Un empereur de Madagascar au XVIIIe siècle - Benyowszky/Chapitre VI

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M. de Sarthe ordonne une enquête, 1776. – Rapport de MM. de Bellecombe, Chevreau et de la Pérouse : Benyowszky n’a rien fait de ce qu’il prétend, et a dépensé deux millions.[1]


M. de Boynes, qui avait organisé, si l’on peut ainsi parler, l’expédition, de Benyowszky, avait été remplacé dès le 19 juillet 1774 par Turgot qui resta à la Marine jusqu’au 24 août de la même année. Il passa au contrôle général, laissant son poste à l’ancien lieutenant de police, M. de. Sartine, qui le conserva jusqu’en 1780 : à cette date, ce dernier eut pour successeur le marquis de Castries.

Dès son entrée en fonctions, Turgot avait pris connaissance des lettres de Maillart, de Benyowszky et de Ternay datées de la fin de décembre 1773 ; on a vu qu’il y fit répondre immédiatement. Les minutes des lettres sont de juillet et d’août 1774. Mais il est certain qu’elles ne furent pas expédiées, bien que la fermeté du ton et du style accuse la rédaction ou du moins la retouche du ministre. Si elles l’avaient été, l’entreprise de Benyowszky eût été contenue, dès la fin de 1774, dans les limites d’où elle ne devait pas sortir. Turgot, en effet, approuvait Maillart d’avoir refusé au baron les fonds que celui-ci lui réclamait pour lever une compagnie de chasseurs, mais il le blâmait d’avoir souffert qu’il partît sans ordonnateur. Il lui recommandait expressément de réparer cette faute et de ne pas souffrir que le baron se mêlât en rien des dépenses et des magasins. À Ternay et à Maillart, il expliquait avec la dernière précision, dans une lettre commune, que le but de l’entreprise nouvelle était de remédier à la cherté des bœufs et des esclaves provenue de la liberté du commerce, de la concurrence des capitaines et de l’abus qui consistait à payer les indigènes en piastres. Il confirmait que l’expédition n’avait d’autre objet que la fondation d’un simple poste, que le chef était soumis à leur autorité, que si Benyowszky prétendait faire la conquête de l’île et y fonder une colonie, pour être la terreur de l’Asie, cela s’écartait de sa mission, et qu’il fallait s’en tenir au plan du gouvernement. C’était à eux d’y obliger Benyowszky.

Il est impossible que ces lettres aient été signées et soient tombées en rebut ; Turgot aura laissé le soin de les signer à son successeur ; cela n’aurait rien de surprenant, car si les minutes sont datées d’août, les expéditions n’étaient rédigées que vers l’époque où partaient les vaisseaux, c’est-à-dire en octobre.

En tout cas, il est absolument sûr qu’elles ne furent pas envoyées ; peut-être ne furent-elles jamais vues par Sartine. Ni lui ni personne n’y fait la moindre allusion. On doit supposer que ces dépêches ont dormi dans quelque tiroir d’où elles ont été exhumées au XIXe siècle, quand fut formé aux archives de la Marine le dossier de Madagascar.

M. de Sartine paraît n’avoir connu l’affaire que par les lettres de Benyowszky, de Ternay et de Maillart. Benyowszky expédia, le 1er septembre 1774, le cotre le ‘‘Postillon’’, avec ses rapports jusqu’à cette date. Sa correspondance et celle des administrateurs furent résumées fort exactement, comme il est facile de s’en assurer, pour l’instruction du ministre. L’employé qui faisait ce travail, qui devait être Auda, le premier commis, ou Dubuq, chef de bureau, fait suivre, quand il y a lieu, les lettres les plus significatives de quelques remarques qui témoignent de dispositions plus favorables à Benyowszky qu’à ses contradicteurs. C’est ainsi qu’à la lettre par laquelle, le 17 juin 1774, Ternay donne de mauvaises nouvelles de l’établissement, est jointe cette note : « Il est fort à craindre que l’indépendance où est M. de Benyowszky du commandant de l’île de France, ainsi que de l’intendant, n’influe beaucoup sur l’opinion que ces deux chefs paraissent avoir de l’établissement. »

Cette note, faite directement pour le ministre et venant sans nul doute d’un des principaux commis du département, paraît assez étrange. Comment cet homme peut-il affirmer comme une chose incontestable l’autonomie de Benyowszky ? Comment peut-il accuser le gouverneur et l’intendant de jalousie, quand il devait par ses fonctions mêmes avoir eu connaissance des lettres rédigées ou du moins approuvées par Turgot ? Ne les eût-il pas connues à l’époque où elles furent écrites, elles existaient certainement dans le dossier de l’affaire, alors en mains. Doit-on croire que l’annotateur les ait ignorées ? Ne les a-t-il pas dissimulées par amitié pour Benyowszky ? On aurait, dans cette hypothèse, l’explication de l’incertitude où Sartine fut laissé des dispositions prises par son prédécesseur. Lorsqu’il envoya plus tard des commissaires enquêteurs, il avoua lui-même qu’il ne savait rien de l’affaire. La note dont on vient de parler fut écrite dans les premiers mois de 1775, car il y est dit que Saunier, commandant du Postillon, arrive de Madagascar, et l’on sait que les navires partis vers septembre des îles touchaient à Lorient vers la mi-janvier. Elle permet d’induire que Benyowszky avait, au ministère, un ami qui profita du départ de Turgot pour empêcher l’exécution de ses décisions.

D’autres notes de la même main font ressortir les contradictions entre les lettres du baron et celles de Ternay et marquent qu’on fit appel, probablement pour infirmer les secondes, au témoignage du capitaine Saunier. Il est vraisemblable que celui-ci dut donner des renseignements favorables sur une entreprise à laquelle il participait et qui, d’ailleurs, à l’époque (1774) où il avait quitté Louisbourg, était loin d’être désespérée. Ces lettres de Ternay et de Maillart, qu’il s’agissait d’annihiler, datées de juin 1774, étaient parties par le Carnate en juillet. Elles annonçaient des pertes d’hommes, mais en somme rien de trop grave, et l’on pouvait sans mauvaise foi supposer dans leur pessimisme un peu de mauvaise humeur. Par contre, les lettres de Benyowszky, postérieures de trois mois, annonçaient la fondation de Louisbourg, de plusieurs autres postes, l’expédition de Mayeur jusqu’à Bombetok. On a vu ces récits plus haut. Pouvait-on soupçonner qu’il n’y eût rien de vrai dans ces rapports et qu’un homme honoré de la confiance de deux ministres fût capable de mentir avec une telle impudence ? Si l’on admet, ce qui est certain pour nous, que Sartine n’eut pas connaissance des lettres de Turgot, qu’on les lui ait ou non dissimulées, on reconnaîtra qu’il était assez naturel de faire crédit à ce Benyowszky, soutenu par des amis peut-être influents, presque illustré par son étonnante évasion, d’autant qu’on le pouvait croire en butte à de mesquines jalousies. Tel paraît avoir été le sentiment de M. de Sartine.

