Un drame au Labrador/Après le crime

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Leprohon & Leprohon (p. 76-81).


XVIII

APRÈS LE CRIME


Le fanal tourné en cercle, pendant la nuit du drame, était bien un signal.

Seulement, ce n’était pas une main de femme qui le levait, ce fanal.

Gaspard eût-il connu ce détail, que peut-être le démon de la jalousie ne l’eût pas mordu aussi cruellement.

Mais le coup était fait, — le coup, longtemps, mais confusément rêvé dans la cervelle de ce sauvage de race blanche abandonné à toutes les fureurs de la passion…

Il ne restait plus d’autre alternative à l’auteur du guet-apens, que d’en tirer le meilleur parti possible.

D’abord, il lui faudrait expliquer la catastrophe, la disparition de son cousin, tout en ne laissant aucun doute sur le rôle héroïque que lui, Gaspard, avait joué dans ce drame nocturne, d’où il ne revenait que par miracle.

Telles étaient les pensées du misérable au moment où, entraîné par les vagues énormes soulevées par la tempête, il voyait l’îlot disparaître dans les brumes et les embruns qui couvraient la baie.

Mais il n’eut guère le loisir d’élaborer un plan quelconque à cet égard, car le soin de sa propre conservation le rappela vite au sentiment du danger immédiat que lui-même courait.

En effet, seul dans une embarcation légère, n’ayant ni le temps de dresser le mât, ni celui de mettre le gouvernail en place, il se voyait contraint de gagner terre « à la godille », recevant les lames de biais et fort empêché de garder l’équilibre dans la coquille de noix qui le portait.

Pendant une bonne moitié du trajet, les choses allèrent tant bien que mal.

La chaloupe fuyait vers l’ouest et dépassait la pointe submergée de la baie, mais se rapprochait tout de même du rivage.

Toutefois, les lames frappant de biais, déferlaient à chaque instant par-dessus sa joue et l’alourdissaient rapidement des masses d’eau qu’elles y déversaient.

Il vint un moment où Gaspard eut peur…

En fouillant du regard l’espace brumeux qui le séparait de terre, il ne vit qu’un chaos mouvant de brouillards épais, et plus loin, — bien loin, se figura-t-il, — la ligne sombre de la côte, à peine estompée dans l’obscurité.

Ces erreurs de distance sont fréquentes, la nuit, surtout quand on a l’esprit frappé comme l’avait le misérable.

Gaspard se crut perdu.

Ses bras engourdis ne pouvaient plus donner à la rame avec laquelle il « godillait » l’impulsion énergique nécessaire au progrès de l’embarcation…

Et les lames embarquaient toujours !…

Et le vent hurlait de plus en plus !…

Et, à travers ces clameurs de tempête, le fratricide croyait entendre la voix désespérée du pauvre Arthur, seul sur son îlot à demi-submergé et voyant venir fatalement une mort terrifiante !…

Oui, le fratricide eut peur, — une peur de bête acculée en face des chasseurs…

Mais, de remords, point !

Même à cet instant suprême où il se crut voué au gouffre, il ne regretta pas ce qu’il avait fait.

Plutôt mille morts, que de voir son cousin aimé de Suzanne Noël !

Telle était l’intensité de sa jalousie !

Il vint pourtant un coup de mer qui lui arracha un cri d’angoisse tardive…

La chaloupe, prise de flanc par une avalanche d’eau, fut soulevée comme une plume au milieu d’une pluie d’embruns fouettée par la rafale et alla s’abattre sur un élément solide, rocher ou sable, où elle demeura immobile.

Gaspard, emporté par dessus bord, s’en fut tomber tête première à quelques pieds de là, ressentit une commotion violente au cerveau et perdit connaissance.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Combien de temps demeura-t-il ainsi privé de sentiment, la face dans le sable et les bras étendus ?

Il aurait été bien empêché de le dire, lorsqu’il reprit ses sens.

Mais comme la nuit semblait moins sombre, Gaspard estima qu’il s’était bien écoulé deux heures depuis le moment où il avait été projeté sur le sol.

Au reste l’horizon blanchissait vaguement, tout là-bas, dans l’est, et la mer, toujours furieuse, battait la grève non loin des côtes.

