Un fait

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Traduction par Louis Fabulet, Robert d’Humières.
Contes ChoisisG. Crès (p. --116).

UN FAIT




Une fois prêtre, toujours prêtre ; une fois franc-maçon, toujours franc-maçon ; mais, une fois journaliste, toujours et à jamais journaliste.

Nous étions trois, tous hommes de presse, seuls passagers d’un vagabond de petit steamer qui courait où ses propriétaires lui disaient d’aller. Il avait fait autrefois le commerce des minerais de Bilbao, avait été prêté au Gouvernement espagnol pour la campagne de Manille ; et il terminait sa carrière dans le transport des coolies au Cap, avec une pointe, à l’occasion, vers Madagascar et même aussi loin qu’en Angleterre. Nous l’avions trouvé se rendant sur lest à Southampton, et nous y étions embarqués à cause des prix de passage qui ne valaient pas la peine d’en parler. Il y avait là Keller, d’un journal américain, qui rentrait aux États-Unis, retour d’exécutions de palais à Madagascar ; puis, un demi-Hollandais, un gros homme, nommé Zuyland, propriétaire-directeur d’un journal de l’intérieur, pas loin de Johannesberg ; et moi, qui avais solennellement abjuré tout journalisme, et fait vœu d’oublier que j’eusse jamais connu la différence entre typographie ou cliché.

Dix minutes après que Keller m’eut adressé la parole, comme le Rathmines quittait Le Cap, j’avais oublié ma feinte indifférence dans la chaleur d’une discussion animée sur l’immoralité des télégrammes détaillés au delà d’une certaine limite fixe. Alors Zuyland sortit de sa cabine, et nous nous trouvâmes immédiatement en famille, attendu que nous étions hommes de même profession, sans besoin de présentation préalable. Nous prîmes possession du bateau, enfonçâmes la porte de la salle de bains des passagers — sur les lignes de Manille, les Dons[1] ne se lavent pas — nous enlevâmes les pelures d’oranges et les bouts de cigares qui encombraient le fond de la baignoire, un lascar fut loué pour nous raser pendant le voyage, puis on se demanda réciproquement ses noms.

Trois hommes ordinaires se seraient chamaillés, par pur ennui, avant d’atteindre Southampton. Nous autres, en vertu de notre métier, nous étions tout, sauf des hommes ordinaires. Un pour-cent considérable des anecdotes du monde, les trente-neuf qu’on ne peut pas conter aux dames et celle qu’on peut, sont propriété commune et viennent d’un stock commun. Elles y passèrent toutes, affaire de forme — avec toutes leurs variantes locales et spécifiques, dont le nombre est surprenant. Puis vinrent, dans l’intervalle de parties de cartes toujours recommencées, des histoires d’aventures plus personnelles et de choses vues et souffertes : panique parmi les blancs, quand la terreur aveugle courait d’homme à homme sur le pont de Brooklyn, et que les gens s’écrasaient à mort sans savoir pourquoi ; incendies, visages apparus, avec d’horribles mouvements de mâchoires ouvertes et refermées, à travers des châssis de croisées chauffés à blanc ; naufrages dans le gel et la neige, que les sauveteurs gainés de verglas venaient rapporter au risque de membres perdus ; longues courses au galop derrière des voleurs de diamants ; escarmouches avec des Boers sur le veldt ou en comités municipaux ; aperçus de politique nonchalante et embrouillée au Cap, ou de gouvernement-mulet au Transvaal ; histoires de jeu, histoires de chevaux, histoires de femmes, à la douzaine ou au demi-cent ; tant, que le second du bord, qui en avait vu plus que nous tous ensemble, mais manquait de mots pour en habiller ses contes, restait à nous ouïr, bouche bée, longtemps après l’aube apparue.

Quand on en avait fini avec les récits, nous prenions les cartes jusqu’à ce qu’une main intéressante ou une remarque de hasard fit dire à l’un ou l’autre : « Cela me rappelle un homme qui — ou bien une affaire qui — » et les anecdotes continuaient, tandis que le Rathmines cahotait, vers le nord, à travers les eaux chaudes.

