Un duel à vapeur/03

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Revue La Science Illustrée (p. 24-34).

III


Tom Tompson ayant fait sur sa machine les trois quarts de la route entre Washington et New-York, trouva que je manquais d’empressement à me porter à sa rencontre ; mais quand il entra en gare à New-York, il fut très surpris, peut-être même indigné de mes façons.

Aussi se mit-il à la recherche de votre serviteur pour lui faire sur sa conduite des reproches sanglants. Je revenais, — car il était déjà tard, — je revenais chez moi en suivant les quais, lorsque je me sentis frapper sur l’épaule.

« Je te cherchais, mon fils, dit gravement Tom Tompson, pour te dire que tu compromets les chemins de fer.

— Comment ! m’écriai-je en cherchant à reconnaître mon interlocuteur.

— Je suis Tom Tompson, mon fils, et tu devais partir aujourd’hui de New-York pour venir sauter en l’air avec moi et nos deux machines ?

— C’est vrai, Tom, c’est vrai.

— Eh bien, pourquoi n’es-tu pas venu ? tu n’as pas eu peur, je pense ? d’ailleurs tu dois te souvenir que c’est toi qui m’as provoqué.

— Eh bien, Tom, il faut me croire, car ce que je vais vous dire est la vérité pure ; c’est précisément le souvenir dont vous parlez, ou pour mieux dire la mémoire, qui m’a fait complètement défaut.

— Je veux le croire, dit Tom d’une voix assez railleuse.

— Vous m’aviez trop fait boire de wiskey, Tom, et j’en ai dormi quarante-huit heures ; après quoi je suis allé prendre l’air, sans plus songer ni à vous ni à notre duel.

— Et alors ?

— Alors, ce sera pour demain, si vous n’avez pas mieux à faire.

— C’est bien, mon fils, ce sera pour demain. »

Là-dessus nous nous séparâmes.

Le lendemain, en effet, je préparai ma locomotive comme si j’eusse été en service extraordinaire. Au milieu du brouhaha de la gare, on ne fit pas attention à moi.

Tom Tompson n’était pas retourné jusqu’à Washington. Il avait dû s’arrêter dans une petite ville intermédiaire qu’il m’avait désignée. À dix heures, sa machine se mettait en route aussi.

La seule difficulté réelle pour l’exécution de notre projet consistait à pouvoir prendre tous les deux la même voie sans exciter les soupçons des agents de la compagnie.

Je connaissais fort heureusement un aiguilleur dans une gare située à peu près aux deux tiers de mon parcours. Je lui dis que j’allais porter un secours sur la voie où la machine de Tom, lancée à toute vitesse, se dirigeait vers moi. Cet homme me crut, aiguilla, et je passai.

Vous dire que mon cœur ne battit pas un peu plus vite quand je me trouvai sur cette voie, et que je songeai au choc imminent qui m’attendait serait un mensonge infâme.



Aussi me mis-je en devoir d’accélérer la vitesse de ma locomotive.

Aussi, me mis-je en devoir d’accélérer la vitesse de ma locomotive, pour que le vertige de la course ne me laissât pas trop de temps à consacrer aux réflexions.

Je pouvais dérailler, je le désirais presque. C’était en effet une épouvantable idée, que celle que j’avais eue là. Deux fois dans ma vie, j’avais vu des locomotives se rencontrer, et je savais quel terrible chaos cela produit. Pour les hommes qui les montent, il n’en est plus question. Un miracle, un de ces miracles que l’imagination elle-même ne saurait inventer, tant il est improbable, peut seul sauver les malheureux.

Et puis, c’est une effrayante lutte. L’une des machines a l’air de vouloir monter sur l’autre et l’écraser, mais celle-ci se dresse à son tour avec un bruit terrible. Les deux monstres se matent en jetant les cris aigus et sinistres de leurs sifflets ; la respiration désordonnée de la vapeur se mêle à cette confusion ; on jurerait qu’ils vont se prendre à bras le corps et chercher à se renverser l’un l’autre. Puis souvent une chaudière éclate, des craquements de fer retentissent, et avec lourdeur les deux adversaires, vaincus, brisés, morts, retombent sur le sol, déchirés par ce gigantesque et mortel embrassement.

Ce souvenir me revenait à l’idée perpétuellement, sans que je pusse parvenir à le chasser, et cela m’ennuyait fort.

