Un drame en Livonie/11

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Collection Hetzel (p. 168-186).

XI

en face de la foule.


Après cet interrogatoire, le major s’attendait à ce que l’arrestation de Nicolef fût ordonnée, et bien d’autres le pensaient avec lui. En effet, le professeur s’était refusé à indiquer les motifs de son voyage. Sa précipitation à quitter le kabak dès quatre heures du matin, il n’en avait donné aucune raison plausible, sans même vouloir dire où il passa ses trois jours d’absence avant de revenir à Riga. Évidemment ce refus était de nature à augmenter les présomptions à son égard. Pourquoi donc, dans ces conditions, Dimitri Nicolef n’avait-il pas été mis en état d’arrestation ?… Pourquoi était-il libre de regagner son domicile, au lieu d’être conduit à la prison de la forteresse ?… Sans doute, il devrait se tenir à la disposition de la justice… Mais ne profiterait-il pas de cette liberté pour s’enfuir, maintenant qu’il se sentait si directement impliqué dans cette affaire de la Croix-Rompue ?…

En Russie, comme ailleurs, il n’y a pas à nier l’indépendance de la justice civile. Elle s’y exerce en toute plénitude. Cependant, lorsque l’élément politique apparaît dans une cause quelconque, l’intervention de l’autorité supérieure ne tarde pas à se produire.

Tel était le cas de Dimitri Nicolef, accusé d’un crime au moment où le parti slave le mettait en avant.

C’est la raison pour laquelle le gouverneur des provinces Baltiques, le général Gorko, s’était réservé de se prononcer sur


« Croyez-vous Nicolef coupable ? »

l’opportunité de l’arrestation, très décidé à ne point l’ordonner, tant que la culpabilité du professeur pouvait encore présenter quelques doutes.

Aussi, l’après-midi, lorsque le colonel Raguenof lui apporta le procès-verbal de l’interrogatoire, voulut-il l’entretenir de cette déplorable affaire, dont il devait rendre compte au gouvernement.

« Je suis aux ordres de Votre Excellence », répondit le colonel.

Le général Gorko lut attentivement le procès-verbal. Puis :

« Que Dimitri Nicolef soit coupable ou non, dit-il, les passions germaniques vont exploiter sa situation, puisqu’il est de race slave. C’était précisément lui que nous allions opposer dans la prochaine lutte électorale à la noblesse allemande, à cette haute bourgeoisie qui est toute-puissante dans les provinces, et en particulier à Riga… Or, le voici sous le coup d’une accusation criminelle dont il se défend mal…

— Votre Excellence a raison, répondit le colonel, cela arrive dans les plus fâcheuses circonstances, lorsque les esprits sont déjà surexcités…

— Croyez-vous Nicolef coupable, colonel ?…

— Je ne puis répondre à votre Excellence à ce sujet, et surtout comme je le voudrais pour Dimitri Nicolef, qui a toujours paru digne de l’estime publique.

— Mais pourquoi refuse-t-il de s’expliquer relativement à ce voyage ?… Dans quel but l’a-t-il fait ?… Où est-il allé ?… Il doit avoir de graves motifs pour se taire !…

— En tout cas, Votre Excellence voudra bien observer que seul le hasard l’a mis en rapport avec ce malheureux Poch, seul, il les a réunis dans cette malle-poste au départ de Riga, seul, il les a conduits au kabak de la Croix-Rompue

— Sans doute, colonel, et, je le reconnais, c’est là une argumentation sérieuse. Aussi les présomptions qui pèsent sur Nicolef seraient-elles très amoindries s’il consentait à s’ouvrir sur cet inattendu voyage, dont il n’avait même pas prévenu sa famille…

— J’en conviens, et, cependant, de ce qu’il se tait là-dessus, il n’y a pas à tirer une preuve de sa culpabilité… Non ! malgré sa présence, cette nuit-là, à l’auberge de Kroff, je ne veux pas, je ne peux pas croire que Nicolef soit l’auteur du crime ! »

Le gouverneur sentait bien que le colonel était porté à défendre Dimitri Nicolef, un Slave comme lui. Pour sa part, d’ailleurs, il n’admettrait la culpabilité que dans le cas où elle reposerait sur des preuves incontestables, et, comme on dit, il conviendrait que cela fût dix fois prouvé avant que sa conviction fût faite.

