Un drame en Livonie/10

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Collection Hetzel (p. 150-167).

X

interrogatoire.


Dimitri Nicolef rentra à Riga dans la nuit du 16 au 17 avril, sans avoir été reconnu en route.

Dévorée d’inquiétude, Ilka ne dormait pas. Et dans quel état aurait été l’infortunée jeune fille, si elle eût appris quelle accusation pesait sur la tête de son père !…

En outre, un nouveau sujet d’anxiété, ce soir-là, après le départ de M. Delaporte et du docteur Hamine, une dépêche, venue de Dorpat, annonçait l’arrivée de Jean Nicolef pour le lendemain, sans indiquer la cause de ce brusque départ.

Cependant, de quel poids écrasant fut soulagée Ilka, lorsque, vers trois heures du matin, elle entendit son père monter l’escalier. Comme il ne vint pas frapper à sa chambre, elle pensa que mieux valait le laisser se coucher, après les fatigues de ce voyage. Le jour venu, elle irait l’embrasser dès son lever. Et peut-être lui dirait-il pourquoi, si précipitamment et sans l’avertir, il avait été contraint de partir.

Le lendemain, en effet, le père et la fille se retrouvèrent à la première heure, et, tout d’abord, Dimitri Nicolef dit :

« Me voici de retour, ma chère enfant… Mon absence a duré plus longtemps que je ne pensais… Oh ! vingt-quatre heures seulement…

— Tu parais fatigué, mon père, observa Ilka.

— Un peu, mais, avec une matinée de repos, je serai tout à fait remis, et, dans l’après-midi, j’irai donner quelques leçons…

— Peut-être, mon père, serait-il plus sage d’attendre à demain ?… Les élèves sont prévenus…

— Non, Ilka, non… Je ne puis les faire attendre davantage. — Il n’est venu personne en mon absence ?…

— Personne, à l’exception du docteur et de M. Delaporte, qui ont été très surpris de ton départ.

— Oui… répondit Nicolef, d’une voix un peu hésitante… je n’en avais pas parlé… Oh ! pour un si court voyage… pendant lequel je crois même que personne n’a dû me reconnaître… »

Le professeur n’en dit pas davantage, et sa fille, très réservée, se contenta de lui demander s’il revenait de Dorpat.

« De Dorpat ?… fit Nicolef, assez étonné. Et pourquoi cette question ?…

— Parce que je ne m’explique pas une dépêche que j’ai reçue hier soir…

— Une dépêche ?… dit vivement Nicolef. Et de qui ?…

— De mon frère, qui m’annonce son arrivée pour aujourd’hui.

— Jean arrive ?… C’est singulier, en effet… Que vient-il faire ?… Enfin, mon fils est toujours sûr de recevoir bon accueil. »

Cependant, sentant dans l’attitude de sa fille que celle-ci semblait l’interroger sur les motifs de son voyage :

« Ce sont des affaires importantes… déclara-t-il, affaires qui m’ont obligé à partir précipitamment…

— Si tu es satisfait, mon père… répondit Ilka.

— Satisfait… oui… chère enfant, répliqua-t-il en regardant sa fille à la dérobée, et j’espère bien que ces affaires-là n’auront pas de suites fâcheuses. »

Et alors, en homme qui est résolu à n’en pas dire davantage, il changea le cours de sa conversation.

Après le premier thé du matin, Dimitri Nicolef remonta dans son cabinet, où il rangea divers papiers, et se remit au travail.

La maison avait recouvré son calme accoutumé, et Ilka était loin de prévoir qu’elle allait être frappée d’un coup de foudre.

Le quart après midi venait de sonner lorsqu’un agent de la police se présenta au domicile de Dimitri Nicolef. Cet agent était porteur d’une lettre qu’il remit à la servante en lui recommandant de la faire parvenir immédiatement à son maître. Il ne s’inquiéta même pas de savoir si le professeur se trouvait chez lui en ce moment. Bien que rien n’en eût paru, la maison était surveillée depuis la veille.

