Un empereur de Madagascar au XVIIIe siècle - Benyowszky/Chapitre III

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Benyowszky est envoyé à Madagascar. – Formation du corps des volontaires. – Instructions trop peu précises données par M. de Boynes. – Vues de Turgot. – Projets fantaisistes de Benyowszky.[1]


Benyowszky arriva à Lorient le 18 juillet 1772. Étant descendu à terre, il fut reçu avec politesse par le commandant du port, M. de la Vigne-Buisson, qui, deux jours auparavant, avait appris par une lettre du capitaine du Laverdy, l’arrivée d’un certain nombre de soldats hongrois et polonais.

M. de la Vigne-Buisson consentit à expédier immédiatement un courrier pour porter au duc d’Aiguillon, ministre des Affaires étrangères, les lettres du baron. Elles étaient rédigées en mauvais latin. Il demandait qu’on lui permît de se rendre à la Cour pour communiquer des secrets importants ; il s’y qualifiait de vassal de Sa Majesté Apostolique, de Régimentaire de la République de Pologne ; il promettait de révéler la teneur d’un traité secret entre les Moscovites et les Anglais. Cette nouvelle inattendue surprit le duc d’Aiguillon ; il écrivit sur-le-champ au ministre de la Marine, le comte de Boynes, qu’il y avait lieu d’assurer jusqu’à nouvel ordre le logement et l’entretien des réfugiés. Celui-ci prescrivit donc au gouverneur de Bretagne de les établir à Lorient et de les mettre en subsistance dans la garnison, en attendant que le ministre des Affaires étrangères eût fait passer à Port-Louis les fonds nécessaires pour leur entretien, sur le budget de son département. Le duc d’Aiguillon répondit, quelques jours après, à Benyowszky, lui-même, et l’autorisa à se rendre à Compiègne où il se trouvait alors avec la Cour. Il ne semble pas qu’on eût déjà l’intention de se servir de lui ; on paraissait disposé à le rapatrier en Hongrie comme on fit repasser en Russie la plupart de ses compagnons. Benyowszky dit dans ses Mémoires que, s’étant rendu à Compiègne, il fut reçu avec distinction par le ministre, et que celui-ci lui proposa immédiatement le commandement d’un régiment. Il est peu probable que les choses aient marché si vite. Benyowszky reçut d’abord des secours d’argent ; cela le mit en état d’envoyer dans son pays un domestique qui ramena à Versailles Mme Benyowszka et sa sœur, Mlle Henska. Il avait trouvé en France un parent, vieux hussard de Berchiny, qui commandait pour le roi la ville et le château de Bar-le-Duc. Il resta à Paris. Cependant, les ministres se demandaient s’il était bien sage de congédier un homme qui prétendait avoir acquis, dans son voyage, tant de connaissances et si importantes. Ils paraissent avoir craint qu’il les portât chez d’autres nations. Benyowszky prétend qu’il proposa de faire la conquête de Formose où, comme on l’a vu, il avait passé quelques jours. Mais on considéra qu’un établissement aussi lointain serait hors des limites de l’activité commerciale des Français : cela conduisit, sans doute, à lui confier l’exécution du plan déjà ancien et toujours malheureux, formé pour la mise en valeur de Madagascar. Il est tout à fait invraisemblable qu’on lui ait, dès l’abord, présenté cette entreprise comme très considérable, qu’on lui ait promis 1,200 hommes de troupes, qu’on l’ait chargé de mettre l’île tout entière sous la domination du roi ; on croira plus difficilement encore qu’il ait lui-même demandé de réduire le nombre de ses soldats. C’est vers la fin de décembre 1772 que M. de Boynes fit établir un rapport dont les conclusions furent approuvées par le roi : il y proposait de créer, sous le nom de Volontaires de Benyowszky, un corps de troupes légères destiné à servir à l’île de France : on pourrait l’employer à exécuter le plan formé depuis longtemps pour l’île de Madagascar. Après une suite d’erreurs et de fautes que l’administration de l’île de France n’avait pas su empêcher, la tentative faite en 1768 pour créer une colonie au Fort-Dauphin avait échoué parce qu’on y avait mis, croyait-on, un esprit de domination et de conquête. Un objet beaucoup plus modeste serait de civiliser par de bons exemples et le pouvoir de la religion les habitants de la grande île et de leur inspirer des besoins, afin de s’ouvrir un débouché pour des marchandises de France, en échange desquelles on aurait des marchandises de Madagascar. Le baron de Benyowszky, ayant appris dans le cours de ses voyages la manière de traiter avec des peuples sauvages, paraissait avoir tous les talents et surtout la douceur de caractère qui convenaient pour un pareil dessein. À l’égard du point de l’île de Madagascar où pourrait être formé l’établissement, il semblait qu’on devait en laisser le choix aux administrateurs de l’île de France, dont cet établissement devait dépendre. Pourtant on leur indiquerait la baie d’Antongil, à l’est de Madagascar, parce que cette partie de l’île n’avait point encore été fréquentée, et parce qu’on espérait pouvoir s’ouvrir de cette baie une route par terre vers la côte occidentale, de façon à assurer la soumission du nord de l’île.