« Il faut pourtant reconnaître, observa-t-il en feuilletant le dossier, qu’il existe contre lui des présomptions graves. Il ne conteste pas avoir passé la nuit du 13 au 14 dans cette auberge… Il ne nie pas qu’il a occupé cette chambre, dont la fenêtre avait conservé quelques empreintes toutes fraîches, cette chambre où l’on a retrouvé ce tisonnier ayant servi à l’effraction des contrevents, qui a permis à l’assassin de s’introduire dans la chambre de Poch…

— Cela est vrai, répondit le colonel Raguenof. Ces circonstances indiquent bien que le meurtrier est ce voyageur qui a passé la nuit dans cette chambre, et il n’est pas douteux que ce voyageur soit Dimitri Nicolef. Mais toute sa vie privée, toute une existence de probité et d’honneur le défendent contre une telle accusation. Au surplus, Excellence, quand il s’est décidé à partir, il ne savait pas que le garçon de banque de MM. Johausen frères allait voyager avec lui, porteur d’une somme importante pour un correspondant de Revel… Et, si l’on soutient que la pensée du crime lui est venue en voyant ce portefeuille que l’imprudent ne cachait pas assez, encore faudrait-il démontrer que Dimitri Nicolef fût dans une situation embarrassée, qu’il eût un tel besoin d’argent qu’il ne dût pas hésiter à commettre un assassinat pour perpétrer un vol !… Or, cette démonstration a-t-elle été faite, et l’existence à la fois honorable et modeste du professeur Nicolef permet-elle de croire que des nécessités d’argent aient pu le pousser jusqu’à l’assassinat ? »

Ces raisons étaient de nature à ébranler le gouverneur, qui se débattait contre ces présomptions dont le major Verder et tant d’autres faisaient des certitudes. Aussi se contenta-t-il de répondre au colonel Raguenof :

« Laissons l’enquête se poursuivre… Peut-être d’autres constatations, d’autres témoignages donneront-ils à l’accusation des bases plus solides… On peut avoir confiance dans le juge Kerstorf chargé de l’instruction… C’est un magistrat indépendant, intègre, qui n’écoute que sa conscience et ne subira point d’influences politiques… Il ne devait pas ordonner l’arrestation du professeur sans me consulter, il l’a laissé libre… c’est sans doute ce qu’il y a de mieux à faire… Si de nouvelles circonstances se produisaient et l’exigeaient, je serais le premier à donner l’ordre d’enfermer Nicolef à la forteresse. »

Cependant une certaine agitation commençait à se propager en ville.

La majorité des habitants, on peut l’affirmer, pensait bien que, après son interrogatoire, le professeur serait mis en état d’arrestation, — les uns, dans les hautes classes, parce qu’ils le croyaient coupable, les autres parce que l’affaire exigeait, tout au moins, que l’on s’assurât de sa personne.

Il y eut donc une extrême surprise, mêlée de protestations, lorsqu’on vit Dimitri Nicolef regagner librement son domicile.

Mais la terrible nouvelle avait enfin pénétré dans cette maison. Ilka savait, à présent, que son père se trouvait sous le coup d’une accusation criminelle. Son frère Jean venait d’arriver et l’avait longuement serrée dans ses bras. L’indignation du jeune homme débordait.

Il avait raconté toute la scène entre les étudiants à l’Université de Dorpat.

« Notre père est innocent, s’écria-t-il, et je saurai bien forcer ce misérable Karl…

— Oui… il est innocent, répondit la jeune fille en relevant fièrement la tête, et qui oserait, même parmi ses ennemis, le croire coupable ?… »

Inutile d’y insister, c’était aussi l’opinion de l’intime entourage de Dimitri Nicolef, le docteur Hamine, le consul Delaporte, qui s’étaient hâtés d’accourir dès la comparution du professeur devant le juge d’instruction de Riga.

Leur présence, leurs encouragements, leurs affirmations, furent un adoucissement à la douleur du frère et de la sœur. Mais ce n’est pas sans peine qu’ils les avaient détournés de rejoindre leur père au cabinet du juge.

« Non, leur dit le docteur Hamine, restez ici avec nous… Mieux vaut attendre !… Nicolef va revenir entièrement justifié.

