Un empereur de Madagascar au XVIIIe siècle - Benyowszky/Chapitre VII

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Liquidation de l’entreprise. – Benyowszky fut-il Ampansacabé de Madagascar ? – Il part pour la France, y est bien accueilli, retourne en Autriche. – Pressé d’argent, il organise une expédition de négriers pour Madagascar. – Il attaque les postes français. – Le gouverneur des îles envoie un parti contre lui : Benyowszky périt dans le combat.[1]


Les commissaires n’avaient pas l’autorité nécessaire pour supprimer les postes et pour ramener les restes misérables de la colonie. Ils regrettèrent certainement de ne pouvoir le faire et ne le cachèrent pas au ministre. Mais ils durent se contenter de laisser les choses en l’état, jusqu’à ce que sur leur rapport une décision pût être prise. Ils nommèrent donc un ordonnateur, le sieur Coquereau, faisant fonction de sous-commissaire de la marine, pour tenir les comptes ; ils lui recommandèrent d’avoir avec Benyowszky les relations les plus correctes.

Mais dès que celui-ci connut leurs décisions, il leur écrivit pour demander un congé temporaire, faisant valoir qu’il avait passé près de quatre ans à Madagascar et qu’il était fort malade. Il demandait la permission de passer la mauvaise saison dans les îles. Comme sa santé était en effet chancelante (il était atteint du scorbut), les commissaires se montrèrent disposés à accorder le congé demandé, pourvu qu’ils fussent assurés que la colonie serait pendant l’absence du chef gouvernée pacifiquement, selon leurs vues, en attendant qu’on eût reçu les ordres du roi.

Le baron répondit, le 2 octobre 1776, que celui qui tiendrait sa place était parfaitement capable de remplir sa mission et qu’il lui laisserait des instructions aussi précises que possible. Sur quoi les commissaires lui permirent de passer aux îles, par le premier vaisseau, pour y rétablir sa santé. Eux-mêmes, après avoir pourvu aux besoins des soldats pour l’année 1777 et laissé à Coquereau les fonds nécessaires, quittèrent la baie d’Antongil le 6 octobre 1776. Ils se rendirent à Foulepointe, y séjournèrent du 16 au 31 et partirent ce jour-là pour l’Inde. Leur rapport ne fut expédié que de Pondichéry, par les vaisseaux d’octobre 1777, car c’est seulement en mai 1778 que M. de Sartine prit une décision définitive. Nous pourrions arrêter là l’histoire de la tentative de colonisation faite par Benyowszky et relater brièvement les dernières aventures de sa vie, si nous n’avions à faire connaître la vérité sur la plus étrange et la plus célèbre de toutes celles qu’il s’attribue.

Dans ses Mémoires, il nous raconte qu’il fut reconnu comme descendant des anciens chefs malgaches et qu’il fut proclamé Ampansacabé, c’est-à-dire souverain seigneur, roi ou empereur de toute l’île.

C’est la fable la plus extraordinaire de cet écrit qui en contient tant, car au moins l’évasion de Bolsheretzk, le séjour à Madagascar sont-ils des événements réels, dont les détails seuls ont été falsifiés, tandis que de cette royauté rien n’exista jamais que dans l’imagination du conteur.

Nous ferons remarquer d’abord que la partie des Mémoires relative à l’expédition de Madagascar se retrouve en manuscrit dans les archives coloniales de France, sous ce titre : Manuscrit de M. Chevillard ; or, cette copie, contemporaine des faits, se termine simplement par la narration très exacte des événements qui viennent d’être rapportés : les mesures prises par les commissaires, la demande de congé faite par Benyowszky, le départ des commissaires et du baron lui-même, tout est correctement exposé. La confection du roman est donc postérieure à la première rédaction des Mémoires ; celle-ci serait l’œuvre d’un sieur Chevillard, d’ailleurs inconnu, auquel Benyowszky aurait fourni des notes plus ou moins bien ordonnées et un simple canevas.

Voici comment le rédacteur définitif raconte l’aventure dans le texte édité, à Londres :

« Le 2 février 1776, M. Corby, un de mes officiers les plus affidés m’apprit que la vieille négresse Suzanne, que j’avais amenée de l’île de France, qui dans sa jeunesse avait été vendue à des Français et avait vécu plus de cinquante ans dans cette île, avait répandu le bruit que sa compagne, la fille du Rohandrian Ampansacabé, Ramini-Larizon, ayant été faite prisonnière, avait été vendue à des étrangers et qu’elle avait des preuves que j’étais son fils. Cet officier m’apprit, de plus, que sur ce bruit, la nation Sambarive avait tenu plusieurs cabarres ou assemblées pour me déclarer héritier de Ramini et, par conséquent, maître de la province de Mananhar, et, ensuite, successeur de sa dignité d’Ampansacabé ou chef suprême de la nation, titre qui, depuis la mort de Ramini-Larizon était éteint… Le 9 février 1776, j’appris d’un interprète qu’un vieillard, de la province de Mananhar, avait divulgué des prophéties, qui annonçaient un changement général dans le gouvernement de l’île et qui avait assuré que le descendant de Ramini rebâtirait la ville de Palmyre. »

Alors les noirs lui envoyèrent des ambassadeurs pour s’assurer de sa véritable descendance, mais cela lui attira l’hostilité des Saphirobays parce que les chefs de cette tribu avaient autrefois trempé dans le meurtre de Ramini-Larizon. Il explique ainsi la guerre qu’ils lui firent.

Pourtant ce début ne donne pas ce qu’il semble promettre : il n’est plus question de rien ou peu s’en faut jusqu’à la date du 16 août 1776. Mais, ce jour-là, trois chefs demandèrent au baron une audience au nom de leur nation. Avec eux étaient venus 1,200 noirs précédés des étendards de leurs provinces. L’un des chefs lui tint le discours suivant que le lecteur appréciera comme il le mérite : « Béni soit le jour qui t’a vu naître ! Bénie soit l’heure où tu as mis le pied dans notre île ! Les chefs et capitaines malgaches ont appris que le roi de France se propose de mettre un autre en ta place et qu’il est irrité contre toi, parce que tu as refusé de nous livrer à sa tyrannie. Leur amour, ainsi que leur attachement pour toi, m’oblige de te révéler le secret de ta naissance et de tes droits sur cette immense contrée dont tout le peuple t’adore. L’esprit de Dieu qui règne sur nos cabars a inspiré à tous les chefs et capitaines de s’engager par serment à te reconnaître pour leur Ampansacabé, à ne plus te quitter et à défendre ta personne au prix de leur vie contre la violence des Français. »

Or, on sait qu’à cette date du 16 août 1776, rien ne menaçait Benyowszky ; il ignorait même la prochaine arrivée des commissaires. Après les indigènes, trois officiers, à la tête de 50 hommes, lui déclarèrent « qu’ils étaient tous bien déterminés à donner leur vie, plutôt que de lui voir quitter l’île, que par rapport à eux-mêmes, comme ils avaient des liaisons avec les naturels, ils étaient bien déterminés à faire leur séjour dans cette île, et qu’en conséquence ils le priaient de ne plus les regarder comme des officiers, mais comme des hommes dévoués à ses intérêts. »

Il leur fit des objections : mais ils répondirent qu’officiers et soldats étaient tous d’accord avec les chefs indigènes et que rien ne les empêcherait d’accomplir leur projet.

Donc, le 17 août au matin soixante deux chefs se rendirent au cabar, dans une grande salle sur laquelle on avait arboré le drapeau bleu que Benyowszky adoptait désormais au lieu et place du drapeau blanc. L’un des chefs, parlant au nom des autres, lui dit : « Nous, princes et capitaines, ici assemblés et représentant la nation, déterminés par les droits de ta naissance, par ta sagesse et par ton affection pour nous, déclarons en ce moment que nous te reconnaissons pour notre Ampansacabé et te conjurons d’accepter ce titre et ce rang avec toute l’assurance de trouver dans tous nos cœurs fidélité, affection et constance… »

Le baron se leva et répondit que le même zèle que la nation lui avait déjà reconnu pour son avantage l’engageait à accepter leur offre…

Un second chef appelé Sancé prit alors la parole pour lui dire que sa nation désirait qu’il quittât le service du roi de France, qu’il le fît quitter à tous ceux qui voudraient se fixer à Madagascar, et qu’enfin il déclarât quelle province il choisissait pour le lieu de sa résidence, afin d’y bâtir une ville. Il répondit que c’était bien son dessein d’exécuter les deux premières parties de cette demande, mais qu’il ne le pouvait avant l’arrivée des commissaires de Sa Majesté,… parce qu’étant engagé au service du roi, il n’était pas encore libre de ses actions ; sur quoi, les chefs malgaches et lui se lièrent par le serment du sang qui consiste à sucer une goutte du sang de celui qui est reconnu pour chef.