Il resta donc insensible à une assez rude attaque dirigée contre le baron vers ce temps. M. de Lessart, qui devait être plus tard ministre des Affaires étrangères, alors maître des requêtes du conseil, lui présenta un mémoire de l’ingénieur Cossigny sur les établissements à créer dans l’île de Madagascar. De Lessart n’avait pas d’idées personnelles sur le sujet ; aussi doit-on penser qu’il exposa celles de Cossigny et peut-être sous la forme même que celui-ci leur donnait dans la conversation. Rien n’était plus légitime que d’avertir Sartine des mauvaises chances de la nouvelle entreprise. On pouvait dire qu’elle ne réussirait pas à moins d’être combinée d’après les notions les plus exactes ; il était certain qu’on avait jusqu’alors de ce pays que des connaissances très imparfaites, mais on retrouve le style de l’insociable et jaloux Cossigny dans les lignes suivantes : « M. de Benyowszky aurait-il donc appris tout à coup ce qu’on ignore depuis si longtemps ? Peut-on se fier jusqu’à un certain point à ses relations et à ses conseils ? J’ai ouï dire qu’il était charlatan, et j’ai fortement lieu de le croire, et d’ailleurs peut-on espérer qu’un colonel hongrois, échappé du Kamtchatka par une action courageuse, mais féroce, porte à Madagascar des mœurs bien douces et une administration pacifique ? Il faut surtout redouter de s’engager sur la foi d’un aventurier qui, n’ayant eu d’autre métier que de commander à des troupes légères et à des brigands, ne connaît ni les principes du gouvernement civil, ni le véritable objet de l’établissement qu’on veut faire à Madagascar. »

On ne peut s’empêcher, malgré les germes excessifs, de trouver ces réflexions assez judicieuses et ces conjectures presque prophétiques, soit qu’elles vinssent de Cossigny personnellement, soit que lui ou de Lessart les eussent empruntées à quelque correspondant des îles. Mais il n’était pas possible que Sartine rappelât Benyowszky ou lui refusât sa confiance d’après les témoignages qu’il avait alors sous les yeux. Ternay, ni Maillart n’avaient pas traité le baron de charlatan, mais seulement d’imprudent. On pouvait s’étonner à l’entendre raconter tant de merveilles, mais il n’était pas le premier aventurier qui eût réussi contre les lois de la sagesse et en dépit des règlements. Pour ne pas croire à ses récits, pour ne pas lui faire crédit, il eût fallu que Sartine eût du personnage une connaissance que personne en France ne pouvait avoir, et que peu de gens acquirent par expérience, du vivant de ce prestigieux menteur, tant il sut en imposer toujours même aux hommes les plus prévenus contre lui.

Ce fut pour obéir à la raison moyenne, à la raison bureaucratique que Sartine, en présence des résultats splendides annoncés par Benyowszky, passa outre aux objections qui paraissaient tomber devant des succès incontestables. Il crut en lui et en ses conquêtes et prit en sa faveur des décisions importantes en mai 1775. Un projet de lettres-patentes fut alors rédigé, d’après lequel on devait former à Madagascar un conseil provisoire composé du commandant, de l’ordonnateur, du garde-magasin, du major des Volontaires et de trois employés ou habitants pour rendre la justice tant aux Français qu’aux indigènes établis dans la colonie. D’autres lettres, un mois après, interdirent tout commerce entre les îles et Madagascar, sauf permission du commandant général ; les vaisseaux qui seraient expédiés des îles, par les administrateurs, pour chercher des vivres, seraient adressés au commandant de Madagascar qui fournirait leur chargement ou les autoriserait, le cas échéant, à le compléter ailleurs. On permit à Benyowszky par un ordre spécial de compléter à 103 hommes chacune de ses trois compagnies de Volontaires ; on l’avertit qu’on allait lui faire passer 100 recrues ; on autorisa le maintien des deux compagnies de janissaires malgaches qu’il prétendait avoir créées ; on pensait pouvoir les assimiler aux cipayes de l’Inde : on ne lui envoya pas d’artilleurs, mais on l’engagea à former provisoirement avec 30 volontaires, un officier et un sergent, une compagnie qui en tiendrait lieu pendant quelque temps. Enfin, on lui destina des provisions de commandant pour le roi dans Madagascar et petites îles adjacentes pour y commander sous l’autorité immédiate du roi, tant aux soldats et négociants français qu’aux indigènes tributaires. Des instructions lui furent envoyées portant approbation explicite de ses établissements à Louisbourg, à la plaine de la Santé et sur le chemin de Bombetok. On ajoutait que, vu les difficultés contre lesquelles il avait eu à lutter, Sa Majesté n’avait pas voulu examiner à la rigueur jusqu’à quel point il s’était écarté des ordonnances, mais qu’il ne pouvait s’attendre à la même indulgence pour l’avenir. On lui annonçait la nomination d’un ordonnateur et d’un contrôleur avec lesquels il devait se concerter. On lui recommandait de garder avec eux la plus parfaite intelligence. On déclarait expressément que son administration était tout à fait indépendante de celle de l’île de France, sous réserve des rapports inévitables entre les deux colonies pour les échanges, les fournitures d’effets et de vivres, dont le compte devait être tenu exactement et envoyé en France tous les six mois.

Le 17 juillet 1775, une lettre commune adressée à MM. de Ternay et Maillart les avertit que Benyowszky était autorisé à correspondre directement avec le ministre, ce qui le rendait en pratique indépendant. Cette lettre annonçait de nouveaux ordres, mais sans en indiquer le sens. Une dépêche particulière à Maillart en date du 30 septembre le prévenait que les officiers d’administration pour Madagascar seraient choisis en France. Ainsi, à cette date, les dispositions favorables à Benyowszky persistaient dans les bureaux du ministère.

Le baron, de son côté, accusa réception le 2 juin 1776 d’une lettre de France du 17 juillet 1775, reçue seulement par duplicata le 28 mai 1776 ; probablement, la première expédition avait péri avec la Sirène, en janvier, devant le Fort-Dauphin. C’est par elle qu’il connut les instructions qui viennent d’être analysées. Il raconta de son côté ses nouveaux succès, prétendit que les chefs de toute l’île venaient faire juger par lui en dernier ressort toutes leurs affaires contentieuses et qu’il passait trois heures par jour en ces assises. Il confirma aussi l’occupation de 8 postes, se plaignit de Maillart et, ne comptant plus sur la corvette la Sirène dont le retard était trop significatif, il déclara attendre impatiemment les navires dont le ministre lui annonçait le départ de France pour la fin de 1775, et qui lui porteraient les ordres définitifs du roi. Il y avoue aussi incidemment qu’il a fait vendre des nègres au cap de Bonne-Espérance pour payer les frais d’envoi du Postillon : ce n’étaient sans doute pas les seuls. Mais les correspondances parties de l’île de France en juillet et août 1775, parvenues en France seulement vers la fin de l’année, décidèrent Sartine à faire faire une enquête. À ce moment, l’ami que le baron avait dans les bureaux proposait au ministre de laisser libre essor à son génie, de lui fournir 1 million et 600 colons. Sartine hésita et eut raison. Car les lettres reçues à la fin de 1775 étaient particulièrement précieuses et graves ; on avait aussi en mains la correspondance de des Assises avec Maillart ; or, si l’on avait pu regarder avec quelque indulgence les premières erreurs de Benyowszky, la persistance de son incurie, la contradiction relevée entre ses dires et ceux des autres témoins devaient exciter la défiance. Suivant les avis de l’île de France, le désordre régnait à Madagascar, les dépenses y étaient énormes et les colons succombaient à l’intempérie du climat. Par contre, les rapports du baron, avec une audace tranquille, donnaient les plus flatteuses espérances : « Dans l’incertitude à laquelle on se sentait réduit, dit M. de Sartine, il ne me restait vraiment d’autre parti à prendre que d’envoyer des inspecteurs éclairés et d’attendre qu’ils m’eussent rendu un compte fidèle de l’établissement. Dans cet effet, je profitai du départ des nouveaux administrateurs qui allaient dans l’Inde ; je leur donnai les instructions et ordres nécessaires pour tout voir et tout examiner. »

Par une décision du 10 février 1776, le sieur de Bellecombe, brigadier des armées du roi, et le sieur Chevreau, commissaire général de la marine, nommés tous deux pour aller dans les Indes remplacer Law de Lauriston, reçurent l’ordre d’inspecter sur leur route les diverses colonies françaises et surtout Madagascar. Des lettres particulières, en date du 18 février, à remettre à chacun des gouverneurs, les accréditèrent auprès d’eux. Celle qui fut adressée à Benyowszky lui indiquait qu’il serait sous leurs ordres tout le temps de leur séjour, qu’il devrait leur donner tous éclaircissements et que leur rapport influerait beaucoup sur la décision qu’on allait prendre au sujet de son établissement. Bellecombe et Chevreau partirent de Port-Louis le 26 mars 1776. Arrivés à Gorée le 12 avril, ils y séjournèrent jusqu’au 19 pour inspecter la colonie, et, remettant à la voile, ils mouillèrent le 15 juin à False-Bay ; repartis le 5 juillet, ils touchaient le 10 août à l’île de France, où ils firent connaître leur mission. Après avoir visité Bourbon, la frégate la Consolante, escortée de la pale l’Iphigénie, que commandait le chevalier de la Pérouse, les conduisit à Madagascar. Les deux navires touchèrent à Tamatave et à Foulepointe avant d’aller à la baie d’Antongil.