À quoi sert donc, dit la jeune fille, d’avoir été toute sa vie un honnête homme, si l’on peut être exposé à de si infâmes accusations ?…

— Cela sert à vous défendre ! s’écria Jean.

— Oui, mon enfant, répondit le docteur, et Dimitri avouerait, que je répondrais : Il est fou, et je ne le croirais pas ! »

Voilà dans quelle disposition d’esprit Dimitri Nicolef retrouva sa famille, le docteur, M. Delaporte et quelques autres de ses amis venus à sa maison. Mais les passions étaient si surexcitées, qu’il avait entendu, en chemin, plus d’un mauvais propos à son adresse.

Le frère et la sœur se pressaient sur sa poitrine. Il les couvrit de baisers. Et il savait maintenant comment Jean avait été insulté à Dorpat, quelle abominable injure Karl Johausen lui avait jetée devant ses camarades !… Jean traité de fils d’assassin !…

Le docteur Hamine, le consul, ses amis, serrèrent la main de Nicolef. Ils protestèrent par leurs paroles, par leurs témoignages d’amitié, contre l’accusation !… Jamais ils n’avaient douté de son innocence !… Jamais ils n’en douteraient, et ils ne lui épargnèrent pas les marques de la plus sincère affection.

Puis, dans cette salle où ils étaient réunis, tandis qu’une foule de gens malintentionnés affluaient devant la maison, Dimitri Nicolef dut raconter ce qui s’était passé dans le cabinet du juge, dire les préventions que le major Verder ne dissimulait pas, rendre hommage à l’attitude digne et réservée de M. Kerstorf. Toutefois, il le fit brièvement, d’une voix saccadée, en homme auquel il répugnait de revenir sur ces détails.

On comprit que le professeur avait besoin de se reposer, d’être seul, peut-être même de chercher dans le travail l’oubli de si terribles épreuves, et ses amis prirent congé.

Jean se retira dans la chambre de sa sœur, et Dimitri Nicolef alla s’enfermer dans son cabinet.

En sortant, M. Delaporte dit au docteur :

« Les esprits sont montés, mon cher ami, et, bien que M. Nicolef soit innocent, il est de toute nécessité que l’on découvre le vrai coupable, ou la haine de ses ennemis ne cessera de le poursuivre !

— Cela est très à craindre, répondit le docteur. Si jamais j’ai désiré que l’on mît la main sur un criminel, c’est bien dans cette affaire !… La mort de Poch va être exploitée par les Johausen, et ce Karl qui n’a même pas attendu que l’accusation fût prouvée pour traiter Jean de fils d’assassin !…

— Aussi ai-je peur, fit observer M. Delaporte, que ce ne soit pas fini entre ce Karl et lui !… Vous connaissez Jean… Il voudra se venger en vengeant son père !…

— Non… non, répliqua le docteur, il ne faut pas qu’il commette une imprudence dans l’état actuel des choses !… Ah !… le maudit voyage, et pourquoi Dimitri l’a-t-il fait, et pourquoi a-t-il eu l’idée de le faire ! »

C’était bien ce que se demandaient les enfants et les amis de Nicolef, puisque celui-ci n’avait donné aucune explication à ce sujet.

Il est même à remarquer qu’en racontant sur quels points porta son interrogatoire devant le juge d’instruction, le professeur n’avait fait aucune allusion à son voyage, ni dit que le magistrat s’était enquis des motifs pour lesquels il avait quitté Riga ni qu’il eût refusé de répondre à cet égard. Cette obstination à se taire sur ce sujet devait sembler au moins étrange. Mais peut-être s’expliquerait-il plus tard. Les raisons pour lesquelles il s’était absenté pendant trois jours ne pouvaient être qu’honorables, et non moins honorables celles pour lesquelles il persistait à ne point parler.

Et pourtant, puisqu’il semblait inadmissible qu’un homme de son rang et de sa situation eût commis ce crime, d’un mot, sans doute, il aurait pu confondre l’accusation, et ce mot il s’entêtait à ne point le prononcer.

