Un enseignement primaire janséniste de 1711 à 1887

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Un enseignement primaire janséniste de 1711 à 1887
Revue pédagogique, second semestre 190649 (p. 212-225).

Un Enseignement primaire janséniste de 1711 à 1887[1].


Voici une assez curieuse histoire pédagogique. Nous étions loin de croire, il y a dix-neuf ans, qu’il existait encore en plein Paris, sous le ministère de Jules Ferry, des écoles populaires jansénistes au moins par leur origine. C’est pourtant ce que nous apprend M. A. Gazier, d’après des documents authentiques empruntés à ces riches collections d’où il tirait naguère[2] des révélations piquantes sur d’inattendues relations de Voltaire avec les « Convulsionnaires » et miraculés de Saint-Médard.

Le fondateur des Ecoles de charité du faubourg Saint-Antoine, l’abbé Charles Tabourin[3], né en 1677, en Champagne, était un de ces « port-royalistes » de la génération de Quesnel, de l’abbé Pucelle, de l’abbé d’Etemare, dont les malheurs du Jansénisme, à la fin du règne de Louis XIV, ne firent qu’augmenter la vigueur combative et l’espérance mystique. Il n’était, probablement, pas écrivain. Les bibliographies ne lui attribuent, je crois, que la publication, en 1740, de l’œuvre d’un autre : l’Education des filles de l’abbé Salas, « ouvrage, dit le Journal des Savants de 1740, convenable seulement aux personnes qui prennent le parti de la retraite et qui se livrent entièrement à la vie austère ». En fait d’austérité, Tabourin devait, précisément, rendre des points aux plus rigoureux de ses confrères en jansénisme. Pendant qu’il professait au collège de Sainte-Barbe, en 1707, ses écoliers crurent s’apercevoir, raconte le petit Nécrologe de Port-Royal, qu’il ne se couchait pas. « Pour s’en assurer, ils attachèrent ensemble les draps de son lit : quelques jours après, les épingles étaient encore intactes. » « Exact observateur des règles », il avait des scrupules dignes des Singlin, des Sacy, des Barcos, des Fontaine, des premiers « Messieurs ». Il ne voulait point dîner en ville, même, — et nous verrons tout à l’heure qu’avec son zèle ceci était particulièrement méritoire, — même « quand le particulier qui l’invitait lui promettait cent écus pour ses pauvres ». Quant à son prosélytisme, c’en est peut-être une preuve non médiocre qu’il convertit un propre neveu du cardinal Dubois, lequel était exposé à toutes les tentations de la faveur et avait même déjà reçu de son oncle un canonicat dont Tabourin lui apprit à sanctifier l’usage. À la bulle Unigenitus Tabourin s’opposa avec une telle vivacité qu’il mérita d’être un des « martyrs » de la « bonne cause ». En 1721, une lettre de cachet l’exilait à Luçon. Transféré de Luçon à Condom, de Condom au Mont Saint-Michel, il ne désarma point, et dans ce dernier séjour il inquiétait l’évêque de Dol par son audace à propager dans les campagnes, autour du Mont, les livres suspects. Ses amis de Paris voulurent l’amener dans un milieu plus sympathique, à Auxerre, où il y avait un groupe janséniste nombreux. Arrêté par la maladie à Paris, il y resta, oublié, de 1733 à 1741. Mais en 1742 « les ennemis de tout bien, — dit le Nécrologe, — lesquels ne le voyaient qu’avec peine », obtinrent de nouveau son éloignement, lorsque l’abbesse de Chelles, fille du Régent, une bonne amie des « amis de la vérité », parvint à faire révoquer ce cinquième exil. Et c’est ainsi que, sans interruption, de 1733 à 1762, Tabourin put surveiller de près la fondation à laquelle il a attaché son nom : ces écoles populaires qu’il avait fondées, n’étant encore que « maître des humanités » ou « supérieur de philosophie » au collège Sainte-Barbe.