La marée, — une de ces terribles marées équinoxiales qui gonflent outre mesure les embouchures des fleuves, — avait porté le flot jusqu’aux premiers arbres du pied des falaises.

C’était sur une masse rocheuse à moitié couverte de sable que la chaloupe était venue s’éventrer ; et, chose singulière, la pointe à arêtes vives qui lui avait ouvert le flanc était de nature si résistante, qu’elle demeura sans se rompre dans l’ouverture, immobilisant du coup l’embarcation.

On conçoit comment Gaspard, emporté par son élan, alla « piquer une tête » à quelques pieds de distance et resta presque assommé…

Cependant, voici notre homme qui se ranime.

Il commence par se dresser sur les genoux, en s’aidant de ses deux bras arc-boutés contre le sol.

Mais c’en est assez pour un premier mouvement…

La tête est trop lourde encore… Des étincelles voltigent devant les yeux du blessé… Il va tomber la face contre terre…

Non, pourtant. Le diable, son patron, lui viendra en aide.

La blessure s’est rouverte, et le sang coule abondamment, inondant la figure…

Gaspard sourit…

Et ce sourire, irradiant cette figure sanglante, cette lumière au sein d’une ombre épaisse, a quelque chose d’infernal.

— Quelle mise en scène pour le dénouement du drame !… murmure le sinistre personnage… Après une lutte terrible contre les éléments déchaînés, le survivant arrive chez les parents atterrés, couvert de sang, la tête fendue, trempé comme une loque mise à lessiver. Il s’arrête en face du logis… Sa tête se courbe, ses genoux fléchissent… Il ne peut articuler un mot…

« On accourt… On s’émeut… La mère a un cri : « Et… Arthur ? »

« Le survivant courbe de plus en plus la tête, force ses yeux à produire quelques larmes ; puis, sans un mot, lève vers le ciel ses bras tremblants et… s’affaisse, privé de sentiment, comme tout à l’heure.

« Mais cette fois, ce ne sera que pour la frime !… Car je n’aime guère ce genre de pantomime, bon pour les femmes, — et encore !…

« Voilà mon programme pour l’arrivée !

« Et je défie bien le diable lui-même, mon digne patron, de venir me contredire !!!… »

Après ce soliloque, Gaspard semble reprendre possession de son sang-froid ordinaire.

Au bout d’une minute employée à réfléchir, il reprit :

— Et, d’abord, cette blessure si opportune ! — il ne faut pas qu’elle fasse trop des siennes, qu’elle dépasse les bornes d’une honnête hémorragie… C’est qu’elle saigne, la gaillarde, comme si elle était « sérieuse » !

Le misérable y porte la main, palpe, sonde du doigt, s’assure que l’os est intact et finit par dire :

– Ah ! bah ! une égratignure !… Gardons-nous bien de laver la chose : ça lui ôterait du gabarit !… Une simple compresse d’eau salée pour fermer le robinet au sang, et en route !

Aussitôt dit, aussitôt fait.

Gaspard déchire un morceau de sa chemise de grosse toile, arrache une poignée d’herbes, qu’il trempe dans l’eau salée, assujettit cette compresse sur la plaie de sa tête, noue sous son menton le lambeau de chemise…

Et le voilà pansé provisoirement !

La fraîcheur des herbes trempées dans l’eau salée lui procure un soulagement immédiat.

Ses idées s’éclaircissent ; son cerveau se dégagea : il peut analyser froidement la situation.

D’abord, le « coup de l’îlot » a-t-il réussi ?

Gaspard s’avance sur le bord de la mer et jette un long regard vers le large, dans la direction de l’ouverture de la baie, au sud-est…

Rien.

La mer affolée danse une gigue macabre au-dessus des rochers où il a abandonné son cousin.

Le cadavre du malheureux, roulé de vague en vague, doit être à l’heure présente en plein golfe, entraîné par le courant de Belle-Isle qui porte au sud pendant le flux.

Au baissant, le noyé prendra-t-il le chemin du détroit, ou celui qui longe la côte ouest de Terre-Neuve, pour gagner l’Océan ?

Cela importe peu à Gaspard.

Le cadavre d’un ennemi sent toujours bon ; et, qu’il vienne s’échouer dans les environs de Kécarpoui ou sur les rivages de la grande île, ce cadavre ne pourra raconter à personne le drame de la nuit précédente, ni empêcher Gaspard Labarou d’épouser Suzanne Noël.