Un matin, après une nuit plus étouffante, nous étions tous trois assis juste devant la timonerie. Un vieux maître d’équipage suédois, que nous appelions « Frithiof le Danois », était à la barre et faisait semblant de ne pas entendre nos histoires. Une fois ou deux, Frithiof fit osciller la roue bizarrement, et Keller se souleva de sa chaise-longue pour lui demander :

— Qu’est-ce qu’il y a ? Est-ce que nous ne gouvernons pas bien ?

— Il y a quelque chose dans l’eau, que je ne peux pas comprendre, dit Frithiof. C’est à croire que nous descendons une côte ou quelque affaire comme ça. Le bateau n’obéit pas à la barre, ce matin.

Personne ne semble connaître les lois qui régissent le pouls des eaux profondes. Parfois, un terrien même se rend compte que la masse entière de l’océan s’est levée et que le navire peine à gravir une longue rampe invisible ; et parfois le capitaine, quand pleine vapeur ni bon vent ne justifient la longueur du parcours effectué dans la journée, dit que le navire dégringole une pente ; mais, quant à la cause qui produit ces hauts et ces bas, nulle autorité ne l’a encore déterminée.

— Non, la mer nous suit, dit Frithiof, et, avec une mer qui suit, on ne peut pas gouverner droit.

La mer était aussi calme qu’une mare à canards, à cela près qu’une houle égale s’y enflait en ondulation d’huile. Je regardais par-dessus bord pour voir de quel point de l’espace elle pouvait bien nous suivre, quand le soleil se leva dans un ciel parfaitement clair et frappa l’eau d’une clarté soudaine, à croire que la mer allait résonner comme un gong de métal bruni. Le sillage de l’hélice et la petite raie blanche tracée par la corde du loch qui pendait par-dessus les bordages de poupe faisaient les seules taches visibles sur l’eau aussi loin que l’œil pouvait atteindre.

Keller roula à bas de sa chaise et se dirigea vers l’arrière pour prendre un ananas parmi le stock suspendu pour mûrir sous la tente d’arrière.

— Frithiof, le loch est fatigué de nager. Il rentre, dit-il d’une voix traînante.

— Quoi ? dit Frithiof, dont la voix sauta plusieurs octaves.

— Il rentre, répéta Keller, en se penchant.

Je courus près de lui et vis la corde du loch, jusqu’à ce moment tendue avec roideur par-dessus le bastingage, mollir, se boucler dans l’eau et remonter à hauteur de la hanche d’arrière. Frithiof se fit apporter le tube acoustique de l’entrepont et l’entrepont répondit :

— Oui, neuf nœuds.

Alors, Frithiof parla de nouveau, et on répondit :

— Qu’est-ce que vous voulez au capitaine ?

Frithiof beugla :

— Dites-lui de monter.

Pendant ce temps, Zuyland, Keller et moi, nous avions été gagnés par la surexcitation de Frithiof, car la moindre émotion, à bord, est contagieuse.

Le capitaine s’élança hors de sa cabine, parla à Frithiof, regarda le loch, sauta sur la passerelle et en une minute nous sentîmes le steamer évoluer sous la main de Frithiof.

— On retourne au Cap ? demanda Keller.

Frithiof ne répondit pas, mais tourna la roue de toutes ses forces. Puis, il nous fit signe à tous trois de l’aider ; nous tînmes la barre toute, jusqu’à ce que le Rathmines y répondit, et nous eûmes bientôt, devant nous, l’écume de notre propre sillage, tandis que la mer, huileuse et sans rides, filait à toute vitesse le long de l’étrave. Nous ne donnions cependant pas la moitié de la vapeur.

Le capitaine, sur la passerelle, étendit le bras et cria. Une minute plus tard, j’aurais donné quelque chose pour crier aussi, car la moitié de la mer semblait s’épauler par-dessus l’autre et arrivait sur nous en forme de montagne mouvante. On n’y voyait ni crête, ni crinière, ni volute, rien que de l’eau noire, avec de petites vagues se poursuivant sur les flancs. Elle dépassa le gaillard d’avant du Rathmines, de niveau avec lui, sans que le steamer eût commencé de soulever sa propre masse, et j’en conclus que ce serait ici le dernier de mes voyages terrestres. Puis, nous montâmes toujours, toujours, toujours encore, et j’entendis Keller prononcer à mon oreille :

— Les entrailles de l’abîme, Seigneur ! Et le Rathmines demeura en équilibre, son hélice affolée tambourinant à vide, sur la pente d’un gouffre qui se creusait sur une étendue d’un bon demi-mille.