Des renseignements épars dans le petit Nécrologe de Port-Royal, joints à ceux, beaucoup plus précis, que M. Gazier apporte, il résulte évidemment que les bailleurs de fonds de cette création scolaire étaient des jansénistes. C’en était un, probablement, que cet obscur « porte-Dieu[4] » de la paroisse Saint-Étienne-du-Mont, qui, en 1709, légua à Tabourin une petite somme pour l’établissement d’une école. Janséniste aussi, selon toute apparence, ce généreux anonyme qui, en 1711, mit à la disposition de Tabourin une maison, près de la Bastille, à l’entrée du faubourg Saint-Antoine, dans la rue de Lappe. Et les subsides en argent, que Tabourin reçut à la suite de cette riche donation, venaient notamment de l’archevêque de Paris, Louis-Antoine de Noailles, le chef de l’opposition aux Jésuites et à Rome, et de Charles Rollin, janséniste probablement comme son célèbre frère, lequel, en 1713, venait d’être obligé, en raison de ses relations avec le P. Quesnel, de quitter le principalat du collège de Beauvais. Le Nécrologe de Port-Royal, sans nous donner de détails sur les « amis de la vérité » qui soutinrent de leurs deniers cette entreprise, se contente d’avouer que Tabourin avait un merveilleux talent pour persuader « les personnes de piété aisées » et pour « tirer » d’elles les ressources indispensables aux bonnes œuvres. Même après lui, du reste, la charité janséniste n’abandonna pas ses établissements scolaires. En 1764, fut acheté, rue de Lappe, « peut-être, dit M. Gazier (p. 28), sur les fonds de la fameuse Boite à Perrette[5] », — un grand chantier contigu à la maison primitive, et l’on y fit des constructions représentant une dépense de « près d’un million » de notre monnaie actuelle. Une société civile fut alors constituée, « dont les membres principaux, nous dit M. Gazier, étaient M. de Fays de La Chesnais, conseiller à la cour des Aides, et M. Clément de Barville, avocat à la même cour », l’un et l’autre appartenant au monde janséniste. Nous avons donc affaire, ici, à une œuvre essentiellement confessionnelle et, à prendre le mot dans son sens étymologique, sectaire.

Ce qu’il est facile d’apercevoir, au surplus, c’est le lien logique de l’entreprise, à ses origines, avec les préoccupations du Jansénisme à cette date. — Les années 1709, 1711, 1713, c’est l’époque critique où le Jansénisme, déjà en pleine révolte contre Rome et en révolte presque complète contre le gouvernement français, est poussé plus vivement que jamais par Louis XIV et par le Saint-Siège. Fénelon, irréconciliable adversaire des hommes et des idées de Port-Royal, excite à les exterminer le nouveau confesseur du roi, le P. Le Tellier ; Mme de Maintenon et le duc de Bourgogne font avec Le Tellier et Fénelon cause commune. Le monastère de Port-Royal est définitivement détruit. Le cardinal de Noailles paraît, à chaque instant, sur le point de tomber dans la disgrâce complète de Louis XIV, en même temps qu’il est condamné par Rome. Il s’agit, alors, pour le Jansénisme, de se perpétuer coûte que coûte, de mettre derrière l’élite ecclésiastique et laïque que la persécution va forcément amoindrir, un gros de partisans. Lui qui, jusqu’à présent, a recruté la majeure partie de ses adhérents dans la bourgeoisie, il se tourne alors vers le peuple… Et de là, sans doute, ce projet d’écoles populaires, foyers de propagande, et destinées à préparer des recrues à l’Église « sous la croix ». La réalité de ce plan devient infiniment probable, lorsqu’on rapproche de l’œuvre de Tabourin d’autres faits analogues. — En 1714, Rollin, éloigné du collège de Beauvais, refuse de M. de Tresmes, premier président du Parlement, et du cardinal de Bissy, l’offre d’un bénéfice, parce qu’il préfère se consacrer à l’organisation, à Saint-Étienne-du-Mont, de conférences populaires sur l’Histoire sainte (1714). En 1713, Mme Jourdan, veuve du sculpteur J.-B. Théodon, fonde avec l’agrément du cardinal de Noailles, dans le faubourg Saint-Antoine aussi, la maison de Sainte-Marthe, « destinée à former des jeunes filles qu’on pût ensuite répandre dans le royaume pour le soulagement des pauvres malades et l’instruction gratuite des jeunes filles[6] ». — Et qui voudrait vérifier le succès de cette propagande, devrait examiner si, au xviiie siècle, les quartiers de Paris ou les villes de province dans lesquels ces établissements s’implantèrent ne furent pas des nids de « convulsionnaires », ou plus tard de partisans de La Chalotais, de l’abbé Grégoire et de la Constitution civile du clergé.