Benyowszky prétend avoir su que les commissaires avaient ordre de le mener en Europe, s’ils le pouvaient faire sans exciter un soulèvement des naturels, ce qui est absurde et faux en même temps ; les commissaires se rendaient dans l’Inde et n’avaient pas le pouvoir de relever la colonie, ils lui accordèrent même, sur sa demande, un congé de convalescence. Il déclare avoir donné sa démission dès l’arrivée des inspecteurs, et, le 4 octobre, il aurait tenu un cabar solennel, dans lequel il aurait demandé aux chefs s’ils désiraient la continuation de l’établissement des Français, promettant avec serment de faire connaître leur décision au roi de France. Les chefs, ayant tenu conseil, lui répondirent :

« Sage et prudent comme tu l’es, as-tu pu douter de notre attachement pour toi ? Si ton cœur parle pour les Français, écris à leur roi que nous lui offrons nos cœurs et notre amitié. Mais nous voulons vivre sous tes lois, tu es notre père et notre seigneur. Que les Français te chérissent autant que nous et nos armes seront unies aux leurs… Mais, si tu es l’objet de leur haine, nous ne les reconnaîtrons jamais comme nos frères, et tes ennemis seront nos ennemis… »

Assuré de leurs vœux il s’engagea par serment à informer le roi de France des intentions des peuples de Madagascar.

Le 6 octobre, survinrent des chefs et un grand nombre d’indigènes, chargés de l’escorter jusqu’au lieu où devait être faite sa proclamation solennelle comme Ampansacabé devant toute la nation assemblée. Il quitta l’habit français et prit celui du pays. Arrivé au cabar, il passa entre les rangs des Malgaches qui poussaient de grands cris, en invoquant leur dieu Zahanhar. Les officiers de ses volontaires l’avaient suivi, ainsi que toute la colonie.

Le 10 octobre, après quatre jours de délibération entre les chefs, l’assemblée nationale se forma. En quel lieu ? Les ‘‘Mémoires’’ ne le disent pas ; mais ils disent qu’il y avait là 30,000 hommes armés sans compter les femmes. Alors un chef les harangua en ces termes : « Béni soit Zahanhar qui est revenu voir son peuple ! Béni soit le sang de Ramini à qui notre attachement est dû !… C’est son descendant que je vous présente. Je lui donne cette sagaie afin qu’il soit le seul Ampansacabé, comme l’était notre père Ramini. Reconnaissez l’Ampansacabé, soumettez-vous à lui ! écoutez sa voix ! »

Puis, s’adressant à Benyowszky : « Et toi, continua ce bon sauvage, digne fils du sang de Ramini, implore l’assistance de Dieu qui t’éclaire de son esprit. Sois juste, aime ton peuple comme tes enfants, que leur bonheur soit le tien et ne sois point étranger à leurs besoins et à leurs infortunes. »

Ce discours moral fini, il remit la sagaie entre les mains du baron et se prosterna devant lui. Ainsi firent les autres chefs. « Enfin, dit Benyowszky, je vis plus de 50,000 hommes prosternés devant moi. » Cela fait 20,000 de plus qu’au début du cabar. Il leur fit une réponse en malgache : « Veloun Raminitka ! Veloun ouloun Malacassa ! Veloun Rohandriani ! Veloun, Veloun Zaffé Aminiha Mitomba Zananhar ! » Cela veut dire (d’après lui) : « Longue vie au sang de Ramini ! Longue vie à la nation madécasse ! Longue vie aux Rohandrians ! Longue vie au sang de nos pères et puisse le Dieu qui créa le ciel et la terre nous accorder à tous une longue carrière ! » Molière prête une éloquence aussi persuasive au fils du grand Turc. Puis, le nouveau souverain égorgea un bœuf devant les chefs de chacune des diverses classes, et chacun d’eux but une goutte du sang de la victime ou y plongea sa sagaie dont il lécha le fer. Ainsi fut prêté le serment de fidélité. Le soir, trois cents femmes, en formant des danses, vinrent prêter serment à la baronne.

Le lendemain, fut rédigé l’acte de serment en lettres romaines et dans la langue du pays. Il était signé de Hiavy, de Lambouin chef du Nord et, disent les Mémoires, « d’une kyrielle d’autres noms ».

Le 13 octobre l’Ampansacabé tint aux chefs le discours que voici :

« En conséquence de mon élection au poste d’Ampansacabé, je me trouve chargé d’un fardeau bien pénible. Le bien général de la nation malgache doit être mon premier objet. Pour atteindre à ce but, je suis convaincu que le pouvoir doit être remis entre les mains d’un conseil suprême, composé de membres d’une sagesse d’une prudence et d’une activité connues. Ce conseil exercera tous les actes de la souveraineté et possédera seul le droit de convoquer, avec l’aveu de l’Ampansacabé, l’assemblée générale de la nation. Il sera composé d’Indiens et d’Européens, et c’est parmi eux qu’on choisira ceux qui seront nommés aux places soit de gouverneurs de provinces, aussi bien qu’aux offices de ministres d’État dans les départements de la guerre, de la marine, des finances ou du commerce de la justice ou de l’agriculture… Il y aura un conseil exécutif permanent, des conseils provinciaux ».

Il nomma donc 2 Européens et 8 naturels membres du conseil suprême ; il devait y en avoir 32, mais on réserva 22 places pour les remplir plus tard, selon les occurrences ; puis il nomma 2 Européens et 6 naturels membres du conseil permanent. Il devait y en avoir 18 en tout.

Benyowszky raconte ensuite qu’il persuada aux chefs de le laisser partir pour l’Europe, afin de conclure des traités de commerce avec quelques-unes des nations qui y habitent. Il reçut leur serment de lui rester fidèle pendant son absence, organisa une armée, lui distribua des drapeaux et partit enfin le 14 novembre sur le senau la Belle-Arthur.

Tels sont les traits principaux du récit qu’il propose à la crédulité des lecteurs.

Est-il besoin de dire que ce récit ne contient pas un mot de vrai ?

Il fut inventé de tous points à l’époque où le baron, perdant l’espoir d’obtenir en France de nouveaux concours, se décida à faire appel aux étrangers. De là, les passages hostiles aux Français que contient ce récit et l’avis que les Malgaches lui donnent d’avoir à se défier des Français. Cela fixe à peu près la date de la composition de ce roman vers 1784 ou 1785. En 1786, après sa mort, on prit dans ses bagages diverses pièces de sa fabrication. Comme tous les menteurs, le baron se contredit souvent : c’était d’abord une expédition du serment des chefs malgaches, mais ils l’auraient prêté le 1er octobre, et non le 10, comme le disent les Mémoires. Il y avait aussi un procès-verbal de l’assemblée où il avait reçu des pouvoirs pour conclure des traités de commerce : l’assemblée se serait tenue le 3 octobre, les Mémoires la reportent au 20 du même mois. N’étant pas d’accord avec lui-même, Benyowszky ne peut l’être avec la vérité.

À quoi bon discuter des récits aussi évidemment faux ? Benyowszky ne donna pas sa démission du service de France, puisqu’il demanda un congé le 2 octobre. Il ne convoqua personne ni le 1er ni le 3 octobre, puisque les commissaires étaient avec lui à Louisbourg et que tous trois se sont écrit et se sont répondu mutuellement ces jours-là. Il y eut bien un cabar le 1er octobre, mais il fut tenu par les inspecteurs ; il n’y assista que sept chefs des cantons voisins. On a les noms de ces sept chefs dans le rapport de Bellecombe : celui d’Hiavy n’y est pas, ni celui de Lambouin. Qui voudra croire que le baron ait été proclamé Ampansacabé le 16 août précédent en présence de ses officiers et de ses soldats, avec leur complicité et que les commissaires n’aient pas eu le moindre soupçon d’une pareille affaire et que nul Français, nul indigène, après le départ du baron, n’ait trahi ce secret ? Les contradictions intrinsèques, l’état des tribus malgaches, les invraisemblances que nous avons relevées empêcheraient d’accepter le récit de Benyowszky, même si l’on n’avait pas la suite continue des faits dans les divers témoignages écrits laissés par de Bellecombe, par La Pérouse et par le narrateur lui-même. Il n’y a pas un mot à retenir dans ce conte fabriqué pour servir de leurre aux naïfs qui fournirent en 1785 l’argent nécessaire pour une nouvelle expédition de Madagascar. Il n’y eut pas de concert de la nation malgache, pas de cabar, pas de couronnement, pas de conseil d’État, pas de ministres et pas de roi : ç’eût été un miracle plus grand de pouvoir cacher ces choses que de les avoir faites. Non seulement, pas un des Français, officiers ou volontaires, prétendus complices, pas un des fonctionnaires de Madagascar ou des îles n’eut le moindre soupçon de ces révolutions ; mais il n’est pas jusqu’au baron lui-même dont nous ne possédions une lettre, écrite en 1784 à Hiavy, son vassal supposé, dans laquelle il ne fait pas, et pour cause, la moindre allusion à sa royauté.