Quand Dimitri Nicolef eut cette lettre entre les mains, il en prit connaissance. Elle ne contenait que ces mots :

« Le juge Kerstorf invite le professeur Dimitri Nicolef à se rendre sans tarder à son cabinet, où il l’attend. Affaire urgente. »

À cette lecture, Dimitri Nicolef ne put retenir un geste qui dénotait plus que de la surprise. Il pâlit, et sa physionomie s’imprégna d’une vive inquiétude.

Puis, sans doute, pensant que le mieux était de déférer à l’invitation qui lui était faite sous cette forme impérative par le juge Kerstorf, il revêtit sa houppelande et descendit dans la salle où était sa fille :

« Ilka, dit-il, je viens de recevoir un mot de M. Kerstorf, le juge, qui me prie de passer à son cabinet…

— Le juge Kerstorf ?… répondit la jeune fille. Que te veut-il, mon père ?

— Je ne sais… répliqua Nicolef en détournant la tête.

— Serait-ce pour quelque affaire à laquelle Jean se trouverait mêlé, et qui l’a obligé à quitter Dorpat ?…

— Je l’ignore, Ilka… Oui… peut-être… Du reste nous allons être promptement fixés à ce sujet. »

Le professeur sortit, non sans que sa fille eût observé son trouble. L’agent près de lui, il allait d’un pas incertain, machinalement pour ainsi dire, ne remarquant pas qu’il fût l’objet de


« Que te veut-il, mon père ? »

la curiosité publique, même aussi de la malveillance de quelques personnes qui le suivaient ou le regardaient passer.

Arrivé au palais de Justice, il fut introduit dans le cabinet où se trouvait le juge Kerstorf avec le major Verder et le greffier. On se salua de part et d’autre, et Dimitri Nicolef attendit qu’on lui adressât la parole.

« Monsieur Nicolef, dit le juge Kerstorf, je vous ai fait demander pour avoir quelques renseignements sur une affaire dont l’enquête m’a été confiée…

— De quoi s’agit-il, monsieur ?… répondit Dimitri Nicolef.

— Veuillez vous asseoir, et écoutez-moi. »

Le professeur prit une chaise en face du bureau derrière lequel était placé le fauteuil du juge, tandis que le major restait debout près de la fenêtre. L’entretien se transforma aussitôt en interrogatoire.

« Monsieur Nicolef, dit le juge, ne soyez pas surpris si les questions que je vais vous poser ont rapport à votre personne, si elles visent des faits de votre vie privée… Il est nécessaire que vous y répondiez sans détour, dans l’intérêt de l’affaire elle-même comme dans le vôtre. »

M. Nicolef, regardant le juge plus qu’il ne l’écoutait, resta quelques instants sans répondre, se bornant à une simple inclination de tête, les bras croisés.

M. Kerstof avait sous les yeux les procès-verbaux de l’enquête. Il les disposa sur la table, et, de sa voix calme et grave :

« Monsieur Nicolef, demanda-t-il, vous venez de faire une absence de quelques jours ?…

— En effet, monsieur.

— Quand avez-vous quitté Riga ?…

— Le 13 courant, dès l’aube.

— Vous êtes revenu ?…

— Cette nuit, vers une heure du matin.

— Vous étiez parti seul ?…

— Seul.

— Et vous êtes revenu seul ?…

— Seul.

— Pour aller, vous étiez monté dans la malle-poste de Revel ?…

— Oui… répondit M. Nicolef non sans une certaine hésitation.

— Et pour en revenir ?…

— J’étais en télègue.

— Où avez-vous trouvé cette télègue ?…

À cinquante verstes d’ici, sur la route de Riga.

— Ainsi c’est bien le 13, au lever du jour, que vous êtes parti ?…

— Oui, monsieur, à six heures.

— Étiez-vous seul dans la malle-poste ?…

— Non… avec un autre voyageur.

— Le connaissiez-vous ?…

— Aucunement.

— Mais vous n’avez pas tardé à savoir que c’était Poch, le garçon de banque de la maison Johausen frères ?…

— En effet, car ce garçon, assez bavard, n’a cessé de s’entretenir avec le conducteur.

