Un duel à vapeur/04

La bibliothèque libre.
Revue La Science Illustrée (p. 35-44).

IV


Il faisait très beau. J’ignore complètement si je dois attribuer ma bravoure à l’état de l’atmosphère ; mais il est certain que j’étais crâne, ce matin-là, à un degré incalculable.

On a remarqué que les révolutions sont bien plus tôt faites et les batailles plus tôt gagnées lorsque le ciel est pur de tout nuage, ou tout au moins quand il ne pleut pas.

Le brouillard et la pluie refroidissent singulièrement le courage des hommes, et l’on n’aime pas mourir par un mauvais temps. Sans disserter plus longuement sur ce sujet, je n’ajouterai qu’une dernière preuve : beaucoup, mais beaucoup de spleenétiques ou de désespérés ont remis leurs projets de suicide à une époque indéterminée, parce que l’eau de la rivière au fond de laquelle ils allaient se jeter leur semblait grise et froide.

Quoi qu’il en soit, j’étais fort décidé à mourir comme un héros, quoique plusieurs fois déjà, même en mettant mes chaussettes, le matin même, je me fusse dit que j’allais me faire tuer comme un imbécile, sans profit pour personne, pas même pour moi.

Mais enfin j’avais une loupe, et Tom Tompson une verrue ; il fallait bien que nous subissions les conséquences de cette malveillance de dame nature.

Bref, quand je fus au grand air, filant un nombre considérable de milles à l’heure, je ne pensais plus qu’à écraser Tom, qui d’ailleurs me paraissait mettre un acharnement singulier à me rencontrer avec sa locomotive. Je ne voulais apparemment pas me rappeler que c’était moi qui avais proposé la chose.

J’avais fait 48 milles — vous n’exigez pas le nombre des fractions, je pense — et j’étais toujours bouillant de courage et d’impatience, lorsque je dus obéir à un signal qui m’ordonnait impérieusement de m’arrêter.

Un accident grave avait eu lieu sur la voie. Je voulais bien me faire écraser par Tom Tompson, et l’écraser moi-même par la même occasion, mais je n’avais aucune raison d’aller me buter contre un fouillis de wagons déraillés et de voyageurs aplatis.

Je ralentis donc ma vitesse, et il était temps, car j’allai m’arrêter à 25 yards du lieu où avait eu lieu l’accident en question.


C’était une épouvantable marmelade de wagons, de locomotives…

C’était une épouvantable marmelade de wagons, de locomotives, de marchandises de toute sorte : sucres, mélasse, balles de coton, barriques de vin, tonneaux de wiskey, etc.

Le train qui venait de dérailler ne transportait pas de voyageurs. À la seule inspection de la machine, je sus par quel mécanicien il était monté. C’est toujours là notre première pensée à nous autres, parce que nous n’ignorons pas qu’un mécanicien ne revient guère de ces expériences de balistique.

Heureusement — si ce mot n’est pas trop cruel — j’acquis la certitude que le mécanicien et le chauffeur, qui étaient probablement morts à quelques pas de moi, se trouvaient être les deux plus misérables, les deux plus paresseux, les deux plus ivrognes, les deux plus insupportables drôles de l’Amérique.

Je leur fis mentalement une oraison funèbre appropriée à leur mérite, et d’autant plus courte que mon estime pour leur infortunée carcasse était moins grande.

Après avoir sommairement accompli ce devoir sacré, je mis pied à terre pour faire le tour des décombres et prêter mon secours au déblayement de la voie, si cela était nécessaire.

Quel ne fut pas mon effarement, lorsque je vis accourir vers le train le mécanicien que je venais de pleurer si brièvement ! On a bien raison de dire que la mort ne veut pas des vauriens.

Ce sacripant, lancé en l’air par l’arrêt subit de sa machine, avait été précipité — par miracle — dans une large et profonde mare au fond de laquelle il avait exécuté un plongeon incomparable — de dos.

Grâce à cette bienheureuse circonstance, sa chute amortie était devenue un simple bain d’eau malpropre, mais protectrice.