Il faut maintenant revenir aux documents fidèles, raconter la fin des aventures du héros.

Benyowszky avait obtenu des commissaires un congé pour se rendre aux îles et y rétablir sa santé compromise. Il demeura cependant à Louisbourg jusqu’à la fin de novembre ; mais alors, il se décida à partir pour la France, pour devancer le rapport défavorable que ne pouvaient manquer de faire Bellecombe et Chevreau. Il prétexta le besoin du service, la nécessité de rendre au ministre un compte exact de la situation de l’établissement et de prendre les ordres de Sa Majesté à ce sujet. Il désigna le chevalier Sanglier pour exercer le commandement provisoire à sa place. Celui-ci reçut ordre de veiller à ce que l’ordonnateur Coquereau fît faire régulièrement la traite du riz pour approvisionner l’île de France. Il devait interdire le commerce aux particuliers, sauf en cas de nécessité pour l’établissement. Il devait maintenir la paix parmi les tribus amies, contenir les Sakalaves, s’ils rouvraient les hostilités ; il ne devait fonder aucun nouveau poste, même si les indigènes le demandaient et garderait tout son monde rassemblé à Louisbourg ; il entretiendrait les postes de la Plaine de Santé, d’Angontsy, de Foulepointe. Il fut remplacé en ce dernier endroit par le sieur de Mallendre. On ne voit rien dans ces ordres officiels et autographes qui décèle l’Ampansacabé ni l’existence du royaume malgache.

Sanglier profita du passage d’un vaisseau particulier pour se rendre à la baie d’Antongil, où il parvint en janvier 1777.

Cependant, au reçu de l’enquête de Bellecombe qui arriva en France seulement vers mars ou avril 1778, Sartine adressa au roi un rapport en suite duquel une ordonnance du 22 mai 1778 supprima le corps des Volontaires à pied et forma de leurs débris une compagnie franche dont Sanglier prit le commandement avec le grade de major d’infanterie dans les troupes des colonies. Il n’y avait eu à Madagascar d’autre événement notable en 1777 que la révolte de dix soldats de la garnison de Foulepointe contre leur chef, le lieutenant de Mallendre, parce que leur solde n’avait pas été payée. Ils désertèrent, mais sur 10, 7 furent tués par les noirs lancés à leur poursuite, 3 repris et condamnés aux fers. La compagnie franche dut être en 1778 concentrée à Fort-Dauphin pour y protéger la traite. Sanglier et Coquereau reçurent ces nouveaux ordres par l’intermédiaire du vicomte de Souillac, successeur du chevalier de la Brillane, qui lui-même avait remplacé Ternay en 1777 et qui était mort à son poste. Ces ordres arrivés le 29 juin 1779 furent immédiatement exécutés. Le 30 juillet, les soldats survivants abandonnèrent Louisbourg et la compagnie franche, réduite au nombre de 68 hommes, débarqua au Fort-Dauphin le 13 août suivant. Elle paraît y avoir été oubliée, sans doute à cause de la guerre. On voit en effet que la solde ne lui fut payée qu’en octobre 1782 pour tout le temps écoulé depuis le 1er janvier 1777. Il n’y avait plus au 1er janvier 1781 qu’un seul officier, le major Sanglier, et 48 soldats ; 20 hommes sur 68 avaient succombé depuis trois ans. En janvier 1782, ces derniers débris du corps de Benyowszky furent ramenés à l’île de France : nul vestige ne resta plus de l’établissement fondé à la baie d’Antongil.

Quant au baron, parti sans congé régulier pour la France à la fin de novembre 1776, il y arriva en avril 1777. Il ne paraît pas avoir été mal accueilli, bien qu’on fût surpris de le voir revenir : on n’avait pas encore reçu les rapports de Bellecombe, et l’on était assez bien disposé envers cet étranger, entré volontairement au service de France. On lui pardonnait ses démêlés avec l’administration des îles en raison de son ignorance de nos règlements et de nos mœurs. Il demanda la croix de Saint-Louis et le grade de brigadier qu’il déclara lui avoir été promis par de Boynes en 1773. Il présenta ses comptes et obtint avant tout examen une provision de 50,000 livres (27 juillet), le paiement de sa solde arriérée depuis le 1er janvier 1776 et 30,000 livres à valoir sur ce qui lui restait dû (5 novembre 1777), soit, 100,000 livres environ en quelques mois. Il reçut la croix de Saint-Louis (mai 1777) bien qu’il n’eût que quatre ans de grade et qu’on exigeât des colonels français dix-huit ans de service pour l’obtenir. Il s’efforça d’attirer l’attention de M. de Sartine en lui présentant un plan de colonisation de Madagascar où l’on retrouve ses rêveries et aussi ses mensonges ordinaires, mais où l’on voit la première forme de l’idée qu’il essayera de réaliser en 1784. D’après ce plan daté de Versailles le 6 septembre 1777, seraient donnés pour trente années consécutives au baron de Benyowszky et à la compagnie qu’il constituerait, l’île de Madagascar, les îles voisines et tous les établissements civils et militaires déjà formés avec tous les effets appartenant au roi. Le roi entretiendrait le corps des Volontaires à 600 hommes d’effectif, permettrait à tous ses sujets de s’établir dans l’île où le baron leur pourrait délivrer des concessions de terres. La Compagnie de Benyowszky aurait le monopole du commerce, sous peine de confiscation pour les contrevenants. La Compagnie aurait d’ailleurs le libre commerce, comme les autres sujets du roi, depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu’à la mer Rouge et jusqu’à la Chine. En cas de guerre, elle pourrait armer ses navires en course à son profit. Le roi la défendrait contre les nations étrangères, et, au bout des trente années, s’il ne prolongeait pas le privilège, serait tenu de reprendre et payer à estimation tous ses bâtiments civils, militaires, navires, comptoirs, artillerie et effets. Les marchandises importées par elle ne paieraient pas d’autres droits que celles importés par toutes autres compagnies françaises, et les bois et cordages de Madagascar ne paieraient rien. Il en serait de même du tabac.

Moyennant ces privilèges assez exorbitants, la Compagnie ne s’engageait qu’à fournir 1,200 bœufs par an au prix de 120 livres l’un, rendu à l’île de France, 1 million de livres de riz à 10 livres le cent, à exporter de France pour 300,000 livres par an et à ravitailler les vaisseaux du roi au plus juste prix.

Cependant Benyowszky avait, probablement par ses frères et par M. de Vergennes, sollicité de Marie-Thérèse le pardon des fautes qui l’avaient obligé de s’exiler en Pologne. L’ayant obtenu, au dire d’un historien hongrois, il demanda un congé et se rendit dans son pays (novembre 1777). Il écrivit de son château de Vietzka au comte de Vergennes une lettre datée du 15 janvier 1778 où il lui apprenait qu’il avait été reçu avec estime par ses compatriotes et qu’il était rentré en possession d’une partie de ses biens, nommément du château de Vietzka et de ses dépendances, mais que des arrangements de famille l’avaient chargé d’une dette de 150,000 livres. Il le priait de s’intéresser au règlement de sa solde et des réclamations pécuniaires qu’il avait faites pour fournitures et dépenses soldées à Madagascar dans l’intérêt du roi. Il répétait que M. de Sartine lui avait promis le grade de brigadier en récompense de ses services. Vergennes transmit cette lettre au ministre en marquant vivement l’intérêt qu’il prenait au baron. Celui-ci étant de retour en France au printemps de 1778, fit parvenir à M. de Sartine, en date du 8 avril, un mémoire dans lequel il prit pour la première fois le titre de comte. Il rappelait qu’il avait exposé en détail toute son administration et que le ministre avait paru satisfait de ses explications, qu’il avait eu l’honneur de mettre sous ses yeux les états de toutes les dépenses qu’il avait faites pour l’établissement, accompagnés des pièces justificatives. Ces avances l’avaient obligé de s’engager personnellement, et, bien que le ministre l’eût mis en état de s’acquitter de la plus grande partie de ses dettes, il priait néanmoins qu’on apurât ses comptes le plus tôt possible. Il insistait sur la demande qu’il avait faite du grade de brigadier, ajoutait, assez audacieusement, que cette grâce lui avait été promise dès 1773, que d’ailleurs il avait été général-major au service de la confédération de Pologne. Il demandait qu’on lui assurât un traitement convenable à son rang et à sa qualité et qu’on voulût bien l’employer dans la guerre qui paraissait sur le point d’éclater en Allemagne. « Il n’est, disait-il en concluant, aucune expédition quelque difficile ou périlleuse qu’elle puisse être, que je ne sois en état d’entreprendre et de conduire avec courage et prudence. »

Il présenta à l’appui de sa réclamation une patente de général-major des troupes de la République Polonaise signée de Michel-Jérôme Krasinsky, maréchal-général de la Confédération de Bar, et de Michel-Jean, comte Paç, maréchal de la Confédération générale de Lithuanie. La patente est datée du 16 juillet 1772. Elle fait allusion à sa fuite du Kamtchatka. Elle fut donc rédigée à Paris. Elle n’avait guère de valeur, étant signée par deux exilés et ne dut pas produire grand effet, si même on la crut authentique.