On aborda à Tamatave le 16 septembre et les commissaires descendirent à terre immédiatement. « Notre premier mouvement, écrivent-ils dans leur rapport, fut de nous promener dans ce beau pays et de parcourir le tour de la presqu’île de Tamatave ; nous sommes ensuite revenus au village, où nous avons trouvé la plupart des cases vides et entièrement désertes. Une trentaine de nègres et de négresses y habitaient encore, se livrant uniquement à la pêche. On les interrogea et l’on tira d’eux quelques renseignements sur ce qu’avait fait le baron dans ces parages. Le baron n’y était jamais venu, bien que sa réputation y fût connue. On n’y avait vu qu’un employé, nommé Rolin, qui était venu traiter des vivres pour la garnison de Foulepointe, mais qui s’était rembarqué depuis peu. Le commerce avait à peu près entièrement cessé, au grand mécontentement des gens du pays, qui se déclaraient disposés à bien recevoir les Français et à commercer avec eux pendant la belle saison. »

Après avoir pris quelques informations sur les tribus voisines et sur le commerce du pays, Bellecombe et Chevreau se rendirent à Foulepointe. Étant arrivés de bonne heure, le 18 septembre, ils employèrent la fin de la journée à inspecter le poste français. Il y avait là, pour toute garnison, 14 volontaires, commandés par le chevalier de Sanglier, le seul des officiers en service depuis la création du corps qui eût résisté au climat et aux fatigues. Il y avait aussi un garde-magasin, un commis aux écritures, un chirurgien et un interprète.

Ils parcoururent toutes les dépendances renfermées dans la palissade : c’était un entourage carré de 30 toises sur chaque face, mais il était facile de voir que rien n’était construit nouvellement. Il n’y avait qu’un seul bâtiment en pierre de 40 pieds de long sur 20 de large : tout cela avait été bâti du temps de la Compagnie des Indes et se trouvait à présent en très mauvais état. Au milieu de la palissade, il y avait 7 pièces de canon, dont 3 de 6, 2 de 4 et 2 pierriers empruntés à quelque vaisseau, comme cela se voyait par les affûts. En quittant la palissade, les commissaires rencontrèrent le roi Hiavy, dont l’habitation n’était pas fort éloignée. Il était enveloppé d’un simple pagne et se tenait assis sur le devant de sa maison, au milieu de 10 à 12 de ses esclaves. Il ne leur parut pas digne de son renom ; car il passait pour le plus puissant chef de l’île. C’était un jeune homme de 26 ans environ, de taille moyenne et d’assez mince figure : on disait qu’il était maître de 60 à 80 lieues de côtes sur 10 à 12 de profondeur et qu’il avait sous son autorité 60 chefs capables de lui amener, en cas de nécessité, de 25 à 30,000 hommes. Il appartenait à la nation des Betsimirakas. Les commissaires, continuant leur inspection, constatèrent que les effets du roi étaient aussi mal protégés des rats que des voleurs. Ils firent remettre au sieur Coquereau, désigné pour être ordonnateur à Madagascar, les états de situation et virent non sans stupeur que la poudre à canon était placée dans un magasin en bois, parmi des marchandises de toutes sortes. Le roi Hiavy étant venu, ce jour-là, visiter les commissaires, se plaignit à eux que le commerce eût à peu près cessé et les pria de le rétablir : à quoi les chefs français répondirent par de bonnes paroles et par un présent de 12 bouteilles d’eau-de-vie. La Pérouse paraît avoir éprouvé une impression plus défavorable encore que MM. de Bellecombe et Chevreau. Il déclare dans son rapport que la population de Foulepointe est diminuée de moitié, que la guerre et la cessation de commerce avaient anéanti l’agriculture.

« Il n’y avait pas, dit-il, 300 livres de riz dans la palissade du roi et l’on n’en put trouver une gamelle dans le village ; les noirs vivent de racines et de fruits sauvages, et j’avais vu trois ans auparavant 10 vaisseaux chargés de riz dans la rade de Foulepointe. » Lui aussi jugea que la palissade était en ruine ; le bâtiment en pierre n’avait plus de toit et la poudre était dans une paillotte placée sous le vent de la cuisine. Les hommes du poste lui avaient paru tous malades et n’avaient pas la force de traîner l’énorme sabre dont ils étaient armés.

Le 19 septembre, la Consolante et l’Iphigénie partirent pour la baie d’Antongil, où la frégate mouilla dès le lendemain, la pale seulement le 21. Dès 9 heures du matin, les commissaires débarquèrent ; après qu’ils eurent échangé avec le baron des visites et des compliments, celui-ci fit assembler le très petit nombre de soldats qui vivaient encore à Louisbourg, ordonna de battre un ban, et fit reconnaître Bellecombe et Chevreau en qualité d’inspecteurs et commissaires pour le roi à Madagascar. Après cette cérémonie, tous trois se transportèrent dans l’entourage de palissades que l’on appelait le fort. Ils l’examinèrent avec attention, ainsi que l’artillerie qui y était montée, visitèrent la caserne, qui contenait 20 hommes et 2 petits magasins resserrés dans cette espèce de fortifications ; l’un contenait les effets de la troupe, l’autre 40 à 50 barils de poudre aussi exposée à un embrasement total que celle de Foulepointe. Ils remirent ensuite au baron un cahier de demandes, observations et questions, formant en tout 25 articles, qu’il lut immédiatement et auquel il se montra disposé à répondre. Le lendemain, 22 septembre, M. Chevreau visita les quatre paillottes qu’on décorait du nom de magasins : le peu de marchandises qu’elles contenaient étaient dans le plus affreux désordre et dans le plus mauvais état. Il n’y avait pas un grain de riz dans l’établissement : on était obligé de nourrir les 40 ou 50 esclaves qu’il y avait avec du pain blanc. Les paillottes étaient si mal construites et si mal fermées que la pluie y pénétrait et que les rats y pullulaient. Les commissaires donnèrent aussitôt l’ordre au sieur Besse, trésorier, de dresser un inventaire général, afin qu’il pût en être fait un procès-verbal. Ils ne voulurent pas aborder tout de suite les affaires de comptabilité, voyant quelle confusion régnait partout et sachant que la caisse était vide.