Nous descendîmes au fond de ce gouffre, l’avant à demi submergé, et l’air sentait l’humidité et la vase, comme un aquarium vide. Il y avait une seconde montagne à grimper, je ne fis que l’entrevoir : l’eau envahit le pont, me balaya vers l’arrière, finit par me jeter contre la porte de la timonerie où je restai collé, et, avant que je pusse reprendre haleine et y voir clair de nouveau, nous roulions de-ci de-là dans l’eau flagellée, tandis que les dalots ruisselaient comme des auvents dans un orage.

— Il y avait trois vagues, dit Keller, et la chaufferie est noyée.

Les chauffeurs se pressaient sur le pont, attendant apparemment la mort. Le mécanicien en chef survint, les traîna en bas et l’équipage haletant se mit à manœuvrer la pompe d’ancien modèle. Cela prouvait qu’il n’y avait aucun mal sérieux et, une fois assuré que le Rathmines était réellement sur l’eau et non dessous, je demandai ce qui était arrivé.

— Le capitaine prétend que c’est une explosion sous-marine, un volcan, dit Keller.

— Il n’en fait pas plus chaud, répondis-je.

J’avais horriblement froid, et le froid est presque inconnu dans ces parages. Je descendis pour changer de vêtements, et, lorsque je remontai, tout s’effaçait dans un brouillard blanc et compact.

— Faut-il s’attendre encore à des surprises ? demanda Keller au capitaine.

— Je ne sais pas. Remerciez Dieu d’être encore en vie, Messieurs. C’est une lame de fond soulevée par un volcan. Le fond de la mer s’est probablement exhaussé de quelques pieds, sur un point ou sur un autre. Je ne m’explique pas bien ce froid. Notre thermomètre marin donne 44° à la surface, or, il devrait marquer 68°[2] au moins.

— C’est abominable, dit Keller en frissonnant. Mais ne feriez-vous pas bien de vous mettre à la sirène ? Il me semble avoir entendu quelque chose.

— Entendu quelque chose ! Bonté du ciel ! dit le capitaine, du haut de la passerelle. Je crois bien !

Il tira la ficelle de notre trompe d’alarme. De faible portée, elle cracha, s’étrangla, car la chaufferie était pleine d’eau et les feux à demi éteints, puis finit par pousser un gémissement. On perçut, au fond du brouillard, la réponse d’une des sirènes à vapeur les plus formidables que j’eusse jamais entendues. Keller devint aussi blême que moi, car la brume, la froide brume, était sur nous, et tout homme est excusable d’avoir peur d’une mort qu’il ne peut pas voir.

— De la vapeur ! dit le capitaine à la chambre des machines. De la vapeur pour siffler, quand même on ne marcherait plus !

Nous beuglâmes de nouveau. Et nous entendions la rosée s’égoutter des toiles sur le pont, en attendant la réponse. Elle sembla, cette fois, venir par l’arrière, mais beaucoup plus près qu’auparavant.

— Le Pembroke Castle sur nous ! dit Keller, puis férocement : Au moins, Dieu merci, nous le coulerons aussi.

— C’est un steamer à aubes, murmurai-je, n’entendez-vous pas les roues ?

Cette fois, le Rathmines siffla et mugit jusqu’au dernier souffle de vapeur et la réponse nous assourdit presque. Il y eut, venant de la mer, selon toute apparence, comme un bruit frénétique d’eau fouettée à cinquante mètres de là, et quelque chose passa comme une flèche dans les blancheurs du brouillard. Cela paraissait rouge et gris.

— Le Pembroke Castle, la quille en l’air, dit Keller, qui, en sa qualité de journaliste, cherchait toujours des explications. Ce sont les couleurs d’un paquebot de leur ligne. Nous y sommes de quelque chose d’énorme.

— La mer est ensorcelée, dit Frithiof, de la barre. Il y a deux steamers !

Une autre sirène résonna en avant, et le petit steamer roula dans l’écume de quelque chose d’invisible qui avait passé.

