Un duel à vapeur/02
II
Quelle mauvaise invention du Créateur que la nature humaine !
Je ne suis pas méchant, et, tout en faisant une plaisanterie à Tom Tompson, je pensais qu’il la prendrait du bon côté et finirait par en rire comme tout le monde.
Seulement je n’avais pas songé à me demander s’il me serait agréable, à moi, d’être aussi ridiculisé devant tous, et si je serais assez homme d’esprit pour m’amuser, avec la galerie, d’une mauvaise farce qui me serait faite.
Ce que j’avais espéré de Tom Tompson se réalisa. En fin de compte, il se mit à plaisanter avec les railleurs, trouvant lui-même des idées fort drôles sur son incomparable verrue.
Quant à moi, qui n’avais pas réfléchi à l’effet que produiraient sur mon esprit les railleries que j’appliquais aux autres, je me mis, — comme un imbécile, — dans une violente colère. Je pâlis, mes yeux s’injectèrent de sang, et toute ma face était hideuse de fureur. La foule, insultée par moi, riait de plus belle à chaque injure que ma furie me dictait.
Il en résulta naturellement que je devins encore plus enragé, et que je frappai deux ou trois personnes. Cette action déraisonnable pouvait m’attirer le mépris de miss Ellen et les représailles de la foule ; mais je n’avais plus conscience de rien. Nous sommes généralement comme cela dans l’humanité !
Le public n’avait pas bien pris du tout les quelques horions que j’avais distribués, et je sentais, malgré ma folie passagère, qu’on allait me faire un mauvais parti.
Mais Tom Tompson s’approcha de moi, me mit la main sur l’épaule, comme s’il eût voulu prendre possession de quelque chose qui fût à lui, et, se tournant vers la foule, il dit :
« Cet homme, ladies and gentlemen, cet homme m’appartient. J’ai cru d’abord qu’il rirait, comme je venais de le faire, des disgrâces dont la nature l’a gratifié ; mais il se fâche, il tombe colère et frappe de droite et de gauche. Il juge donc que nous l’avons insulté. Pour être logique, il devra convenir que j’ai été insulté aussi, et par lui, qui a commencé. Un combat entre nous deux peut seul finir cette querelle, et je vous prie de me le laisser tout entier, afin que j’aie pour adversaire un homme et non un invalide. »
Ce speech de Tom Tompson eut un succès énorme :
« Il a raison ! il a raison ! s’écria la foule. Hurrah pour Tom Tompson ! hurrah pour sa verrue ! hurrah pour son nez ! hip ! hip ! hip ! hurrah ! »
Je suis maintenant convaincu que Tom Tompson n’avait en aucune façon la pensée de me provoquer en combat singulier. Son seul but en me réclamant sous cette forme originale, était de m’arracher à une populace qui, après son accès de violente gaieté, pouvait finir par m’écharper en un clin d’œil.
Mais j’étais trop bête pour avoir compris la généreuse idée du père d’Ellen et je m’écriai :
« Je veux bien. Entrons dans une taverne et réglons les conditions du combat. »
Tom Tompson se mit donc à marcher à mon côté. Le gros du rassemblement continua sa promenade interrompue, et les curieux seulement nous suivirent dans l’espoir d’apprendre quelque chose d’intéressant sur le duel qu’on leur avait annoncé.
Nous entrâmes dans un bar-room. La grappe d’indiscrets qui s’étaient attachés à nous s’égrena dans tous les sens, sauf deux ou trois qui ne lâchaient pas aussi facilement le plaisir probable d’assister à la mort d’un homme.
Quoique je fusse encore ivre de sentiment, je savais qu’il était d’usage d’être fort poli dans les circonstances où je me trouvais, et j’offris une bouteille de wiskey à mon adversaire.
On s’attabla, — miss Ellen était retournée à son hôtel. — On but énormément ; même on s’enivra si bien, que Tom Tompson, qui n’avait voulu que me sauver en m’enlevant à la foule, ne se souvint plus de rien, sinon que je l’avais insulté, qu’il m’avait injurié, et qu’il était parfaitement d’accord avec moi sur la nécessité absolue de la mort d’un de nous deux, la terre étant trop étroite pour supporter deux hommes dont le premier a une verrue et le second une loupe.