Telles furent les conclusions auxquelles en arriva le fratricide, après son inspection du golfe.

Restait la chaloupe à mettre en état d’affronter l’examen des gens soupçonneux.

Ce n’était qu’un jeu d’enfant pour Gaspard.

Que fallait-il « établir », en effet, pour appuyer la narration qu’il avait « arrangée » dans sa tête ?

Tout simplement ceci : qu’au moment de quitter l’îlot, la chaloupe, soulevée par une lame, était retombée sur une pointe de roc et s’était défoncée.

Le grappin étant levé, on avait dû partir comme cela, entraîné par la tourmente.

Alors commença une lutte épouvantable contre les éléments en furie…

Combien de temps dura cette lutte, rendue impossible par la perte des rames et de tout espar pouvant servir à diriger l’embarcation !

Qui pourrait le dire ?

Peut-être dix minutes !… Peut-être une heure !

Devenue le jouet des flots, mais chassée tout de même vers la côte par une saute de vent, la chaloupe se défendit comme elle put jusqu’au-dessus des rochers formant le bras occidental de la baie, dans les marées ordinaires.

Mais quand il fallut passer au milieu de ce chaos mouvant, les deux naufragés, se sentant perdus, firent leur acte de contrition.

Quelle gigue échevelée de montagnes d’eau heurtées ! quels sifflements sinistres de la tempête à son paroxysme ! que d’obscurité partout !…

À demi submergée, la chaloupe tourbillonnait au centre de cet enfer liquide, épave perdue, jouet des flots, cercueil flottant…

Glacés d’horreur et de froid, les deux naufragés, cramponnés aux bancs, se tenaient à chaque extrémité de la petite embarcation.

On ne parlait pas. À quoi bon, du reste, parler au sein de ce charivari !

À un moment donné, Gaspard crut entrevoir la masse sombre de la côte.

Il cria à son cousin :

— Terre ! terre ! nous sommes sauvés !

Mais aucune voix ne lui répondit.

Se penchant pour mieux voir, Gaspard constata avec horreur qu’Arthur avait disparu, emporté sans doute par une lame, ou tombé par-dessus bord, Dieu sait quand !…

Alors, pris de désespoir, il voulut périr lui, aussi. Mais au moment de mettre à exécution ce projet conçu en une minute d’affolement, il sentit que la chaloupe, après avoir été soulevée une dernière fois par un bourrelet d’eau, retombait sur la terre ferme…

Perdant pied, il fut lancé au dehors, sans même avoir eu le temps de faire un geste.

Et ce n’est qu’un peu avant le jour qu’il avait repris connaissance et s’était trouvé sur le sable du rivage, à plus d’un mille de la baie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce récit fantaisiste, arrangé et « classé » dans la tête froide de Gaspard, il n’y avait plus qu’à retirer du flanc de la chaloupe la pointe de roc qui s’y était encastrée solidement.

Gaspard dut s’y prendre à deux fois et se servir d’un levier ; car telle avait été la force de projection qui avait jeté l’embarcation sur ce rocher pointu, que l’ouverture, une fois dégagée, semblait faite à l’emporte-pièce.

Par un hasard providentiel, — on verra plus tard pourquoi ce mot est souligné, — la chaloupe qui avait servi le plan infernal du meurtrier était venue s’éventrer sur une pointe de granit ferrugineux très dur, qui avait traversé le bois en laissant un trou net, de la même forme que sa surface anguleuse, y dessinant même les arrêtes de ses angles pyramidaux.

Gaspard, qui avait « de l’œil », — comme disent les Italiens, — vit cela tout de suite.

S’emparant d’un caillou pesant, trouvé dans le voisinage, il s’escrima si bien qu’il finit par casser la pointe compromettante au niveau du rocher.

Puis, après avoir jeté, suivant son habitude, un regard soupçonneux de tous côtés, il alla cacher le tronçon cassé au plus épais des fourrés, au pied même de la falaise.

Cela fait, le prudent naufrageur, tête et pieds nus, la chemise en lambeaux, le crâne entouré d’un bandage sanglant, prit tranquillement la direction de la baie.