Le roi ayant, par ordonnance du 22 mai 1778, réformé le corps des Volontaires, on crut devoir donner à Benyowszky une compensation. Par une lettre du 14 juin 1778, le ministre lui annonça que le roi, pour récompenser ses services, lui accordait le grade de brigadier avec une pension de 4,000 francs sur les fonds de l’île de France. Son ancien traitement de 6,000 livres lui serait décompté du 1er novembre 1777 jusqu’à l’époque où il toucherait la pension. On régla ses revendications comme l’on put, car ses comptes n’étaient pas de ceux où l’on voit clair ; on lui attribua une somme de 151,869 livres (26 juillet 1778). Enfin, sur sa demande, et en attendant qu’on l’employât, le roi l’autorisa à prendre du service en Autriche, et, pour lui prouver sa satisfaction, décida de lui maintenir, pendant son absence, la pension de 4,000 francs qui lui était accordée (3 août 1778). Benyowszky n’avait pas à se plaindre de Sartine. Celui-ci passa outre aux objections des bureaux qui ne comprenaient pas qu’on donnât un tel avancement à un officier aussi peu sérieux que le fallacieux conquérant de Madagascar ni qu’on maintînt sa pension à un homme qui passait au service de l’Empereur.

Benyowszky quitta la France à la fin d’août 1778 ; il était à Strasbourg le 22 et se rendit en Autriche, au moment où la guerre de succession de Bavière allait éclater. Son frère cadet, Emmanuel, sous-lieutenant en 1777 au régiment de Siskovics, servait alors au 2e régiment de carabiniers à Kœniggraetz. Benyowszky y arriva en septembre et fut nommé, le 26, colonel en second de Szekely-Hussards. Le 2 novembre suivant, le colonel en premier ayant été mis à la retraite, il prit sa place. Il prétendit s’être distingué en battant l’ennemi près de Friedrischswald, le 7 octobre précédent, avec deux escadrons de ses hussards. Il se vanta d’avoir fait 822 prisonniers au combat de Schwedeldorf le 18 janvier 1779. Il est regrettable que de ces exploits on n’en trouve pas d’autres preuves que ses lettres. Il envoya bientôt sa démission à Joseph II ; elle fut acceptée le 12 mai de la même année. Il avait acheté, vers ce temps, bien qu’il eût peu de ressources, le château du comte Pongracz à Vietzka. Il s’était mis à étudier le commerce maritime qui se faisait à Fiume et les moyens de communication de ce port avec l’intérieur du pays hongrois. Le comte de Kaunitz, l’ayant appris, lui demanda de donner son sentiment sur la marine et le commerce de l’Autriche. Le 20 mars 1780 Benyowszky présenta un mémoire sur ce sujet à la Chancellerie unie de Bohême et d’Autriche, qui le transmit à la Chancellerie royale de Hongrie. Après la mort de Marie-Thérèse, Joseph II lui laissa pleine liberté d’agir, et, vers la fin de 1780, il s’occupait de commerce à Fiume et des relations de ce port avec les pays d’outre-mer et d’intérieur. Mais il n’avait pas de ressources suffisantes, il avait peu de fixité dans ses plans et ceux-ci échouèrent misérablement. Ce sont ses embarras d’argent qui lui firent faire au ministère de la marine de France, vers cette époque, de nouvelles démarches concernant le règlement de ses comptes. Il réclama, sous divers prétextes, une somme de 83,000 livres. Il exigea, entre autres choses, l’intérêt de l’argent qu’il disait avoir avancé au Trésor, et le prix de diverses fournitures pour lesquelles il ne donnait aucune justification. On refusa de prendre en considération ces nouvelles demandes parce que l’on n’avait pas discuté les premières ni jugé avec rigueur en 1778 les comptes qu’il avait présentés : on les avait arrêtés à 152,000 livres et la somme lui avait été payée. Bien que les pièces qu’il avait apportées à l’appui fussent des moins régulières, étant attestées ou signées de personnes placées sous son autorité, contredites par les rapports et les constatations des commissaires inspecteurs et de divers administrateurs, on avait eu alors beaucoup d’indulgence pour un officier étranger peu habitué aux détails et nullement au courant des formes de notre comptabilité. On écarta donc ses dernières réclamations. Mais il avait emprunté 30,000 florins au comte Czigala au taux de 11 % l’an, 35,520 florins au comte Christophe Bartenstein et 5,000 florins à d’autres personnes. Vers la fin de 1781, il tomba dans de grands embarras d’argent ; ses créanciers exigeaient leur dû, ses employés leur salaire. Il lui fallut, pour payer le comte Czigala qui s’inquiétait fort de ses fonds, contracter un emprunt, gagé sur sa propriété de Vietzka. Il abandonna son affaire de Fiume et la laissa à son associé Joseph Marotti. Il quitta même la Hongrie, laissant à ses créanciers, pour se payer, une propriété dans le comté de Trencsény. Cela se passait à la fin de 1781. Il retourna alors en France où il raconta qu’il avait été employé par l’empereur avec le rang de général commandant les avant-postes dans l’armée de Wurmser. Il ajouta qu’il avait refusé les offres de Joseph II, afin de rester au service de la France et demanda un emploi à M. de Castries. Mais, ne pouvant rentrer au service du roi, il passa en Amérique et demeura quelque temps à Philadelphie, quémandant une place, qu’il n’obtint pas : cela n’est pas étonnant, car, en 1782, la guerre continentale était à peu près terminée. Il passa à Saint-Domingue. Le gouverneur de cette colonie était précisément M. de Bellecombe ; il annonce à M. de Castries l’arrivée du comte à la fin de septembre 1782. Benyowszky disait qu’il avait été chargé d’une mission en Amérique. En réalité, il faisait solliciter par Mme Benyowszka un emploi à Saint-Domingue, digne de son zèle et de son expérience, et annonçait qu’il attendrait une réponse dans l’île. Un de ses frères y servait alors au corps des hussards étrangers. Ne recevant pas de réponse, Benyowszky s’embarqua pour la France sur un navire hollandais. Bellecombe l’avait chargé de porter ses dépêches au gouvernement. Il débarqua à Belle-Ile le 11 avril 1783. Il était toujours brigadier à la suite et touchait la pension de 4,000 livres qui lui avait été assignée ; mais, on le comprend, c’était bien peu de chose pour lui. Il songea, en désespoir de cause, à chercher fortune à Madagascar, peut-être parce que sa première expédition lui avait donné des bénéfices provenant du commerce ou de la traite des nègres. Il présenta donc, le 13 juin 1783, au comte de Vergennes, un nouveau mémoire dans lequel on retrouve le plan d’une société pour l’exploitation de Madagascar. Il demandait l’autorisation de se rendre dans l’île, avec quelques officiers et ouvriers qu’il s’associerait ; pourvu qu’on lui fournît des navires, il ne demandait aucune subvention, promettant, en échange de cet avantage, de fournir à l’île de France bœufs, riz et esclaves, aux navires français leur ravitaillement en vivres, et, en cas de guerre, en matelots. Supposant sans doute oubliés tous ses anciens mensonges, il parlait sans vergogne de consolider les avantages qu’il avait obtenus auprès des peuples de Madagascar.