Quant à l’emplacement de Louisbourg, il leur parut que Benyowszky n’avait envisagé que les nécessités d’un poste de guerre, puisqu’il s’était placé dans une sorte de marais formé par la presqu’île sablonneuse située entre la rivière Tinguebale et le Port-Choiseul. Il n’avait pu se garantir de l’eau, qui débordait lors des hautes marées, qu’en comblant peu à peu quelques bas-fonds sur lesquels il avait fait ensuite élever les 30 à 40 paillottes et maisons de bois : c’était là toute la ville. Il restait tant de bas-fonds que la dépense à faire pour les combler devait être exorbitante et entraînerait certainement bien des pertes en hommes. Benyowszky lui-même disait que si la cour ne voulait pas entretenir à Madagascar un corps de 600 hommes et y dépenser 2 millions tournois par an, il fallait se dépêcher au plus vite de plier bagage. La Pérouse, dans son rapport, évaluait la largeur de la presqu’île à 300 toises, la partie comblée à 100 toises carrées environ : le reste était couvert d’eau aux marées un peu fortes, car le sol ne dominait la rivière et la mer que de 4 pieds environ. Le fort Louis avait 9 toises de longueur sur 12 de largeur ; ses 3 bastions, 3 toises sur 2 1/2. Dans chaque bastion était un canon dont la bouche paraissait à un sabord ouvert dans la palissade. Les pieux simplement enfoncés dans le sable en sortaient d’environ 4 pieds. Il y avait une seconde enceinte, environ à 18 pieds de la première dont les pieux sortaient aussi de 4 pieds. Entre les deux enceintes, au pied du premier entourage, était un talus de sable d’environ 3 pieds qu’on pouvait à la rigueur appeler glacis. Toutes les palissades étaient pourries par l’humidité, et la valeur de ce fort, quand il était neuf, ne pouvait aller au delà de 100 pistoles, puisque 50 pieux ne coûtaient qu’un fusil. Il pouvait y avoir eu 1,000 ou 1,200 journées de volontaires pour préparer le terrain. Dans l’intérieur du fort étaient des bâtiments en palissades, couverts en paille, à peu près comme les cases des esclaves à l’île de France ; c’étaient : un logement pour 2 officiers, ayant 21 pieds de longueur et 10 pieds de largeur, un magasin de 28 pieds sur 10, des casernes pour 25 hommes de 40 pieds sur 7, un corps de garde de 10 pieds sur 7, une poudrière en lattis, couverte en paille.

Les bois de ces bâtiments étaient pourris. Leur prix de revient pouvait être de 50 fusils, qui, à 15 livres pièce, faisaient 750 livres. La dépense totale du fort et des bâtiments, y compris les 1,200 journées de volontaires à 10 sols, faisait 2,350 livres.

À 40 toises à l’ouest du fort était le gouvernement ; c’était une maison sans étage, construite en madriers équarris, couverte en paille, planchéiée en dedans, lambrissée en nattes et plafonnée en toile. Elle avait à peu près 60 pieds de long sur 22 de large et était divisée en trois pièces : celle du milieu était une salle commune ; à gauche se trouvait la chambre de Mme de Benyowszky, à droite une autre chambre partagée en deux. D’une part était logée Mlle Henska, sœur de la baronne ; l’autre était une espèce d’office qui servit de cabinet au baron pendant le séjour de MM. de Bellecombe et Chevreau. À droite de la maison était un pavillon de même hauteur que la case principale, de 20 pieds carrés, construit également en madriers équarris, planchéié, lambrissé en nattes et couvert en paille, ayant une petite cheminée ; cela ne faisait qu’une seule pièce qui servait de cabinet de travail à M. de Benyowszky, et où Bellecombe et Chevreau couchèrent. À gauche était un pavillon commencé, de même dimension que le précédent, mais divisé en deux chambres et couvert en bardeaux envoyés de l’île de France. En avant, il y avait une cuisine en troncs d’arbres comme le reste, et, vis-à-vis le corps du logis, à environ 10 toises, était un hangar soutenu par des poteaux et couvert en paille où travaillaient quelques ouvriers. Dans l’est de ce hangar étaient deux petites rues d’environ 30 toises de longueur, bordées des deux côtés de cases ou paillottes, ayant à peu près 12 pieds de hauteur sans compter la couverture ; c’étaient les logements des officiers et employés et les magasins du roi, Sur la pointe de la presqu’île, du côté de la mer, était l’hôpital qui tombait en ruines ; Bellecombe et Chevreau décidèrent de le transférer à une lieue et demie dans l’intérieur des terres.

La dépense des divers bâtiments de Louisbourg, le fort compris, pouvait être évaluée à 25,000 livres, mais, à l’exception du gouvernement, tout était à refaire. Tout le bois des palissades était pourri ; on ne pouvait creuser à 2 pieds de profondeur sans trouver de l’eau.

Le 24 septembre, Bellecombe et Chevreau firent le recensement des effets contenus dans les magasins ou cases ainsi dénommées. Le sieur Besse, trésorier et garde-magasin, prétendit que tant à Louisbourg qu’à Angontsy, il pouvait en rester pour 100,000 livres. Mais ils apprirent avec stupéfaction que, depuis le commencement de l’année 1776, ce trésorier avait tiré sur le trésorier général des colonies à Paris pour 315,705 l. 1 s. 6 d. de lettres de change, sans y être autorisé. Ils jugèrent que si le baron pouvait être un très bon et très brave militaire, il était en même temps un très redoutable administrateur. Ayant fait ensuite l’examen des registres du trésorier, il avoua ingénument ne rien connaître à cette partie, non plus qu’à celle de garde-magasin ; ils comprirent alors qu’ils ne devaient pas s’attendre à trouver rien qui ressemblât à des comptes. Besse s’était trouvé chargé du magasin après le décès du sieur Aumont survenu en novembre 1775, lequel avait lui-même pris la place de des Assises ; il ne fut pas en état de rendre compte de sa gestion. La mort de tous les employés envoyés à Madagascar avait causé l’avancement de cet étrange fonctionnaire, qui était quatre ou cinq ans auparavant cocher au service du sieur Monistrol, directeur des postes à Lorient. Sur la présentation et la caution de Benyowszky, Maillart avait consenti à le nommer à ce poste, où on le laissa faute d’un meilleur, jusqu’à l’arrivée d’un employé capable. Enfin le 27 septembre, à 8 heures du matin, les commissaires, poursuivant l’inspection des postes, partirent en pirogue avec Benyowszky et le lieutenant de vaisseau La Pérouse. Ils étaient escortés par une autre pirogue portant un petit détachement de Volontaires. Entre midi et 1 heure, ils arrivèrent au poste appelé le fort Saint-Jean. La rivière, large de 150 à 180 toises, commençait à s’encaisser à une lieue de Louisbourg, entre des bords élevés de 15 à 18 pieds. Plus loin, le pays était très découvert et la rivière sur un espace d’une dizaine de lieues traversait une belle plaine sablonneuse couverte de hautes herbes, de bananiers, d’arbustes et de bouquets de bois. Il y avait, dans le courant, beaucoup d’îles, toutes verdoyantes, et de l’aspect le plus agréable. Le fort Saint-Jean, situé à 3 lieues de Louisbourg, n’était qu’un petit entourage de pieux avec un fossé de 4 à 5 pieds garni de 2 petites pièces d’artillerie d’une livre de balles, mais il était en mauvais état, et, à vrai dire, avait besoin d’être renouvelé. 7 ou 8 cases à la mode du pays formaient des logements pour les 2 officiers, les 9 volontaires et quelques négresses et noirs libres, attachés à l’établissement. La situation du poste eût été fort agréable, car on avait pour perspective, au delà de larges plaines, des coteaux et des petites montagnes, s’il n’y avait eu, à cent pas du fort, un marais. Tout était encore dans l’état de nature, sauf quelques terrains jadis défrichés par les naturels. Les soldats du poste, bien qu’ils eussent l’air presque aussi malades que ceux de Louisbourg, déclarèrent qu’ils se portaient mieux en cet endroit, et les commissaires donnèrent l’ordre d’y transférer l’hôpital. À 3 heures après-midi, ils se remirent en route. Ils firent encore 2 ou 3 lieues sur la rivière, au travers du plus beau pays du monde. On rencontrait de temps en temps des villages d’indigènes : mais ils paraissaient peu habités, au grand étonnement des inspecteurs. Vers 5 heures du soir, les pirogues pénétrèrent dans une sorte de gorge montagneuse d’une lieue environ de longueur et abordèrent à la plaine de Santé vers 7 heures. Comme le jour commençait à tomber, les commissaires se contentèrent de parcourir les jardins et les petits défrichements que le baron avait fait faire, lorsqu’il séjournait là. Ils virent avec plaisir que le café et les cultures de l’île de France y réussissaient bien, mais il leur parut que le climat devait être aussi dangereux qu’à Louisbourg, En effet, la maison principale qui n’était qu’un bâtiment en bois de 64 pieds de long sur 30 de large, couvert en bardeaux, était placée sur le bord de la rivière et au pied d’une montagne ronde en forme de pain de sucre, sur le sommet de laquelle le baron avait fait élever un fort qu’il appelait fort Augusta. Toute cette partie de la rivière et la montagne même étaient entourées de montagnes plus élevées, qui n’étaient séparées les unes des autres que par des gorges et des vallons fort étroits, de sorte que les pluies y accumulaient une grande quantité d’eau. Cette humidité, jointe au brouillard de la rivière, rendait le lieu malsain et dangereux. La position militaire n’était pas meilleure, car il ne paraissait pas possible, sans un nombre considérable de soldats, de surveiller les gorges qui, à travers les montagnes, permettaient de pénétrer jusqu’à l’établissement. Les commissaires se transportèrent le lendemain au pied du fort Auguste, dès que le soleil eut commencé à dissiper les brouillards très épais qui s’élèvent de la rivière. On parvenait au sommet de la montagne par un petit sentier à pic, où l’on avait pratiqué des degrés. Il y en avait 150. « C’était, dit La Pérouse, un fort d’où l’on ne pouvait tirer qu’aux corneilles. Des ennemis auraient pu s’établir au pied sans avoir à craindre ni coups de canon ni coups de fusil et auraient réduit à mourir de faim et de soif ceux qui seraient assez fous pour s’être juchés en haut. » Le fort était, comme le fort Saint-Jean, un carré de palissades à demi pourries de 50 pieds sur chaque face. Il y avait dans cette espèce de fortification 3 paillottes servant d’habitation aux 10 volontaires qui formaient toute la garde de l’établissement. L’artillerie, placée de façon à mitrailler les oiseaux, consistait en 4 pièces de 3.