— Il causait de ses affaires personnelles ?…

— Uniquement.

— Et que disait-il ?…

— Qu’il allait à Revel pour le compte de MM. Johausen.

— Ne paraissait-il pas très impatient d’être revenu à Riga… où il devait se marier ?…

— Oui, monsieur… autant qu’il m’en souvient, car je ne prêtais qu’une très médiocre attention à cet entretien sans intérêt pour moi.

— Sans intérêt ? dit alors le major Verder.

— Sans doute, monsieur, répondit M. Nicolef, en jetant un regard étonné au major. Et pourquoi me serais-je intéressé à ce que disait ce garçon ?…

— C’est peut-être ce que l’enquête à la prétention d’établir », répliqua M. Kerstorf.

À cette réponse, le professeur fit le geste d’un homme qui n’a pas l’air de comprendre.

« Ce Poch, reprit le magistrat, n’avait-il pas un portefeuille du genre de ceux qui servent habituellement aux garçons de banque pour leurs recettes ?…

— C’est possible, monsieur, mais je ne l’ai point remarqué.

— Ainsi vous ne pouvez pas dire s’il le laissait, imprudemment peut-être, ou traîner sur la banquette, ou voir à des personnes qui s’approchaient de la malle aux relais ?

— J’étais dans un coin, enveloppé dans ma houppelande, sommeillant parfois sous mon capuchon, et je n’ai guère vu ce que faisait ou ne faisait pas mon compagnon de voyage.

— Cependant, le conducteur Broks est affirmatif sur ce fait…

— Eh bien, monsieur le juge, s’il affirme ce fait, c’est que ce fait est vrai. Quant à moi, je ne puis infirmer ni confirmer son dire.

— Vous n’avez pas causé avec Poch ?…

— Pendant le voyage, non… Je ne lui ai parlé pour la première fois que lorsqu’il s’est agi de gagner l’auberge après l’accident de la malle.

— Et, toute la journée, vous êtes resté dans votre coin, le capuchon soigneusement rabattu sur votre figure ?…

— Soigneusement ?… Pourquoi soigneusement, monsieur ?… demanda M. Nicolef, qui releva assez vivement le mot.

— Parce que, semble-t-il, vous ne teniez pas à être reconnu. »

Ce fut le major Verder qui, intervenant de nouveau dans l’interrogatoire, lança cette réponse contenant évidemment une insinuation.

Cette fois Dimitri Nicolef ne la repoussa pas comme il avait fait du mot prononcé par le juge. Après un instant de silence, il se contenta de dire :

« En admettant qu’il m’eût convenu de voyager incognito, je pense que c’est le droit de tout homme libre en Livonie comme ailleurs !

— Excellente précaution, répliqua le major, pour ne point être reconnu de témoins avec lesquels on risquerait d’être confronté ! »

Encore une insinuation de signification grave, dont le professeur ne pouvait méconnaître l’importance, et qui le fit visiblement pâlir.

« Enfin, ajouta le juge, vous ne niez pas avoir eu ce jour-là le garçon de banque Poch pour compagnon de route ?…

— Non… si c’est bien ce Poch qui était avec moi dans la malle…

— Ce n’est que trop certain », répondit le major Verder.

M. Kerstorf reprit en ces termes :

« Le voyage s’est poursuivi sans incidents, de relais en relais… À midi, il y a eu un arrêt d’une heure pour le déjeuner… Vous vous êtes fait servir à l’écart, dans un coin sombre de la salle d’auberge, toujours, semble-t-il, avec cette préoccupation constante de ne point être reconnu… Puis la malle-poste est repartie… Le temps était fort mauvais, les attelages ne résistaient que très difficilement à la bourrasque… Or, vers sept heures et demie du soir, voici qu’un accident se produit… Un des chevaux s’est abattu, et la voiture, dont l’essieu d’avant-train s’était brisé, a versé…

— Monsieur, dit M. Nicolef, en interrompant le magistrat, puis-je vous demander pourquoi vous m’interrogez sur ces faits et dans quel intérêt…

— Dans l’intérêt de la justice, monsieur Nicolef. Lorsque le conducteur Broks a eu constaté que la malle n’était plus en état de gagner le prochain relais, celui de Pernau, la proposition a été faite de passer la nuit dans un cabaret qui se voyait à deux cents pas sur la route… C’est vous-même qui avez indiqué ce cabaret…

— Que je ne connaissais pas, monsieur, et dans lequel, ce soir-là, je suis entré pour la première fois.