Toutefois, la non-arrestation de Dimitri Nicolef, à la suite de sa comparution devant le juge Kerstorf, avait produit un soulèvement de l’opinion dans la ville, surtout chez les Allemands, en si grande majorité. La famille Johausen, son entourage, la noblesse et la bourgeoisie, se dépensaient en récriminations. On accusait le gouverneur et le colonel Raguenof d’être favorables au professeur, en raison de son origine. Tout autre qu’un Slave, sous le coup d’une telle accusation, eût été déjà enfermé dans la prison de la forteresse.

Et alors, pourquoi ne le traitait-on pas comme un vulgaire bandit ?… Méritait-il plus de ménagements qu’un Karl Moor, un Jean Sbogar, un Jéromir ?… Ce n’étaient pas de simples présomptions qui s’élevaient contre lui, c’étaient des certitudes, et la justice le laissait libre, et il pourrait s’enfuir, et il ne serait pas traduit devant le jury qui, cependant, n’hésiterait pas à le condamner !… Il est vrai, elle serait trop douce, cette condamnation, puisque la peine capitale est abolie dans l’empire russe quand il s’agit de crimes de droit commun. Il en serait quitte pour être déporté aux mines de Sibérie, cet assassin qui méritait la mort !…

Ces propos se tenaient surtout au milieu des riches quartiers où domine l’élément germanique. Dans la famille Johausen, c’était un véritable déchaînement contre Dimitri Nicolef, contre le meurtrier du malheureux Poch, et, au fond, plus encore contre le modeste professeur, adversaire du puissant banquier.

« Évidemment, répétait M. Frank Johausen, Nicolef, en partant, ne savait pas qu’il voyagerait avec Poch, ni que Poch serait porteur d’une somme considérable. Mais il n’a pas tardé à l’apprendre, et, après l’accident de la malle-poste, lorsqu’il a proposé de passer la nuit dans cette auberge de la Croix-Rompue, il avait fait le projet de voler notre garçon de banque, et il n’a pas reculé devant un assassinat pour accomplir le vol… S’il ne veut pas avouer les motifs qui lui ont fait quitter Riga, qu’il dise au moins pourquoi il s’est enfui du kabak avant le jour, pourquoi il n’a pas attendu le retour du conducteur !… Qu’il dise enfin où il est allé, où se sont passés ses trois jours d’absence !… Mais il ne le dira pas !… Ce serait avouer son crime, puisqu’il ne s’enfuyait si précipitamment, en cachant obstinément sa figure, que pour aller mettre en sûreté l’argent volé à sa victime ! »

Et, quant à la nécessité où se serait trouvé Dimitri Nicolef de commettre ce vol, voici ce que le banquier se réservait de faire connaître, lorsque le moment en serait venu :

« La situation du professeur est désespérée au point de vue pécuniaire. Il a des engagements auxquels il ne pourra faire face… Dans trois semaines arrive à échéance une créance de dix-huit mille roubles à mon profit, et les fonds nécessaires, pour la payer, il ne parviendra pas à se les procurer… En vain me demanderait-il un délai !… Je le lui refuserai sans pitié ! »


« ARRÊTEZ !! »

Frank Johausen était là tout entier, impitoyable, haineux, vindicatif.

Cependant, en cette affaire à laquelle se mêlait la politique, le général Gorko ne voulait pas se départir d’une extrême prudence. Bien que l’opinion publique la réclamât, il ne croyait pas devoir autoriser l’arrestation du professeur : mais il ne s’opposa point à ce qu’une perquisition fût faite à son domicile.

Le juge Kerstorf, le major Verder, le brigadier Eck, procédèrent le 18 avril à cette perquisition.

Dimitri Nicolef laissa dédaigneusement opérer les agents, ne protestant pas, répondant avec une méprisante froideur aux questions qui lui étaient posées. On fouilla son bureau et ses armoires, on prit connaissance de ses papiers, de sa correspondance, du registre de ses dépenses. Et l’ont put s’assurer que M. Johausen n’exagérait pas en disant que le professeur ne possédait rien. Il ne vivait que du produit de ses leçons, et, à la suite de tels événements, ce produit n’allait-il pas lui manquer ?…

La perquisition ne donna aucun résultat, en ce qui concernait le vol commis au préjudice de MM. Johausen frères. Et comment en eût-il été autrement, puisque, dans l’opinion du banquier, Nicolef avait eu le temps de mettre cet argent en sûreté, c’est-à-dire à l’endroit où il s’était rendu le lendemain du crime, et qu’il se gardait bien d’indiquer.