C’est de cette hauteur que les commissaires purent enfin apercevoir cette plaine si vantée de la Santé, dont Benyowszky parlait dans sa correspondance comme d’un séjour enchanteur et dont les plans transmis par lui en France portaient l’image de nombreuses maisons, de bâtiments publics, tels que fort, magasins, hôpitaux et l’indication de vastes cultures. Les commissaires aperçurent la plaine en face du fort le long de la rive gauche de la rivière : mais ils n’y virent que 2 paillottes abandonnées qui avaient servi d’hôpital et de caserne et 7 ou 8 cases dans le plus triste état. « Quant à la ville naissante dont il était question dans les instructions des commissaires et que M. de Bellecombe réclamait à grands cris depuis son débarquement, nous l’avons cherchée de toutes parts, dit La Pérouse, et nous n’en avons aperçu aucune trace, pas même de village destiné pour des noirs. L’aspect de cette plaine n’offre véritablement qu’un désert que des mains laborieuses rendraient certainement très fertile, puisqu’il est encore arrosé d’une petite rivière qui vient se jeter dans la Tanguebale. Celle-ci est navigable et porterait des bateaux plats depuis son embouchure jusqu’à 15 ou 16 lieues à l’intérieur. Tout le terrain qu’elle parcourt nous a paru très propre à la culture du riz et du maïs et a été déjà mis en valeur, çà et là, par les naturels du pays. L’on nous a assurés qu’avant l’établissement de M. de Benyowszky on comptait plus de 40 villages sur les bords en remontant de Louisbourg à la plaine de Santé ; mais la guerre qui a régné dans la baie d’Antongil, depuis l’arrivée de ce commandant, les a dispersés et éloignés, et c’est pour cette raison que ce magnifique pays reste sans culture et que le peu d’insulaires qui habitent actuellement les bords de cette rivière, ainsi que toutes les parties de la baie d’Antongil, sont aujourd’hui réduits à ne vivre que de bananes. M. de Benyowszky nous a assurés que, depuis la paix faite il y a environ quatre mois, il commençait à donner des concessions à des naturels du pays et que ceux-ci revenaient insensiblement. »

Le baron avait été empêché par son état d’accompagner les commissaires au fort Auguste ; de retour près de lui, ils lui demandèrent s’il y avait encore aux environs de la plaine de Santé, ou dans l’intérieur, d’autres postes à visiter et s’il avait établi des chemins de communication de l’est à l’ouest jusqu’à Bombetok. Il leur répondit qu’il avait, il y a quelque temps, deux postes avancés ; mais qu’il avait été obligé de les rappeler pour renforcer sa garnison, considérablement affaiblie par les pertes qu’il avait faites ; quant au chemin de l’est à l’ouest, il avait bien été commencé, mais on avait été contraint d’arrêter ce travail, à cause de l’opposition des gens du pays. Que devait-on dès lors penser des rapports attribués à Mayeur par le baron qui relataient des négociations heureuses avec le roi de Bombetok et le chef de Boma ? Benyowszky avait supposé le voyage, les rapports et les traités.

« Quant au chemin de Bombetok, dit de son côté La Pérouse, je me suis assuré que dans aucun temps il n’avait été seulement tracé, qu’aucun Européen ne l’avait fait ; et M. de Benyowszky ayant ordonné au nommé Mayeur, son interprète, d’aller traiter des bœufs à la côte de l’ouest, cet homme a pris son chemin par le nord au bord de la mer, s’est avancé par là jusqu’à 12 lieues de Bombetok d’où il est retourné avec un troupeau de 158 bœufs à la baie d’Antongil. »

Nous avons aussi le témoignage le plus authentique sur ce sujet, c’est une lettre de Mayeur lui-même, adressée à Bellecombe, le 30 septembre 1776 :

« Mon général, dit-il, après l’ordre que vous m’avez donné, j’ai fait un recueil des petites connaissances que j’ai du pays après neuf années que j’y ai demeuré. Lors de l’arrivée de M. le baron de Benyowszky, les naturels du pays se sont imaginé que Sa Majesté l’avait envoyé dans ce pays pour s’emparer de leurs terres, femmes, enfants et biens : malgré tout ce qu’on a pu leur dire, ils sont encore dans la même persuasion et n’ont attenté à la vie de M. de Benyowszky et assassiné des blancs de l’établissement que pour cette raison. »