— Soit ! ce qui est certain, c’est que vous avez préféré y passer la nuit plutôt que de vous rendre à Pernau avec le conducteur et l’iemschick.

— En effet, il s’agissait d’une vingtaine de verstes à faire à pied par un temps épouvantable, et il m’a paru préférable de gagner cette auberge, accompagné du garçon de banque.

— C’est vous qui l’avez décidé à vous suivre ?…

— Je ne l’ai décidé à rien, répondit M. Nicolef. Blessé dans l’accident de la malle-poste — une contusion à la jambe, je crois — il n’aurait pas pu franchir la distance qui nous séparait de Pernau… Il est même très heureux pour lui que cette auberge…

— Très heureux !… » s’écria le major Verder, qui, ne possédant pas le sang-froid de l’impassible magistrat, bondit à ce mot.

Dimitri Nicolef, se retournant, ne put retenir un dédaigneux mouvement d’épaule.

M. Kerstorf, désireux de ne pas laisser l’interrogatoire s’écarter de la voie sur laquelle il l’avait engagé, se hâta de le reprendre par de nouvelles questions :

« Le conducteur et le postillon sont partis pour Pernau au moment où vous atteigniez le kabak de la Croix-Rompue ?…

— La Croix-Rompue ?… répéta M. Nicolef. J’ignorais que ce fût le nom de cette auberge.

— Lorsque vous y êtes arrivé avec Poch, vous avez été reçu par le cabaretier Kroff… Vous lui avez demandé une chambre, et Poch lui a fait la même demande… Kroff vous a offert à souper, et vous avez refusé, tandis que le garçon de banque acceptait…

— Cela me convenait mieux, en effet.

— Ce qui vous convenait mieux, monsieur Nicolef, c’était de repartir le lendemain avant le jour et sans attendre le retour du conducteur… Aussi, avez-vous prévenu l’aubergiste Kroff de cette intention, et vous êtes-vous immédiatement retiré dans votre chambre…

— Les choses se sont passées ainsi, répondit le professeur, non sans laisser voir que cette série de questions commençait à le fatiguer.

— Votre chambre était à gauche de la salle, où buvaient encore quelques clients de Kroff, et à l’extrémité de la maison…

— Je l’ignore, monsieur… Je vous répète que je ne connaissais pas ce cabaret où je mettais le pied pour la première fois… Et, de même qu’il faisait nuit lorsque j’y suis arrivé, il faisait nuit lorsque je l’ai quitté…

— Sans attendre le retour du conducteur, j’insiste sur ce point, fit observer M. Kerstorf, sans attendre le conducteur qui devait vous reprendre, après les réparations faites à la malle…

— Sans l’attendre, déclara M. Nicolef, puisque je n’avais plus à faire jusqu’à Pernau qu’une vingtaine de verstes…

— Soit ! Ce qui est acquis, c’est que cette idée vous était venue le soir même, et que vous l’avez mise à exécution dès quatre heures du matin. »

Dimitri Nicolef ne répondit pas.

« Maintenant, reprit M. Kerstorf, le moment me semble arrivé de vous poser une question à laquelle, sans doute, vous ne verrez aucun inconvénient à répondre…

— J’attends, monsieur…

— Quel a été le motif de votre voyage, un voyage qui paraît avoir été promptement et secrètement résolu, et dont la veille vous n’aviez même pas parlé à vos élèves qu’on a interrogés ?… »

À cette demande, M. Nicolef parut extrêmement troublé.

« Des affaires personnelles… dit-il enfin.

— Lesquelles ?…

— Je n’ai point à les faire connaître.