Ce projet fut approuvé et en même temps l’ordonnance qui prescrivait la levée d’un corps de volontaires à pied. Il devait être divisé en 3 compagnies composées chacune de 1 fourrier, 4 sergents, 8 caporaux, 8 appointés, 56 hommes et 2 tambours ; l’état-major et les cadres seraient formés du colonel, c’était Benyowszky, de 1 capitaine, faisant fonction de major, de 3 capitaines de compagnie, de 3 lieutenants en premier, de 3 lieutenants en second, de 1 ingénieur géographe, de 1 quartier-maître et de 1 porte-drapeau. Le commandant devait avoir 22 liv. 4 s. 5 d. 1/2 par jour, soit par mois 666 liv. 14 s. 1 d. et environ 8,000 livres par an. L’habillement des volontaires se composait d’une veste de coutil ou de nankin fermée de demi-bavaroises vertes, avec de petits parements de la même couleur et des boutons blancs timbrés d’une ancre, d’un manteau de drap vert, d’une culotte de nankin et d’un chapeau bordé de blanc. La troupe devait jouir de tous les privilèges et avantages accordés aux soldats du roi. Le 1er avril 1773, une autre décision éleva les appointements du baron à 12,000 livres par an. Sa commission, en date du 30 décembre 1772, portait qu’il était nommé colonel commandant le corps des Volontaires, pour le commander et l’exploiter sous l’autorité des commandants généraux et particuliers des colonies françaises au delà du cap de Bonne-Espérance. L’état-major ne paraissait pas mal composé : le lieutenant-colonel était le sieur Marin, ancien capitaine au régiment du Canada, le major était le sieur de Marigny, capitaine des dragons de la légion de Conflans ; parmi les lieutenants, le sieur Brice sortait des grenadiers royaux, un autre du régiment de la Sarre. Il n’y avait que 3 officiers étrangers ; les sieurs Wymblad, Cromstovsky et Kovacz. Encore le premier resta-t-il en France ayant été frappé de paralysie ; et le ministre des Affaires étrangères lui assura une solde de retraite. Benyowszky emmena un chirurgien qui avait quitté le Kamtchatka avec lui, le sieur Meder, âgé de 79 ans. Quant aux soldats, le ministre prétendit que la levée en avait été faite avec le plus grand soin et qu’elle avait été composée de jeunes gens forts et robustes et d’ouvriers de différents métiers, afin qu’on n’eût point d’embarras pour les travaux divers qu’on aurait à exécuter. Mais il paraît que cela ne s’était pas fait avec toute l’attention prescrite. En effet, le navigateur Kerguelen, qui séjourna quelque temps à Madagascar en 1774, déclare que la troupe du baron était composée de coquins, de vagabonds et de décrotteurs du Pont-Neuf. Le corps se trouva cependant formé, tel quel, de 3 compagnies de 79 hommes chacune et de 21 officiers y compris le lieutenant-colonel. Parmi ces volontaires, il ne paraît pas que les Russes aient été très nombreux ; la plupart, en effet, retournèrent dans leur pays à bord de vaisseaux marchands sur lesquels ils s’engagèrent comme matelots. Ryoumin fut rapatrié par les soins de l’ambassade et on les retrouve tous quelques années plus tard au Kamtchatka, ce qui achève de prouver qu’ils en étaient partis malgré eux.