Mais de quelle façon introduire et réaliser cette propagande scolaire dans les conditions où l’instruction primaire était organisée sous Louis XIV ? D’une part, « pléthore de maîtres et d’écoles[7] » (de nombreux travaux récents l’ont surabondamment démontré) ; d’autre part, un enseignement officiel, très jaloux, comme toutes les corporations privilégiées de l’ancien régime. L’enseignement officiel, c’était le corps formé par ces 167 écoles de garçons et autant de filles, dispersées dans les 167 quartiers de Paris, mais groupées sous l’autorité du Chantre de Notre-Dame. Et, à côté des écoles primaires ecclésiastiques, patronnées par le gouvernement, d’autres écoles duraient depuis longtemps ou avaient été créées dans le courant du xviie siècle, qui n’étaient pas moins intolérantes : les écoles primaires annexes aux divers collèges de l’Université ; les écoles privées des « maîtres écrivains », constitués en une corporation que défendait, vigoureusement au besoin, un syndic ; les écoles de charité, qu’à l’instigation de Bourdoise, d’Olier, de tous les apôtres de la Contre-Réformation catholique en France au xviie siècle, la plupart des curés de Paris avaient fondées dans leurs paroisses. Avec toutes ces « pédagogies[8] », comme on disait alors, les nouveaux venus devaient compter, et, bien qu’en 1684 et 1699 des compromis eussent été conclus, qui limitaient les droits du Chantre de Notre-Dame, il était néanmoins fort difficile de glisser dans le réseau des enseignements publics ou privés, existants, une initiative nouvelle désireuse de rester indépendante et en dehors des cadres établis.

Ces difficultés expliquent apparemment la façon dont les Jansénistes s’y prirent.

Créer, çà et là, dans les paroisses, des écoles isolées, c’eût été ne faire qu’un « bien » temporaire, passager ; c’eût été, de plus, se mettre sous la main des curés qui avaient, chacun dans sa paroisse, la direction reconnue des « Écoles de charité ». Or, en 1709, il s’en fallait que les curés de Paris fussent tous aussi favorables aux tendances jansénistes qu’ils l’avaient été au temps de la Fronde. Mais l’eussent-ils été, que leur jalousie autoritaire était toujours redoutable : les âpres démêlés de J.-B. de La Salle avec les curés de Saint-Sulpice, ses amis, le prouvaient bien. Il fallait donc créer un « corps » d’écoles et un « corps » d’instituteurs. Mais à établir une « communauté » d’instituteurs ecclésiastiques, qui ne sollicitât ni l’autorisation du Saint-Siège, ni celle des Évêques, ni celle du pouvoir civil, — qui ne se fit consacrer ni par bulles ou brefs ni par lettres patentes, — qui, comme le disait J.-B. de la Salle de sa compagnie, « ne s’établit et fondât que sur la Providence », — à procéder ainsi on s’exposait aux foudres dont le pouvoir civil, ennemi des associations religieuses singulières, venait de frapper les Frères des Écoles chrétiennes (arrêts du Parlement d’août 1704, de février 1706). Et l’on s’y exposerait d’autant plus qu’on aurait plus d’ambitions de bien faire ; c’eût été compromettre l’entreprise de ces écoles nouvelles, que de se laisser aller à y faire, ou bien, ce que les « Messieurs de Port-Royal » avaient rêvé, — une application de l’esprit cartésien à la pédagogie chrétienne, — ou bien, ce que J.-B. de la Salle avait commencé, un enseignement pratique, dans lequel la rédaction des écrits commerciaux courants, le dessin, la géométrie vinssent s’ajouter au programme ordinaire des Petites Écoles.

