Un drôle de voyage/03

La bibliothèque libre.
J. Hetzel et Cie (p. 33-44).

III

l’embarquement.

« Tout de même, se disait Charlot, ce n’est pas amusant d’être mousse ; mais une fois en Amérique, nous nous en donnerons joliment.

— Ici tous les deux ! cria le matelot ; c’est l’heure où le capitaine passe l’inspection de l’équipage, et vous devez être là pour le saluer et recevoir ses ordres, s’il lui convient de vous en donner. »

Le capitaine parut au même instant.

La vaisselle essuyée par Charlot était là, en pile, à côté des bottes qu’il venait de cirer.

« Ah ! ah ! dit le capitaine, voilà le travail de nos petits drôles. Diable ! diable ! ajouta-t-il en regardant les assiettes, tout cela n’est pas très-net. Quant à mes bottes, j’entends que demain elles brillent comme une glace, sinon… gare les coups de garcette ! Tu m’entends, maître Charlot ? »

Maître Charlot baissa les yeux pour toute réponse.

Le capitaine reprit alors, en s’adressant à Mimile :

« C’est toi qui as frotté toutes ces planches ? C’est très-bien, mon ami, on voit que tu as des dispositions ; en les cultivant douze heures par jour, tu finiras, j’en suis certain, par faire ton chemin sur mon bord et dans le monde.

— C’est mon espoir, monsieur le capitaine, répondit doucement Mimile en s’essuyant le front.

— À propos, reprit le capitaine, vous allez me remettre vos papiers ?

— Quels papiers, monsieur le capitaine ? demanda Charlot.

— Vos passe-ports, parbleu ! ou tout au moins une autorisation de voyager, signée par vos parents et légalisée par le commissaire de police.

— C’est que… balbutia Mimile.

— Oui, monsieur le capitaine, c’est que… murmura à son tour Charlot.

— Comment ! vous êtes sans papiers ? s’écria le capitaine avec une grande colère. Ainsi vous êtes venus ici pour vous moquer de moi ! ou pour me faire mettre à l’amende et en prison comme un voleur d’enfants ? Mille sabords ! »

Puis, se tournant vers son matelot, il lui dit de sa grosse voix :

« Saturnin ! vite ! vite ! des cordes, que nous attachions ces deux mauvais sujets ensemble. Moi, je vais, pendant ce temps, chercher une cravache afin de leur administrer la correction qu’ils méritent. Cela fait, nous les reconduirons à leurs familles. »

Et aussitôt matelot et capitaine disparurent.

Charlot, épouvanté, restait immobile sur ses deux pieds.

« Sauvons-nous ! sauvons-nous donc, Charlot ! s’écria Mimile en tirant son compagnon par le bras.

— Sauvons-nous ! répéta Charlot en recouvrant sa présence d’esprit.

— Et nos sacs ! il ne faut pas oublier nos sacs !… Les voici ! »

Et Mimile s’élança sur le pont en poussant Charlot devant lui.

Ils traversèrent ensuite la berge et montèrent quatre à quatre l’escalier qui conduit au quai. Ils ne se retournèrent pas une seule fois, de peur d’être poursuivis.

« Par ici, » reprit Mimile en enfilant le pont des Saints-Pères qu’ils parcoururent jusqu’au bout, traînant leurs bagages qu’ils n’avaient pas eu le temps de replacer sur leurs épaules.

« Descendons au bord de l’eau, nous nous cacherons derrière les planches qui sont là, » dit Mimile toujours prudent.

Ils ne tardèrent pas à s’installer au milieu d’un amoncellement de pavés qui formaient comme un camp retranché.

« Remettons nos sacs, dit Mimile.

— Dis donc, reprit Charlot dès qu’ils se retrouvèrent en tenue de voyage, si le capitaine vient nous chercher ici, nous lui enverrons des flèches ; il faut apprêter nos arcs.

— Non, non, répondit vivement Mimile, les sergents de ville pourraient nous voir et nous emmener en prison. Tu sais bien qu’il est défendu de tirer de l’arc dans Paris.

