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Un hivernage dans les glaces/09

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Un hivernage dans les glaces
J. Hetzel et Compagnie (p. 155-158).

IX

la maison de neige


Le 23 octobre, à onze heures du matin, par une belle lune, la caravane se mit en marche. Les précautions étaient prises, cette fois, de façon que le voyage pût se prolonger longtemps, s’il le fallait. Jean Cornbutte suivit la côte, en remontant vers le nord. Les pas des marcheurs ne laissaient aucune trace sur cette glace résistante. Aussi Jean Cornbutte fut-il obligé de se guider au moyen de points de repère qu’il choisit au loin ; tantôt il marchait sur une colline toute hérissée de pics, tantôt sur un énorme glaçon que la pression avait soulevé au-dessus de la plaine.

À la première halte, après une quinzaine de milles, Penellan fit les préparatifs d’un campement. La tente fut adossée à un bloc de glaces. Marie n’avait pas trop souffert de ce froid rigoureux, car, par bonheur, la brise s’étant calmée, il était beaucoup plus supportable ; mais, plusieurs fois, la jeune fille avait dû descendre de son traîneau pour empêcher que l’engourdissement n’arrêtât chez elle la circulation du sang. D’ailleurs, sa petite hutte, tapissée de peau par les soins de Penellan, offrait tout le confortable possible.

Quand la nuit, ou plutôt quand le moment du repos arriva, cette petite hutte fut transportée sous la tente, où elle servit de chambre à coucher à la jeune fille. Le repas du soir se composa de viande fraîche, de pemmican et de thé chaud. Jean Cornbutte, pour prévenir les funestes effets du scorbut, fit distribuer à tout son monde quelques gouttes de jus de citron. Puis, tous s’endormirent à la garde de Dieu.

Après huit heures de sommeil, chacun reprit son poste de marche. Un déjeuner substantiel fut fourni aux hommes et aux chiens, puis on partit. La glace, excessivement unie, permettait à ces animaux d’enlever le traîneau avec une grande facilité. Les hommes, quelquefois, avaient de la peine à le suivre.

Mais un mal dont plusieurs marins eurent bientôt à souffrir, ce fut l’éblouissement. Des ophtalmies se déclarèrent chez Aupic et Misonne. La lumière de la lune, frappant sur ces immenses plaines blanches, brûlait la vue et causait aux yeux une cuisson insupportable.

Il se produisait aussi un effet de réfraction excessivement curieux. En marchant, au moment où l’on croyait mettre le pied sur un monticule, on tombait plus bas, ce qui occasionnait souvent des chutes, heureusement sans gravité, et que Penellan tournait en plaisanteries. Néanmoins, il recommanda de ne jamais faire un pas sans sonder le sol avec le bâton ferré dont chacun était muni.

Vers le 1er novembre, dix jours après le départ, la caravane se trouvait à une cinquantaine de lieues dans le nord. La fatigue devenait extrême pour tout le monde. Jean Cornbutte éprouvait des éblouissements terribles, et sa vue s’altérait sensiblement. Aupic et Fidèle Misonne ne marchaient plus qu’en tâtonnant, car leurs yeux, bordés de rouge, semblaient brûlés par la réflexion blanche. Marie avait été préservée de ces accidents par suite de son séjour dans la hutte, qu’elle habitait le plus possible. Penellan, soutenu par un indomptable courage, résistait à toutes ces fatigues. Celui qui, au surplus, se portait le mieux et sur lequel ces douleurs, ce froid, cet éblouissement ne semblaient avoir aucune prise, c’était André Vasling. Son corps de fer était fait à toutes ces fatigues ; il voyait alors avec plaisir le découragement gagner les plus robustes, et il prévoyait déjà le moment prochain où il faudrait revenir en arrière.

Or, le 1er novembre, par suite des fatigues, il devint indispensable de s’arrêter pendant un jour ou deux.

Dès que le lieu du campement fut choisi, on procéda à son installation. On résolut de construire une maison de neige, que l’on appuierait contre une des roches du promontoire. Fidèle Misonne en traça immédiatement les fondements, qui mesuraient quinze pieds de long sur cinq de large. Penellan, Aupic, Misonne, à l’aide de leurs couteaux, découpèrent de vastes blocs de glace qu’ils apportèrent au lieu désigné, et ils les dressèrent, comme des maçons eussent fait de murailles en pierre. Bientôt la paroi du fond fut élevée à cinq pieds de hauteur avec une épaisseur à peu près égale, car les matériaux ne manquaient pas, et il importait que l’ouvrage fût assez solide pour durer quelques jours. Les quatre murailles furent terminées en huit heures à peu près ; une porte avait été ménagée du côté du sud, et la toile de la tente, qui fut posée sur ces quatre murailles, retomba du côté de la porte, qu’elle masqua. Il ne s’agissait plus que de recouvrir le tout de larges blocs, destinés à former le toit de cette construction éphémère.

Après trois heures d’un travail pénible, la maison fut achevée, et chacun s’y retira, en proie à la fatigue et au découragement. Jean Cornbutte souffrait au point de ne pouvoir faire un seul pas, et André Vasling exploita si bien sa douleur qu’il lui arracha la promesse de ne pas porter ses recherches plus avant dans ces affreuses solitudes.

Penellan ne savait plus à quel saint se vouer. Il trouvait indigne et lâche d’abandonner ses compagnons sur des présomptions sans portée. Aussi cherchait-il à les détruire, mais ce fut en vain.

Cependant, quoique le retour eût été décidé, le repos était devenu si nécessaire que, pendant trois jours, on ne fit aucun préparatif de départ.

Le 4 novembre, Jean Cornbutte commença à faire enterrer sur un point de la côte les provisions qui ne lui étaient pas nécessaires. Une marque indiqua le dépôt, pour le cas improbable où de nouvelles explorations l’entraîneraient de ce côté. Tous les quatre jours de marche, il avait laissé de semblables dépôts le long de sa route, — ce qui lui assurait des vivres pour le retour, sans qu’il eût la peine de les transporter sur son traîneau.

Le départ fut fixé à dix heures du matin, le 5 novembre. La tristesse la plus profonde s’était emparée de la petite troupe. Marie avait peine à retenir ses larmes, en voyant son oncle tout découragé. Tant de souffrances inutiles ! tant de travaux perdus ! Penellan, lui, devenait d’une humeur massacrante ; il donnait tout le monde au diable et ne cessait, à chaque occasion, de se fâcher contre la faiblesse et la lâcheté de ses compagnons, plus timides et plus fatigués, disait-il, que Marie, laquelle aurait été au bout du monde sans se plaindre.

André Vasling ne pouvait pas dissimuler le plaisir que lui causait cette détermination. Il se montra plus empressé que jamais près de la jeune fille, à laquelle il fit même espérer que de nouvelles recherches seraient entreprises après l’hiver, sachant bien qu’elles seraient alors trop tardives !