Vergennes qui, dans cette circonstance, paraît avoir manqué de clairvoyance, transmit le mémoire à M. de Castries le 19 juin suivant en y joignant une lettre où il disait :

« Je n’ignore pas qu’on a combattu le premier plan de cet officier, que même on lui a fait quelques reproches ; il n’en est pas moins prouvé qu’il était établi paisiblement dans l’intérieur de l’île, ce que d’autres n’avaient pu obtenir. Je dois supposer que M. le comte de Benyowszky a des personnes qui lui fournissent des fonds pour sa nouvelle entreprise. C’est à vous de juger, Monseigneur, si dans la crainte que les Anglais ne fassent quelques tentatives pour former des établissements pareils, il ne conviendrait pas de laisser cet officier faire un nouvel essai, sous la protection du roi, en lui fournissant le faible secours qu’il demande. »

Mais cette demande ne fut pas accueillie et Benyowszky chercha fortune en Angleterre. Il est assez difficile de croire qu’il ait pu avoir recours à l’Empereur. Pourtant, il y a aux archives des colonies une pièce qui tendrait à le prouver, si elle est authentique. La voici telle quelle en son latin de chancellerie :

Nos, Josephus IIdus divinâ favente clementiá, Romanorum Imperator, semper Augustus, Rex Hungariæ, Bohemiæ, Dalmatiæ, Croatiæ, Ludomiriæ, Galliciæ, siquidem expositum nobis fuit per dilectum a Nobis Mauritium Augustum e Comitibus Benyowszky, Regni Hungariæ Magnatem, qualiternam populus insulæ Madagascar eidem supremam potestatem regendi detulerit ipseque ad civilisandam nationem administrandumque gubernium ad dictam insulam se reddi cuperet, Nosque ad justum petitum ejus, ex jure gentium condescendere obligaremur, præsentibus notum facimus prædictum Mauritium Augustum e Comitibus Benyowszky, sub nostra particulari protectione assumptum libere maria sub vexillo nostro peragrare, inque dicta insula colonias instituere guberniumque. Datum Viennæ Austriæ die vigesimâ Septembris anno Domini millesirno septingentesimo octogesimo tertio. Signatum : Josephus IIdus. – Ex mandato suæ S. C. R. Majestatis proprio : Cobenzel.

Cette patente ne donnait à Benyowszky qu’un pavillon et non des ressources. Il dit lui-même qu’à cette époque il était réduit à la misère.

Il chercha donc à obtenir des fonds du gouvernement britannique et passa en Angleterre vers l’automne de 1783. Dumas, maréchal de camp, ancien gouverneur de l’île de France, écrivit le 16 novembre à M. de Vergennes pour l’avertir des plans qu’on prêtait à Benyowszky. Il annonçait que le comte était depuis quelque temps en Angleterre, pour solliciter le gouvernement et que le 8 novembre, Mme de Benyowszky et ses enfants étaient partis à leur tour pour ce pays.

« Il a copié son thème, disait assez justement Dumas, sur l’histoire de Théodore (de Neuhof) qui était parvenu avec le secours des Anglais, à se faire déclarer roi en Corse et qui, s’il avait eu le caractère du comte de Benyowszky, serait peut-être parvenu à se faire reconnaître comme tel des puissances de l’Europe. Il cherche à se faire faire les premières avances par l’Angleterre, dans l’espérance de se rendre bientôt indépendant. Ayant eu l’occasion de causer avec lui pendant le peu de séjour qu’il a fait à Paris depuis son retour de l’Amérique, il m’a entretenu de Madagascar et son projet théodorique perçait dans tous ses discours, il transpirait par ses yeux et par ses pores. »

Vergennes transmit simplement la lettre de Dumas au maréchal de Castries le 28 novembre 1783.

On commença pourtant à s’inquiéter de ces projets parce qu’on craignait que les Anglais cherchassent à s’établir à Madagascar. D’après des rapports évidemment exagérés, on crut un moment que Benyowszky était parti d’Angleterre avec cinq vaisseaux et un grand nombre de volontaires européens dont une quarantaine de Français. On disait qu’il allait fonder une colonie à Madagascar, sous le pavillon de l’empereur d’Allemagne ; mais cela paraissait peu vraisemblable : on croyait que ces prétextes déguisaient l’action du gouvernement anglais. Des ordres furent en conséquence envoyés au gouverneur des îles de France et de Bourbon. On lui recommanda de ne se livrer à aucune hostilité contre les compagnons de Benyowszky, mais d’entrer en rapport avec lui, de savoir à quel titre il fondait une colonie dans l’île et, cependant, de l’obliger à ne pas s’installer sur la côte orientale où étaient nos comptoirs et à ne pas troubler nos traites.

En réalité, Benyowszky n’avait rien obtenu du gouvernement britannique, auquel il avait essayé de faire agréer ses plans. Il avait lié connaissance avec un certain Magellan, qui, né à Talavera en 1723, avait séjourné en France, avait émigré en Angleterre en 1764 et faisait partie de la Société royale de Londres où ses travaux sur les appareils de physique astronomique l’avaient fait admettre. Ce Magellan, sans doute assez naïf, se laissa duper par Benyowszky, qui était en 1784 en pleine possession de son rôle d’Ampansacabé auquel il ne paraît avoir donné la dernière perfection qu’à cette époque. Il lui prêta de l’argent, reçut en dépôt ses papiers et ses mémoires et fut l’un des organisateurs de l’association que le baron cherchait à former.

N’ayant pas trouvé en Angleterre tout l’argent nécessaire, Benyowszky, dont nous ne tarderons pas à comprendre les véritables projets, passa en Amérique avec quelques associés, pour compléter ses fonds et organiser son expédition (mai 1784). Voici la relation que donne de ses démarches le capitaine Paschke, chevalier de l’ordre de Cincinnatus, capitaine de cavalerie dans l’armée des États-Unis et l’un des associés :

« Les propositions du comte d’ériger une société de commerce à Madagascar ayant été rejetées par les cours de Versailles et de Londres, il trouva moyen de s’associer avec des particuliers qui étaient entre autres : M. Petit, le fils, le colonel Eissen, M. de Magellan, le capitaine Graterol, Brossard, les deux frères Texier, Curtal et Hinsky, tous de différentes nations. Cette association se fit à Londres, mais comme les fonds qu’on avait d’abord destinés à l’établissement se trouvaient n’être pas suffisants, la plupart des entrepreneurs nommés ci-dessus s’embarquèrent en mai 1784 pour l’Amérique septentrionale d’où l’expédition s’est faite, afin d’y voir par eux-mêmes. Les propositions paraissaient si avantageuses que le nombre des associés fut augmenté par MM. Zollichofer et Meissonier, commerçants à Baltimore, le baron d’Adelsheim, le major Collerus, MM. Benfoglioli, Sandoz, Luigini, Michel et moi. »

Il était intervenu un contrat en bonne forme entre les sieurs Zollichofer et Meissonier d’une part, Benyowszky et ses associés d’autre part. Parmi ceux-ci le baron comptait en premier rang les sieurs Mayeur, Corby, de Mallendre, de la Boulaye, le premier, interprète, les trois autres, officiers des volontaires. Or, ces derniers étaient morts ; seul, Mayeur restait attaché comme interprète au comptoir français de Foulepointe. Aucun n’avait jamais été au courant, bien entendu, des projets du baron : il prit leurs noms pour donner confiance à ses bailleurs de fonds, et attribua même à Mayeur la qualité d’intendant chargé de gérer les domaines de Madagascar.

Il s’engageait, en retour des frais faits par Zollichofer et Meissonier, à charger le vaisseau l’Intrépide de nègres de bonne constitution, sains et exempts de toute maladie, pour être vendus au cap de Bonne-Espérance ou à Saint-Domingue ; les fonds seraient passés au crédit de la société. « Comme le point principal dudit établissement dans l’île de Madagascar est pour la traite, trafic et exportation des noirs pour l’étranger », Benyowszky donnait sa parole d’honneur de multiplier autant que possible les envois, toujours aux soins de Zollichofer et de Meissonier. Ils étaient autorisés à prélever sur la première expédition leur première mise de fonds de 62,880 livres, avec 100 % de bénéfices, ces profits ne devant jamais leur être contestés. Ils auraient 5 % sur les envois et les retours, à titre de commission et sans préjudice de leurs autres droits. Tous les frais de l’expédition seraient faits par la société de Benyowszky, laquelle assurerait à Londres le vaisseau pour 3,500 livres sterling. Les prêteurs devaient recevoir 50 % sur la valeur des retours des 2e, 3e, 4e, 5e et 6e années, la société étant faite pour six ans et tenir compte du reste à leurs associés. Benyowszky leur donnait 2,000 arpents de terre et la ville de Mauritanie à Madagascar.