Au mois de mars 1773, Benyowszky reçut l’ordre de s’embarquer à Lorient sur le vaisseau la Marquise-de-Marbœuf. Sur un traitement total de 19,000 livres, dont 7,000 payées par les Affaires étrangères, il laissait une délégation de 4,000 livres par an jusqu’en 1775 au sieur Boisroger qui lui avait avancé les sommes nécessaires pour son équipement. Il emportait des effets et des approvisionnements variés pesant ensemble 35 tonneaux. Le navire mit à la voile le 22 avril 1773. Les dernières instructions reçues du ministre par le baron portaient qu’il devait former à Madagascar un établissement en vue de procurer à l’île de France les secours dont elle avait besoin : Pour le mettre au fait plus exactement des volontés de Sa Majesté, le Comte de Boynes lui communiqua la lettre qu’il écrivait conjointement au chevalier de Ternay, gouverneur des îles, et à M. Maillart-Dumesle, intendant.

« Vous êtes instruits, disait-il, du projet que M. de Modave avait fait adopter en 1767, de former à Madagascar une colonie d’Européens, pour civiliser les habitants de cette île, et les accoutumer à nos mœurs et à nos usages. On n’a pas tardé à s’apercevoir que cet établissement portait sur de faux principes, et on a été obligé d’y renoncer par l’impossibilité de subvenir aux avances de toute espèce, que M. de Modave exigeait en faveur des nouveaux colons. Malgré le peu de succès de cette tentative, on ne peut se dissimuler que l’île de Madagascar ne renferme de très grandes ressources, et qu’il ne fût utile d’y avoir un établissement ; mais, au lieu d’une colonie, dont les vues blesseraient trop ouvertement les droits de la propriété, pour être reçue avec plaisir par un peuple pasteur et agricole, il ne doit être question que d’un simple poste, à la faveur duquel on puisse former des liaisons utiles avec les principaux chefs du pays, établir avec eux un commerce d’échanges et faire cesser l’abus de traiter en argent. Ce sera ensuite à l’intelligence de celui qui sera chargé du soin de cette entreprise, à étendre ses liaisons dans l’intérieur de l’île, pour ouvrir de nouvelles branches de traites, et, en se conduisant avec prudence, on peut espérer d’arriver un jour au but proposé par M. de Modave, et de former une colonie d’autant plus solide qu’elle serait fondée sur l’intérêt même des insulaires. Le roi laissait à M. de Benyowszky la liberté de choisir le lieu qui lui paraîtrait le plus convenable pour l’établissement qu’il était chargé de former. On n’exceptait que le Fort Dauphin, malgré la salubrité de l’air, parce que cette partie de l’île était trop aride et qu’elle n’offrait aucune ressource pour le commerce. » Le ministre ajoutait que le port de Tamatave semblait convenir le mieux pour former l’établissement, mais que Benyowszky jugerait par lui-même de ses avantages et que, dans l’incertitude où l’on était du lieu où il croirait devoir se fixer, on mettait à sa disposition un petit bâtiment pour lui permettre d’explorer les côtes de l’île.

L’intendant Maillart-Dumesle était avisé, en outre, d’adjoindre au corps de Benyowszky un officier d’administration, un garde-magasin, un trésorier et un aumônier. On lui recommandait de fournir à l’expédition un assortiment d’objets de traite, tels que fusils, pistolets, haches, clous, barres de fer ; il devait aussi remettre au trésorier les fonds suffisants pour la solde de six mois et au garde-magasin des vivres pour trois mois. Il serait interdit de laisser approcher les armateurs particuliers, du point de l’île où le baron serait fixé ; ce dernier devait tenir la main à cette interdiction avec la plus grande rigueur. Le ministre faisait parvenir par le même navire les effets d’habillement, d’armement, d’équipement ainsi que les tentes nécessaires pour la formation du corps des Volontaires qui ne devait avoir lieu qu’à l’île de France ; il annonçait l’achat d’un brigantin de 90 tonneaux destiné au service de la future colonie. L’envoi des recrues fut fait en partie sur la flûte l’Étoile, en partie sur la Marquise-de-Marbœuf.

Mais les ordres de M. de Boynes ne laissaient pas d’être incomplets. Bien que Benyowszky parut être subordonné au gouverneur de l’île de France, il conservait le droit de correspondre directement avec Paris et jamais les fonctionnaires des îles se crurent autorisés à lui donner des ordres. Il leur était prescrit de lui fournir des vivres et de l’argent pour six mois, mais on ne disait pas qu’il fallût lui continuer ces secours régulièrement. Benyowszky devait-il compter sur le budget de l’île de France tout en ne faisant point partie des cadres administratifs de cette colonie ? Ou bien devait-il recevoir directement de France argent, vivres et recrues, comme il en recevait directement des ordres ?