— Je ne savais pas, dit Charlot.

— Hein, quel vilain monsieur que ce capitaine ! Te faire laver la vaisselle et cirer ses bottes ! et vouloir nous battre par-dessus le marché ! dit Mimile.

— J’en ai encore les mains noires, fit observer Charlot. Si maman voyait ça…

— Et le nez donc ! ajouta Mimile.

— Le nez aussi ? demanda vivement Charlot.

— Mais oui, des deux côtés. C’est Louise qui rirait… »

Charlot tira rapidement son mouchoir et essuya si fort son nez qu’il le fit passer au rouge vif, de noir qu’il était.

« Arrête donc, tu vas t’écorcher, lui dit enfin Mimile.

— C’est que je n’aime pas avoir le nez sale, répondit Charlot.

— Bah ! en voyage. Avec tout ça, je t’avais bien dit qu’on ne pouvait pas se mettre en route sans la iii

ces messieurs désirent peut-être s’embarquer ?
permission de ses parents. Comment allons-nous faire ?

— Nous irons à pied en Amérique, voilà tout, dit Charlot.

— À pied ? dit Mimile ; mais quand nous arriverons à l’eau ?

— Puisque nous savons nager tous les deux… » répondit bravement Charlot.

Un homme en costume de canotier très-élégant s’approcha d’eux en ce moment. Il sortait d’un petit vapeur à hélice, charmant bateau d’amateur, amarré à distance.

« Ces messieurs, leur dit-il d’un air insinuant, désirent peut-être s’embarquer ?

— Oui, monsieur, » répondit aussitôt Charlot, qui ne perdait pas un instant son idée de vue.

Mimile le retint un moment par la manche.

« C’est que nous n’avons pas de papiers, dit-il.

— Pas de papiers du tout et pas beaucoup d’argent, n’est-ce pas ?

— Non, monsieur, répliqua Charlot, ravi d’être si bien compris.

— Et ou prétendez-vous aller, mes enfants ?

— En Amérique, répondit Charlot sans hésiter.

— Peste ! C’est encore plus loin que Saint-Cloud. »

Charlot, inquiet, resta bouche béante.

« C’est peut-être un trop grand voyage pour votre bateau, monsieur ? demanda Mimile.

— Après ça, je pourrais vous conduire à mi-chemin… Une fois là, vous trouveriez facilement un autre bateau qui… ou bien…

— Nous ferions le reste à pied, dit Charlot en l’interrompant.

— Ce serait encore plus simple, fit observer le canotier.

— C’est ce que je disais à Mimile tout à l’heure.

— À deux surtout, c’est très-commode ; le moins fatigué porte l’autre, et l’on finit toujours par arriver, dit tranquillement le canotier.

— Ce sera très-gentil ! » s’écria Charlot au comble de la joie.

Le canotier reprit :

« Il ne s’agit plus que de nous entendre sur les conditions du transport.

— Je sais, dit Charlot, il faudra laver la vaisselle, cirer les bottes, frotter le navire.

— Du tout ; à mon bord, tout le monde mange à la même table et sur du papier, qu’on jette ensuite par la fenêtre, et tout est dit. Quant à des bottes, je n’en porte jamais, ainsi que vous le voyez. Ainsi, ni vaisselle, ni bottes, c’est plus économique. Seulement, vous aurez à casser du charbon et à alimenter la machine, à nettoyer mes pipes et à les bourrer ; enfin, à faire les lits.

— À faire les lits ? répéta Mimile.

— Ah ! ce n’est pas très-difficile. Nous couchons tous deux dans de grands paniers remplis de paille. On se fourre au milieu, et ça sert en même temps de matelas, de draps et de couvertures.

— C’est bien commode, fit observer Charlot.

— Par exemple, le matin, il faut remuer la paille pour lui faire prendre l’air, et éviter d’avoir trop de puces.

— Ah ! on a des puces ? dit Charlot avec une répugnance visible.

— Oh ! de petites puces très-propres ; elles ne sont pas comme ces puces de corps de garde qui mordent tout le monde ; celles-là sont des puces à nous, et c’est infiniment plus agréable.

