Un mâle (Lemonnier)/01

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Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 1-10).
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Un Mâle


I



Une fraîcheur monta de la terre et tout à coup le silence de la nuit fut rompu. Un accord lent, sourd, sortit de l’horizon, courut sur le bois, traîna de proche en proche, avec une douceur d’assoupissement, puis mourut dans un froissement de jeunes feuilles : l’énorme silence recommença. Il y eut alors dans l’air comme une volonté de s’anéantir dans les profondeurs du sommeil. Les hêtres reprirent leur immobilité engourdie. Un calme noya les feuillages, les herbes, la vie qui s’attardait dans l’ombre pâle. Pour un instant seulement. De nouveau, les rumeurs s’élevèrent, plus hautes cette fois. La rigidité des formes dormantes fut secouée d’un frisson qui s’étendit, se posa sur les choses comme un attouchement de mains éparses, et la terre trembla.

Le matin descendait.

Des pointes d’arbres émergèrent dans un commencement de clarté ; une blancheur envahissait le bas du ciel, et cette blancheur grandit, fut comme une échappée sur le jour qui attendait de l’autre côté de la nuit.

Une musique lointaine et solennelle ronflait à présent dans l’épaisseur des taillis. La clarté prenait des élargissements d’eau qui s’épand, lorsque les vannes sont levées. Elle coulait entre les branches, filtrait dans les feuillées, dévalait les pentes herbues, faisait déborder de partout l’obscurité. Une transparence illuminait les fourrés ; les feuilles criblaient le jour de taches glauques ; les troncs demi-gris ressemblaient à des prêtres couverts de leurs étoles dans l’encens des processions. Et petit à petit le ciel se lama de tons d’argent neuf.

Alors il y eut un chuchotement vague, indéfini dans la rondeur des feuillages. Des appels furent sifflés à mi-voix par les pinsons. Les becs s’aiguisaient, grinçaient. Une secouée de plumes se mêla à la palpitation des arbres ; des ailes s’ouvraient avec des claquements lents ; et tout d’une fois, ce fut un large courant de bruits qui domina le murmure du vent. Les piaillements des moineaux se répondaient à travers les branches ; les fauvettes trillèrent ; les mésanges eurent des gazouillis ; des ramiers roucoulèrent ; les arbres s’emplirent d’un égosillement de roulades. Les merles s’éveillèrent à leur tour, les pies crièrent et le sommet des chênes fut raboté par le rauquement des corneilles.

Toute cette folie salua le soleil levant. Une raie d’or pâle fendit l’azur, semblable à l’éclair d’une lance. L’aurore pointa sous bois, rejaillissant en éclats d’étincelles comme un fer passé sur la meule. Puis une illumination constella les hautes branches, ruissela en égouttements sur les troncs, alluma les eaux au fond des clairières, tandis que des buées violettes s’allongeaient dans le beau ciel. Au loin, une lisière de futaie semblait fumer dans un brouillard rose. Et la plaine était toute pommelée d’arbres en fleur qui, chaque instant, s’éclairaient un peu plus.

Une tiédeur détendit alors les choses. Les feuillées se déroulèrent ; des fleurs s’ouvrirent avec un bruit soyeux d’éventails ; une poussée vers la lumière fit bouger les branches d’un mouvement incessant. Ce fut une ivresse. Les arbres semblaient étreindre le matin dans leurs ramures étendues comme des bras.

Subitement, le soleil creva le ciel. Une bousculade sembla refouler l’ombre dans le bois. La clarté, comme un ennemi qui prend possession, se débanda, s’épandit par gerbes, par torrents, bouchant tous les trous, mettant la déroute dans les taillis, éclaboussant tout de ses ondées magnifiques. Le ras du sol scintilla dans un ensoleillement de rosée, et la lumière, se haussant par-dessus le bois, gagna les vergers, les fermes, couvrit d’une blondeur vermeille une large étendue de pays.

Maintenant, la rumeur s’augmentait de tous les bruits des nids. Un frémissement ailé battait le bois. Des jacassements attachaient d’un arbre à l’autre des traînées sonores. Les merles sifflotaient ; les pies, les bouvreuils, les linottes, les mésanges, les pinsons, les fauvettes, les rouges-gorges stridaient, susurraient, strettaient, faisaient un surprenant cailletis coupé du coassement saccadé des corbeaux, et cela montait dans l’air avec des ralentissements, des reprises, des silences tout à coup suivis d’un tutti d’instruments jouant à l’unisson.

Le coucou fila dans cette symphonie sa note grave d’horloge sonnant la première heure du jour, et aussitôt, de dessous les feuilles, un long bourdonnement s’éleva ; les mouches grises au ventre bleu, aplaties contre les gommes des arbres, les bourdons soûls des orgies de la veille, les gloutonnes abeilles ronflèrent, les ailes détendues ; et toute cette grosse sensualité de vie finit par planer sur le paysage, dans la splendeur du matin.