Ces points n’étaient point précisés dans la lettre de M. de Boynes. Il en résulta que le baron se crut indépendant du gouverneur de l’île de France et se conduisit comme tel ; d’autre part, le gouverneur et l’intendant, jugeant la nouvelle colonie tout à fait en dehors de leur juridiction, parurent peu disposés à faire pour elle plus que le strict nécessaire. On doit remarquer aussi qu’il était bien imprudent de destiner un étranger parlant à peine la langue française et dont on n’avait jamais éprouvé les talents ni le caractère, pour fonder une colonie dans une île aussi mal connue que l’était Madagascar, où lui-même n’avait jamais abordé, en lui laissant par surcroît le choix du lieu où il s’établirait, sans lui assigner ni droits certains, ni relations administratives régulières, ni secours assurés en hommes et en argent. Il est vraiment étrange que, trois ans plus tard, Benyowszky ait pu dire qu’il n’avait jamais été mis au courant des desseins du ministre. Il est donc probable que cette affaire fut laissée comme tant d’autres à la décision d’un commis et que le comte de Boynes signa, sans y attacher d’importance, cet ordre dans lequel il ne s’agissait après tout que de 200 étrangers ou vagabonds destinés à renouveler, à leurs risques, un essai manqué de colonisation. Il n’est pas un Français qui doive s’étonner d’une telle insouciance.

Il ne paraît pas que M. de Boynes ait eu le loisir de s’occuper à nouveau de Madagascar. Mais l’année suivante, Turgot, avant de prendre le contrôle général, fut, pendant quelques semaines, ministre de la Marine. C’est lui qui reçut la correspondance expédiée en décembre 1773 de l’île de France : l’intendant Maillart avait eu, dès les premiers jours, quelques contestations avec Benyowszky et ses lettres portaient des marques évidentes de son mécontentement. Turgot crut devoir déterminer, par une lettre en date de juillet 1774, le dessein conçu par son prédécesseur : « Tout devait se réduire, répondit-il, à un simple poste à la faveur duquel on pût former des liaisons utiles avec les principaux chefs du pays. On a soumis l’établissement et celui qui en était chargé, à votre autorité ; je ne puis me dissimuler, par la lecture que j’ai prise de la correspondance de M. de Benyowszky, combien cet officier s’est écarté de ses instructions ; mais il ne peut ni ne doit agir qu’en conséquence de vos ordres, et, d’après ce principe, j’ai lieu d’espérer que vous ne négligerez rien pour conduire à la perfection cet établissement. Je vous exhorte à veiller directement à la conduite de cet officier, à n’accéder à aucune de ses demandes, si elles ne sont parfaitement conformes aux intérêts de Sa Majesté et au bien de son service. »

Il écrivait en même temps au baron :

« Je ne puis vous dissimuler ma surprise à la lecture de vos projets sur Madagascar ; au lieu d’un simple poste de traite, c’est une colonie que vous y voulez fonder. Il faut, Monsieur, abandonner toutes ces idées pour revenir aux principes consignés dans vos instructions. Ce n’est point une colonie, mais un simple poste qu’il faut établir. Les armes et les munitions de guerre qu’on vous a accordées ne sont pas destinées à faire des conquêtes, mais à assurer votre établissement. Quoiqu’on vous ait marqué que la correspondance que vous seriez obligé d’avoir avec MM. de Ternay et Maillart relativement à vos opérations ne devait pas vous dispenser de rendre compte directement au ministre de la Marine de tout ce que vous feriez pour le succès de votre mission, on n’a jamais eu l’intention de vous laisser le maître absolu de l’établissement de Madagascar ; et il a toujours été subordonné ainsi que vous aux administrateurs de l’île de France.