— Nous sommes évidemment au milieu d’une flotte, dit Keller avec calme. Si l’un ne nous coule pas, ce sera l’affaire de l’autre. Pouah ! Entre toutes les odeurs de la création, qu’est-ce que c’est que ça ?

Je reniflai, car il y avait, dans l’air froid, un relent âcre et empoisonné, une odeur que j’avais déjà respirée auparavant.

— Si j’étais à terre, je dirais que c’est un alligator. Cela sent le musc, répondis-je.

— Dix mille alligators ne feraient pas cette odeur-là, dit Zuyland ; j’en ai senti.

— Ensorcelée ! Ensorcelée ! dit Frithiof. La mer est retournée sens dessus dessous, et nous nous promenons sur le fond.

Le Rathmines roula dans l’écume de quelque navire invisible, et une vague gris argent vint se briser à l’avant, laissant sur le pont une couche de sédiment — de cette fange grise qui repose dans les profondeurs insondables de la mer. Un embrun de cette vague m’éclaboussa le visage, si froid qu’il me brûla comme brûle l’eau bouillante. Les couches profondes, jamais remuées, des eaux mortes de la mer, avaient été projetées à la surface par le volcan sous-marin — eaux froides, immobiles, qui tuent toute vie et sentent la désolation et le vide. Nous n’avions pas besoin du brouillard opaque ni de cette indescriptible odeur de musc pour nous sentir inquiets, malheureux — nous frissonnions sur place de froid et de misère.

— C’est l’air chaud sur l’eau froide qui produit la brume, dit le capitaine ; elle devrait se lever dans un instant.

— Sifflez, oh ! sifflez, et sortons de là, dit Keller.

Le capitaine siffla encore ; et loin, très loin derrière nous, les sirènes à vapeur, invisibles et jumelles, répondirent. Leur effroyable clameur grandit jusqu’à paraître, à la fin, s’arracher du brouillard juste au-dessus de notre gaillard d’arrière, et je baissai la tête instinctivement, tandis que le Rathmines piquait du nez, l’avant disparu sous une double lame en croix.

— Assez, dit Frithiof, assez maintenant.

— Allons-nous-en, au nom de Dieu.

— Oui, si un torpilleur muni d’une sirène genre City of Paris perdait la tête, brisait ses amarres et louait ensuite un camarade pour l’aider, il serait tout juste concevable que les choses se comportent de la sorte. Autrement, c’est…

Les derniers mots expirèrent sur les lèvres de Keller, les yeux commencèrent à lui sortir de la tête et sa mâchoire tomba. Dominant de six ou sept pieds environ les bastingages de bâbord, encadrée de brume et sans plus de soutien que la pleine lune, pendait une Face. Cela n’avait rien d’humain et ce n’était certainement pas un animal, car cela n’appartenait pas à la terre, du moins à la terre connue des hommes. La bouche ouverte montrait une langue ridiculement petite aussi absurde que la langue d’un éléphant ; des rides de peau blanche se tiraient aux angles des lèvres minces, des antennes blanches, pareilles à celles d’un barbeau, sortaient de la mâchoire inférieure, et il n’y avait pas trace de dents à l’intérieur de la bouche. Mais toute l’horreur de la Face se concentrait dans les yeux : ils étaient sans regard, blancs au fond d’orbites blanches, d’un blanc d’os gratté, et aveugles. Malgré tout cela, la Face, ridée comme un masque de lion dans une sculpture assyrienne, était vivante de rage et de terreur. Une longue antenne blanche toucha nos bastingages. Puis la Face disparut avec la rapidité d’un ver replongé dans son trou et ce dont je me souviens ensuite, c’est de ma propre voix dans mes propres oreilles, disant gravement au grand mât :

— Mais la pression aurait dû lui faire sortir la vessie par la bouche, savez-vous.

Keller me rejoignit, le visage blême comme cendre. Il mit sa main dans sa poche, prit un cigare, le mordit, le laissa tomber, fourra son pouce tremblant dans sa bouche, et marmotta :

— La groseille géante, et la pluie de grenouilles ! Donnez-moi du feu ! Donnez-moi du feu ! Dites ! Donnez-moi du feu !