Dans ce contrat, léonin en apparence, les bailleurs de fonds, malgré leur âpreté, étaient encore dupés. L’expédition partit le 21 octobre 1784 de Baltimore : elle se composait d’un beau navire de 5 à 600 tonneaux, nommé l’Intrépide ; il y avait à bord 62 personnes, dont 4 femmes. Les associés s’étaient liés par un serment ; ils devaient reconnaître dans toutes les occasions le baron pour leur chef. Tous s’embarquaient, sauf les sieurs Petit, Biskin, Magellan, Zollichofer et Meissonier. Le principal de la cargaison consistait en 300 barriques de poudre à canon et 55 caisses de 25 fusils chacune, en instruments et ustensiles pour l’agriculture et pour la construction, en toiles, draps, eaux-de-vie et vivres pour les 62 personnes qui composaient l’équipage. À la fin de décembre, le navire s’échoua pendant la nuit sur la côte de Brésil. Ce n’est que par l’habileté et les bonnes dispositions du capitaine Davis qu’on put le remettre à flot. On dut même faire le sacrifice de 10 pièces de canon, sur les 20 qu’il portait. On relâcha par 3°15’ de latitude pour réparer le dommage et prendre des vivres ; mais le pays étant mal peuplé et mal cultivé, on ne put charger que quelques tonneaux de manioc et de l’eau. En cet endroit, les frères Texier, soit que cette mésaventure les eût dégoûtés, soit qu’ils fussent effrayés de l’avenir, se séparèrent de leurs compagnons. Les autres se mirent en mer le 7 mars 1785, et, le 4 mai, ils passèrent à la hauteur et à 12 ou 15 lieues du cap de Bonne-Espérance. Ils étaient en proie à la famine : la ration avait été réduite à deux livres de farine de manioc par semaine. Malgré cette détresse, il n’y eut pas moyen de décider le baron à relâcher au Cap : souffrances et murmures de l’équipage, représentations de ses associés, rien ne put l’émouvoir. Peut-être craignait-il d’être abandonné par ceux qui l’accompagnaient, peut-être aussi redoutait-il de voir la France ou l’Angleterre contrarier son entreprise. Quoi qu’il en soit, on continua de naviguer dans l’espoir d’arriver bientôt à la baie d’Antongil, lieu choisi pour l’établissement. Le comte avait promis de se ravitailler à la première terre qu’il verrait ; il avait tant prodigué les promesses que les mécontents s’étaient un peu calmés. La ration fut réduite à 1 livre 1/2 de manioc par semaine ; la viande manqua, mais le chef fut accusé de s’en être réservé pour son propre usage.

Enfin, le 22 mai, le vaisseau se trouva devant Sofala ; on jeta l’ancre dans ce port et l’on put s’y réapprovisionner avec l’aide des Portugais. Au bout de trois semaines, l’Intrépide fit route pour Madagascar ; le vont du sud-ouest l’empêchant de doubler le cap de Sainte-Marie, Benyowszky résolut d’aborder à la côte occidentale, et à la fin de juin, il mouilla en vue du cap Saint-Sébastien. Il fit avertir de son arrivée le principal chef de la région qui se nommait Lambouin ; ce chef se rendit sur le rivage accompagné de 200 nègres bien armés. Il amenait des bœufs, à la grande joie de l’équipage. Le comte fit avec Lambouin l’alliance du sang ; cela consistait à se faire mutuellement une incision sur la poitrine et à boire le sang qui en découlait ; cette cérémonie se fit au bruit de toute l’artillerie du vaisseau. Après plusieurs conférences avec les indigènes, le comte décida de faire bâtir une maison pour lui-même et un magasin pour y déposer la plus grande partie des marchandises et surtout les munitions. Il déclarait cette opération nécessaire à cause du péril que courait la cargaison à bord d’un vaisseau mouillé près d’une côte bordée de rochers ; il disait qu’il serait facile d’envoyer le tout par des canots jusqu’à la baie d’Antongil.

Peu de jours après, au rapport de Paschke, il envoya son domestique au sieur Mayeur, qu’il prétendait être intendant de ses terres, avec ordre de lui expédier 250 noirs qu’il se proposait d’armer et d’employer à charger le bâtiment pour son retour.

Il est bien évident que Benyowszky trompait ses compagnons, puisqu’il n’avait ni domaines, ni intendant dans l’île. Pendant cet intervalle il paraît avoir changé souvent de dessein. Tantôt il voulait faire charger le navire de riz, tantôt de bois précieux. Rien en somme ne fut décidé : mais sa conduite donna lieu parmi ses compagnons à des conjectures fort peu honorables pour lui. Ils commençaient, un peu tard, à trouver du louche dans ses projets et à se défier de ses promesses. Sur ces entrefaites, on apprit que le roi des Sakalaves de Bouéni, avec qui Benyowszky avait été en querelle, pendant son premier séjour dans l’île, se rendait sur la côte sous prétexte de lui faire visite. Le baron donna l’ordre de débarquer trois pièces de canon et fit élever un petit retranchement, pour en imposer aux Sakalaves, au cas où ils voudraient commettre des hostilités.

Le 1er août, le chef de Bouéni arriva avec environ un millier d’hommes ; il laissa le gros de sa troupe à une lieue en arrière et se présenta avec une cinquantaine de gardes seulement. Benyowszky lui demanda de conclure l’alliance du sang, mais cette proposition fut éludée, sous prétexte qu’il se faisait tard, et la cérémonie fut remise au lendemain. Après avoir exactement reconnu la position du camp, le chef noir se plaça, avec ses 50 hommes, entre le retranchement et le reste de sa troupe. Le baron ne parut pas s’en inquiéter et se contenta de faire doubler les sentinelles. Le soir, les Sakalaves apportèrent du riz et demandèrent de l’eau-de-vie en échange : comme on en manquait, Benyowszky envoya le capitaine Paschke à bord du vaisseau pour en rapporter un baril. Cet officier dut y passer la nuit à cause du reflux qui l’empêcha de revenir à terre. Soudain, vers minuit, les matelots qui étaient de quart, entendirent plusieurs coups de canon et un feu de mousqueterie irrégulier : le camp était attaqué. L’équipage, pris de panique, voulut couper les câbles et partir ; les officiers parvinrent à grand’peine à le contenir jusqu’au matin.

Aux premières lueurs du jour, on fit des signaux, on tira des coups de canon et on renouvela les salves jusqu’à midi sans résultat. De loin, il paraissait que la maison, le magasin et le retranchement étaient détruits. Aucun blanc n’était visible : le rivage était couvert d’une foule de noirs ; de rares coups de fusil, que répétait l’écho des bois, semblaient annoncer la mort des derniers fugitifs. Le capitaine Davis se résolut à lever l’ancre à midi, et, après une pénible navigation de onze jours, il atteignit l’île d’Anjouan ; il y prit des vivres et parvint à gagner, le 18 août, le port d’Oïbo sur la côte de Mozambique. Là, le navire fut vendu au nom et au profit des armateurs Zollichofer et Meissonier. Quant à la destinée de Benyowszky et de ses 35 compagnons, les matelots et les officiers de l’intrépide n’en surent jamais rien et furent persuadés qu’ils avaient tous péri.

Or, l’Intrépide avait été vendu au capitaine d’un vaisseau marchand français, le Maréchal-de-Saxe. Cet officier rapporta au vicomte de Souillac, gouverneur des îles, ce qu’il avait appris, et ce dernier, le 28 décembre 1785, envoya en France une relation conforme, se félicitant de la mort de Benyowszky, en raison des dangers que sa présence pouvait courir aux comptoirs français de Madagascar. On avait cru à tort que Benyowszky était parti d’Amérique avec 5 vaisseaux armés ; des informations venues d’Angleterre avaient fait supposer qu’il avait l’agrément et arborait le pavillon de Sa Majesté britannique, et l’on s’était résigné à le laisser libre de s’établir sur la côte occidentale.

Mais M. de Souillac ne tarda pas à être détrompé ; dès le 2 janvier 1786, il rendit compte au ministre des surprenantes nouvelles qui lui parvenaient. Benyowszky n’avait point péri dans l’échauffourée du mois d’août précédent : il avait même mis en déroute ses adversaires ; et, grâce aux secours que lui avait fournis le chef Lambouin, il avait chargé sur des pirogues toutes ses marchandises, et, longeant la côte de Madagascar, il était arrivé le 12 octobre à Angontsy, un peu au nord de la baie d’Antongil.

Il trouva là trois employés attachés au comptoir, saisit les marchandises et les armes et envoya sans désemparer une troupe de noirs commandée par six de ses compagnons blancs à Foulepointe pour assaillir le poste français et s’assurer l’appui du chef Hiavy. En même temps, il se fortifiait à Angontsy et pressait ceux de ses compagnons restés chez Lambouin de lui envoyer ce qu’il y avait laissé de poudre et d’armes : pour décider le chef à les laisser partir ils devaient lui donner pour raison qu’on était en guerre avec les Français.

M. de Souillac, apprenant que Benyowszky avait pillé les marchandises de la factorerie d’Angontsy et qu’il essayait de circonvenir Hiavy, chef de Foulepointe, aurait voulu agir sans délai pour arrêter ces menées. Mais la mauvaise saison l’empêcha d’envoyer à Madagascar des hommes qui, infailliblement, y auraient péri de la fièvre. Il donna seulement l’ordre au sieur Mayeur, interprète qui résidait à Foulepointe et qui jouissait d’une grande autorité auprès des naturels, de faire refuser à Benyowszky tous vivres et tous secours, et même de s’emparer de lui, si c’était possible ; on savait qu’il n’avait avec lui qu’une quinzaine de blancs et 60 noirs engagés comme domestiques.

