Un drame au Labrador/Une trouvaille de Wapwi - À la rescousse

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Leprohon & Leprohon (p. 81-86).


XIX

UNE TROUVAILLE DE WAPWI. — À LA RESCOUSSE


Deux minutes plus tard, une tête effarée émerge du rideau de feuillage bordant la grève et des yeux brillants suivent le « naufragé », à mesure qu’il disparaît d’une pointe à l’autre.

C’est Wapwi.

Celui-ci est aussi un naufragé sérieux, tandis que l’autre n’est qu’un naufrageur.

Mais… qu’a donc l’enfant ?

Ses joues sont flasques ; ses lèvres, décolorées…

Il se tient à peine sur ses jambes…

Ce qu’il a ?

Nous allons le dire : il revient du tombeau des marins, de cette mer si terrible, linceul mouvant de tant de braves gens.

C’est un ressuscité…

Une vague l’a englouti. Une autre vague l’a jeté sur le rivage.

Voilà pourquoi Wapwi flageole sur ses jambes, comment il se fait que nous le retrouvons au point du jour, émergeant d’un rideau d’arbres, au bord de la mer.

On se rappelle que le petit Abénaki, chagrin de voir accuser ses compatriotes du guet-apens de la passerelle, s’était donné pour mission de découvrir les coupables, — ou plutôt le coupable…

Car il aurait juré sur tous les manitous de la race rouge qu’une seule et même personne avait fait le coup, en sciant aux trois-quarts le tronc de sapin qui s’était rompu sous le poids de son « petit père » Arthur.

Il s’était bien gardé toutefois de faire part à personne de ses soupçons ; et, tant qu’il n’aurait pas une certitude raisonnable, des preuves à l’appui d’une accusation formelle, il devait se taire.


Gaspard s’en fut tomber tête première.

Donc, il n’avait pas parlé, — si ce n’est à Mimie et à Suzanne, auxquelles il avait promis de prouver que ses frères, les sauvages, n’avaient trempé en rien dans la tentative de noyade, restée jusque là enveloppée de mystère.

— Que je retrouve seulement le sapin, scié ou cassé, et je mettrai la main sur le coupable !…

Tel était le mot d’ordre de ce détective improvisé.

La veille même de cette journée qui devait s’ouvrir par une catastrophe si terrible, — le drame de l’îlot, — Wapwi, muni de quelques provisions de bouche, chaussé de solides mocassins et armé d’un bon gourdin, quitta furtivement l’appentis où il couchait et se dirigea vers le fond de la baie.

Une sorte de radeau, fait de deux pièces de bois liées par des traverses, lui servit de bac pour traverser sur la rive est.

On avait improvisé ce bac primitif, depuis l’accident.

Ayant atteint sans encombre l’autre rive, Wapwi coupa droit devant lui, se réservant d’observer le contour de la pointe, à son retour, si la chose était nécessaire.

Au reste, comme nous l’avons dit, les deux plages intérieures de la baie avaient déjà été explorées minutieusement ; et, puisque la passerelle ne s’était pas échouée là, c’est que le courant l’avait entraînée bien plus loin.

Une saillie de la côte vue du large se projetait dans la mer, à une quinzaine de milles en aval, — un peu plus loin que l’endroit, bien connu de Wapwi, où les Micmacs avaient campé, deux ans auparavant.

Si les deux bouts de la passerelle ne se trouvaient pas là, ils avaient dû gagner le golfe ou le détroit.

Inutile alors de se morfondre à les chercher.

Le mystère resterait insoluble, et Arthur serait toujours en butte à quelque tentative nouvelle, — d’autant plus qu’il ne croyait pas à la culpabilité de son cousin.

C’est ce sentiment de trompeuse sécurité qu’il fallait arracher, d’une main prudente, quoique sûre, de l’esprit du jeune homme.

Une fois sur ses gardes, « petit père » saurait bien parer les coups.

Voilà ce que se disait, depuis quelques jours, l’ingénieux enfant, et voilà aussi ce qu’il se répétait, ce matin-là, tout en trottinant comme un renard en quête de son déjeuner.

C’était loin, sans doute, cette langue de terre entrevue là-bas, allongée et noire de sapins… Mais il comptait bien y arriver avant midi.

Une heure lui suffirait pour ses recherches ; une autre heure, pour se reposer.