Mayeur ne fait, dans cette lettre, aucune allusion à un traité d’alliance avec les naturels, bien au contraire. Son journal, dont l’analyse a été publiée par M. Grandidier, précise encore mieux la vérité sur cette prétendue soumission des gens de Boueni et de Bombetok. Il ressort de ce récit qu’il fut arrêté par les Sakalaves à une assez grande distance de Bombetok et obligé de battre en retraite. Il faillit périr dans les embuscades qu’ils lui tendirent et revint sans avoir réussi dans son projet. Il en repartit en novembre 1774, et se dirigea vers le nord en suivant la côte. Il atteignit l’embouchure de la rivière Nodo par 12°38’ de latitude nord et c’est de là qu’il ramena les bœufs dont il est parlé dans le récit de La Pérouse. Il est probable que ce dernier a confondu en une seule les deux expéditions. Le journal des inspecteurs nous renseigne aussi sur l’autorité que le baron s’attribuait à l’égard des indigènes de l’île. La guerre la plus sérieuse que les Français eurent dans la région, d’après La Pérouse, n’était point injuste dans son principe, mais eut les conséquences les plus funestes. Benyowszky avait un jour assemblé un ‘‘cabarre’’ pour proposer aux noirs quelque arrangement. Il était au milieu d’eux, quand il entendit pousser le cri : « Tue ! tue ! » En même temps, plusieurs coups de fusil éclatèrent autour de lui. Il ne fut pas atteint et, tombant sur les noirs à coups de canne, il se dégagea, fit tirer en l’air quelques coups de canon et, quand les noirs se furent dispersés, il demanda la punition des chefs qui avaient osé faire tirer sur lui et dont il savait les noms. Les autres chefs répondirent qu’on avait eu tort de vouloir l’assassiner, mais qu’ils ne pouvaient lui livrer les coupables, parce qu’ils étaient leurs parents et leurs amis. De là, grandes contestations, enfin la guerre. Benyowszky appela à son secours la tribu des Sambarives, qui habitait aux environs de Manahar, et, avec l’aide de 600 de leurs guerriers, il chassa de leurs villages les Antamaroas, voisins de sa colonie. Par suite de la guerre, les terres étaient restées en friche et il y eut une famine horrible dans toute la contrée. Enfin, en l’été 1776, Benyowszky avait rappelé les Antamaroas dans leurs villages, tout en donnant des terres aux Sambarives, ses alliés. Mais, jusqu’au temps de la récolte, la famine devait durer : le mélange des Sambarives et des Antamaroas donnait des craintes de guerre, d’autant plus que les trois quarts des Antamaroas étaient encore errants dans les bois ; les chefs seuls étaient revenus, accompagnés d’un petit nombre de guerriers. C’est alors que Benyowszky voyant la famine régner autour de son établissement, voulut attaquer les Sakalaves et subsister à leurs dépens en attendant la récolte. Il marcha donc avec ses 80 hommes valides sur Manahar où il avait donné rendez-vous à tous les chefs alliés. Il menait avec lui son artillerie. Mais il attendit vainement : il ne fut joint que par 25 nègres. Les autres détruisirent leur riz, affamèrent la petite armée qui fut trop heureuse de pouvoir ramener ses canons à la baie. Il paraît que Hiavy, le roi de Foulepointe, avait fait dire aux autres chefs que s’ils se réunissaient aux Français, il les regarderait comme ses ennemis.

Les inspecteurs avaient convoqué dès leur arrivée les chefs des environs de la baie d’Antongil. Ceux-ci se rassemblèrent à Louisbourg le 30 septembre dans l’après-midi et Bellecombe tint un grand cabarre en présence de Benyowszky. Il y avait là Raoul, le principal chef de la région, ayant à lui une trentaine d’esclaves et une cinquantaine de bœufs, Mananding, chef du territoire de Louisbourg et de Port-Choiseul, propriétaire de 10 esclaves et de quelques bœufs et Dianmanou, l’un des plus riches, qui possédait 60 esclaves et autant de bœufs. Ils n’étaient que 7 en tout ; les autres, au nombre de 30 à 40, n’étaient pas là, soit qu’ils n’eussent pas été avertis, soit qu’ils n’eussent pas voulu venir. Bellecombe leur fit poser par les interprètes quelques questions :

« Étaient-ils satisfaits et contents de nous voir sur leurs terres ? »

Les chefs restèrent longtemps sans répondre, se regardant les uns les autres, et levant les yeux sur Benyowszky qui, de sa place, les observait : enfin, l’un d’eux se leva et dit qu’ils étaient fort aises de voir les Français et disposés à continuer avec eux le commerce comme autrefois. On leur demanda alors pourquoi ils nous avaient fait la guerre. Ils répondirent que, voyant Benyowszky débarquer avec des troupes, contrairement à l’habitude des Français, quand ils venaient faire la traite, ils avaient craint qu’il vînt pour s’emparer de leurs biens et de leurs personnes, qu’ils avaient abandonné leurs terres et, vu l’état de guerre, s’étaient retirés dans les montagnes où ils vivaient au hasard de ce qu’ils trouvaient. Le lendemain, le palabre fut repris ; Bellecombe exhorta les noirs à garder la paix, leur promit la protection du roi et leur recommanda de revenir sur leurs terres. Le cabarre se termina par le serment solennel prêté par les indigènes de garder la paix à l’avenir ; puis en leur délivra de l’eau-de-vie et de la poudre pour leur permettre de se livrer à leurs réjouissances habituelles.

Les commissaires achevèrent d’examiner les travaux faits par le baron autour de l’établissement principal, mais leur impression fut très différente de celle qu’ils avaient reçue des comptes trop précis de l’ingénieur Gareau de Boispréaux. Il leur parut impossible de vérifier le comblement du marais, dont le coût était évalué 12,000 livres. Le fort Louis n’était, on l’a vu, qu’une simple palissade entourant quelques misérables cabanes décorées de noms variés en vue de l’effet à produire. Le chemin du fort à Louisbourg par l’écluse n’était qu’un petit sentier où l’on ne trouvait pas d’écluse. À l’île d’Aiguillon où devaient exister un jardin, un canal de 83 toises de long sur une de large et 3 pieds de profondeur, on ne voyait que quelques vestiges de travaux. La boulangerie, la maison, les deux cases pour servir d’hôpital marquées sur les plans, à l’anse des Convalescents, n’existaient pas. Il n’y avait pas de trace de chemins, bien que le compte de l’ingénieur portât une dépense de 35,000 livres pour cet objet. Pour les travaux faits à la plaine de Santé, il n’apparaissait rien des saignées et des comblements ordonnés par le baron qui avaient coûté 14,000 livres. Le bâtiment du gouvernement, de 70 pieds de long sur 30 de large et 8 de haut, évalué 11,300 livres, était pourri et inhabitable. Un canal pour serrer les bateaux, ayant coûté 1,000 livres, était l’œuvre de la seule nature. On avait porté des dépenses pour la création de postes dans l’intérieur qui n’avaient jamais été occupés ou ne l’avaient été que peu de temps. Il en était de même du poste de Manahar, où l’on avait dépensé 1,200 livres d’après le compte, et où il n’y avait plus personne depuis longtemps, de même pour le poste de Massoualé, où l’on avait dépensé 3,200 livres et qui était aussi abandonné. À Foulepointe, où Benyowszky disait avoir bâti 6 maisons neuves, 1 hôpital et réparé tous les anciens édifices, Bellecombe et Chevreau n’avaient vu que des bâtisses vieilles et ruinées, pas un bardeau neuf. Les dépenses censées faites pour un chemin de Louisbourg à Foulepointe ne purent être vérifiées ; on ne put découvrir le chemin de la côte ouest qui devait aboutir à la baie de Morungana, dans les États de Savassi. Les dépenses de Mayeur dans son expédition vers Bombetok parurent fort exagérées. Il était accompagné, il est vrai, de 160 hommes armés, mais c’étaient uniquement des noirs, payés à raison d’un fusil pour quarante-cinq jours et se nourrissant eux-mêmes. Il avait déclaré aux commissaires n’être arrivé qu’à 15 lieues de Bombetok, contrairement aux dires du baron, d’après lequel il avait acquis un port à la côte occidentale de l’île. Cette expédition passait pour avoir coûté plus de 15,000 livres. « Toutes les dépenses, disent les inspecteurs, pourraient être comptées et mises au nombre de celles-ci. »

