême Bonté, de quoi obtenir que les épreuves de ces dernières heures ne se renouvelassent point. Que seulement Darras réussît, comme il l’avait promis, à empêcher ce déshonorant mariage, qu’il lui rendît son fils, — et ces horribles journées, terminées par cette horrible scène, auraient marqué peut-être pour elle une date de salut !

Elle avait donc passé une après-midi relativement tranquille, qui s’acheva sur une soirée tranquille aussi, quoique imprégnée d’une singulière et pénétrante tristesse. Après avoir parlé à son mari avec cette ouverture entière de cœur pour la première fois depuis si longtemps, elle aurait dû, semblait-il, se sentir à l’aise vis-à-vis de lui, d’autant plus qu’il l’avait si affectueusement invitée à ne plus se taire. Elle allait éprouver que les ménages qui souffrent vraiment du mal du silence ne sont pas ceux où les époux ne savent rien l’un de l’autre. Ce sont ceux où, connaissant leurs secrets réciproques, ils n’osent pas formuler avec des mots, par crainte de se faire du mal, des réflexions qui leur sont communes. Quel contraste avec tant de veillées, passées dans cette même pièce, le cabinet d’Albert, en tête à tête, — elle, travaillant à quelque ouvrage, lui, lisant tout haut, commentant un journal, discourant sur les événements publics. Ou bien encore, c’étaient des échanges d’idées sur quelque point qui les intéressait également : l’avenir de Lucien, celui de Jeanne. À cette occasion, Darras développait à sa femme ses thèses sociales, qu’elle admettait alors sans les discuter. Elle se réjouissait d’offrir son intelligence à son mari, comme un miroir aimant et qu’il animait de sa pensée… Aujourd’hui, elle était assise sur son fauteuil habituel, au coin du feu, ayant à sa portée, sur une table mobile en forme de trèfle, la corbeille des laines et des soies qui servaient à sa tapisserie. Son aiguille montait et descendait le long du canevas tendu sur un métier, et elle se forçait à ne pas lever les yeux, pour ne pas rencontrer le regard de son ami, qui, de son côté, assis à son bureau, laissait aller sa plume sur le papier, sous le prétexte de mettre au courant quelques lettres en retard. Quand le grincement de cette plume s’interrompait, le cœur de Gabrielle se serrait. Elle appréhendait une phrase qui rouvrît la discussion de cette après-midi. La plume se reprenait à écrire… De l’autre côté de la cheminée était une chaise basse où Lucien se tenait jadis, quand, avant son départ pour le régiment, il passait auprès d’eux toutes les soirées qu’ils avaient de libres. Gabrielle contemplait cette relique de leur ancien bonheur familial avec une nostalgie qui lui mettait des larmes aux paupières. Elle voyait son fils, en imagination, auprès de l’abominable créature qui lui avait dénaturé le cœur. Pour avoir pris le jeune homme ainsi, cette fille avait dû lui jouer une comédie de délicatesse qui continuait. Cette même veillée, si péniblement solitaire pour les parents, son fils et cette fille la passaient sans doute dans une intimité où l’honnête femme détestait la parodie hypocrite du foyer. Elle voyait l’étudiante travaillant, et Lucien la regardant avec cette passion qui avait tant frappé son beau-père lorsqu’il les avait surpris au restaurant. Cette rêverie se faisait précise comme une hallucination, et la mère se mettait à douter du résultat heureux des démarches de son mari, auquel elle avait tant voulu croire. La tentation la prenait de l’interroger. Elle n’osait pas. Elle se contraignait, pour retrouver du calme, de penser à sa petite Jeanne à qui elle avait fait de nouveau faire sa prière, ce soir. Dieu ne pourrait pourtant pas ne point lui tenir compte de cette âme d’enfant qu’elle avait défendue contre l’incrédulité du père. Mentalement elle l’implorait, ce Dieu, du secours duquel son âme épuisée d’émotions pouvait moins que jamais se passer. Elle disait tout bas : « Notre Père qui êtes aux cieux, » ces syllabes qui, murmurées par la voix fervente de Jeanne, avaient réveillé en elle les vestiges effacés de sa piété première… Et les heures allaient, rythmées par le balancier de la pendule qui remplissait de son bruit, mêlé à la rumeur intermittente des voitures, le calme de la vaste pièce, jusqu’au moment où, les douze coups de minuit ayant sonné, la songeuse se leva presque machinalement pour aller se coucher. Elle replia son ouvrage et vint à son mari afin de lui dire bonsoir, comme elle faisait quand, retenu par une besogne pressée, il restait éveillé plus tard qu’elle. Pour ne pas troubler son repos, il allait, ces nuits-là, dormir dans la pièce à côté de la chambre de sa femme, où le domestique lui dressait son lit. Quand elle fut debout devant lui, il parut hésiter quelques secondes à lui faire une demande qu’en effet il n’énonça pas. Il la pressa contre lui et lui mit un baiser sur le front, en disant : « Si jamais nous sommes séparés vraiment par la mort qui peut toujours venir, combien tu regretteras de nous avoir gâté notre bonheur par des chimères !… » Puis, comme elle ne répondait pas, il la laissa aller, se rassit à son bureau et continua d’écrire. Quand elle eut passé le seuil de la pièce, il se prit la tête dans les mains et demeura longtemps à pleurer. Il ne se doutait pas qu’agenouillée au pied de son lit, Gabrielle implorait la force de ne pas le rappeler et de réaliser cet autre sacrifice dont elle avait fait l’offre au Père Euvrard : « D’ici là, tout en demeurant sous son toit, je vivrai auprès de lui comme une sœur auprès de son frère… »