Quant à ces billets dont le banquier possédait les numéros, M. Kerstorf en convenait avec lui, ils ne seraient vraisemblablement utilisés que lorsque le voleur, quel qu’il fût, disait le juge, pourrait le faire sans danger. Un certain délai s’écoulerait donc, vraisemblablement, avant qu’ils eussent été remis en circulation.

Entre-temps, les amis de Dimitri Nicolef n’étaient pas sans connaître l’état des esprits non seulement à Riga, mais dans les provinces, très impressionnées par cette affaire.

Ils savaient que l’opinion, en général, se déclarait contre le professeur, que le parti allemand cherchait à opérer une pression sur les autorités pour obtenir son arrestation et sa mise en jugement. En somme, le petit peuple, ouvriers, mercenaires, la population indigène, en un mot, était plutôt disposée à prendre fait et cause pour Nicolef, à le soutenir contre ses ennemis, ne fût-ce que par instinct de race, peut-être même sans être absolument convaincue de son innocence. Il est vrai, que pouvaient ces pauvres gens ? Avec les moyens dont disposaient les frères Johausen et leur parti, il n’était que trop facile d’agir sur eux, de les entraîner à des excès, et, ainsi, d’obliger le gouverneur à céder devant un mouvement auquel il eût été dangereux de résister.

Au milieu de cette ville profondément troublée, bien que le faubourg fût incessamment parcouru par des groupes de bourgeois et aussi de cette basse population prête à servir qui la paie, bien qu’il se rît des rassemblements devant sa maison, Dimitri Nicolef conservait un sang-froid hautain, de nature à étonner. Sur la demande de ses enfants, le docteur Hamine était intervenu pour qu’il consentît à ne point sortir. Il eût couru le risque d’être insulté dans les rues, maltraité peut-être. S’étant rendu aux raisons de son ami, tout en haussant les épaules, moins communicatif que jamais, il passait maintenant les longues heures de la journée dans son cabinet de travail. Plus de leçons, ni de celles qu’il donnait au dehors, ni de celles que ses élèves venaient prendre chez lui. Taciturne, n’aimant pas qu’on lui parlât, ne faisant aucune allusion aux imputations dont il était l’objet, il s’était produit en son état moral un trop visible changement, dont ses enfants, ses amis s’alarmaient non sans raison. Aussi le docteur Hamine, d’une amitié qui allait jusqu’au dévouement absolu, leur consacrait-il tout le temps qui lui restait en dehors de ses devoirs professionnels. M. Delaporte et quelques autres se réunissaient chaque soir dans la maison, où pénétraient parfois les cris hostiles, bien que la police ne cessât de la surveiller, par ordre du colonel Raguenof. Tristes soirées, auxquelles Dimitri Nicolef ne prenait point part !… Mais enfin le frère et la sœur n’étaient pas seuls à ces heures que la nuit rend plus pénibles encore et qui sont si longues à s’écouler ! Puis, les amis partaient. Jean et Ilka s’embrassaient ; le cœur serré d’angoisse, ils regagnaient leurs chambres, ils prêtaient l’oreille aux bruits de la rue, entendant leur père aller et venir, comme s’il lui eût été impossible de reposer.

Il va de soi que Jean ne songeait pas à retourner à Dorpat. Dans quelles pénibles conditions ne se fût-il pas présenté à l’Université ?… Quel accueil lui eussent fait les étudiants, même ceux de ses camarades qui lui avaient témoigné une si sincère amitié jusqu’alors ?… Peut-être n’aurait-il trouvé que ce brave Gospodin pour le défendre, si les autres avaient subi l’influence de l’opinion publique ?… Et comment aurait-il pu se maîtriser en présence de Karl Johausen ?…

« Ah ! ce Karl ! répétait-il au docteur Hamine. Mon père est innocent !… La découverte du vrai coupable fera reconnaître son innocence !… Mais, qu’elle soit reconnue ou non, je forcerai bien Karl Johausen à me rendre raison de son insulte !… Et, d’ailleurs, pourquoi attendre plus longtemps ?… »

Le docteur ne parvenait pas sans peine à calmer le jeune homme :

« Ne sois pas impatient, Jean, lui conseillait-il, et pas d’imprudence !… Lorsque l’heure sera venue, je serai le premier à te dire : fais ton devoir ! »

Jean ne se rendait pas, et, sans les instances de sa sœur, peut-être se fût-il livré à quelque éclat qui eût rendu la situation pire encore.