— Vous refusez de parler ?…

— Je refuse.

— Direz-vous au moins où vous alliez en quittant Riga ?

— Je n’ai point à le dire.

— Vous aviez réglé votre place jusqu’à Revel ?… Était-ce à Revel que vous aviez affaire ?… »

Pas de réponse.

« Il semble que c’était plutôt à Pernau, reprit le juge, puisque vous n’avez pas cru devoir attendre le retour de la malle au kabak de la Croix-Rompue. J’insiste : était-ce à Pernau ?… »

Dimitri Nicolef persista à se taire.

« Continuons, dit le juge. Vers quatre heures du matin, d’après la déposition de l’aubergiste, vous vous êtes levé… Il s’est levé au même moment… Lorsque vous êtes sorti de la chambre, enveloppé de votre houppelande, votre capuchon rabattu comme la veille, de telle façon qu’on ne pouvait rien voir de votre visage, Kroff vous a demandé si vous vouliez prendre une tasse de thé ou un verre de schnaps… Vous avez refusé et payé le prix de la nuit… Puis Kroff, après avoir retiré les barres de la porte, fit jouer la serrure avec la clef qu’il tenait… Et alors, sans prononcer une parole, d’un pas précipité, vous vous êtes élancé sur la route au milieu d’une profonde obscurité dans la direction de Pernau… Dans tout ce que j’ai dit là, y a-t-il un détail inexact ?…

— Pas un seul, monsieur.

— Une dernière fois, voulez-vous faire connaître le motif de votre voyage, et où vous alliez en quittant Riga ?…

— Monsieur Kerstorf, déclara alors Dimitri Nicolef très froidement, je ne sais à quoi tendent toutes ces questions, ni même pourquoi j’ai été demandé dans votre cabinet… Cependant j’ai répondu à toutes celles auxquelles j’ai cru devoir répondre…


« Arrêtez-moi, si vous le voulez ! »

Aux autres, non !… C’était bien mon droit, je suppose… J’ajoute, d’ailleurs, que je l’ai fait avec une entière bonne foi… Si j’avais voulu cacher que j’eusse fait ce voyage, et cela pour des raisons dont je suis le seul juge, si j’avais voulu nier que le voyageur de la malle-poste, le compagnon du garçon de banque fût moi, comment auriez-vous pu me démentir, puisque, d’après votre aveu, ni le conducteur, ni Poch, ni personne ne m’a reconnu tant je prenais de précautions pour ne point l’être ? »

Il y a lieu de l’observer, toute cette argumentation avait été émise par Dimitri Nicolef avec une singulière possession de lui-même, qui n’était pas exempte d’un certain dédain. Mais il dut être plus que surpris lorsqu’il entendit cette réplique du magistrat :

« Si Poch et Broks n’ont pu savoir qui vous étiez, monsieur Nicolef, il est un autre témoin qui vous a reconnu, lui…

— Un autre témoin ?…

— Oui… et dont vous allez entendre la déposition. »

Et le magistrat, s’adressant à un agent, lui dit :

« Introduisez ici le brigadier Eck. »

Un instant après, le brigadier entrait dans le cabinet, faisant à son chef le salut militaire, attendant d’être interrogé par M. Kerstorf.

« Vous êtes le brigadier de police Eck, de la sixième escouade ?… » demanda le juge.

Le brigadier déclina ses nom et qualités, tandis que Dimitri Nicolef le regardait comme quelqu’un qu’il aurait vu pour la première fois.

« Le 13 avril dernier, reprit le juge, dans la soirée, ne vous trouviez-vous pas dans le kabak de la Croix-Rompue ?…

— En effet, monsieur le juge, j’y étais, au retour d’une expédition le long de la Pernova, à la recherche d’un fugitif qui nous a échappé en se jetant à travers la débâcle de cette rivière. »

À cette réponse, Dimitri Nicolef ne put retenir un mouvement que surprit M. Kerstorf.

Toutefois, le juge ne fit aucune observation, et, s’adressant au brigadier :

« Faites votre déposition », dit-il.