« Un de sauvé ! me dis-je. Tant mieux, mon Dieu ! nous ne voulons pas la mort du pécheur. Quant à l’autre, et il fait bien, ce déraillement le soustrait à la potence ».

Comme je finissais cette réflexion, le chauffeur apparut à son tour. Il était alerte et gai, et quand il fut à deux pas de moi, je m’aperçus qu’il exhalait un parfum agréable et pénétrant, que sa cabriole n’expliquait pas assez.

Cela faisait du reste un étrange contraste avec l’odeur qu’exhalait le mécanicien.

Car celui-ci, tout imprégné de boue puante, aurait fait fuir un préparateur d’assa fœtida.

Interrogé, le chauffeur raconta qu’envoyé dans les airs par la vitesse acquise, il ne songeait qu’à mourir, lorsqu’il se sentit atteint dans sa parabole par de petites branches qui lui fouettaient le visage. Puis, comme il se rapprochait de la terre, une sorte de hamac se forma sous lui ; il était à demi soutenu par un bouquet de lauriers-roses très touffu, très doux et très parfumé. Il glissa encore quelques secondes sur ce lit de fleurs qui amortit l’impulsion à laquelle il obéissait malgré lui, et enfin ce chenapan, tout couvert de parfum, se trouva mollement étendu, sans une égratignure, sur une pelouse épaisse et fleurie, à l’ombre des lauriers-roses, à deux pas d’une source, comme un demi-dieu de l’antiquité en rupture d’Olympe.

Ah ! si ces deux gaillards-là eussent valu quelque chose, comme vous ou moi !

Mais au moment même où le chauffeur finissait de raconter son aventure, on entendit une voix qui partait du milieu du gâchis.

« Qu’est-ce encore ? s’écria-t-on de toutes parts.

— Vous pourriez bien dire : qui est-ce ? malhonnêtes ! » répondit la voix.

Je tressaillis et me mis à courir dans la direction où se percevaient les appels. On me suivit ; et quel fut mon étonnement lorsque je finis par retirer de sous une vraie compote de marchandises, qui ? vous l’avez deviné, mais avouez que c’est un peu fort, qui ? Tom Tompson ! Tom Tompson en personne. Sa verrue était intacte, lui aussi.

Il m’aperçut ou me devina.

« C’est une malechance, mon fils. Il faudra encore recommencer. Toi qui ne trouvais pas mes idées pratiques, il me semble que les tiennes nous donnent un peu de mal au point de vue de l’exécution. »

Une chose à laquelle je n’avais pas pensé, c’était la cause de l’accident. Je l’avais maintenant sous les yeux. Tom Tompson et sa locomotive, arrivant à toute vitesse contre moi, s’étaient heurtés, après une courbe de la voie, contre le train dont il ne restait plus que des miettes.

« Et comment avez-vous été jeté là-dessous, Tom ?

— Ma foi, mon fils, je n’en sais absolument rien. Il y a eu étourdissement. Je ne suis revenu à moi qu’au moment où tu m’as entendu crier.

— Vous avez du bonheur !

— Tu trouves ? William, mon fils, ne te moque pas de moi. Voilà deux journées que je perds, sans compter la locomotive, et c’est une affaire à reprendre. Mais pour la prochaine, je t’attendrai à un endroit où ce sera plus certain, près du pont de Black-River.


« Vous tenez donc beaucoup à me tuer ? » s’écria William.

— Vous tenez donc beaucoup à me tuer ?

— Moi ! pas du tout. Mais puisque c’est convenu… Est-ce que par hasard tu me croirais capable de reculer ?

— Je n’ai pas dit ça, Tom ; je n’ai pas dit ça.

— Eh bien ! mon fils, ce sera pour mardi, si tu veux ?

— Non, pas mardi, j’ai une invitation chez mistress Tapeton… Mercredi, Tom, mercredi.

— Mercredi, mon fils, je suis à tes ordres. Viens prendre une goutte de brandy, cela nous remettra.