Lentement les nuées violettes se fondirent dans la nacre perlée du ciel ; puis le soleil monta, faisant bouillir les sèves et craquer les capsules des bourgeons.

Un homme était couché au milieu de cette allégresse de mai, jeune, grand, robuste, les deux mains repliées sous la tête, touchant du dos la terre gardée sèche par son corps. Un sarrau enveloppait son torse sur lequel béait une chemise écrue : il avait les pieds déchaux, ayant mis près de lui ses larges bottines, garnies de clous luisants. Et un apaisement profond l’enveloppait.

Il dormait du grand sommeil de la terre dormant sa nuit. L’énorme torpeur nocturne des bêtes et des arbres s’attardait sur cette silhouette confondue à la nature. Il dormait sans rêves, heureux, tranquille, bercé par les souffles de l’air, ainsi que les forts.

Tout à coup, le soleil, jaillissant du fourré, coula jusqu’à sa masse immobile. Une clarté dora les hâles de sa peau, fit reluire sa barbe noire, lustra ses tétins bruns. Il eut un mouvement, se mit sur le côté, parut se rendormir. Mais le soleil, passant entre ses cils, lutinait sa rétine. Il se dressa sur son séant, et ses yeux gris, pleins de ruse, s’ouvrirent.

Tandis qu’il regardait autour de lui, la terre en feu communiquait à ses membres une effervescence. Il huma l’air, les narines dilatées ; puis, d’un geste brusque étirant les bras, il se pâma dans un bâillement qui ne finissait pas.

Devant lui s’étendait un verger aux pommiers penchés et bossus. Le verger descendait en pente insensible jusqu’aux bâtiments d’une ferme qu’on voyait se masser en carré, la cour au milieu, sous des toits d’ardoises jaunies par les mousses. Des coqs chantaient sur les fumiers, secouant leur crête écarlate, parmi les poules, les pintades et les dindons, et un bruit de sabots battait le pavé le long des étables.

L’homme regarda les fumiers, les poules, les murs de la ferme, de sa prunelle noyée dans un engourdissement. La porte charretière était large ouverte, ayant déjà livré passage aux vaches qui remplissaient le verger. Une chaleur montait des purins, confondue à la vapeur qui flottait sur le seuil des étables. Et celles-ci laissaient passer le mugissement des mères demeurées à la litière et qui sentaient l’herbe proche des champs. De la fumée tirebouchonnait au haut du toit.

Il se hissa, eut une curiosité machinale de tout voir. Le ciel bleu découpait la rondeur fleurie des pommiers. Une gaîté de bouquet s’épanouissait dans leurs blancheurs rosées, posées là par grosses touffes retombantes. Dessous, les herbes hautes se lustraient de l’emperlement des rosées, et une gaze grise, très fine, noyait les toits, les fumiers, le fond des écuries.

Le claquement d’un volet qu’on ouvrait fit tourner les yeux de l’homme vers un point de la maison. Le volet glissa, vert éclatant de peinture neuve, et sur la pénombre foncée de la chambre une tête de femme mit sa chair amollie par le repos de la nuit.

Alors l’homme s’avança sur le ventre jusque sous les pommiers. Il vit la fille, de la tête au buste, et la trouvant belle, eut un large éclair dans l’œil. Elle accrochait à présent les ferrures, ses bras nus au soleil, penchée en avant, et cette besogne terminée, demeura immobile, comme endormie encore, baignée dans la magnificence du jour.

Lui se poussa plus près, attiré par l’odeur de sommeil qui flottait autour de l’inconnue. Une rougeur de sang empourprait ses joues saines, brunies par les soleils. Son cou souple et rond posait sur des épaules larges, mal cachées par le corsage dénoué. Elle avait l’éclat rude, un peu sauvage, des charbonnières du Flénu, avec des yeux au regard mordant, et ses cheveux, massés en chignon au haut de la nuque, épanchaient sur ses épaules un flot noir allumé de rouges reflets.

L’homme fit claquer sa langue en signe d’appel. Elle haussa les sourcils, plongea les yeux dans la lumière verte du verger, le vit debout sur ses poings, le torse tendu, le reste du corps traînant à plat dans l’herbe.

Quelque chose d’extraordinaire se passa alors. Il la regardait, ses larges dents étalées. Un sourire béait sur sa joue, câlin, humide, et ses yeux semblaient perdus dans un nuage. Une bête s’éveillait en lui, féroce et douce.