Le brigadier s’exprima en ces termes :

« Depuis deux heures environ, j’étais avec un de mes agents dans le kabak de la Croix-Rompue, et nous nous disposions à partir pour Pernau lorsque la porte s’ouvrit… Deux hommes parurent sur le seuil, des voyageurs… Leur voiture s’étant brisée sur la route, ils venaient chercher un abri dans l’auberge, tandis que le conducteur et le postillon se dirigeaient vers Pernau avec l’attelage… L’un de ces voyageurs était le garçon de banque Poch, de Riga, que je connaissais de longue date, et avec lequel je suis resté à causer pendant une dizaine de minutes… Quant à l’autre voyageur, il me semblait qu’il essayait de dissimuler son visage sous le capuchon de sa houppelande. Cela me parut suspect et je cherchai à découvrir quel était cet homme…

— Tu n’as fait que ton devoir, Eck, dit le major Verder.

— Poch, légèrement contusionné à la jambe, reprit le brigadier, s’était assis près d’une table, sur laquelle il avait posé un portefeuille aux initiales de MM. Johausen frères… Comme il y avait cinq ou six buveurs attablés dans le cabaret, je recommandai à Poch de ne pas trop laisser voir ce portefeuille qui, d’ailleurs, était retenu à sa ceinture par la chaînette… Puis, je me dirigeais vers la porte, en examinant l’inconnu que Kroff conduisait à sa chambre, lorsque le capuchon se dérangea, et j’aperçus un instant, rien qu’un instant, la figure qu’il cachait…

— Et cela vous a suffi ?…

— Oui, monsieur le juge.

— Vous le connaissiez ?…

— Oui, pour l’avoir maintes fois rencontré dans les rues de Riga.

— C’était bien M. Dimitri Nicolef ?…

— Lui-même.

— Ici présent ?…

— Ici présent. »

Le professeur, qui avait écouté cette déposition sans l’interrompre, dit alors :

« Le brigadier ne s’est point trompé… Je crois qu’il se trouvait bien au kabak, puisqu’il l’affirme… Seulement, je n’ai point fait attention à lui, s’il a fait attention à moi… Au surplus, je ne sais pourquoi, monsieur le juge, vous avez tenu à nous confronter, puisque j’ai déclaré de moi-même m’être trouvé cette nuit-là à l’auberge de la Croix-Rompue

— Vous allez le savoir, monsieur Nicolef, répondit le magistrat. Mais, auparavant, vous refusez-vous toujours de dire quel était le but de votre voyage ?…

— Je m’y refuse.

— Ce refus est fâcheux pour vous !

— Pourquoi ?…

— Parce qu’une explication eût peut-être empêché la justice de vous rechercher à propos de ce qui s’est passé cette nuit-là au kabak de la Croix-Rompue.

— Cette nuit-là ?… répéta le professeur.

— Oui… Vous n’avez rien entendu pendant le temps qui s’est écoulé entre huit heures du soir et quatre heures du matin ?…

— Rien, puisque j’ai dormi jusqu’au moment de me lever…

— Ni rien vu de suspect à l’instant de votre départ ?…

— Rien. »

Puis Dimitri Nicolef ajouta d’une voix qui ne dénotait plus aucun trouble :

« Je crois comprendre, monsieur, que, sans le savoir, je suis mêlé à quelque grave affaire, dans laquelle vous m’avez appelé comme témoin…

— Comme témoin… non, monsieur Nicolef.

— Non !… comme accusé ! s’écria le major Verder.

— Monsieur le major, observa le magistrat d’un ton sévère, ne vous prononcez pas avant la justice, et attendez son arrêt ! »

Le major dut se contenir et il sembla bien que Dimitri Nicolef murmurait ces mots :

« Ah ! c’est pour cela qu’on m’a fait venir ici ? »

Puis, d’un ton très ferme :

« De quoi suis-je accusé ?…. demanda-t-il.

— Le garçon de banque Poch a été assassiné dans la nuit du 13 au 14 au kabak de la Croix-Rompue.