— Infiniment plus, » dit Mimile.

Puis, s’adressant à Charlot, qui, à son insu, avait pris un air très-dégoûté :

« Dame, tu comprends que ce n’est pas comme à la maison.

— Après ça, mes petits amis, c’est à prendre ou à laisser, » dit le canotier.

Puis il ajouta, en donnant une petite tape sur la joue de Charlot :

« J’aime beaucoup les gros enfants, mais je ne puis en leur faveur rien changer aux habitudes de mon équipage. Dites-moi vite si vous acceptez ou non.

— Nous acceptons, monsieur, dit Charlot, comprenant qu’il ne devait pas reculer devant un désagrément pour faire son fameux voyage.

— Réfléchis, lui dit Mimile ; nous pouvons encore retourner à la maison, tandis qu’une fois embarqués…

— Ah ! dame, une fois partis, il faudra aller jusqu’au bout, dit le canotier.

— Je veux aller en Amérique ! s’écria résolument Charlot.

— C’est dit, et puisque c’est dit, il faut monter tout de suite à bord, car le jour baisse, et je dois prendre les dispositions nécessaires afin de partir dès que la nuit sera venue. »

Et le canotier étendait le bras du côté de son bateau pour en indiquer le chemin aux petits voyageurs.

« Montons… répliqua Charlot en passant le premier.

— Tu as bien réfléchi ? lui demanda une dernière fois Mimile, en le suivant.

— Mais oui, mais oui ! » répondit Charlot avec impatience.

Charlot eut à peine mis le pied sur le vapeur qui devait l’emporter, lui et son cousin, qu’il se trouva face à face avec un homme noir de la tête aux pieds ; c’était le chauffeur de la machine.

« Voilà deux jeunes passagers que nous allons mener à la frontière, lui dit le canotier, qui était vraisemblablement le maître du bâtiment.

— Très-bien, patron, répondit l’homme noir. Faut-il chauffer tout de suite ?

— Immédiatement, car ces messieurs sont pressés. Nous dînerons pendant que le feu s’allumera. »

Cette dernière phrase alla au cœur des deux enfants, qui commençaient à avoir passablement faim.

Le chauffeur se mit à la besogne.

« Par ici, mes enfants, » dit le patron, en dirigeant Charlot et Mimile vers un petit escalier qui accédait à une petite salle en contre-bas du pont.

Il y avait une table et des chaises en chêne au milieu de cette pièce. Charlot paraissait ravi de se trouver là.

« Débarrassez-vous de votre bagage qui est gênant, leur dit le patron d’un air aimable.

Le chauffeur reparut bientôt pour placer un gros fromage au milieu de la table, un pain, des gobelets de fer-blanc, quelques couteaux et un morceau de papier à chaque place. Il y ajouta, comme complément, une cruche de boisson puisée à même la rivière.

« Patron, dit-il, dès qu’il eut fini ces somptueux apprêts, le diner est servi.

— Tant mieux ! car j’ai grand’faim. »

Et le patron s’empara d’un couteau, tailla un gros morceau de pain à chaque convive, donna à chacun sa part de fromage et se mit à table en disant :

« À table, mes enfants ! »

Mimile et Charlot obéirent, en regardant d’un air désappointé le repas qui leur était offert.

Le fromage sentait pas mal fort et le pain était de l’avant-veille.

« Mangez, mes enfants, il ne s’agit point de faire la fine bouche, » continua le patron.

Mimile et Charlot, qui craignaient de l’indisposer contre eux, se mirent à manger du bout des dents.

« Bon fromage, disait le chauffeur.

— Excellent ! disait le patron en lorgnant les enfants du coin de l’œil.

— J’aurais été bien heureux d’en trouver un pareil en Amérique, reprit le chauffeur… Vous vous souvenez, patron, de cette fois où nous sommes restés trois jours sans trouver autre chose qu’un lézard, que nous avons coupé en deux pour en manger chacun la moitié. Je me rappelle que j’ai eu le côté de la tête, ce qui n’était pas le plus avantageux.