Cette impression accablante de la solitude dans le tête-à-tête, de l’infranchissable séparation, quand on est si voisin de corps et de cœur, est de celles qui augmentent par la durée, au lieu de s’user. À deux époux qui ont laissé s’établir entre eux un de ces silences douloureux, il sera plus difficile de se parler demain qu’aujourd’hui, après-demain que demain. De se revoir après s’être quittés sur un mutisme si chargé de pensées avive chez eux l’angoisse de sensibilité qui les a fait, la veille, se taire et se torturer par ce supplice de la présence absente. C’est ainsi qu’en se retrouvant au lendemain de cette soirée où ils s’étaient sentis comme paralysés vis-à-vis l’un de l’autre, Gabrielle et Albert comprirent au premier regard que cette gêne du soir précédent allait continuer. Elle avait toujours, elle, dans l’arrière-fond de ses yeux cette flamme d’anxiété dont il savait maintenant la cause. Il avait toujours, lui, dans ses prunelles, sur son front, autour de sa bouche, cette tristesse navrée et indulgente, reproche muet plus poignant qu’une plainte. Leur habitude, à laquelle ils se conformèrent ce matin encore, était de prendre le déjeuner de huit heures dans la chambre de Mme Darras. Elle restait couchée, avec un plateau à pieds posé devant elle, ses beaux cheveux roulés dans une grosse natte, toute gracieuse dans sa veste de lit à dentelles et à rubans, et elle racontait indéfiniment ses projets, petits ou grands, à son mari, pour qui la femme de chambre préparait une petite table au chevet. Ce rite d’une chère et vieille intimité leur fit mal à tous deux par le contraste, de nouveau rendu trop palpable, entre ce qui avait été et ce qui était. De nouveau, chacun vit distinctement l’autre sentir comme lui-même… Mais parler tout haut de semblables émotions, est-ce possible ? Et, d’un tacite accord, ils bornèrent ce premier entretien au point sur lequel ils étaient sûrs de s’entendre :

— « Il est probable que Lucien enverra, comme l’autre jour, chercher quelques vêtements, » dit Darras, « je serais assez d’avis que tu voies toi-même le commissionnaire, si je n’y étais pas. »

— « Pourquoi ? » interrogea-t-elle.

— « Pour savoir exactement son adresse. Je le connais. Il est trop fier pour se cacher. Il n’aura donné aucun ordre à cet homme dans ce sens. Il est important que nous puissions lui faire tenir sa pension à la fin du mois, si, d’ici là, comme il est possible, mon plan n’a pas tout à fait réussi encore. Ce n’est rien, ces trois cents francs par mois, c’est de quoi vivre sans s’exaspérer. C’est surtout une preuve que sa place reste libre auprès de nous… Encore une fois, je n’en parle que par précaution. Je crois que, d’ici là, les choses seront rentrées dans l’ordre… »