Au fort Saint-Jean, étaient comptés les frais d’un bastion et d’un cavalier : « Nous n’avons vu, dit Bellecombe, ni bastion, ni cavalier. » Les bâtiments de Louisbourg, hôpital, gouvernement, 22 maisons, le tout évalué 19,284 livres, étaient en pieux ronds fichés en terre, simplement réunis en haut par une barre transversale et couverts en feuilles, sauf deux pavillons couverts en bardeaux. Pour avoir fixé le petit mât de pavillon dans un pâté de pierre, on comptait 1,500 livres. Benyowszky portait en dépenses 175,512 livres pour routes, bâtiments, frais de mission. La Pérouse, qui avait vu Foulepointe, Louisbourg et les postes voisins, dit que les bâtiments avaient pu coûter 40,000 livres et n’en valaient pas 10,000 lorsqu’il les vit. Mais ces majorations de dépenses qui furent faites par le baron pour masquer ses dilapidations et justifier ses demandes d’argent sont moins extraordinaires que l’excès d’impudence où il se porta en expédiant en France les plans de ses prétendus travaux. Ses ingénieurs, Gareau de Boispréaux et Rozières, n’étaient pas d’un grade à pouvoir résister à ses ordres. C’est lui qui les obligea de dessiner les plans séduisants d’aspect qui furent joints à ses dépêches et dont plusieurs figurent encore aux archives coloniales. On y voit portés et figurés comme en plein service tous ces chemins dont les dépenses sont inscrites au compte, mais dont les inspecteurs n’aperçurent aucune trace. Comme une partie de ces dépenses étaient supposées des derniers mois de 1775, il est certain qu’on eût trouvé quelques restes des ouvrages en septembre 1776, ils eussent été réellement faits. Mais deux routes ayant coûté 30,000 livres avaient totalement disparu. La ville de Louisbourg se composait de moins de cabanes qu’il n’en figure sur le plan, celle de la plaine de Santé n’avait de réalité que dans l’imagination du baron : il n’y avait jamais eu là qu’une bicoque. Ce qu’il nommait forteresse était une palissade ; ce qu’il nommait gouvernement n’était qu’une paillotte. Quand on lui demanda quelques éclaircissements sur ses dépenses et ses comptes, il répondit qu’il ne connaissait rien au commerce, ni aux finances, que toute l’administration avait été aux mains des gens envoyés de l’île de France par Maillart, et qu’il n’avait pas à répondre de leur gestion. Quant au trésorier Besse, cet ancien cocher déclara qu’il ne connaissait rien à ses fonctions ; ses livres n’étaient pas tenus ni en recette ni en dépense. Toutes les opérations parurent dans le chaos le plus parfait : « Nous sommes dans l’impossibilité, dirent Bellecombe et Chevreau, de statuer rien sur tout ce qui s’appelle recette, dépense et consommation. » Et reprenant un mot de Maillart-Dumesle, ils ajoutèrent qu’il faudrait se résoudre à traiter cette comptabilité comme celle d’un vaisseau naufragé et perdu corps et biens. Les questions posées par eux au baron dès leur arrivée reçurent pourtant de ce dernier des réponses qui méritent d’être analysées. Elles sont accompagnées de notes et réflexions des commissaires qui achèvent de faire connaître l’homme et son œuvre.

Ils lui avaient demandé de leur soumettre ses ordres et sa correspondance. Il ne leur remit qu’une lettre de M. de Boynes du 19 mars 1773 et la copie des lettres du même jour à MM. de Ternay et Maillart.

« Quelle fut notre surprise, écrivent les commissaires, en apprenant par lui-même, qu’il ne lui avait été remis à son départ de France et qu’il n’avait reçu depuis aucun ordre du roi pour venir prendre possession et s’établir à Madagascar dans tel lieu de cette île qu’il aurait jugé à propos de choisir. Il a donc fallu qu’il réglât sa conduite d’après une simple copie de la lettre du ministre à MM. de Ternay et Maillart, aux ordres desquels il ne devait jamais se trouver, Cependant, tous les services qu’il devait en attendre dépendaient entièrement d’eux, ainsi que de la connaissance qu’il devait leur donner de ses besoins. De ces espèces de contradictions devaient s’ensuivre les difficultés et embarras qui ont occasionné des mécontentements et des inquiétudes chez MM. les chefs d’administration de l’île de France et à M. le baron de Benyowszky lui-même. De là, plaintes et écritures au ministre, et ce n’est enfin que depuis la dernière lettre de M. de Sartine du mois de juillet 1775 que MM. de Ternay et Maillart savent positivement que M. de Benyowszky n’a de compte à rendre de ses opérations qu’au ministre et qu’il est absolument indépendant du gouvernement de l’île de France : ces mêmes incertitudes ont encore occasionné des dépenses très fortes, soit par les envois faits de l’île de France à Madagascar soit par les achats que M. de Benyowszky a faits sur les lieux mêmes à des prix exorbitants. »

Quant aux fortifications, les commissaires examinèrent l’extrait du protocole du génie et d’autres comptes montant ensemble à 171,566 livres : ils trouvèrent qu’il en coûtait fort cher au roi pour quelques palissades fichées en terre, et rapprochées les unes des autres et pour quelques paillottes couvertes en feuilles.

Il n’y avait plus de commerce, mais Benyowszky accusait les administrateurs de l’île de France de l’avoir empêché d’en faire en refusant de lui fournir des marchandises. Or, il existait pour plus de 100,000 écus de factures de marchandises fournies à Louisbourg dont il ne rapportait pas la contre-partie. Il était certain que, dans ce domaine, il y avait eu aussi des abus considérables. Ainsi, on ne trouvait aucune pièce prouvant que le baron eût vendu du riz ou fait des envois à l’île de France pour le compte du roi. La frégate la Belle-Poule, venue à Madagascar pour apporter des secours aux colons, n’avait pu charger en retour que 6,000 livres de riz.

« Enfin, ajoutaient les commissaires, nous avons pu nous convaincre que la plupart des faits allégués par M. de Benyowszky, dans sa lettre au ministre du 20 mars 1775, portent entièrement à faux et que l’esprit de cette lettre ne peut qu’égarer et cacher toutes les vérités concernant Madagascar… M. de Benyowszky aurait bien mieux fait d’avouer tout naturellement que la guerre qu’il a été obligé de soutenir depuis son arrivée à Madagascar a été la véritable cause du peu de succès de la traite. Comment aurait-il pu la faire dans un temps où lui-même n’a pu se procurer la subsistance de sa troupe ? Et cependant, il est constant qu’il en avait laissé prendre 192,000 livres au sieur Bourdé, qui les lui a soldés en billets de monnaie, alors qu’il prétendait n’en avoir pas en magasin.

« Tandis que la lettre de M. de Boynes, seule et unique pièce d’où l’on puisse inférer les desseins du gouvernement, ne parle que d’un poste à créer à Madagascar, M. de Benyowszky s’est prétendu chargé de faire une conquête et de fonder une colonie. Ce projet paraît actuellement trop dispendieux pour être réalisable. Il en coûterait trop de vies humaines et d’argent.