Elle se sentit convoitée et ne s’en fâcha pas : son regard brun l’enveloppa, hardi et caressant ; et, de même qu’il lui souriait, elle laissa tomber sur lui, de ses lèvres pourprées, un sourire tranquille, où il y avait de la reconnaissance. Ce fut comme l’ouverture du jour dans l’espace. Il glissa, ce sourire, jusqu’à l’homme, mêlé à l’illumination rosée des arbres, à l’étincellement des herbes, à l’ardeur du jour, comme une clarté et un parfum ; et cela dura une seconde, une éternité ; puis tout à coup la fenêtre se ferma, la fille disparut ; cette chair blanche cessa d’emplir le paysage.

L’homme retomba vaincu, alors, et les pommiers jetèrent sur lui une pluie lente d’étamines qui finit par le couvrir, l’énervant d’une odeur âcre.

Le bourdonnement accru des abeilles et des mouches emplissait l’air d’une musique assoupissante. Les arbres oscillaient sous l’ébattement ininterrompu de moineaux piaillant parmi leurs touffes pâles. Au loin, le vent mettait des ronflements d’orgue dans le bois, et cette rumeur profonde, continue, était scandée par le beuglement grave des bœufs. Par moment, une jument hennissait ; le hennissement était repris par les ronsins et un peu après finissait par le claironnement grêle d’un poulain lâché à travers la cour. La vie se faisait haute partout.

L’homme eut l’air de se réveiller d’un songe. Il étira ses bras, secoua la tête, et, lentement, se mit debout, cherchant à la revoir. Une femme, en jupe courte, sortit de l’étable, portant des seaux de lait à chaque main : un sang rouge fouettait son cou sous ses cheveux couleur de chanvre, et ses genoux montraient à nu leurs pommes bosselées.

Ce n’était pas elle. Il la regarda passer, indifférent : l’autre seule le préoccupait. Puis un homme de haute taille, le père peut-être, sortit de la ferme, se rapprocha du verger ; et il rentra dans le bois, appréhendant d’être découvert.

Une clarté laiteuse descendait des feuilles et l’enveloppait. Les mains dans les poches, il allait, sifflant entre ses dents. De temps en temps il s’arrêtait, regardait le vide fixement, coupait une branche ou lançait des coups de pied aux herbes, absorbé. Des merles jabotaient. Un pic donnait des coups secs dans le tronc d’un arbre. Une pluie de notes cristallines s’égouttait des ramures.

Il ne voyait rien, n’entendait rien, empli d’une sensation confuse de plaisir non satisfait, et constamment une ferme blanche tremblait devant ses yeux. Il n’était pas bien sûr de marcher droit ; c’était comme une griserie, et il éprouvait parfois le besoin de fendre l’air d’un geste violent.

Il marcha longtemps, heurtant les arbres, nageant à plein corps dans les taillis, frappé par les branches, puis d’un coup s’abattit dans l’herbe, sa tête dans ses poings.

Il eut une rancune.

Pourquoi n’était-elle pas venue dans le verger ? Il l’aurait prise par les poignets, lui aurait dit son fait. Non, il l’aurait embrassée seulement. Les filles, ça se prend par la douceur, comme les oiseaux à la glu : sûrement, il l’aurait embrassée. Et sur ses grosses lèvres rouges encore bien ! Grande bête, va ! Elle s’était ensauvée !

Il battait la terre de son poing, à coups répétés. Voilà pour elle et toutes celles de son espèce. Il y en avait bien d’autres ; les filles qu’on ramasse dans les kermesses sont moins farouches. Et souvent aussi jolies.

Puis la concupiscence le reprit. Il revoyait le coin de son épaule. Il pensait au velours de son regard brun. Il était captivé par l’énervement qui se dégageait de sa personne noire et il s’enfonçait dans un rêve aigu. Il prit de l’herbe, la mâcha, calmant avec cette fraîcheur le feu de ses veines. Et, tandis qu’il brûlait, en proie à ces frénésies, le midi lourd assoupissait l’air, semblait endormir le bois dans un charme d’anéantissement.

Alors, de même qu’il avait dormi la nuit, dans la pâleur des ombres, l’homme dormit un large somme au soleil. Les taillis recourbaient leurs voussures glauques sur son front ; une neige d’aubépine pleuvait dans ses cheveux. Il redevint l’époux de la terre : celui pour qui elle dentelle ses feuillages dans des perspectives d’or pâle ; celui pour qui elle distille la verte odeur du serpolet, de la menthe, du thym et de la lavande ; celui pour qui elle fait chanter les oiseaux, bourdonner les insectes, couler avec un froissement de soie les sources sous les mousses.

Quand il ouvrit les yeux, le soleil descendait à l’horizon.

Des rumeurs inintelligibles pour tout autre montèrent à lui du cœur des bois : il ressentit comme la commotion d’une galopée de bêtes à travers le crépuscule : le braconnier s’éveillait après l’homme. Mystérieusement, il s’enfonça dans les sentes vertes, un peu plus couvert d’ombre à chaque pas.


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