Le soir de son retour à Riga, après être rentré chez lui à la suite de l’interrogatoire, au moment où ses amis se retiraient, Dimitri Nicolef avait demandé s’il n’était pas arrivé une lettre pour lui.

Non… le facteur n’était porteur que du journal défenseur des intérêts slaves, qu’il déposait chaque soir.

Le lendemain, à l’heure de la distribution, le professeur, quittant son cabinet, vint attendre le facteur sur le seuil de la porte. En ce moment, le faubourg était encore désert, et seuls quelques agents se promenaient devant la maison.

Ilka, ayant entendu son père, le rejoignit sur le seuil.

« Tu guettes le facteur ?… demanda-t-elle.

— Oui, répondit Nicolef, il me semble qu’il tarde à venir ce matin…

— Non, mon père, il est encore de bonne heure, je t’assure… Le temps est un peu froid… Tu ferais mieux de rentrer… Tu attends une lettre ?…

— Oui… mon enfant. Mais il est inutile que tu restes ici, remonte dans ta chambre… »

Et on eût dit, à son attitude un peu embarrassée, que la présence d’Ilka lui causait quelque gêne.

En ce moment, le facteur parut. Il n’avait aucune lettre pour le professeur, et celui-ci ne put dissimuler une vive contrariété.

Le soir et le lendemain matin, Nicolef montra la même impatience lorsque le facteur passa devant la maison sans s’y arrêter.

De qui Dimitri Nicolef attendait-il une lettre, et quelle importance cette lettre avait-elle donc ?… Se rattachait-elle à ce voyage dont les circonstances étaient si déplorables ?… Il ne s’expliqua point à ce sujet.

Ce matin-là, dès huit heures, le docteur Hamine et M. Delaporte, arrivés en toute hâte, demandèrent à voir le frère et la sœur. Ils venaient les prévenir que l’enterrement de Poch allait se faire ce jour même. Ne devait-on pas redouter une manifestation contre Nicolef, et peut-être convenait-il de prendre quelques précautions…

En effet, on pouvait tout craindre de l’animosité des frères Johausen. Ils avaient résolu de célébrer avec éclat les funérailles du garçon de banque.

Qu’ils voulussent donner ce témoignage de sympathie à un fidèle serviteur, depuis trente ans dans leur maison, soit ! Mais il n’était que trop visible qu’ils voyaient là l’occasion d’imprimer une surexcitation à l’opinion publique.

Sans doute le gouverneur eût agi plus sagement en empêchant cette manifestation, annoncée par les journaux antislavistes. Toutefois, dans l’état actuel des esprits, l’intervention de l’autorité n’aurait-elle pas eu pour résultat de les provoquer à quelques représailles ?

Aussi le mieux semblait-il être d’ordonner les mesures nécessaires afin que le domicile du professeur ne servît pas de théâtre à des violences personnelles.

Il y avait d’autant plus lieu de les prévoir que, pour se rendre au cimetière de Riga, le cortège devait suivre le faubourg et passer devant la maison de Nicolef, — circonstance regrettable qui risquait d’encourager les désordres de la foule.

Dans ces conjectures, le docteur Hamine conseilla de ne point avertir Dimitri Nicolef. Puisqu’il se renfermait d’habitude dans son cabinet et n’en descendait qu’aux heures des repas, bien des angoisses pourraient lui être épargnées, bien des dangers aussi.

Le déjeuner, auquel Ilka avait prié le docteur et M. Delaporte de prendre part, fut silencieux. On ne dit rien de l’enterrement qui était fixé pour l’après-midi. Plus d’une fois, cependant, des cris furieux firent tressaillir les convives, à l’exception du professeur qui ne semblait même pas les entendre. Après le déjeuner, il serra la main de ses amis et regagna son cabinet de travail.