Ensuite, il reviendrait et trouverait bien le moyen de regagner sa soupente, avant la marée haute.

L’événement justifia ses prévisions.

Le soleil n’était pas au milieu de sa course, que le petit Abénaki s’engageait sur la courbe que décrit la grève pour enserrer la pointe suspecte.

Vue de près, cette langue de terre est bien plus élevée qu’on ne le croirait en l’observant de la baie.

Des rochers considérables en composent l’ossature, et des sapins d’assez belle venue lui font un agréable vêtement.

Mais Wapwi, familiarisé d’ailleurs avec les aspects variés de cette étrange côte du Labrador, n’eut bientôt d’yeux que pour deux informes tas de branches à moitié enfouies dans le sable, et gisant l’un près de l’autre, sur le rivage de cette langue de terre.

C’étaient les deux bouts de la passerelle

Et ces bouts étaient sciés nettement, avec une scie en bon ordre, une scie appartenant à des blancs !

Hourra !…

Wapwi lança en l’air son chapeau de paille et, malgré sa fatigue, esquissa des pas de danse tout à fait… inédits.

Gaspard avait fait le coup !

Gaspard avait voulu noyer son cousin !!

Voilà ce que disaient ces deux tronçons de sapin, à moitié ensablés, sur une grève déserte !

S’il l’eût pu, Wapwi aurait volontiers traîné derrière lui ces « pièces justificatives ; » mais il se consola d’être obligé de les laisser pourrir là, en pensant avec raison qu’aucune marée, si forte fût-elle, ne les dépêtrerait des couches de sable qui en enterraient les rameaux.

L’essentiel, pour le moment, était de savoir que ce qui fut la passerelle, existait encore et que le trait de scie révélateur se voyait parfaitement.

Si la chose devenait nécessaire, plus tard, Wapwi pourrait dire : « La passerelle a été sciée, et non cassée !… — Par qui ?… — Par quelqu’un ayant intérêt à ce qu’Arthur disparût… Or, les sauvages n’avaient aucun grief contre ce jeune homme… Cherchez le coupable autour de vous… »

Ayant ainsi augmenté le dossier de Gaspard d’une pièce importante, Wapwi songea à sa petite personne, qu’il trouva bien fatiguée et terriblement affamée.

Le sac aux provisions eut bientôt raison de la faim, et un bon somme à l’ombre d’un sapin restaurerait en peu de temps les muscles épuisés.

Un quart-d’heure ne s’était pas écoulé que le petit sauvage, repu et content, dormait comme une souche.

Quand il s’éveilla, Wapwi fut tout surpris de constater que le soleil avait disparu derrière la côte, très élevée partout dans cette région, et que la nuit approchait.

En même temps, une forte brise semblait courir dans les sapins, là-haut, sur la croupe de l’immense falaise.

— Hum ! se dit-il, je voudrais bien être rendu chez le papa Labarou !… Je ne sais ce que je ressens au creux de l’estomac… Mais je suis inquiet… J’ai entendu parler d’une partie de chasse sur l’Îlot… Pourvu qu’on se soit aperçu qu’il va venter fort, fort !

Et Wapwi, aiguillonné par un pressentiment insurmontable, se prit à courir de toutes ses forces vers la baie.

Mais, si agile qu’il fût, il lui fallait bien modérer son allure, de temps à autre, pour reprendre haleine.

Quand il déboucha sur la grève de la baie, après avoir traversé directement la pointe orientale, il était bien près de minuit, s’il ne passait pas cette heure.

La brise fraîchissait, mais on la sentait moins de ce côté de la pointe.

Toutefois, de sourdes rumeurs, s’élevant de partout, ne laissaient aucun doute sur ce qui se préparait là-bas, sur le fleuve…

C’était la tempête.

Et petit père Arthur qui est sur l’îlot, avec l’autre, tout seul ! se prit à penser Wapwi, pâle d’effroi.

Il se trouvait alors à quelques arpents du chalet des Noël.

Tout semblait y dormir.

Wapwi allait de-ci de-là, inquiet, indécis, ne sachant même pas ce qu’il voulait…

Soudain, — ô bonheur ! — la porte du chalet s’ouvre et une forme blanche apparaît dans l’encadrement.

— Le fantôme des chutes !… Suzanne !… Murmure Wapwi.

— C’est Wapwi, petite mère !… N’aie pas peur !