La peuplade d’Angontsy était douce et timide ; elle ne prenait parti ni pour ni contre le nouveau venu, mais elle subissait la terreur du nom de Benyowszky dont elle n’avait pu oublier le séjour sur cette côte, quelques années auparavant. M. de Souillac résolut d’attendre les effets de la politique de Mayeur : le même homme que Benyowszky présentait aux siens comme l’inspecteur de ses domaines était ainsi chargé de le combattre. Au mois d’avril, quand commencerait la belle saison, le gouverneur projetait d’envoyer à Madagascar un navire sur lequel il embarquerait 50 à 60 hommes de troupe, commandés par un officier choisi. Le navire serait déguisé, prendrait langue à Foulepointe, et si Benyowszky était installé dans un endroit à portée de la mer, tel qu’Angontsy, le navire s’y rendrait : on entrerait en rapport avec lui et l’on tâcherait de le faire prisonnier pour l’envoyer en France sous bonne garde.

Sur ces entrefaites, le baron adressa à M. de Souillac une lettre datée de son camp général d’Angontsy ; il y marquait que les Français pourraient aller chercher dans ses établissements tous les vivres qu’ils voudraient, mais il les exhortait à s’abstenir entièrement de la traite des noirs, comme répugnant au caractère bienfaisant de Sa Majesté Très Chrétienne. Il menaçait les employés français qui se livreraient à ce commerce de les traiter non comme des sujets du roi, mais comme des perturbateurs du repos public. Il voulait évidemment supprimer la concurrence. Il se déclarait Ampansacabé de Madagascar, souverain seigneur, datait d’autres lettres de sa ville de Mauritanie et les signait : « Mauritius-Augustus, Dei gratia, Ampansacabé de Madagascar. » Il tenait, disait-il, son pouvoir du consentement des peuples qui le lui avaient confirmé par la foi du serment et du sang.

Cependant Souillac avait envoyé à Foulepointe, dans les premiers jours de décembre, la flûte du roi l’Osterley, commandée par le chevalier de Tromelin. Or, dans la nuit du 22 au 23 décembre 1785, quatre pirogues survinrent : elles portaient 6 blancs et 80 noirs armés, détachés par Benyowszky pour s’emparer de la palissade du roi. Mais, ayant reconnu un assez gros vaisseau au mouillage, ils n’osèrent pas aborder directement à la palissade et se rendirent chez Hiavy, chef de ce canton. Celui-ci leur dit qu’il ne permettrait pas que l’établissement français fût attaqué et fit prévenir le chef de traite qui en donna avis sur-le-champ à M. de Tromelin. Le chevalier débarqua immédiatement avec une partie de son équipage en armes. On fit prévenir Hiavy qui se rendit au fort avec les six envoyés de Benyowszky ; mais il exigea la promesse qu’il ne leur serait rien fait, puisqu’ils s’étaient confiés à lui.

Le chef de ces hommes se nomma : c’était un gentilhomme allemand, le baron d’Adelsheim. M. de Tromelin proposa à Hiavy de les faire tous arrêter et de les conduire à son bord, mais cela excita des murmures parmi les noirs, et Hiavy rappela qu’on lui avait promis de ne point attenter à leur liberté. M. de Tromelin, sentant qu’il pourrait y avoir péril à insister, se borna à exiger que leur pavillon à croissant blanc avec une étoile à chaque extrémité du croissant, sur champ azur, fût abattu et que leur détachement s’en retournât tout de suite à l’établissement de M. de Benyowszky, environ à 30 lieues de là. Il fut convenu qu’ils repartiraient le lendemain et cela s’exécuta sans difficulté. Hiavy, de son côté, assembla les noirs venus d’Angontsy qui étaient de sa dépendance et leur interdit, sous peine d’esclavage, de fournir désormais aucun secours aux gens du baron.

Ce dernier fit alors tenir à M. de Tromelin une copie d’une prétendue autorisation de l’empereur Joseph II qui lui permettait de coloniser Madagascar ; il adressa en même temps à Hiavy une lettre menaçante, où il déclarait qu’il serait de sa personne à Foulepointe sous trente jours. Instruit de ces événements, le vicomte de Souillac s’en tint pourtant au plan qu’il avait formé d’abord, et n’agit qu’après la saison d’hivernage.

Le rapport de l’officier qu’il envoya à Madagascar, le capitaine Larcher, va nous apprendre comment, après tant de péripéties, une catastrophe vint terminer comme une tragédie la vie héroï-comique de Benyowszky. Le capitaine Larcher quitta l’île de France avec un détachement de 60 hommes du régiment de Pondichéry, sur le vaisseau particulier la Louise, le 9 mai 1786. Le 17, à 6 heures du soir, le navire mouilla devant Foulepointe d’où l’on avait pris soin, avant l’hivernage, de faire retirer les employés, les marchandises et l’artillerie. Après avoir recueilli quelques informations sur l’établissement du baron à Angontsy, le capitaine Larcher prit avec lui Mayeur, qui devait lui servir de guide et d’interprète.

Le 20, dans la nuit, la Louise leva l’ancre et alla toucher à Sainte-Marie, pour compléter ses renseignements. Là, on apprit, des chefs de l’île, que Benyowszky avait envoyé 2 blancs et quelques noirs au fond de la baie d’Antongil, non loin de Manahar, pour y exploiter une mine d’argent, mais qu’il était toujours de sa personne près d’Angontsy ; il faisait construire un village qu’il appelait la ville de Mauritanie. On ne put rien apprendre de précis sur la situation de ce village ni sur les forces du baron. On croyait qu’il avait 15 ou 16 blancs et 200 noirs armés, mais pas d’artillerie ni de fortifications ; or, cela se trouva inexact. Le 21, la Louise remit à la voile, et, le 23 à 4 heures du soir, elle entra dans la baie du cap de l’Est. Au fond de cette baie était le magasin où les Français, qui faisaient la traite, gardaient leurs marchandises. On sait que Benyowszky s’en était emparé dès son arrivée. On aperçut auprès de ce magasin un grand nombre de gens qui observaient le vaisseau ; mais on ne pouvait distinguer leur couleur.

Dès qu’on eut jeté l’ancre, Larcher fit descendre 40 hommes et 2 pièces à la Rostaing dans la chaloupe et tenta de prendre terre ; mais la nuit, les courants violents, l’ignorance où l’on était de l’atterrage l’obligèrent de revenir à bord. À 4 heures du matin, le 24, il se rembarqua avec 24 hommes, les 2 canons, un officier et l’interprète Mayeur dans la chaloupe, 16 hommes prirent place dans le canot ; l’officier et les 20 hommes qui restaient devaient suivre dès que la chaloupe pourrait revenir les prendre. Le commandant donna une direction qui devait amener la petite flottille à une grande distance de l’ancien poste pour tromper les gens qu’il avait vus et qu’il supposait devoir l’y attendre. Les soldats débarquèrent dans le plus grand silence. On se trouvait à vingt pas de la lisière d’un bois très épais que la lune éclairait de lueurs douteuses : à peine avait-on placé des sentinelles que, du côté du magasin, partirent deux coups de fusil. Aussitôt Larcher fit former la troupe, charger les pièces, allumer les mèches et se tint prêt à repousser l’attaque pour protéger le débarquement des soldats que les embarcations retournaient chercher à bord. Cinq ou six détonations éclatèrent encore vers le même endroit ; mais il ne permit pas d’y répondre. On resta quelque temps sur le qui-vive ; enfin, le reste de l’expédition gagna la côte et joignit le premier détachement après avoir entendu siffler quelques balles.

Le jour commençait à paraître et laissait peu à peu discerner un groupe d’hommes vers la place d’où l’on avait tiré. On distingua bientôt 2 blancs et beaucoup de noirs armés, dont le nombre augmentait à chaque instant. Larcher fit tirer sur eux un coup de canon ; ils rentrèrent dans le bois et on les perdit de vue. Le commandant proposa alors à Mayeur d’aller trouver Benyowszky en parlementaire : « Je m’en garderai bien, répondit Mayeur ; il me ferait pendre. Donnez-moi un de vos pistolets et je vous suivrai. » Alors la petite armée se mit en marche. L’avant-garde, commandée par M. de Caradec, précédait l’artillerie ; un caporal et quatre hommes fouillaient le bois en avant et à gauche. Larcher venait ensuite avec ses deux pièces et le reste de sa troupe. Croyant qu’il trouverait de la résistance à l’ancien poste français dont il approchait, il mit les canons en batterie et continua sa marche prêt à tout événement. Mais la palissade avait été abandonnée : on y trouva encore du feu, preuve que ceux qui avaient tiré les coups de fusil y avaient passé la nuit. Les Français ne voyaient autour d’eux que la forêt impénétrable en apparence : il n’y avait ni sentier ni trace de pas. Mayeur lui-même ne connaissait pas la position exacte du fort de Benyowszky. Larcher, ne sachant de quel côté entrer dans la forêt et ne voulant pas s’y enfoncer au hasard, la fit explorer soigneusement aux abords du magasin pour trouver la voie par laquelle on devait y arriver de l’intérieur.