— Le lézard, ça pouvait encore passer. Mais as-tu oublié le jour où nous n’avions à nous mettre sous la dent que chacun trois cigales ? Ah ! dame, cela était sec et peu nutritif !

— Je ne l’oublierai de ma vie, répondit le chauffeur. J’ai fermé les yeux pour avaler les miennes, sans avoir à les goûter, et le pis, c’est que, dès que j’y pense, je crois entendre ces diables de bêtes qui chantaient encore dans mon estomac huit jours après. »

Charlot, qui écoutait avec la plus grande attention, dit timidement :

« Harrisson m’a dit qu’il y avait de tout en Amérique et tant qu’on pouvait en désirer.

— Il y a de tout, c’est vrai, mon garçon, mais ça dépend des jours et des endroits. »

Charlot allait hasarder une nouvelle question, quand Mimile fit un soubresaut. Ses yeux étaient ouverts comme des portes cochères, et il avait l’air terrifié en regardant son fromage.

« Eh bien, garçon, qu’est-ce qui te prend donc ?…

— C’est que, répondit Mimile, qui ne pouvait en croire ses yeux, c’est que ça remue beaucoup dans mon fromage.

— Bah ! dit le chauffeur, faut pas faire attention ; il est un peu fait, notre fromage, voilà tout. À la guerre comme à la guerre. »

Charlot et Mimile avaient cessé de manger en même temps.

« Il me semble que nous dinons sans boire, » dit le patron, que cet incident ne semblait pas avoir frappé.

Et il versa lentement de l’eau dans les timbales de ses convives.

Charlot et Mimile burent avidement.

« On ne vit pas pour manger, ajouta le patron en se levant, on mange pour vivre. Allons vite sur le pont, ça favorisera notre digestion. »

Le grand air et la vue de la machine à vapeur firent oublier peu à peu à nos jeunes voyageurs l’incident qui avait terminé le repas, le plus frugal qu’ils eussent fait jusqu’à ce jour.

La nuit étant venue depuis longtemps déjà, le patron fit transporter dans la salle où nous avons déjà conduit nos jeunes lecteurs les deux paniers remplis de paille où Mimile et Charlot devaient dormir pendant la traversée.

Ces lits improvisés semblaient avoir été faits pour les deux cousins. Ils s’y glissèrent sur l’ordre du patron.

« On est très-bien là dedans, bien mieux que dans un lit, n’est-ce pas, Mimile ?

— Certainement, répondit celui-ci.

— Eh bien, dormez, car demain il faudra travailler ferme.

— Est-ce que le bateau va partir ? demanda Charlot.

— À l’instant, » répondit le patron. Deux hommes dont on ne pouvait distinguer les traits, à cause de l’obscurité, s’étaient alors approchés du patron et lui avaient serré affectueusement la main.

« Soyez tranquilles, leur avait-il dit. Nous allons forcer la vapeur, et demain nous serons à V****. Tout est-il prêt dans la propriété de M. L**** ?

— Tout, fut-il répondu.

— Bien, le programme sera accompli scrupuleusement.

— Merci, » dirent à la fois les deux inconnus, qui s’éloignèrent aussitôt.

Que signifiaient les paroles échangées entre eux et le capitaine du petit vapeur ? Nous ne saurions le dire. Existe-t-il sur la Seine, entre Paris et le Havre, un endroit appelé V**** ? Nous l’ignorons. Il y a bien un village de ce nom qui nous est connu : mais il se trouve précisément en sens contraire, en remontant le fleuve, au-dessous et à peu de distance de F****. Ce n’est pas du tout dans la direction de l’Amérique. Cependant, en faisant un crochet, il n’y a pas impossibilité absolue. Nous n’avons, après tout, aucune raison de supposer que ce capitaine veuille trahir la confiance de ses voyageurs. Quoi qu’il en soit, bientôt le bruit de la vapeur se fit entendre, et le petit bâtiment se mit immédiatement en marche, contre le courant, la vérité nous oblige à le dire.