Jean et Ilka, le docteur et le consul restèrent dans la salle. Pénible attente, s’il en fut, pénible silence aussi, que troublaient parfois le tumulte des rassemblements et les vociférations de la foule.

Le tumulte grossissait, d’ailleurs, avec le concours de gens de toutes les classes, qui envahissaient le faubourg, plus nombreux aux abords de la maison du professeur. Il faut l’avouer, la grande majorité de ce public était visiblement contre celui que l’opinion accusait d’être l’assassin du garçon de banque.

En réalité, peut-être eût-il été plus prudent de le soustraire à ce danger de tomber aux mains de la foule, en ordonnant son arrestation. S’il était innocent, son innocence n’eût pas été moins éclatante, parce qu’il aurait été enfermé dans la forteresse… Et qui sait si, en ce moment, le gouverneur et le colonel ne songeaient pas à prendre cette mesure dans l’intérêt même de Dimitri Nicolef ?…

Vers une heure et demie, un redoublement de cris annonça l’apparition du cortège à l’extrémité de la rue. La maison retentit de violentes clameurs. À l’extrême épouvante de son fils, de sa fille et de ses amis, le professeur, quittant son cabinet, descendit dans la salle.

« Qu’y a-t-il donc ?… demanda-t-il.

— Retire-toi, Dimitri, répondit vivement le docteur. C’est l’enterrement de cet infortuné Poch…

— Celui que j’ai assassiné !… dit froidement Nicolef.

— Retire-toi, je t’en prie…

— Mon père ! » firent Jean et Ilka, en le suppliant.

Dimitri Nicolef, dans un état moral indescriptible, ne voulant écouter personne, se dirigea vers l’une des fenêtres de la salle et chercha à l’ouvrir.

« Tu ne feras pas cela !… s’écria le docteur. C’est de la folie !…

— Je le ferai pourtant !… »

Et, avant qu’on eût pu l’en empêcher, la fenêtre ouverte, il s’y montra.

Mille cris de mort éclatèrent dans la foule.

En ce moment, le cortège arrivait à la hauteur de la maison. Zénaide Parensof, traitée comme une veuve, suivait le cercueil orné de fleurs et de couronnes. Puis venaient MM. Johausen et le personnel de leur maison, précédant les amis ou les partisans, qui ne cherchaient dans cette cérémonie qu’un prétexte à manifestation.

Le cortège fit halte devant la maison du professeur, au milieu du tumulte, des cris qui s’élevaient de toutes parts, des menaces de mort qui les accompagnaient.

Le colonel Raguenof et le major Verder étaient là avec une nombreuse escouade de police, mais Eck et ses agents ne seraient-ils pas impuissants à contenir ce déchaînement populaire ?…

En effet, depuis que Dimitri Nicolef s’était montré, on hurlait jusque sous la fenêtre :

« Mort à l’assassin !… Mort à l’assassin ! »

Lui, les bras croisés, la tête fièrement relevée, immobile comme une statue, la statue du dédain, ne prononçait pas une parole. Ses deux enfants, le docteur et M. Delaporte n’ayant pu empêcher cet acte d’imprudence, se tenaient à ses côtés.

Cependant le cortège se remit en marche à travers ce concours de monde. Les clameurs redoublèrent. Les plus enragés se précipitaient vers la porte de la maison et essayaient de l’enfoncer.

Le colonel, le major, les agents, parvinrent à les repousser. Mais il comprirent que, pour sauver la vie de Nicolef, il serait nécessaire de le mettre en état d’arrestation, et encore devaient-ils craindre qu’il ne fût massacré sur place !…

Enfin, malgré les efforts de la police, la maison allait être envahie, lorsqu’un homme s’élança à travers la foule, arriva jusqu’au seuil, gravit les marches, et, se plaçant devant la porte :

« Arrêtez !… » cria-t-il d’une voix qui domina le tumulte.

On recula, on l’écouta, tant son attitude était impérieuse.

M. Frank Johausen, s’avançant alors, dit :

« Qui donc êtes-vous ?…

— Oui ! qui êtes-vous ?… répéta le major Verder.

— Je suis un proscrit que Dimitri Nicolef a voulu sauver au prix de son honneur, et qui vient le sauver au prix de sa vie !…

— Votre nom ?… demanda le colonel en s’avançant.

— Wladimir Yanof ! »