Une petite perle de sang tomba de l’articulation de son pouce.

Je respectai le motif, bien que la manifestation fût absurde.

— Arrêtez, vous allez vous dévorer le pouce, dis-je.

Keller fit un rire saccadé en ramassant son cigare. Seul, Zuyland, penché par-dessus les bastingages, semblait se posséder. Il déclara plus tard qu’il se sentait très malade.

— Nous l’avons vu, dit-il en se retournant. C’est ça.

— Quoi ? demanda Keller en mâchant le cigare qu’il n’avait pas allumé.

Comme il parlait, le brouillard se déchira en loques et nous vîmes la mer grise de boue qui roulait des deux côtés du navire. Nulle vie n’y apparaissait. Puis, en une place, elle bouillonna et devint comme le pot d’onguent dont parle la Bible. Des remous aux larges cercles tourmentés une Chose se leva — une Chose grise et rouge avec un cou — une Chose qui mugissait et se tordait de douleur. Frithiof retint son souffle jusqu’à ce que les lettres rouges du nom du navire brodées en travers de son jersey s’écartassent en désordre comme une ligne mal composée. Alors, il dit avec un petit gloussement de la gorge :

— Pauvre ! C’est aveugle. Hur illa ! Cette chose est aveugle.

Et un murmure de pitié courut parmi nous tous, car nous pouvions voir que la chose sur l’eau était aveugle et souffrait. Je ne sais quoi avait haché et tailladé ses flancs énormes, et le sang en jaillissait. Le limon gris des suprêmes abîmes comblait les rides monstrueuses du dos et en ruisselait en gouttières. La tête blanche, aveugle, donnait de grands coups en arrière, venant battre les blessures ; et le corps, dans son angoisse, se leva au-dessus des vagues rouges et grises, jusqu’à découvrir une paire d’épaules où couraient des frémissements de douleur, zébrées d’algues, encroûtées de coquilles, mais aussi blanches aux places nues que la tête chauve, édentée, sans pelage et sans yeux.

Bientôt après un point parut à l’horizon en même temps que s’élevait un cri perçant. Puis ce fut comme une navette lancée en une fois d’un bout à l’autre de la mer, et une seconde tête avec un second cou cinglèrent à travers les plaines des flots en soulevant de droite et de gauche des murailles d’eau bruissante.

Les deux choses se rencontrèrent — l’une intacte et l’autre en proie aux affres de l’agonie — le mâle et la femelle dîmes-nous, la femelle venant au mâle. Elle tourna autour en mugissant, posa son cou en travers de la courbe du grand dos de tortue, et il disparut un instant, mais pour émerger de nouveau violemment avec des râles de douleur, tandis que le sang coulait. Une fois, la tête et le cou entiers jaillirent hors de l’eau, subitement raidis, et j’entendis Keller murmurer, comme s’il assistait à un accident de rue :

— Donnez-lui de l’air. Pour l’amour de Dieu, donnez-lui de l’air.

Puis la véritable agonie commença : crampes, torsions, soubresauts de l’énorme masse blanche, tant que notre petit steamer en roulait et tanguait, la coque, à chaque lame grisâtre, revêtue d’une couche de limon gris. Le soleil était clair, il n’y avait pas de vent et tous, l’équipage entier, chauffeurs compris, nous regardions avec émerveillement et pitié, mais pitié plus encore. La Chose était si impuissante, et, à sa compagne près, si abandonnée. Aucun œil humain n’aurait dû la contempler : il était monstrueux et profanatoire de l’exhiber là, dans les eaux du commerce international, entre des degrés de latitude marqués sur un Atlas. L’Être avait été vomi, mutilé et mourant, du lieu de son repos sur le sol des mers, de la place où il aurait pu vivre jusqu’au Jugement Dernier, et nous regardions le flux de sa vie s’en aller de lui comme un jusant rageur s’en va parmi des rochers, souffleté par le vent du large. Sa compagne restait à se bercer sur l’eau, quelques encâblures plus loin, mugissant toujours, et l’odeur lourde de musc descendait sur le navire et nous faisait tousser.