— Wapwi !… Oh ! cher enfant, la Sainte Vierge t’envoie. Tu vois ce temps ?

— Oui… Gros, gros vent !

— Une tempête, n’est-ce pas ?

— Ça souffle fort, fort… et ça sera pire, tantôt.

— Oh ! mon Dieu, mes pressentiments !…

— Qu’est-ce que tu as donc, petite mère ?

— Écoute-moi, petit… Ton maître est là, sur l’îlot du large, seul, seul… avec Gaspard, tu entends !…

— Méchant homme, l’oncle Gaspard ! mâchonne le petit sauvage.

— Que va-t-il arriver, mon Dieu ?… J’ai peur… Je tremble… Et mes frères qui sont dans les bois !… Sur qui compter ?… Qui ira à son secours ?

— Wapwi, petite mère !

— Tu seras capable ?…

— Wapwi nage comme un poisson.

— Si j’allais avec toi ?… Nous prendrions la barque.

— Trop grosse, la barque. Mieux vaut un bon canot.

— Le canot ne résisterait pas… Mais il y a le chaland, sur la rive, en bas d’ici.

— C’est ça qu’il faut. J’y cours.

— Il y a des rames dans le hangar… Mais sauras-tu conduire seul ?

— C’est le vent qui va m’y mener. Dépêchons !

Wapwi, guidé par Suzanne, prit une paire de rames dans un hangar voisin et, sur ses indications, alluma un fanal, qu’il tourna en cercle, à plusieurs reprises.

— Comme cela, dit-il, si les jeunes gens sont en péril, ils comprendront qu’on le sait ici.

On courut au chaland.

Hélas ! il avait été tiré très haut, sur la rive, et il ne flotterait certainement pas avant une heure, pour le moins.

— Que faire ?

Impossible à la frêle Suzanne et à l’enfant d’entreprendre de mouvoir cette grosse embarcation, servant à débarquer ou embarquer les tonneaux de poisson…

Wapwi eut une idée.

– Des rouleaux ! fit-il.

Et il courut au hangar, suivi de Suzanne.

On trouva aisément quelques bûches rondes, que l’on transporta au rivage.

Les deux rames ayant été étendues parallèlement sous le fond plat du chaland on glissa un des rouleaux sous la quille, aussi loin que possible ; puis on disposa les autres à quelque distance en avant.

De cette façon, on réussit, sans trop de peine, à mettre l’embarcation à flot.

Puis Wapwi, muni d’une rame, sauta dedans, en criant à Suzanne, partagée entre le désir de sauver son fiancé et l’horreur qu’elle ressentait en face de cette mer en furie :

— Laisse-moi aller seul, petite mère !… Le vent porte sur l’îlot et je n’ai qu’à conduire… Une femme ne ferait qu’augmenter le danger, vois-tu !…

Suzanne se rendit à ce raisonnement et ne put que dire :

— Va où Dieu te mène, cher enfant. Je vais prier, moi !

Le chaland quitta la rive et disparut bientôt, entraîné par la tempête, qui faisait rage.

En moins de dix minutes, il se trouva en vue de l’îlot, — ou plutôt de ce qui pouvait rester de l’îlot, — car la mer était presque haute.

Debout à l’arrière du chaland, une rame à la main pour la guider, Wapwi plongeait ses yeux subtils au sein du brouillard humide, moitié ombre, moitié poussière d’eau, que le vent faisait rouler sur la baie.

Une fois, il crut entrevoir une forme sombre dressée sur les flots.

Donnant aussitôt un coup de rame pour y diriger l’embarcation, il regarda encore.

La forme sombre y était toujours, mais les flots la couvraient presque en entier, par moments…

Une voix lamentable sembla même arriver jusqu’à ses oreilles appelant au secours.

Alors Wapwi cria de toutes ses forces :

— Voici Wapwi !… Tiens bon là !…

Mais, hélas ! c’est tout ce qu’il peut dire…

Un violent coup de mer le jeta hors du chaland, et les lames furieuses s’emparèrent de son pauvre petit corps pour le rouler comme une épave jusqu’à plus d’un mille de distance, où elles le laissèrent sur le rivage, à moitié mort et tenant toujours sa rame dans ses mains crispées.

Wapwi, sans trop savoir ce qu’il faisait, se traîna vers la côte, sous le couvert des arbres, et tomba dans un profond assoupissement.

Nous avons vu quelle surprise l’attendait à son réveil.