« Votre mission devait se réduire à un simple poste à la faveur duquel on pût se lier avec les naturels du pays, former avec eux un commerce d’échanges et faire cesser l’abus de traiter en argent. J’aime à me persuader que vous ne négligerez rien pour réparer les fautes que vous avez faites, en vous abstenant avec soin de tout ce qui a rapport à la dépense et la manutention des magasins dont le détail regarde uniquement l’officier d’administration chargé de faire auprès de vous les fonctions d’ordonnateur. Je ne puis vous dissimuler que si vous vous écartiez de ces principes, je serais forcé de prendre les ordres du roi pour votre rappel. »

Il est probable que ces lettres précises autant que sévères auraient mis fin, sinon à la mission, du moins aux imaginations de Benyowszky ; malheureusement, elles restèrent à l’état de projet et ne furent pas expédiées sans doute à cause du peu de temps que Turgot passa au ministère de la Marine. Lorsque M. de Sartine prit sa succession, il se trouva que l’établissement ayant été maintenu et personne ne lui ayant fourni de renseignements sur les origines de cette entreprise, il laissa aller les choses. Plus tard, ayant lu les lettres contradictoires de Benyowszky et des administrateurs des îles, il fit faire une enquête et vit, comme il le dit dans un rapport au roi daté de 1776, « que le hasard seul ou plutôt l’arrivée imprévue d’une troupe de Hongrois en France avait fait naître au ministre l’idée de donner au baron de Benyowszky, qui en était le chef, une mission quelconque à remplir et ce qui confirma son opinion c’est que cet officier et le corps de volontaires dont on lui donna le commandement furent embarqués à Lorient et envoyés à Madagascar sans instructions, sans mémoire qui leur traçât la conduite qu’ils devaient tenir. »

On devrait taxer de légèreté la conduite de M. de Boynes si l’histoire de l’administration française, au moins au temps des régimes déchus, n’était féconde en pareils incidents.

Peut-être aussi trouverions-nous là quelque excuse pour l’excès d’ambition et d’imagination où se porta le fougueux aventurier dont il nous faut à présent retracer les fantaisies coloniales. Quand un chef ignore ce qu’il veut faire, les subordonnés prennent facilement des licences. Mais en doit-on jamais prendre, comme fit Benyowszky, avec la vérité ?