Le merci ému que Gabrielle prononça une fois de plus parut refermer le cœur du beau-père au lieu de l’ouvrir, car il sortit presque aussitôt de la chambre. Heureusement pour elle, une très humble, mais très précise nécessité d’agir empêcha la mère de s’enfoncer trop avant dans ces réflexions sur le visible changement de son mari à l’égard de son fils : Darras allait s’occuper du jeune homme avec autant de dévouement et de délicatesse que par le passé. Il ne lui avait pas pardonné. Il ne lui pardonnerait pas. Raison de plus pour ne pas mécontenter davantage cet homme indignement blessé. Elle savait combien il tenait à ce qu’elle remplît strictement ses moindres obligations de femme du monde. C’était le samedi, le jour où elle recevait. Elle voulut considérer comme des devoirs tous les préparatifs, ordinairement fastidieux pour elle, de cette corvée : parer de fleurs son salon, commander le détail du goûter, s’habiller. Les heures de cette journée se passèrent ainsi, et, pour la première fois depuis leur mariage, Gabrielle éprouva un soulagement à tromper ainsi par des occupations matérielles, puis, durant sa réception, par des bavardages insignifiants, la fièvre intérieure. Ils devaient dîner hors de chez eux, ce qui lui fut un soulagement encore, et peut-être cette détente de ses nerfs par la distraction forcée eût-elle abouti à une effusion au retour, si, durant ce dîner, offert à un ministre par un sénateur de la Gauche, elle n’eût entendu, à travers la table, malgré le brouhaha du service et des conversations, Darras s’exprimer, sur les périls de l’enseignement congréganiste, avec une âcreté où perçait l’amertume d’une rancune personnelle. Il ne put s’empêcher de la regarder après avoir parlé. Il vit qu’elle l’avait entendu. Il en résulta que leur rentrée en coupé, le soir, fut aussi taciturne que l’avait été la précédente veillée, plus encore, puisque au bonsoir échangé sur le seuil de la chambre à coucher et avant de se séparer pour la nuit, le mari ne prononça pas les mots de tendre reproche sur lesquels il l’avait quittée vingt-quatre heures auparavant… Le silence s’était épaissi entre eux… Combien de temps se serait maintenu un état cruellement pénible pour tous les deux, mais qui, du moins, ne créait pas de faits nouveaux ? Ce n’est point par des jours, c’est par des semaines, c’est par des mois que se mesurent des crises pareilles, et précisément dans des ménages comme celui-là, où ni l’un ni l’autre des époux n’a de véritable tort. Du côté de Gabrielle, le besoin de se meurtrir le cœur, de racheter, d’expier ses années d’un bonheur défendu, — l’orgueil froissé du mari, du côté d’Albert, et sa véritable haine pour les idées religieuses de sa femme risquaient de prolonger indéfiniment cette meurtrière attente. Une attente ? Ni lui ni elle n’auraient su dire de quoi… Au samedi avait succédé le dimanche, sans autre événement que le départ de Gabrielle pour la messe avec Jeanne, et elle avait pu, du trottoir de la rue du Luxembourg, en se retournant, voir la silhouette de Darras se dessiner derrière une fenêtre de leur maison. Il regardait s’en aller du côté de l’église, — de la citadelle hostile, — sa femme et sa fille, sa fille et sa femme, tout ce qu’il aimait ici-bas, et l’honneur lui ordonnait de ne pas s’opposer à des pratiques qui avaient déjà mortellement frappé son ménage. Gabrielle avait senti ce regard peser sur elle et la poursuivre jusque dans son agenouillement devant l’autel. Là, une coïncidence où elle avait été tout près de voir un encouragement presque surnaturel l’avait pourtant réconfortée. Elle avait l’habitude, familière aux personnes qui sont restées longtemps sans assister aux offices, de chercher surtout, dans son livre de messe, les Épîtres et les Évangiles. Elle lisait d’abord ceux du jour, puis ceux des jours précédents et suivants. Ce dimanche étant le quatrième du carême, elle lut d’abord le morceau : « Mes frères, il est écrit qu’Abraham eut deux fils… » puis : « En ce temps-là, Jésus passa de l’autre côté de la mer de Galilée… » et, feuilletant à la suite, ses yeux tombèrent sur l’Évangile du jeudi suivant qui raconte la résurrection du fils de la veuve de Naïm : « Et Jésus le rendit à sa mère… » lui parut si exactement s’adapter à sa situation, qu’elle en frémit comme d’une promesse. C’était de quoi supporter le reproche vivant que lui avait représenté l’apparition de son mari derrière le rideau ; de quoi l’affronter lui-même, sans une trop mortelle défaillance du cœur, au retour ; — de quoi subir le poids du silence le dimanche encore, tout le jour, et, tout le jour, le lundi qui suivit ; — de quoi enfin accepter, sans révolte, une incertitude qui, par instants, doublait la tristesse de ses actuels rapports avec Darras d’une si lancinante anxiété. Il était sorti cette après-midi du dimanche, et seul. Avait-il fait une démarche ? Il ne le lui dit pas. Le lundi, il avait été dehors le matin et l’après-midi. Avait-il agi ? Rien encore. Où en était-il de ce dessein annoncé avec une telle affirmation ? Était-il toujours aussi certain d’empêcher le mariage de son beau-fils ? Que faisait-il, ou que faisaient les personnes qu’il avait mises en campagne ?… Gabrielle aurait passionnément voulu le savoir. Mais à quoi bon poser ces questions ? Elle saurait la réponse quand il serait temps ; et maintenant elle était sûre que cette réponse serait favorable…