Enfin, la lutte suprême s’acheva en un tourbillon de lames versicolores. Nous vîmes le cou se tordre, tomber comme un fléau, la carcasse chavirer sur le flanc, en montrant le reflet d’un ventre blanc et le joint d’une patte ou nageoire gigantesque. Puis, tout sombra, et la mer bouillonna par-dessus, tandis que la femelle nageait en rond, sans cesse, la tête dardée dans toutes les directions. Bien qu’il y eût à craindre qu’elle attaquât le steamer, nulle puissance terrestre n’eût arraché aucun de nous de sa place à cette minute-là. Figés, nous regardions, en retenant notre souffle. La femelle suspendit ses recherches ; nous pouvions entendre le clapotis des vagues contre ses flancs ; elle leva le cou aussi haut qu’elle pouvait atteindre, aveugle et abandonnée dans tout cet abandon de la mer, et poussa un mugissement désespéré qui se répercuta sonore le long des houles comme une coquille d’huître ricoche sur une mare. Puis elle s’éloigna dans la direction de l’Ouest. Le soleil brillait sur la tête blanche et le sillage qui la suivait ; puis on ne vit plus rien sur l’horizon qu’une petite tête d’épingle d’argent. Nous nous remîmes en route ; et le Rathmines, revêtu de la proue à la poupe de sa lie marine, avait l’air d’un navire demeuré gris de terreur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Il faut fondre nos notes, fut la première remarque un peu cohérente de Keller. Nous voilà ici trois journalistes et pas des novices. — Nous tenons absolument un record. En avant, du pied gauche !

J’objectai à cela. Il n’y a rien à gagner en collaboration de presse quand on traite des mêmes faits, aussi nous nous mîmes au travail chacun selon ses lumières. Keller commença par une triple manchette, parla de notre « vaillant capitaine » et conclut en faisant allusion à l’esprit d’entreprise américaine, puisque c’était un citoyen de Dayton, Ohio, qui, le premier, avait vu le serpent de mer. Ce genre de reportage aurait discrédité le récit de la Genèse, à plus forte raison encore une simple aventure de mer, mais, comme specimen de style descriptif chez un peuple à demi civilisé, c’était fort intéressant. Zuyland employa toute une colonne et la moitié d’une autre à donner des longueurs et des largeurs approximatives, outre la liste complète de l’équipage auquel il avait fait jurer de garantir les faits. Il n’y avait rien de fantastique ni de flamboyant dans Zuyland. J’écrivis les trois quarts d’une colonne ordinaire, racontant les choses en gros, et m’abstins d’y introduire rien de journalistique, pour des raisons qui avaient commencé à m’apparaître.

Keller montrait une joie insolente. Il allait câbler de Southampton au World de New-York, expédier son récit par la poste en Amérique le même jour, paralyser Londres avec ses trois colonnes de vedettes à peine cousues l’une à l’autre et ahurir la terre en général.

— Vous verrez ce que je tire d’un gros canard quand j’en tiens un, dit-il.

— Est-ce votre première visite en Angleterre ? demandai-je.

— Oui. Vous ne semblez pas apprécier la beauté de notre canard. C’est pyramidal — la mort du serpent de mer. Mais, bon Dieu, mon garçon, c’est la chose la plus énorme qu’on ait jamais offerte à un journal !

— Il est curieux de penser que cela ne paraîtra jamais dans aucun journal, n’est-ce pas ? dis-je.

Zuyland se tenait près de moi, et il approuva d’un rapide signe de tête.

— Que voulez-vous dire ? répliqua Keller. Si vous êtes assez Britisher[3] pour jeter au vent cette aubaine, pas moi. Je vous croyais journaliste.

— Je le suis. C’est pourquoi je sais. Ne faites pas l’âne, Keller. Souvenez-vous-en, je suis de sept siècles votre aîné, et ce que vos petits-fils apprendront peut-être d’ici cinq cents ans, je l’ai appris de mes grands-pères il y a cinq cents ans à peu près. Vous ne ferez rien, parce que vous ne pourrez pas.

Cette conversation se tenait en pleine mer, où tout semble possible, à quelques centaines de milles de Southampton. Nous passâmes les feux des Aiguilles à l’aurore, et le jour levant montra les villas de stuc sur leurs pelouses, l’implacable bon ordre de l’Angleterre — ligne sur ligne, mur sur mur, dock de pierre solide et môle de béton. Nous attendîmes une heure sous le hangar de la Douane, et il y eut amplement le temps de laisser le charme agir.