La levée des hommes de son corps étant terminée au commencement de mars 1773, le colonel se rendit à Lorient pour prendre passage avec le deuxième échelon. Le premier était parti sur l’Étoile, le troisième devait suivre sur le Laverdy. Il dit dans ses Mémoires, qu’ayant reçu communication de la lettre adressée au gouverneur et à l’intendant de l’île de France, il fit des représentations sur ce que le plus léger manque de volonté de leur part pouvait faire manquer son expédition ; il demanda que les termes de cette lettre fussent corrigés. Le ministre lui fit dire, prétend-il, que les articles les plus importants de cette lettre avaient été changés et que les administrateurs de l’île de France seraient avertis qu’il restait maître de ses opérations, et qu’ils n’avaient autre chose à faire qu’à lui fournir ce dont il pourrait avoir besoin. Il est certain que le baron se conduisit comme si les choses eussent été ainsi réglées et qu’il ne paraît à aucun moment avoir compris qu’il fût subordonné à d’autres qu’au ministre. Pourtant, il ne fait aucune allusion à ces représentations dans la correspondance qu’il échangea de Lorient, avant son départ, avec M. de Boynes. Il entra néanmoins dans tous les détails du service. C’est alors, par exemple, qu’il prit, comme il dit, la liberté de lui envoyer : « un chiffre pour déchiffrer, s’il y en aura, quelques rapports secrètes à faire de ma part, pour vous rendre compte, Monseigneur, directement, de tout ce que j’aurai fait ou que je trouverai bon à faire. Il y en a du temps où on ne saura pas prendre assez de précautions pour ne pas exposer les récits de ne pas tomber entre les mains des étrangères. J’espère, Monseigneur, qu’au moins vous ne désapprouverez point mon zèle, si la chose vous paraîtra inutile. J’attendrai toujours votre permission pour faire usage de ce chiffre. » Cette lettre est autographe ; elle prouve que Benyowszky n’écrivait pas correctement le français, et que, par suite ni des mémoires ni les lettres dont nous avons à nous servir ne sont, au moins pour la forme, son ouvrage. Quant au chiffre, il ne paraît pas avoir jamais été utilisé ; il était d’une simplicité puérile ; d devait être lu pour a, a pour d ; g serait lu pour e et e pour g ; il y avait de même transposition de l’l et de l’i, de l’r et de l’o, du p et de l’u. Ainsi, d’après la splication du baron, b, r, l, u, g, s, c’est Boynes ; et il signait sa lettre : Je suis avec une très profonde respect, Mrnsglengpo (Monseigneur), votre très humble et très obéissant serviteur, Bdorn ag Bgnlrpszki (baron de Benyowszky). Il s’embarqua le 13 avril 1773 et partit le 22 : il emmenait avec lui, outre une quinzaine d’officiers, Mme Benyowszka, la sœur de celle-ci, Mlle Henska, une femme de chambre et quatre domestiques. La navigation ne fut ni très rapide ni très heureuse ; le navire mit trois mois pour doubler le cap de Bonne-Espérance. Le scorbut attaqua l’équipage et les soldats ; l’on perdit un lieutenant des Volontaires. Le manque de vivres et la maladie obligèrent le capitaine à relâcher False-Bay, le 25 juillet. Le baron avait employé la traversée à exercer ses officiers et ses soldats. Après quelques jours de relâche, on remit à la voile pour l’île de France et l’on y arriva le 21 septembre. Le chevalier de Ternay, gouverneur, était alors à Bourbon ; l’intendant, M. Maillart, était malade et ne put recevoir le baron ; celui-ci dut, en attendant M. de Ternay, faire camper sa troupe à la Grande-Rivière, pour ne pas gêner les trois régiments qui tenaient garnison dans l’île. Il ne paraît pas que l’annonce d’une expédition à Madagascar ait été reçue à l’île de France avec beaucoup d’enthousiasme ; les habitants de l’île avaient l’habitude d’y trafiquer assez librement et le bruit qu’on y interdirait tout commerce n’était pas fait pour les concilier. D’ailleurs, Benyowszky, à mesure qu’il s’éloignait de France, sentait son ambition grandir ; il annonçait au ministre, dès son débarquement, son intention « de former non seulement une colonie vaste et ample, aussi riche que formidable, plus encore, un bouclier contre nos ennemis aux Indes ». Il avait calculé les frais, il ne lui fallait que 100,000 écus, 150 familles d’Europe, car les gens de l’île de France et de Bourbon lui paraissaient trop corrompus. Il se voyait déjà maître de Madagascar et prétendait que les ports de Bassora, de Mascate et de Socotora se fourniraient de vivres dans cette île dont le commerce ne tarderait pas à ruiner, dans les mers de l’Inde, celui de toutes les autres nations. C’était un projet nouveau, il le disait expressément ; il en adressait le détail au ministre et, bien que le dessein pût paraître téméraire, il espérait qu’on l’accueillerait bien :

« 1° Il débarquerait au lieu où serait formé le premier établissement, l’agrandirait suivant les circonstances, s’assurerait des terrains d’alentour pour faire ensemencer des grains de toute espèce, particulièrement du chanvre ;

« 2° Il établirait deux jardins pour le roi, un destiné à la subsistance de l’hôpital et l’autre à secourir les navires qui viendraient à relâcher ;

« 3° Il planterait 5,000 plants de café, autant de coton, des cannes à sucre et du poivre. Dans deux ans, le café et le coton produiraient à la caisse du roi au moins 150,000 écus de revenu fixe qui augmenterait chaque année, surtout si l’on parvenait à accoutumer les femmes du pays à filer le coton. En attendant qu’il eût des sucreries montées, il ferait distiller les cannes de sucre mêlées avec du riz et des eaux-de-vie à la méthode de la Chine. Cette eau-de-vie, employée à la traite des esclaves, des bestiaux et du riz formerait un revenu de 300,000 livres par an. Le poivre deviendrait aussi par la suite un objet capital ;

« 4° Il établirait dans la partie de l’ouest de cette île, à la baie des Volontaires, un second établissement semblable au premier ;

« 5° À la rivière de Bombetok, dans la baie des Volontaires, il entretiendrait un poste militaire pour y introduire les droits d’entrée et de sortie de toutes les marchandises qu’y apportent les Arabes et de toutes les denrées du pays qu’il donnerait en échange ;

« 6° Il défendrait toute traite de fusils… ;

« 7° Il s’associerait avec un chef guerrier du pays pour les opérations de la guerre ; mais il choisirait ce chef parmi ceux qui habitent l’intérieur des terres, afin qu’il ne pût avoir aucune communication avec nos ennemis… ;

« 8° Il ferait des conventions avec les chefs pasteurs et agricoles pour toutes les denrées et productions du pays qui lui seraient nécessaires ;

« 9° Il établirait une tannerie et corroierie pour les cuirs, ainsi qu’une corderie ;

« 10° Il aurait deux ports, l’un à la baie d’Antongil, l’autre à la baie des Volontaires, où les vaisseaux seraient toujours en sûreté ;

« 11° Il y aurait un magasin pour la marine où les vaisseaux trouveraient en tout temps ce dont ils auraient besoin en mâtures, bordages, quilles et autres rechanges, tant en bois qu’en goudron, brai, etc.