Telle était sa disposition d’esprit quand, le mardi matin, c’est-à-dire exactement quatre jours après la discussion avec Lucien, un incident très inattendu la rappela soudain à la réalité brutale de sa situation vis-à-vis de son fils. Une lettre lui fut remise dans son courrier de neuf heures, d’une écriture inconnue et frappée d’un cachet dont la vue la fit trembler de la tête aux pieds. Elle y avait lu le nom d’une des grandes études de Paris dont le titulaire était le notaire de M. de Chambault, maître Mounier. Son émotion fut si violente qu’elle eut de la peine à déchirer l’enveloppe. Le notaire demandait simplement la permission de se présenter, ce mardi même, à une heure et demie, pour entretenir Mme Darras d’une très importante affaire. Gabrielle ne s’y trompa point une seconde. Elle courut dans le cabinet de son mari, cette lettre à la main. Elle était si pâle qu’il prit peur, et, oubliant ses griefs de ces derniers jours, il la saisit dans ses bras d’un mouvement spontané où il n’y avait plus que son amour :

— « Tiens !… » gémit-elle, en se serrant, elle aussi, contre lui et lui donnant la lettre. « Regarde !… C’est de Lucien qu’il s’agit, de ce mariage… Tu t’étais trompé, et moi, j’avais deviné juste. Il est allé demander son consentement à… »

Elle s’arrêta. Le nom de M. de Chambault lui était trop dur à prononcer, dans cette minute de suprême indignation contre la démarche, pour elle bien insultante, qu’avait osée son fils. Le mouvement de mystique espérance qui l’avait soulevée l’avant-veille et la veille se tournait en une épouvante du même ordre. Le châtiment d’en haut était là, de nouveau, comme avait dit l’Oratorien, « sortant de la faute ». Son premier mari reparaissait dans sa vie, au cœur même du second foyer, et Darras pouvait la sentir qui s’appuyait sur lui, qui l’étreignait de ses mains convulsives.

— « Calme-toi, mon aimée, » disait-il aussi tendrement que si le tragique malentendu de cette semaine ne se fût jamais produit. « Compte sur moi pour te garder, pour te protéger… » Et, lisant la lettre : « — Je ne peux pas croire que Lucien ait fait cela. Mais, s’il l’a fait, ce coup de tête ne lui servira de rien. Je t’ai promis que ce mariage n’aurait pas lieu, et il n’aura pas lieu… Tu recevras ce notaire à une heure et demie, comme il te le demande, et je serai là. C’est à moi de prendre en main tes intérêts et de revendiquer tes droits. Je suis le chef de la communauté. Encore une fois, tu verras qu’il s’agit d’une autre affaire. J’en suis moralement sûr. Le reste est impossible. »

Cette dénégation était trop visiblement démentie par toute l’attitude de celui qui la formulait pour qu’elle apaisât chez la pauvre femme une inquiétude dont la petite Jeanne elle-même s’aperçut, car, à un moment de la matinée où elles se trouvaient seules, elle embrassa sa mère avec un tel emportement que celle-ci en fut touchée, et se sentant devinée et plainte par son enfant, elle ne put retenir cette imprudente exclamation :

— « Ah ! ma chère fille ! Tu m’aimes, toi ! Tu me resteras, toi ?…

— « Oui, je t’aime, » répondit la petite ; « oui, je te resterai… Je ferai un vœu, maman, si tu me promets de n’être plus si triste, le jour de ma première communion, celui de ne jamais me marier pour ne jamais te quitter… »