On reconnut enfin quelques traces de bœufs et d’hommes qui firent découvrir une route étroite percée depuis peu dans la forêt. On conjectura qu’elle devait conduire à la ville nouvelle de Benyowszky et l’on se détermina à la suivre. Restèrent au magasin le chirurgien, un caporal et 4 hommes pour garder les munitions de réserve, et assurer la communication avec le vaisseau. Il était près de 8 heures quand on s’engagea dans le chemin qui s’ouvrait à peine à travers d’épais fourrés. À cinquante pas de la lisière, on rencontra un ruisseau marécageux qu’on ne pouvait passer que sur un gros arbre jeté en travers. Il fallut porter à bras les pièces et passer successivement cinq autres ruisseaux très larges, dont les rives vaseuses présentèrent les plus grands obstacles. Heureusement tout était tranquille et l’on ne rencontra pas de résistance. Il est probable que Benyowszky ne croyait pas que ce sentier serait découvert et qu’il attendait l’attaque par la route plus praticable et plus courte qui suivait la côte. Il avait porté un poste avancé de ce côté-là et fait des abatis, mais il ne s’était pas gardé du côté du bois.

Cependant les Français arrivaient au bord d’un dernier ruisseau où l’on fut obligé de démonter les pièces pour les faire passer sur un pont à demi pourri. Ils étaient alors près de la ville : ils entendaient le bruit fait par des travailleurs qui paraissaient enfoncer des pieux. Après un quart d’heure de marche, l’avant-garde signala qu’elle parvenait à la sortie du bois et qu’elle découvrait la ville. Larcher se porta en reconnaissance pour examiner la position et vit à environ 300 toises un village fort étendu. Au bout de la principale rue, paraissait une maison beaucoup plus grande et plus élevée que les autres ; on jugea que c’était celle de M. de Benyowszky. Un bouquet de bois cachait encore le fort. On n’apercevait par-dessus les cimes des arbres que deux pavillons, l’un blanc et bleu avec un croissant et des étoiles dans le champ bleu, l’autre rouge ; Mayeur dit aussitôt que le pavillon rouge était pour les Malgaches un signal de combat et de ralliement.

Cette reconnaissance achevée, le commandant revint vers sa troupe, fit faire la visite des canons et des fusils, des gargousses et des cartouches pour s’assurer que la poudre n’avait pas été mouillée en passant les marais ; puis il fit ses dispositions pour l’attaque : en tête une petite avant-garde, puis l’artillerie soutenue par une colonne de 42 hommes. Dans cet ordre on déboucha du bois : Benyowszky, qui était sur la porte de sa maison, aperçut les assaillants et s’élança vers le fort criant à tous les siens de se préparer : « Le premier qui fait un pas en arrière, je lui fais sauter la tête », s’écria-t-il en y entrant. Il était surpris, mais il ne pensa pas à se rendre.

Les soldats découvrirent alors, sur une élévation d’environ vingt-cinq toises, un fort entouré de palissades de neuf pieds de hauteur ; au milieu, sur une plate-forme dominante, 2 pièces de 4 et 4 espingoles étaient pointées vers les Français. Environ 90 hommes, blancs et indigènes, armés de fusils, étaient disposés sur les talus de la batterie dans la palissade.

« Témoins de leurs mouvements, dit Larcher, nous avancions en bon ordre, sans précipitation et sans tirer. À environ 250 toises du fort, nous vîmes M. de Benyowszky lui-même nous tirer un coup de canon : le boulet passa par-dessus nos têtes ; à 100 toises nous en essuyâmes un autre à mitraille ; à 60 toises un troisième dont les balles emportèrent le chapeau d’un de mes soldats et cassèrent le fusil d’un autre ; 4 espingoles tiraient en même temps et la mousqueterie était vive. Nous accélérâmes notre marche, pour nous mettre à l’abri de la mousqueterie derrière la grande maison, au pied de la hauteur sur laquelle était le fort. Aucun des soldats, attentifs au commandement, n’avait encore tiré : à couvert de la maison, nous formâmes deux pelotons pour l’assaut, et j’ordonnai de commencer le feu des deux côtés de la maison. Dans ce moment, j’observai que M. de Benyowszky venait de mettre le feu à une pièce, dont le coup n’était pas parti. Nous étions si près que ce coup nous aurait tué, ou blessé la plus grande partie du détachement. Je crus l’instant décisif, j’ordonnai l’assaut et nous y montâmes. J’étais encore à quelques pas de la palissade extérieure, lorsque je vis M. de Benyowszky, armé d’un fusil, le tirer et le laisser tomber, en portant sa main gauche à sa poitrine et sa droite en avant de lui vers nous, faire ensuite quelques pas pour descendre de la batterie et tomber contre les pieux qui en soutenaient les madriers. Nous franchîmes la palissade et entrâmes dans le fort. En montant à la batterie, je passai près de M. de Benyowszky qui paraissait vouloir prononcer quelques mots inarticulés. J’avais des ordres à donner et ne pouvais m’arrêter dans ce moment. Je revins deux minutes après : il expirait. Une balle avait traversé sa poitrine de droite à gauche. Les noirs s’échappèrent par-dessus la palissade. »

Les blancs demandèrent quartier, on le leur accorda. Personne n’avait été tué, sauf le baron : les Français n’avaient eu qu’un blessé. Il y avait 8 prisonniers blancs, et, dans la matinée, les noirs amenèrent Mme d’Adelsheim et une femme portugaise de Rio-de-Janeiro. On enterra Benyowszky ; le fort et le village furent détruits ; le chef du pays promit de vivre dorénavant en bon accord avec les Français et l’expédition se rembarqua.

Le 26 mai, on vendit à l’encan, à Foulepointe, les quelques effets trouvés dans le fort et le village. On en tira moins de 200 piastres qui furent distribuées aux soldats. Il y avait peu de marchandises et peu de munitions ; la plus grande partie étant restée sur la côte de l’Ouest, à l’endroit où les aventuriers avaient pris terre pour la première fois.

Quant aux papiers du baron, ils étaient contenus dans un grand portefeuille de cuir. On y trouva un procès-verbal daté du 3 octobre 1776, relatant un cabarre dans lequel les chefs malgaches confiaient à Benyowszky pleins pouvoirs pour négocier avec les rois d’Europe en qualité d’Ampansacabé. Il était censé signé de Hiavy et de Lambouin.

Une autre pièce datée du 28 mars 1784, à Londres, nommait Magellan conseiller du conseil suprême de l’île, agent plénipotentiaire en Europe et lui conférait tous pouvoirs pour traiter avec les souverains, les compagnies et les particuliers de tout ce qui concernait le commerce, l’émigration, les fournitures à faire à l’État de Madagascar. Une troisième pièce datée d’août 1785 du camp d’Ankourou, contresignée de M. de Graterol, chancelier, nommait le chevalier Hensky secrétaire d’État et lieutenant général de Madagascar.

On avait pris en tout 8 Européens : 2 Français qui avaient été contraints de prendre les armes par Benyowszky furent renvoyés en France. 4 matelots américains, qui restaient de l’équipage de l’Intrépide, furent embarqués comme matelots sur la frégate la Subtile.

Enfin, le baron d’Adelsheim, gentilhomme allemand, et le chevalier de Brossard, Français, établi en Amérique où il avait servi et obtenu la décoration de l’ordre de Cincinnatus, étaient les seuls associés qui eussent survécu de tous ceux qui avaient fait le voyage de Madagascar. Fort pauvres tous les deux, ils avaient cru que Benyowszky allait à Madagascar dans des conditions légales et pouvait leur assurer un avenir. Brossard avait demandé à se retirer dès qu’il avait vu naître le conflit avec les Français, cela lui avait fait encourir la défiance du baron, ce qui n’était pas sans péril. Adelsheim et lui parurent plus à plaindre qu’à blâmer ; on ne sait quelle décision fut prise à leur égard par le ministre.

Nul vestige n’est resté de la triste ville de Louisbourg et personne ne vit jamais la tombe où Maurice-Auguste, l’empereur de Madagascar, dort son dernier sommeil.


  1. A. C. C5, 8. – Arch. du min. des aff. étr. Fonds Asie, vol. in-18.