« 12° Comme le bois de tek, propre à la construction, est très commun dans l’île, il ferait construire des vaisseaux, il emploierait les gens du pays à la navigation, en formerait d’excellents matelots qui seraient d’une ressource infinie pour recruter les escadres du roi. Pour donner plus de poids à ses promesses, il s’engageait avant deux ans d’expédier pour l’Europe un navire construit à Madagascar, dont la moitié de l’équipage serait composée des habitants de l’île ;

« 13° Il s’occuperait à la recherche des mines de fer et de cuivre qui y sont très communes et même de celles d’or et d’argent, que les habitants exploiteraient avec plaisir. Il chercherait un débouché pour aller chercher des cristaux, des topazes et autres pierres précieuses ;

« 14° Il fournirait pour 1 million, aux îles de France et de Bourbon 3,000 nègres, qui coûtent aujourd’hui 2,400,000 livres, ce qui ferait 1,400,000 livres de bénéfices pour le roi. Il en enverrait également dans toutes nos colonies de l’Amérique et, les donnant à meilleur marché, il conserverait dans nos possessions 12 millions par an que l’on paie à l’étranger pour les nègres qu’il y introduit en fraude ;

« 16° Enfin Madagascar, parvenue à la perfection de son établissement, offrirait à l’île de France des ressources en hommes et en vivres, les escadres y trouveraient un abri sûr. Elles pourraient y être radoubées, mâtées et armées… Nos établissements seraient imprenables. » Non seulement M. de Benyowszky répondait de la conservation de l’île, mais il annonçait que dans deux ans il aurait une armée formidable à Madagascar et une escadre capable de faire des entreprises sur mer.

Il avait oublié sa mission vraie en cours de route : ces nouveaux plans n’étaient que de purs rêves. Mais ces rêves, il allait, dans sa correspondance, les présenter comme des réalités, et déjà, pour des vues aussi étendues, sa troupe ne lui paraissait plus assez forte : il demandait la permission d’en accroître l’effectif en portant chaque compagnie de 79 à 120 hommes. Il voulait qu’on lui assurât un soutien annuel de 80 recrues. Comme l’on n’avait pas expédié en même temps que les volontaires leurs armes et leur équipement, il avait été obligé d’emprunter aux magasins de l’île de France des fusils et des pistolets hors d’usage pour leur faire faire l’exercice. Il dut aussi acheter de ses deniers 60 fusils et 60 paires de pistolets pour les distribuer au détachement d’avant-garde qu’il envoya à Madagascar. Il transmit donc à la date de novembre 1773 une liste de réclamations qui ne laisse pas de suggérer quelques réflexions : il est évident qu’on l’avait fait partir de France sans lui donner ni vivres, ni argent, ni objets d’échange ; le ministre avait supposé que tout cela pourrait lui être fourni aux îles en quantité suffisante. Soit que Benyowszky craignît que l’intendant et le gouverneur fussent mal disposés pour lui, soit que, plus probablement, il ne voulût pas dépendre d’eux pour ses approvisionnements, il demanda tout un assortiment de marchandises de traite, telles que toiles, eaux-de-vie, quincaillerie, il pria qu’on lui envoyât des maîtres ouvriers de divers métiers, charpentiers, cordiers, forgerons, tisserands. Des canons aussi lui étaient nécessaires ainsi qu’un navire de 600 tonneaux pour faire le service de son établissement. Ainsi se marquait avant même qu’il eût mis le pied sur le sol de Madagascar, une opposition complète entre les vues du ministre qui envoyait presque au hasard un étranger pour tenir le modeste rang de pourvoyeur des îles et celles de l’orgueilleux magnat qui aspirait à jouer le rôle de conquérant.


  1. Mémoires de Benyowszky. – Fonds Madagascar, C5, 4, C5, 8.