« Ah çà ! William Turkey, me dis-je enfin à moi-même, est-ce que par hasard tu aurais peur ?… tu inventes un duel comme on n’en a jamais vu, et au moment même où le combat va avoir lieu, où en mourant tu vas épouvanter l’univers par ta gloire, voilà que tu te prends à trembler, et que tu voudrais bifurquer !… Du charbon dans le brasier, William, et en avant ! »

Ce léger speech me raffermit un peu. Je mis du charbon dans le foyer ; mais comme je relevais la tête, je sentis une sueur glacée envahir mes tempes et mon dos. Tom Tompson n’était pas à plus de 1 mille de moi, et nous allions l’un et l’autre d’un train d’enfer.

Voulez-vous que je vous dise tout ? Eh bien, je fermai les yeux en m’adossant à ma provision de charbon, et j’attendis.

Une minute après, je perçus quelque chose qui ressemblait à un coup de vent, j’entendis un bruit rapide à ma gauche… et je chancelai.

Mais, chose étrange, je marchais toujours, et le choc n’avait pas eu lieu. Cela me surprit plus que vous ne pourriez le croire. J’ouvris les yeux. Devant moi, plus rien, pas plus de Tom Tompson que de guignes. Je faillis tomber d’étonnement. Où diable était-il passé ? je jetai un regard derrière ma machine et alors je vis mon adversaire qui s’éloignait de moi.

C’était à croire à quelque sortilège. Comment avait-il passé sans me briser, sans se briser lui-même ? Est-ce qu’à l’exemple des gentlemen riders il avait dressé sa locomotive à franchir des obstacles et à courir les steeple-chases ? Ce n’était guère probable. Cependant il devait y avoir une raison, et je me creusai en vain la cervelle pour la trouver.

Au fond, comme je n’étais pas fâché de m’être tiré de ce mauvais pas, je finis par donner ma langue aux chiens devant un pareil rébus, et je ralentis ma vitesse pour pouvoir revenir tranquillement sur mes pas. Ce qui fut fait.

Et en arrivant près d’une petite gare, aux abords de laquelle je jugeai que nous avions dû nous rencontrer, je vis aussi revenir Tom Tompson, mais non pas sur la même voie que moi, ce qui me surprit un peu.

Nous stoppâmes l’un et l’autre, et j’appris alors ce que je n’avais pu voir, tant mes yeux étaient bien fermés lorsque j’attendais stoïquement la mort.

Un aiguilleur, plein de naïveté et de présence d’esprit — il faut bien l’avouer — ayant vu deux locomotives s’avancer l’une vers l’autre avec une vitesse de cinquante milles, avait d’abord poussé une exclamation d’étonnement, puis, prompt comme la pensée, s’était jeté sur sa barre, et avait tiré dessus d’une façon désespérée, de telle sorte que Tom Tompson, qui était arrivé le premier à la hauteur de la gare en question, avait pris, malgré lui, et pour notre salut commun, une autre voie.

« Devil ! s’écria Tom Tompson aussitôt qu’il put se faire entendre, cet imbécile nous a fait manquer notre affaire. C’est à recommencer, mon fils. »

Tom Tompson avait la réputation d’être extrêmement entêté. Il me fit bien voir qu’il n’avait pas usurpé cette renommée.

Le lendemain, il se présenta chez moi tout guilleret, et me fit mille excuses et compliments, traitant l’aiguilleur, à qui nous devions d’être encore en vie l’un et l’autre, de triple butor, d’âne enrégimenté, de bœuf obtus, et de cent autres appellations qui ne le cédaient en rien, comme aménité, aux premières.

Si je n’étais pas sûr d’avoir des lectrices — et en grand nombre — je transcrirais même la suprême injure qu’il lui adressa, injure qui n’a pas d’équivalent dans toutes les langues.

Mais je sais trop ce que je dois aux convenances, aux lecteurs et à moi-même, pour pousser l’amour du détail aussi loin, bien que je sois fanatique de la scrupuleuse exactitude des faits, lorsque je me permets d’écrire une narration quelconque.

Après avoir tempêté à son aise, et conséquemment fait prendre à sa verrue les diverses poses qu’elle affectait en pareil cas, Tom Tompson me tendit la main et me dit :

« Mon fils, ce sera donc pour après-demain.

— Va pour après-demain, Tom.

— Mais cette fois il ne faut pas manquer notre coup. Tu serais ridicule à jamais et moi aussi.

— À Dieu ne plaise, Tom, que cela arrive.

— Bien, mon fils, bien ! au revoir donc ! Je te dis au revoir !

— Au revoir, Tom. »

Le surlendemain, je partis comme la première fois.