— Maintenant, Keller, face à la musique ! Le Havel part aujourd’hui. Il emporte le courrier et je vais vous conduire au télégraphe, dis-je.

J’entendis un soupir oppressé sortir de la bouche de Keller. L’influence de la terre l’enserrait de nouveau et l’affalait comme la plaine de Newmarket affale, dit-on, un poulain non habitué aux hippodromes en terrain découvert.

— Je veux retoucher ma machine. Nous ferions peut-être mieux d’attendre notre arrivée à Londres ? dit-il.

Zuyland, entre temps, avait mis en morceaux son récit et l’avait jeté par-dessus bord le matin même de bonne heure. Ses motifs étaient les miens.

Dans le train, Keller se mit à revoir sa copie, et chaque fois qu’il regardait les petits champs bien tenus, les villas rouges et les remblais de la ligne, le crayon bleu sabrait sans pitié à travers les feuillets. Il semblait avoir dragué le dictionnaire en fait d’adjectifs. Je ne pouvais pas m’en rappeler un qu’il n’eût pas employé. Cependant, c’était un joueur de poker parfaitement équilibré, et il ne montrait jamais plus de cartes qu’il n’en fallait pour prendre la poule.

— Est-ce que vous n’allez pas lui laisser le moindre mugissement ? demandai-je avec sympathie. Rappelez-vous, tout passe aux États-Unis, depuis le bouton de culotte jusqu’au double dollar.

— C’est justement là le chiendent, dit Keller à voix basse. Nous leur avons fait le coup si souvent avec des histoires de nourrice que, lorsqu’il s’agit de vérité pure… Je voudrais essayer la chose dans un journal de Londres. Là, cependant, vous avez la parole le premier.

— Pas le moins du monde. Je n’en dirai pas un mot dans nos feuilles. Je vous les laisse. Trop heureux. Mais, au moins, vous allez câbler chez vous ?

— Non. Pas si je peux faire le coup ici et épater les Anglais.

— Vous n’y arriveriez pas avec ce gâchis de trois colonnes d’en-têtes, croyez-moi. Ils ne s’épatent pas aussi vite que certaines gens.

— Je commence à le croire aussi. Est-ce qu’on s’étonne jamais de rien du tout dans ce pays-ci ! dit-il en regardant par la portière. Quel âge a cette ferme ?

— Neuve. Elle ne peut pas avoir plus de deux cents ans.

— Hum. Les champs aussi ?

— On doit tailler cette haie là-bas depuis quatre-vingts ans à peu près.

— La main-d’œuvre bon marché… hein ?

— Assez. Eh bien, je suppose que vous aimeriez essayer du Times, n’est-ce pas ?

— Non, dit Keller, en regardant la cathédrale de Winchester. Je pourrais aussi bien essayer d’électriser une meule de foin. Et penser que le World prendrait trois colonnes et en demanderait encore — et avec illustrations par-dessus le marché ! C’est dégoûtant.

— Mais le Times pourrait… commençai-je.

Keller lança son journal à travers le compartiment, et la feuille s’ouvrit, découvrant l’austère majesté de sa typographie massive, s’ouvrit avec le craquement d’une encyclopédie.

— Pourrait ? On pourrait aussi passer à travers la cuirasse d’un croiseur. Regardez cette première page !

— Ça vous produit cet effet, vraiment ? dis-je. Alors, je vous recommande d’essayer d’un journal léger et frivole.

— Avec une histoire comme la mienne — comme la nôtre ? C’est de l’histoire sainte !

Je lui montrai une feuille dont j’augurais qu’il la trouverait selon son cœur, car elle était rédigée à la mode américaine.

— Oui, ça rappelle assez chez nous, dit-il, mais ce n’est pas la chose. Non, je voudrais une de ces vieilles grosses colonnes du Times. Probable que je trouverai un évêque dans les bureaux, quant à cela.