« Ah ! mais, attention ! mon fils, s’écria Tom Tompson en frappant vigoureusement sur la table, attention ! il nous faut un combat dont on parle dans cent ans !
— Tom, je suis votre homme ! »
Comme je disais cela, je remarquai sa verrue ; elle se dressait avec une allure des plus belliqueuses qui me fit plaisir.
« Ta loupe a bondi, mon fils, répondit Tom, et je suis sûr que tu n’auras pas peur. Inventons donc quelque chose qui soit… attends, il y a un mot de savant là-dessus qui peint bien la chose… hom… homenie… qui soit homérique : voilà le mot.
— Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais j’accepte. Va pour homérique !
— Eh bien, mon fils, que dirais-tu d’un combat à la nage dans l’Hudson. On apporterait un poignard et… le reste se comprend.
— C’est joli, ce que vous proposez là, Tom, mais c’est peu pratique. Nous partirions, n’est-ce pas, chacun d’une rive pour nous rejoindre au milieu ?
— Naturellement.
— Eh bien, Tom, il se pourrait que, le courant nous entraînant l’un ou l’autre à quelques yards plus loin que nous ne le penserions, nous fussions obligés de nous rejoindre, de nous attendre et de dépenser beaucoup de forces à nager.
— C’est vrai.
— De telle sorte qu’au moment où le combat réel commencerait, nous ne serions plus alors assez vigoureux : sans compter que celui qui serait dans le courant au-dessus de l’autre aurait un avantage.
— Tu as raison. Tu es un loyal boy, mon fils. Il faut que les chances soient égales de part et d’autre. Trouvons autre chose. »
Nous nous mîmes alors à boire du wiskey, et tant, que Tom ne trouva plus rien, pas même une lueur de raison dans sa pauvre tête.
Quant à moi, j’avais déjà combiné deux ou trois rencontres au couteau, à la carabine, et même au poison, lorsqu’il me vint une idée triomphante.
« Tom ! ne cherchez plus ! Tom ! j’ai trouvé ! m’écriai-je avec un air radieux.
— Tu as trouvé ! Il y a un mot de savant là-dessus, murmura mon adversaire en dodelinant sa tête. Voyons ce que tu as trouvé.
— Voilà : Un jour, sans rien dire, Tom Tompson montera sur sa locomotive en revenant de Washington ; William Turkey, à la même heure, fera partir sa machine de New-York. Tom Tompson et William Turkey seront sur la même voie, comme par hasard. Ils seront seuls et donneront à leur monture toute la vitesse possible, jusqu’à ce qu’ils se soient rencontrés et qu’ils aient sauté en l’air tous les deux.
— Ça, c’est parfait, soupira Tom Tompson en ingurgitant un verre ; ça, c’est parfait.
— Il n’y aura plus qu’à s’arranger pour retomber sur ses pattes.
— Sur ses pattes ! sur ses pattes ! Tu en parles bien à ton aise, mon fils. Retomber sur ses pattes ! ça doit être fort difficile, grommela lentement Tom Tompson, qui avait toutes les peines du monde à articuler deux syllabes sans lancer un hoquet. Sur ses pattes ! Retomber sur ses pattes ! un problème, quoi ! C’est égal, mon fils, c’est convenu. Ton idée est superbe ; ce sera pour après-demain. Tu peux t’en aller, à moins que tu ne veuilles accepter à ton tour une bouteille de brandy. »
Quand Tom Tompson voulut sortir de la taverne, il n’avait plus aucune idée des lois de l’équilibre, et il s’étala de tout son long sur la chaussée, en murmurant encore : Sur ses pattes ! un problème, quoi !
Ce qui n’empêcha pas cet excellent homme de se rappeler parfaitement ce qui était convenu, tandis que moi, qui en apparence étais beaucoup plus froid que lui, je ne me souvins de rien, et si je partis de New-York ce jour-là, ce fut pour aller me promener dans la campagne.