De toutes ces considérations sortit la conception dont Tabourin fut ou l’auteur, ou le metteur en œuvre : — un enseignement si modeste, si humble, si réduit que les écoles existantes n’y pussent voir une concurrence propre à emporter les préférences du public, et que les indigents fussent évidemment la seule et peu enviée clientèle des écoles nouvelles ; — un corps d’instituteurs qui, non seulement ne fussent pas prêtres, ni clercs, mais qui même, quoique liés par une forme de vie religieuse, ne fussent pas des « religieux », n’eussent pas de « règle », ni de « vœux », et qui, bien que vivant en communauté, n’affectassent pas ce complet détachement du siècle que les frères de J.-B. de La Salle s’imposaient.

Ces précautions suffisent-elles pourtant à expliquer qu’au contraire de l’Institut des frères de La Salle, l’Institut des frères Tabourin s’établit et vécut, sans encombre, si bien que M. Gazier, racontant son histoire au xviiie siècle, n’ait pas à noter un seul de ces procès auxquels M. Guibert, le dernier historien de J.-B. de La Salle, est obligé de faire une place si grande ? Il serait naïf de le supposer. Si le Chantre de Notre-Dame, si les maîtres d’écriture, si le Parlement laissèrent Tabourin tranquille, c’est probablement surtout qu’il avait, comme M. Gazier nous le rappelle, « l’estime et l’amitié » du cardinal de Noailles, qu’il était « très bien vu de l’abbé Goury, inspecteur des « Écoles de Charité », qu’il était en communion complète d’idées, dans le faubourg Saint-Antoine, avec le curé de Sainte-Marguerite, Goy, fervent janséniste. Peut-être même, dans les derniers temps de l’épiscopat de Noailles, les écoles Tabourin obtinrent-elles, non seulement la tolérance bienveillante, mais encore des encouragements secrets, s’il est exact qu’à partir de 1712-1713, La Salle et ses frères se rangèrent parmi les adversaires déclarés des jansénistes. Sous l’épiscopat de Christophe de Beaumont, le fait que le supérieur des Écoles était un laïque, Suchet, contribua sans doute à les maintenir ; mais en outre, la protection (qui se manifestait, nous l’avons vu, par d’importants subsides) d’un avocat général et d’un conseiller à la Cour des aides ne fut apparemment pas nuisible aux frères Tabourin dans un temps où les magistrats n’étaient rien moins qu’amis des Jésuites. La vie sans orages de cet enseignement primaire janséniste est un témoignage de plus de la faveur dont jouirent durant presque tout le xviiie siècle, les Augustiniens, devenus, par une singulière transformation, « parti politique », alliés du Gallicanisme parlementaire et adversaires de la monarchie absolue.

Ce fut donc une « communauté » que forma l’abbé Tabourin, et à laquelle il donna tout de suite un supérieur (l’abbé Potherie, mort en 1757 après avoir gouverné la compagnie pendant quarante-quatre ans). Son successeur, Suchet, fut sans doute élu suivant des formes qui paraissent (Gazier, p. 36, 38) s’être conservées jusqu’à nos jours. Les frères étaient choisis par « l’assemblée », dit le Règlement, « quand il y avait un poste à remplir ». Les frères « placés hors de Paris » étaient, comme ceux de Paris, sous la direction du supérieur ; la maison mère de Paris fournissait de personnel, et soutenait, au besoin, d’argent, les frères de province. Il semble, qu’à la différence des frères de La Salle, ils se trouvaient parfois isolés : « autant que possible, on en placera, dit le Règlement, deux ensemble », mais ce n’était pas toujours possible. Même alors, — et le trait est à noter, — on ne leur recommandait pas de suppléer, par de pieuses fréquentations, à la vie de communauté dont le soutien spirituel leur manquait. Tout au contraire, on conseillait à ces instituteurs, missionnaires secrets de la pensée de Port-Royal, l’isolement complet. « Ils ne se mettront point en pension chez MM. les curés ni chez les habitants ; ils ne mangeront point chez les bourgeois ni habitants des lieux ; il leur est utile de vivre seuls. » Réunis en une « maison », ils n’étaient pas cloîtrés, mais ils ne devaient sortir que rarement, après autorisation, jamais le dimanche. Régime quasi monacal : « frères et novices fendaient le bois, épluchaient les légumes, balayaient la maison ». « Le costume consistait en une soutanelle de serge ou de gros drap, un collet pour les jours ouvriers, un rabat ecclésiastique pour sortir, un chapeau sans ganse comme celui des clercs » : uniforme aussi simple, moins grossier cependant et moins « singulier » que celui que J.-B. de La Salle avait donné à ses frères et qu’il avait maintenu avec tant d’énergie contre le curé de Saint-Sulpice.