« Quant aux droits de propriété que le baron prétend dans ses lettres avoir acquis sur tout ou partie de l’île, il est évident qu’il en a imposé. On voit bien que les indigènes ne nous supportent que par terreur. Ils ont d’ailleurs tenté de s’opposer à l’établissement du baron à la plaine de Santé et celui-ci n’a triomphé des Saphirobays ou Antamaroas qu’en appelant à l’aide les Sambarives de Manahar, qui ont tout brûlé et tout ravagé dans la vallée de la Tanqueballe. Hyavi, chef de Foulepointe, de tout temps ami des Français, avait d’abord refusé de seconder M. de Benyowszky dans sa guerre contre les Sakalaves ; il ne lui fournit en tout que 25 hommes, ce qui a forcé le baron à camper trois semaines avec sa troupe aux environs de Manahar et à se replier sur Louisbourg, sans avoir rien fait. Quant aux tributs et redevances, M. de Benyowszky assure qu’il y en a de convenus, mais on n’en peut avoir d’autres preuves que ses affirmations. Sur les traités et engagements conclus entre la nation française et les chefs madécasses, le baron a répondu qu’il les avait envoyés en France : il est d’ailleurs certain que le nombre des auxiliaires qu’il pourrait rassembler est infiniment au-dessous de ce qu’il dit : il aurait bien de la peine à en rassembler 3,000. »

Ainsi, des réponses de Benyowszky, lui-même, ressortait une réfutation de ses propres lettres. L’île qu’il représentait comme conquise, il ne l’avait pas même parcourue ; les Français étaient harcelés même sur les côtes de la baie d’Antongil. La grande guerre faite aux Sakalaves et qui avait donné prétexte à de véritables dithyrambes n’avait pas eu lieu. Il n’y avait pas de villes, pas de forteresses, pas de bâtiments ; seules, les dépenses étaient réelles. Elles atteignaient 1,799,100 l. 1 s. 15 d., non compris la perte de la Sirène, évaluée 250,000 livres. Il n’y avait de vivants dans les postes que 86 soldats, 120 Français en tout en comptant les ouvriers et les employés. On avait perdu 300 personnes depuis 1773. Benyowszky ne paraît pas avoir été fort ému des honteuses contradictions auxquelles l’enquête l’obligeait. La Pérouse parlant un jour avec lui du peu d’utilité que la France tirerait du séjour qu’il avait fait à Madagascar, le baron lui répondit qu’une leçon de 2 millions n’était pas trop chère pour apprendre au ministère qu’on ne pouvait rien faire en petit à Madagascar ; mais que si l’on voulait, sur des fonds particuliers, avoir ici une petite marine, lui donner 2 millions par an et entretenir son corps à 600 hommes, ce qui supposait 4 à 500 hommes de recrue par an, il croyait que, dans vingt ans, cette colonie aurait déjà fait de grands progrès. La Pérouse lui ayant demandé quelles étaient ses vues lorsqu’il était arrivé à Madagascar, il répondit : « De réduire les peuples à faire ce que le roi voudrait et qu’il n’avait jamais bien connu les intentions du gouvernement à cet égard. » Bellecombe ayant dit que la conquête de Madagascar ne pouvait être que fort difficile, Benyowszky déclara que c’était une véritable folie de la tenter. Pourtant il ajouta que « si la France y renonçait, il ne désespérait pas de l’offrir et de la faire agréer à l’empereur, au roi de Prusse ou au Grand Mogol ». Cela paraît contradictoire et l’on ne voit pas bien ce que Benyowszky pouvait offrir : mais lui pensait déjà, sans doute, à ce qu’il ferait si l’on cessait de l’employer soit à Madagascar, soit ailleurs.

« En examinant le tout de sang-froid, écrit Bellecombe, à la fin de son rapport, on peut s’écrier avec raison : « Quel tableau ! Quelle misère ! Quelle administration ! Quelle chimère ! » Aujourd’hui nous sommes convaincus, et tout le prouve, que jamais le gouvernement n’a été entretenu dans l’erreur comme il l’est encore, depuis que M. de Benyowszky lui rend compte de ce qui le concerne ! »

Il rappelle que Benyowszky avait accusé Ternay et Maillart d’avoir fait vendre le riz à l’île de France 45 livres le quintal. Or, Ternay avait prouvé que ce prix avait varié de 25 à 30 livres seulement. Benyowszky avait écrit de sa main dans ses réponses au questionnaire des commissaires à propos de la somme de 65,000 livres remise à des Assises par Maillart en 1774 : « L’ordonnateur a consommé cette somme pour ses affaires particulières. » « Or, on a trouvé, dirent les commissaires, en notre présence et en celle de M. de Benyowszky pour 53,353 l. 10 s. 2 d. de quittances en règle à la décharge de M. des Assises, ce qui fait présumer qu’on trouvera des justifications pour les 11,640 livres qui restent. »

« Plus nous relisons, ajoutent-ils, sa lettre du 20 mars 1775, moins nous concevons comment un homme en place, à qui le ministre a donné des marques publiques de confiance, peut s’exposer à annoncer et à présenter comme certains des succès et des avantages considérables dans l’entreprise dont il est chargé, tandis que tout nous a démontré à chaque pas, pertes d’hommes, dissipation d’argent et des effets envoyés et achetés pour le compte du roi, désordre et confusion dans toutes les parties du service, mécontentement et guerre de la part des naturels, fuite et abandon de dessus leurs terres ; enfin, le triste spectacle qu’offre à l’humanité le restant de nos malheureux concitoyens, qui ont échappé jusqu’à ce moment à l’air pestiféré de Madagascar, la crainte de la famine, faute de riz, toutes ces calamités ne semblent-elles pas s’être rapprochées et confondues pour former le contraste le plus frappant avec le tableau des richesses et de la prospérité à Madagascar, que M. le baron de Benyowszky s’est permis de présenter au ministre avec l’intention de le persuader ? »

Il est difficile de porter un jugement plus sévère et plus équitable en même temps sur cette malheureuse entreprise et aussi sur les mensonges déshonorants que Benyowszky s’était permis de faire. Si les commissaires en eussent eu le pouvoir, il semble que sa révocation immédiate s’imposait, et peut-être son arrestation. Mais, comme nous le verrons bientôt, ils n’avaient pas même le pouvoir de relever la colonie. Il y avait peut-être aussi chez le baron un je ne sais quel charme qui faisait pardonner à cet aventurier ses fautes et ses indélicatesses ; on ne comprendrait pas, s’il n’avait eu certaines séductions de figure, d’esprit, qu’il ait pu faire tant de dupes parmi des hommes qui n’étaient ni des sots ni même des gens crédules ; on ne comprendrait pas qu’ayant écrit la page qu’on vient de lire, Bellecombe et Chevreau aient pu ajouter ces mots : « Il est difficile de rencontrer un homme plus extraordinaire dans ses idées et dans ses propos que M. le baron de Benyowszky. Le désir de commander et le despotisme paraissent ses deux passions favorites. L’envie de guerroyer et de faire usage de son sabre l’anime et l’échauffe souvent et comme par accès ; enfin, l’ultima ratio regum (c’est la devise de ses canons) est un de ses préceptes favoris ; à ces dispositions qui semblent naturelles chez M. le baron de Benyowszky et qui le sont en effet, il réunit une force de tempérament et une trempe d’âme peu commune. Ajoutons-y ses premières inclinations, d’abord abbé, ensuite page, puis garde-marine, servant après l’empereur le roi de Pologne, ensuite, finalement, les confédérés. Fait prisonnier par les Russes, il est conduit au Kamtchatka. Que l’on fasse attention à la manière très remarquable qu’il a employée pour quitter cet exil, le bonheur qu’il a eu jusqu’à ce jour de résister à ce climat-ci et l’on verra que ce colonel hongrois âgé de 37 ans est fait et destiné pour les grandes aventures. »

On voit que l’honnête Bellecombe, que l’honnête Chevreau, bien que prévenus par leur enquête même contre les récits du baron, n’avaient pas manqué d’ajouter foi à ce qu’il leur avait conté sur sa vie passée. C’est pour eux qu’il voulut bien se dire abbé, page et garde-marine. Il se donna la peine de leur faire comme une part personnelle dans l’ample trésor de ses mensonges, car ce sont là trois fables qu’il a inventées pour eux seuls.


  1. A. C. Fonds Madagascar, C5, 6, 7 aux dates indiquées. – Mémoires de Benyowszky.