En arrivant à Londres, Keller disparut dans la direction du Strand. Le détail de ses aventures, je l’ignore, mais il paraît qu’il fit invasion dans les bureaux d’un journal du soir, à 11 heures 45 du matin (je l’avais averti que les directeurs anglais travaillaient peu à cette heure-là), et cita mon nom comme celui d’un témoin prêt à attester la vérité de son histoire.

— On m’a mis dehors comme un boulet de canon, dit-il furieusement à déjeuner. À peine ai-je prononcé votre nom, que le vieux monsieur me charge de vous dire qu’ils en ont assez de vos mauvaises farces, que vous saviez les heures convenables pour venir si vous aviez quelque chose à leur vendre, et qu’ils vous verraient la corde au cou avant de vous aider à lancer une de vos infernales balançoires. Dites donc, quel record tenez-vous pour la vérité dans ce pays, hein ?

— Délicieux ! vous êtes parti du mauvais pied, voilà tout.

— Pourquoi ne pas laisser les journaux anglais tranquilles et ne pas câbler à New-York ? Tout passe là-bas.

— Ne voyez-vous pas que c’est justement à cause de cela ? répéta-t-il.

— Je m’en suis aperçu depuis longtemps. Vous ne voulez pas câbler, alors ?

— Si, je câblerai, répondit-il, sur le ton d’emphase exagéré des gens qui ne savent pas ce qu’ils veulent.

Cet après-midi-là, je le promenai d’un bout à l’autre de la ville, à travers les rues qui courent entre leurs trottoirs comme des canaux de lave tourmentée et sonore, sur les ponts bâtis en pierre éternelle, à travers des passages sous terre, — pavage et revêtement bétonnés sur un mètre d’épaisseur — entre des maisons qu’on ne reconstruit jamais, et le long de quais dont les marches semblent à l’œil comme taillées dans le roc vif.

Un brouillard sombre nous bloqua dans l’Abbaye de Westminster, et là, debout dans l’obscurité, j’entendais les ailes des siècles morts planer autour de la tête de Litchfield Keller, journaliste, de Dayton, Ohio, U. S. A., qui avait pour mission d’épater les Britishers.

Il trébuchait, l’air lui manquant dans l’épaisse ténèbre, et la rumeur lointaine du trafic grondait dans ses oreilles effarées.

— Allons au télégraphe ! m’écriai-je. N’entendez-vous pas le World de New-York qui demande à cor et à cri des nouvelles du grand serpent de mer, aveugle, blanc, et sentant le musc, frappé à mort par un volcan sous-marin, assisté dans son agonie par une tendre épouse et décrit en personne naturelle par un citoyen américain, l’ingénieux, talentueux, et joyeux nouvelliste de Dayton, Ohio ? Hourrah pour Bas-de-Cuir ! Qu’on se débrouille ! À deux battants ! Szz ! Boum ! Aah ?

Keller sortait de Princeton[4], et avait besoin d’encouragements.

— Vous me tenez sur votre propre terrain, dit-il, en fourrageant avec violence dans la poche de son pardessus. Il en tira sa copie, avec les formules télégraphiques — car il avait écrit sa dépêche — et me remit le tout en grondant :

— Je vous passe la main. Ah ! Si je n’étais pas venu dans votre pays de malheur… Si je l’avais envoyée de Southampton… Si jamais je vous repince à l’ouest des Alleghanies, si…

— Ça ne fait rien, Keller. Ce n’est pas votre faute. C’est la faute du pays. Si vous aviez eu sept cents ans de plus, vous auriez fait ce que je vais faire.

— Qu’allez-vous faire ?

— Raconter le tout comme un mensonge.

— De la fiction ?

Il mit dans ce mot la plénitude de son dégoût de journaliste pour cette branche bâtarde de sa profession.

— Dites comme vous voudrez ; moi, j’appellerai cela un mensonge.

Et j’en ai fait un mensonge, en somme ; car la Vérité est une dame toute nue, et si par accident elle se trouve arrachée du fond de la mer, il sied à un gentleman ou bien de lui donner un petit jupon imprimé ou de se tourner le nez au mur et de jurer qu’on n’a rien vu.


  1. Nom familier des Espagnols et des Portugais en Angleterre, depuis les jours de l’Armada.
  2. Degrés Fahrenheit.
  3. Américanisme pour Anglais.
  4. Université américaine.