La préparation pédagogique des frères n’était pas fort approfondie, et c’est leur faire beaucoup d’honneur que de prononcer à leur sujet, — comme aussi au sujet de la fondation faite par Jean-Baptiste de La Salle, à Reims, en 1684, — le nom d’ « École normale ». Pour être admis comme novice parmi les frères de Tabourin, que fallait-il ? (Gazier, p. 9) Avoir dix-neuf ou vingt ans au plus, être sans défauts corporels, « comme par exemple, bossu, boiteux, vue faible » ; avoir un « grand fond de piété » et le goût de l’enseignement. De ces diverses conditions on s’assurait par une « retraite » de huit jours. Après quoi, le novice s’exerçait à lire, — on lui apprenait à lire aussi l’écriture manuscrite, si difficile à déchiffrer jadis, — à écrire, à compter, et pendant « au moins quinze Jours », ceux qui n’avaient jamais enseigné restaient à Paris, regardant les anciens faire la classe ou s’essayant devant eux à la faire eux-mêmes. Ce programme rappelle sensiblement celui des séminaires pédagogiques de J.-B. de La Salle. Il n’avait rien de transcendant.

Ce que les frères Tabourin avaient à enseigner n’était, d’ailleurs, pas compliqué : presque uniquement à lire et à écrire. À lire surtout : c’est à quoi Tabourin, propagateur des bons livres de piété pour le peuple, tenait le plus. À lire, même, un peu de latin, d’abord sans doute pour pouvoir répondre la messe, puis parce qu’il y a beaucoup de citations de la Bible et des saints Pères dans les livres jansénistes les plus élémentaires. Très peu de calcul : « l’arithmétique n’est pas d’une grande utilité pour le salut ». Pas question d’histoire, ni de géographie, ni de sciences, — dont au reste, dans les collèges même, on se souciait fort peu ; — mais pas de trace même de ces connaissances pratiques de géométrie, de dessin ou de comptabilité élémentaire que les Frères des Écoles chrétiennes commencèrent d’assez bonne heure à glisser dans leurs programmes. Au fond, pour Tabourin, comme pour La Salle, la préoccupation unique est la religion. Et cette préoccupation se nuançait chez Tabourin de ses préférences de secte : il voulait sauver, dit le Nécrologe, sauver ces enfants que « les ennemis de la saine doctrine », — entendez les ennemis du Jansénisme, — laissent croupir dans l’ignorance. C’est pour cela, c’est pour répandre les vues et les sentiments spéciaux de Port-Royal, et non pas, comme le dit M. Gazier, pour « conserver à l’enseignement religieux un caractère laïque », que les frères Tabourin tenaient à faire apprendre eux-mêmes aux enfants le Catéchisme. Ils se servaient du reste, à Paris même, du Catéchisme de Montpellier, approuvé par l’évêque Nicolas Colbert, un des plus fougueux « appelants ».

Pas plus que leur programme d’instruction, la méthode pédagogique des frères Tabourin n’était remarquable.