— Ce malheureux a été assassiné ?… s’écria M. Nicolef.

— Oui, répondit M. Kerstorf, et nous avons la certitude que son assassin est le voyageur qui occupait la chambre qui vous avait été donnée.

— Or… puisque ce voyageur, c’est vous, Dimitri Nicolef… affirma le major Verder.

— Je serais l’assassin !… »

Et, ce disant, M. Nicolef, repoussant sa chaise, se dirigea vers la porte du cabinet que gardait le brigadier Eck.

« Vous niez… Dimitri Nicolef ?… demanda le juge, qui se leva à son tour.

— Il y a des choses que l’on n’a même pas besoin de nier, tant elles se nient d’elles-mêmes… répondit Nicolef.

— Prenez garde…

— Allons donc !… Ce n’est pas sérieux !

— Très sérieux.

— Il ne me convient pas de discuter, monsieur, répondit le professeur, d’un ton hautain, cette fois. Mais pourrais-je savoir pourquoi l’accusation porte précisément et uniquement sur le voyageur qui a passé la nuit dans cette chambre de kabak ?…

— Parce que, sur la fenêtre de cette chambre, répondit M. Kerstorf, on a relevé des indices matériels prouvant que le meurtrier l’a franchie pendant la nuit, pour aller s’introduire dans la chambre de Poch par la fenêtre de cette chambre, après avoir forcé les contrevents… ; parce que le tisonnier qui a servi à cette effraction a été retrouvé dans la chambre de ce voyageur…

— En effet, répondit Dimitri Nicolef, si ces constatations ont été faites, c’est au moins singulier… »

Puis il ajouta, comme un homme que cette affaire n’aurait pu concerner :

« Mais, en admettant que ces constatations autorisent à croire que le crime n’a pas été commis par un malfaiteur du dehors, elles ne prouvent pas que le crime n’a pas été commis après mon départ ?…

— Vous accuseriez donc l’aubergiste… contre lequel l’enquête n’a fourni aucune présomption ?…

— Je n’accuse personne, monsieur Kerstorf, répondit d’un ton encore plus hautain Dimitri Nicolef, et, ce que j’ai le droit de dire, c’est que je suis le dernier que la justice puisse soupçonner d’un pareil crime !…

— Cet assassinat a été suivi de vol, dit alors le major Verder, et les roubles que Poch allait verser à Revel pour le compte de MM. Johausen frères ont disparu de son portefeuille…

— Eh ! que me fait ?… »

Le juge intervint entre le professeur et le major Verder, en disant :

« Dimitri Nicolef, vous persistez à ne vouloir faire connaître ni le motif de votre voyage, ni pourquoi vous avez quitté l’auberge à quatre heures du matin, ni où vous êtes allé en la quittant ?…

— Je persiste.

— Eh bien, la justice sera fondée à dire : vous n’ignoriez pas que le garçon de banque était porteur d’une somme considérable… Après l’accident de la malle-poste, quand vous conduisiez Poch à l’auberge de la Croix-Rompue, l’idée du vol était venue à votre esprit… Lorsque le moment vous a paru favorable, vous êtes sorti de votre chambre par la fenêtre… vous avez pénétré dans celle de Poch par la fenêtre… vous l’avez assassiné pour le voler, et, à quatre heures du matin, quand vous avez quitté le kabak, c’était pour aller cacher le produit du vol… où…

— Où nous finirons bien par le trouver ! interrompit le major.

— Pour la dernière fois, reprit M. Kerstorf, voulez-vous dire où vous êtes allé en sortant de l’auberge ?…

— Pour la dernière fois, non ! répondit le professeur. Arrêtez-moi, si vous le voulez…

— Non, monsieur Nicolef, conclut le magistrat, à l’extrême stupéfaction du major Verder. Les charges relevées contre vous sont très graves, mais un homme de votre situation, connu par l’honorabilité de toute son existence, a droit à certains égards… Je ne signerai pas l’ordre d’arrestation… aujourd’hui du moins… Vous êtes libre… Toutefois, tenez-vous à la disposition de la justice. »