On serait tenté de voir une particularité janséniste dans la confiance qu’ils ont dans le Silence. « Pour l’obtenir, dit M. Gazier (p.21) d’après les Règlements, le maître devait demeurer lui-même aussi muet que possible. La plupart des commandements se faisaient par signes… Pour faire répéter les prières, le maître joignait les mains ;… pour faire répéter le catéchisme, il faisait le signe de la croix. Il avait sur la table une règle ou une baguette appelée le signal, et, suivant qu’il frappait sur un bureau un, deux ou trois coups, les écoliers savaient qu’ils devaient commencer ou cesser de lire ou corriger une faute. Si l’enfant lit trop haut le bout du signal est baissé vers la terre ; et ce sera le contraire s’il lit trop bas. Pour avertir ceux qui font du bruit dans la classe, le maître lèvera un peu la main droite comme s’il la voulait porter à l’oreille. » — Assurément, cette façon de commander et de réprimander était bien dans l’esprit de Port-Royal. Saint-Cyran déclarait, — et précisément un des « frères Tabourin » du xviiie siècle, le père Aupé, louait cette parole en 1760, — que toutes les règles de l’éducation pourraient se réduire à trois points : « parler peu, tolérer beaucoup, et prier encore davantage ». L’un des « messieurs » les plus pénétrés de la pure philosophie janséniste, M. de Sacy, « me répétait », raconte Fontaine, qui fut un des maîtres des Petites Écoles de Port-Royal, « qu’il n’y avait point de vertu qu’on dût plus pratiquer avec les enfants que la patience et le silence ». Et l’on sait combien ce mot revient fréquemment dans les instructions et règlements de Jacqueline Pascal. Or, tout naturellement, si les Jansénistes avaient tant de confiance dans le silence, comme moyen de discipline morale comme de domination intellectuelle, lorsqu’il s’agissait de ces classes de Port-Royal où ils n’avaient affaire qu’à une petite élite de jeunesse bourgeoise et triée, — à plus forte raison Tabourin et ses confrères y devaient-ils recourir dans les écoles parisiennes où ils avaient à manier des troupes tumultueuses d’enfants du peuple. Mais cela, J.-B. de La Salle l’avait compris avant eux[9] : « Le maître, écrivait-il, veillera particulièrement sur lui-même pour ne parler que rarement et fort bas… Quand il donnera quelques avis, il le fera toujours d’un ton médiocre… Lorsqu’il parlera, il le fera fort gravement et toujours en peu de mots… Il serait peu utile que le maître s’appliquât à faire garder le silence aux écoliers, s’il ne le gardait lui-même… » — Et de même pour les punitions et récompenses. Les maîtres du faubourg Saint-Antoine conseillent, dans l’emploi de la férule, du martinet et des verges, dans l’application de la fessée, beaucoup de discrétion, de prudence, et de douceur, mais déjà antérieurement la discipline de M. de La Salle se distinguait par cette modération humaine. — Les titres d’honneurs et les dignités accordées aux bons élèves semblent aussi empruntés, et presque textuellement, à l’éminent éducateur de Reims.

Grâce à cette imitation avisée d’une pédagogie que le succès consacrait, — on sait que, malgré les chicanes et les persécutions, la fondation de J.-B. de La Salle grandissait durant ces années, — les « frères Tabourin » se développèrent eux aussi, dans une moins large mesure, notable encore pourtant. À la veille de la Révolution, il y avait, nous apprend M. Gazier (p. 29-30), outre les deux écoles de la maison mère de la rue de Lappe, cinq écoles dans le faubourg Saint-Antoine, quatre sur la paroisse Saint-Merry, deux sur Saint-Louis-en-l’Île, trois sur Saint-Séverin. Il y avait peut-être encore des écoles Tabourin à Orléans, à Eu, à Soissons, dans la banlieue de Rouen ; il y en avait sûrement, et six, à Auxerre, où un foyer actif de vie janséniste persistait. Le nombre des écoliers était alors de six ou sept mille ; celui des maîtres d’environ soixante. Louis Renaud, l’un des derniers frères avant la Révolution et qui se fit, en 1804, l’historien de ces Écoles, vante leur popularité dans le public et leur bon renom auprès des autorités civiles : « M. Hérault, lieutenant de police, disait que la police du faubourg Saint-Antoine lui coûtait 3000 fr. de moins par an qu’à ses prédécesseurs et qu’il n’en voyait pas d’autre raison que ces écoles ».

La Révolution n’atteignit qu’en avril 1794 une institution, enracinée, on le voit, à Paris par quatre-vingts ans d’une existence discrète et utile. Dès 1802 ou 1803, avec le réveil religieux du Consulat, les Écoles Tabourin ressuscitèrent. Reconstituée dès cette date, grâce aux soins et aux contributions financières de deux jansénistes, Laideguive et Camet de La Bonnardière, la communauté enseignante du faubourg Saint-Antoine se réorganisa, d’une façon définitive, en 1811, — sur la montagne Sainte-Geneviève cette fois, — dans une maison de la rue Saint-Jacques. Elle trouva alors (1815) un chef nouveau, le frère Bonaventure Hureau, nommé « supérieur général » par les administrateurs jansénistes. À cette époque, les amis de Port-Royal étaient encore puissants, et quelques-uns d’entre eux tenaient une place élevée dans la société royaliste libérale : Royer-Collard, Guéneau de Mussy, Silvy ; Camet de La Bonnardière, ancien membre de la Chambre introuvable, et l’un des serviteurs des Bourbons les plus inféodés au régime ; enfin Ambroise Rendu. Ce dernier, l’un des administrateurs des écoles Tabourin, s’était signalé, en 1814, parmi les ennemis les plus ardents de Napoléon, et la Restauration avait fait de lui, d’abord un inspecteur général, puis son procureur général à la Cour de Paris. Grâce au crédit de ces éminents protecteurs, la « Société des écoles chrétiennes » fut autorisée (23 juin 1820) comme « association charitable en faveur de l’enseignement primaire ». Elle reçut des legs et des donations de particuliers, des subventions publiques. La ville de Paris lui confia plusieurs écoles communales ; elle établit, — ou rétablit, — des instituteurs dans plusieurs localités voisines de Paris, à Saint-Lambert près de Chevreuse, à Linas, à Étampes, a Pithiviers, à Troyes. « Le clergé, assure M. Gazier, ne lui était pas hostile. » Ce régime dura vingt-deux ans encore. Ce ne fut qu’en 1842 que vint la décadence, par la faute, assure M. Gazier, du supérieur Hureau. Comme, cependant, Hureau, propriétaire de Port-Royal, le vieux domaine sacré de la petite église Janséniste, paraît avoir été un Janséniste fort fidèle, il est permis de supposer qu’il y eut alors, dans le groupe, de plus en plus réduit, des « appelants », un petit schisme intérieur dont l’histoire, si notre hypothèse est exacte, ne manquerait pas d’intérêt. Peut-être aussi, — et cette seconde conjecture mériterait également d’être vérifiée, — le caractère janséniste, affirmé avec une imprudente franchise, des frères enseignants de la montagne Sainte-Geneviève fut-il pour quelque chose dans la décomposition finale de l’institut.

En effet, c’est à Saint-Lambert qu’émigra d’abord, — en 1837, — le noviciat des Frères : en plein pays janséniste, dans ce village, situé à mi-chemin de Port-Royal et de Chevreuse, dont Tillemont illustra la cure, — dont le cimetière avait reçu en 1711, après la destruction du monastère de Port-Royal, les ossements des religieuses et des solitaires apportés là pêle-mêle dans les tombeaux : lieu de pèlerinage, en 1732 et 1733, pour les convulsionnaires, lieu révéré, encore aujourd’hui, du petit nombre d’esprits cultivés à qui le souvenir de Port-Royal est en quelque sorte sacré. Les novices étaient hospitalisés dans le presbytère de Saint-Lambert par M. Louis Silvy, ancien auditeur à la Chambre des comptes, janséniste notoire. Un peu après, — pour comble, — c’était à Port-Royal même, devenu la propriété de Bonaventure Hureau, que cette École normale était transportée, — comme si l’audacieux supérieur eût voulu renouveler, dans l’atmosphère de tant de glorieux souvenirs, l’âme de la petite phalange d’éducateurs qui prétendaient continuer sous la Restauration, dans les écoles du peuple, sinon les méthodes pédagogiques de Lancelot et de Nicole, au moins l’esprit religieux de Saint-Cyran, d’Arnauld et de Quesnel. — Le moment n’était sans doute guère bien choisi, au temps où, dans le catholicisme français, le gallicanisme janséniste était également répudié par Lamennais et par Ravignan, par Montalembert et par Lacordaire. De Port-Royal, le noviciat revint à Magny-les-Hameaux, autre village janséniste, puis à Paris, au no 70 du boulevard de l’Hôpital en 1858. Ces déménagements successifs étaient les signes de la mort prochaine. Dès avant la mort de Hureau (1868), le recrutement des frères de Saint-Antoine était sans doute tari. Et l’on mettait aux écoles de Saint-Lambert et d’Auxerre, non plus des célibataires, mais des hommes mariés et pères de famille.

Néanmoins en 1873 encore, « un semblant de chapitre » élut supérieur général l’un des plus vieux frères, Étienne Sannier, qui est mort en 1887. Qu’il demeurât, chez ce dernier successeur de Tabourin, des restes de la foi janséniste, irréconciliable ennemie de l’esprit des Jésuites et des doctrines ultramontaines, on n’aura pas de peine à le croire si l’on a rencontré quelqu’un des « amis de la vérité », qui subsistent encore à l’heure actuelle, et à qui le Formulaire de 1655 et la bulle Unigenitus de 1713 continuent d’être des objets de douleur et d’exécration. Mais ce qu’il serait intéressant de savoir, c’est si, au moins jusqu’à la mort d’Étienne Sannier, l’enseignement et l’éducation donnés aux enfants du peuple, dans les écoles des Frères Saint-Antoine, se ressentaient encore, gardaient encore quelque empreinte de l’esprit de Jansénius ? La conclusion à tirer, en tout cas, de cette curieuse exhumation, dont il faut remercier M. Gazier, — la moralité de ce spectacle d’une institution pédagogique populaire, créée par les Jansénistes dans l’instant même de leur destruction officielle, se maintenant à travers tout le xviiie siècle, surnageant à la Révolution de 1789, à l’Empire, à la Restauration, à 1848, au second Empire, — c’est la vitalité étonnamment tenace, à travers les circonstances les moins favorables, des entreprises dont le sentiment religieux est l’âme, dont la propagande religieuse est le but.



  1. A. Gazier, Les Écoles de charité du faubourg Saint-Antoine. École normale et groupes scolaires (1713-1887). [Extrait de la Revue internationale de l’Enseignement.] P., Libr. générale de Droit et de Jurisprudence, F. Pichon et Durand-Auzias, 1906, in-8, 39 pp.
  2. Revue des Deux Mondes, avril 1906.
  3. Voir à l’article Frères dans le Dictionnaire de Pédagogie, de Ferdinand Buisson, une notice courte et substantielle de M. E. Rendu sur cette fondation. Tabourin y est qualifié, à tort, de curé de Sainte-Marguerite.
  4. Porte-Dieu, prêtre qui porte le viatique aux malades. D’Alembert (Destruction des Jésuites, œuvres, t. V, p. 81) note que ces ecclésiastiques jouaient, quelquefois malgré eux, un rôle important dans les querelles du Jansénisme, à l’occasion du « refus de sacrements« » aux Appelants.
  5. On désignait ainsi le fonds que les jansénistes avaient constitué au milieu du xviie siècle et qui s’est transmis longtemps de main en main. (Cf. Léon Séché, Les Derniers Jansénistes, I, 107.)
  6. Léon Séché, Les Derniers Jansénistes, t. I, p. 100-101. M. L. Séché ajoute même, sans citer sa source, que vers 1740 « l’abbé Tabourin avait la clef de la fameuse Boîte à Perrette » et qu’il « en fit profiter largement les sœurs de Sainte-Marthe ».
  7. Guibert, J.-B. de La Salle, p. 167.
  8. Voir sur ces questions, à défaut des ouvrages d’histoire spéciale qui sont très nombreux et que nous ne pouvons rappeler ici, le chapitre de M. Alfred Franklin, dans la Vie privée d’autrefois : Écoles et Collèges, 1892, et les articles de M. A. Lechevalier dans la Revue pédagogique de 1906.
  9. Guibert, ouvr. cité, p. 211, d’après la Conduite des Écoles.